Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/18

XVIII.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 283-288).
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XVIII.


XVIII

Invitation chez un compatriote lorrain. — Histoire d’un émigrant. — Grandeur et décadence des fondateurs de Saint-Paul. — Une colonie d’annexés. — Le massacre des innocents. — Walhalla. — Les Mennonites. — Pembina.


Les premières gelées avaient sévi dès la seconde quinzaine de septembre ; elles avaient été suivies par une période exceptionnelle de mauvais temps, neige alternée de pluie, qui rendait presque impossible toute nouvelle excursion de longue haleine. C’était avoir du guignon, l’automne manitobain étant généralement, ainsi que j’ai eu l’occasion de le dire, une saison magnifique. De vieux habitants déclaraient n’en avoir pas vu un semblable depuis près de trente ans. Toujours est-il que la saison s’avançait et qu’il fallait promptement songer au départ si je ne voulais pas être surpris tout à coup par les grands froids.

Un matin, tandis que je m’occupais des préparatifs de départ, on m’annonce une visite. Un grand et vigoureux vieillard entre dans ma chambre et me dit sans autre préambule :

« Je m’appelle M***, de Saint-Avold, venu en Amérique en 1847, jadis brasseur, aujourd’hui propriétaire à Manitoba et dans le territoire du Dacotah ; j’ai appris que vous êtes Messin et je me mets à votre disposition pour visiter le district de la rivière Pembina où j’ai mes propriétés. Je pars dans trois jours. Cela vous va-t-il ? »

La réponse ne pouvait être douteuse.

Le 18 octobre, après trois soirées consacrées aux banquets et punchs d’adieu, je faisais dans la voiture de mon nouvel ami la première étape de mon voyage de retour. Le temps était beau le jour du départ, et le buggy roulait sans cahots sur la piste unie qui, dans les Prairies, pourvu qu’il ne pleuve point, tient lieu de macadam. Partis à midi de Winnipeg, en remontant la Rivière Rouge par la rive gauche, nous allons coucher le soir à 43 kilomètres de la ville, dans une petite auberge de la paroisse Sainte-Agathe. L’auberge est tenue par une famille irlandaise récemment établie dans cette localité peuplée de métis. Deux fort jolies filles, grandes et fortes comme des grenadiers, nous servirent un souper à peu près passable. Dans un coin de la salle commune, un jeune homme, leur frère ou cousin, exerçait ses talents musicaux sur une sorte d’accordéon, tandis qu’une bambine d’une douzaine d’années, vive, fraîche, rose et d’une carrure qui promettait de rattraper bientôt celle de ses grandes sœurs, courait en jupons courts et pieds nus au dedans et au dehors du logis, sans souci du froid, devenu très-vif après le coucher du soleil. Gens et logis avaient un air de propreté rassurante ; mais les démangeaisons de la nuit nous apprirent, hélas ! que tout ce qui brille n’est pas or.

En quittant cette auberge trop habitée, nous tournons le dos aux berges légèrement boisées de la Rivière Rouge, pour courir à travers la Prairie, dans la direction du sud-ouest. Chemin faisant, mon compagnon me racontait ses aventures. À peu près ruiné lors de la crise de 1848, il était venu en Amérique avec plus d’énergie que de ressources pécuniaires. Après avoir habité successivement New-York, Chicago, Saint-Louis, il avait établi la première brasserie dans la ville, alors naissante, de Saint-Paul de Minnesota. En ces temps-là, Saint-Paul traversait la période « héroïque », et surtout chaotique, qui caractérise les débuts des cités du Far West. Le débitant était obligé d’avoir deux revolvers sur son comptoir, seul mode de contrainte morale dont l’efficacité fût appréciée par les payeurs récalcitrants. Mais, si l’on risquait un peu sa peau, on faisait rapidement fortune. Les premiers occupants de l’emplacement de Saint-Paul, quelques pauvres diables de chasseurs canadiens, la plupart sang-mêlé, avaient en quelques mois, sans savoir ni a ni b, réalisé, par la vente de leurs lots urbains, des sommes fabuleuses. L’un d’eux, Vital Guérin, possédait déjà deux cent mille dollars (un million de francs) en banque, alors que sa femme et ses enfants, n’ayant encore pu se résigner à adopter les chaussures civilisées, couraient par les rues en mocassins ou pieds nus. Malheureusement, ce qui vint au sol de la flûte repartit au son du tambour. Les tripots st chargeaient de rétablir l’équilibre. Le même Vital, devenu plus que millionnaire, — et millionnaire en dollars, — jouait parfois jusqu’à soixante mille piastres sur un coup de cartes. Il a fini par être enterré aux frais de la colonie canadienne de Saint-Paul, par le clergé catholique auquel, au temps de sa splendeur, il avait fait le cadeau princier de l’ « îlot » ou « blot » sur lequel s’élève aujourd’hui l’église cathédrale.

M*** était Lorrain, c’est-à-dire d’un tempérament rassis. Il gagna, épargna, fit fortune. Devenu propriétaire de quelques milliers d’hectares dans la montagne de Pembina, à cheval sur la Puissance et les États-Unis, il fait maintenant de l’agriculture, et, depuis l’annexion de l’Alsace-Lorraine, appelle successivement près de lui ceux de ses petits-fils et petits-neveux qui ne se sentent qu’une inclination médiocre à servir sous les drapeaux du Vaterland. Son gendre, un Bavarois, en fait d’ailleurs autant pour les siens. La montagne de Pembina devient ainsi peu à peu ce que Henri Heine se fût empressé d’appeler une colonie de « Prussiens libérés ».

Sur de vastes espaces la Prairie que nous traversions avait été ravagée par les feux d’automne. L’herbe brûlée laissait à découvert le sol uni formé par un terreau noir et parsemé çà et là d’ossements blanchis de bisons. Il y a une vingtaine d’années les métis faisaient encore dans ces parages de folles hécatombes de ces magnifiques ruminants. Cent, deux cents cavaliers, tournoyant autour d’un troupeau en marche, détruisaient en un jour des milliers d’animaux, dont, vu la pénurie des moyens de transport, on ne pouvait songer à utiliser ni la viande ni même la « robe » ou fourrure. On tuait pour le seul plaisir de se procurer des langues de bisons, le morceau de choix de la cuisine des Prairies. Aujourd’hui ce n’est plus qu’à deux cents lieues à l’ouest de la Rivière Rouge que le bison, implacablement refoulé vers les Rocheuses, se montre en troupeaux encore innombrables, bien que diminuant très-vite et menacé de bientôt disparaître.

Le 19, dans la nuit, nous arrivions chez mon hôte, la ferme de Walhalla — un nom à réminiscence germanique importé par le gendre de M***.

Les collines de Pembina ont dû former jadis une chaîne d’îlots boisés émergeant des eaux du lac d’eau douce qui remplissait alors tout le bassin de la Rivière Rouge. Aujourd’hui encore, on peut dire qu’elles forment sur une longueur de près de cent lieues vers l’ouest, au milieu de la mer d’herbes des Prairies, de véritables îles de végétation arborescente. Entre autres productions, pommes de terre du poids d’une livre, et betteraves idem, mon hôte me montre sur ses terres quantité de vignes sauvages qu’il compte améliorer par la culture. Il a déjà fait du vin, nullement méprisable à son dire ; mais il est évident que dans un pays où le thermomètre descend régulièrement tous les ans au-dessous de trente-neuf degrés de froid, on ne saurait guère compter sur l’acclimatation des plants d’Europe. Depuis mon départ, plusieurs « townships » ou cantons ont été arpentés dans la montagne de Pembina, et des colons s’y sont établis, notamment des Mennonites.

C’est une secte bien curieuse que ces Mennonites, sorte de « quakers » allemands, dont l’application successive du service militaire obligatoire dans les États de l’Europe moderne est en train de faire un peuple de Juifs errants. Pour échapper aux lois militaires déjà fort raides de la monarchie prussienne, ils avaient dès la fin du dix-septième siècle demandé asile à la grande Catherine, et fondé dans le sud de la Russie des colonies agricoles extrêmement florissantes. La tsarine leur avait garanti, en conformité de leur dogme fondamental, le privilège de l’exemption de tout service armé ; mais après Sadowa et Sedan, la Russie, elle aussi, est entrée dans l’engrenage des armements à outrance, et les privilèges mennonites ont dû être abolis. Plutôt que de céder sur le point capital de leur croyance, ces fervents adeptes de la paix perpétuelle abandonnent leurs établissements vieux d’un siècle. Le parlement d’Ottawa, désireux d’attirer à Manitoba une partie de ces nouveaux émigrants, s’est empressé de leur garantir par une loi en bonne forme l’exemption à perpétuité de tout service dans les milices. On en a fait autant au Kansas, au Brésil et dans l’Argentine. Quatre à cinq mille Mennomites se sont établis à Manitoba, où leurs établissements ont pour centre la petite ville d’Emmerson.

Emmerson, colonie mennonite. — Dessin de H. Clerget, d’après une gravure américaine.

Après un repos de deux jours, M*** me fit reconduire en voiture de Saint-Joseph de Walhalla au poste de Pembina, distance d’environ cinquante kilomètres. Le temps était froid et couvert, bientôt la neige se mit à tomber à gros flocons. Un petit ravin au fond duquel coule la rivière Pembina, près de son confluent avec la Rivière Rouge, sépare le village d’un petit fortin en bois habité par quelques douaniers et soldats américains. Je passe la soirée en compagnie d’un Canadien-Français nommé Giroux, marié avec une excellente petite femme métisse et père d’une nombreuse famille de fort jolis bébés. Giroux avait l’entreprise de travaux qu’on exécutait en ce moment du côté canadien, non loin d’un fort construit par la Compagnie de la baie d’Hudson après l’attribution de Pembina aux Américains. Là, peu à peu, se groupent les premières habitations d’une future ville manitobaine qui a reçu le nom de Dufferin, en l’honneur du gouverneur général du Canada, homme affable, distingué, spirituel, très-populaire, ainsi que sa femme, dans toute la Puissance. C’est près de cette cité future que s’établissent le plus grand nombre des Canadiens-Français arrivant par centaines (1 200 à 1 500 l’année dernière) des États-Unis ou du Canada.

Fort de Pembina. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

Pendant la nuit la neige n’a cessé de tomber et le froid est devenu assez vif pour que l’haleine se fige en petits glaçons sur les poils de la moustache. Aussi quel n’est pas mon étonnement en arrivant à la berge de la Rivière Rouge, de voir une douzaine de métis français plongés jusqu’à la ceinture dans l’eau glacée dont la surface, parsemée çà et là de plaques de neige flottante, avait déjà pris cette consistance huileuse qui est le prélude de la congélation totale ! Il s’agissait de tirer à terre les planches d’un « flat-boat » que la prise imminente de la rivière empêchait de continuer son voyage vers Winnipeg. Ces « flat-boats » (littéralement bateaux plats) sont à proprement parler de grands radeaux formés de madriers empilés sur une épaisseur de plusieurs pieds, que l’on construit dans la région forestière du Minnesota vers la source des divers affluents de la Rivière Rouge. Sur la plate-forme on installe une sorte de corps de logis, également en planches, dans lequel vient s’emmagasiner un chargement de tous les articles dont le commerçant nomade, le « boss » du « flat », compte se défaire avantageusement en route.

Puis, sans plus d’équipage qu’un ou deux hommes armés de longues perches, on descend le cours des rivières. Arrivé à destination, et le chargement « coulé, le « navire » est lui-même mis en pièces, et ses débris, mis en vente à leur tour, vont servir à la construction des futures Chicagos de la prairie riveraine. Toujours pratiques ces diables de Yankees !

Quant aux travailleurs, nos demi-compatriotes, dont l’occupation, sous ce costume et cette température, me donnait la chair de poule, Giroux m’assure que je m’apitoie à tort sur leur compte. Ils sont endurcis dès l’enfance à toutes les intempéries de l’air et de l’onde. Dans des conditions qui vaudraient au plus robuste Européen la plus carabinée des fluxions de poitrine, il leur suffit d’un coup de whisky pour achever gaiement et promptement leur tâche. Et tenez, voici le patron qui envoie « querir » un flacon de ce grossier cordial ; un « merci » énergique s’échappe de la robuste poitrine de chacun des travailleurs, et ils se remettent à l’ouvrage, fredonnant les couplets de la « chanson à Pierre Falcon ».

Dufferin. — Dessin de H. Clerget, d’après une gravure américaine.

À Dufferin, la Rivière Rouge, rétrécie par deux berges hautes de sept à huit mètres et assez agréablement boisées, n’a plus guère que soixante-dix mètres de largeur. Sa plus grande profondeur en été est d’environ trois mètres.

Le stage ou diligence des Prairies. — Dessin de A. Dupuy, d’après une photographie.

Le 24 au matin, arriva à Pembina le « stage » ou diligence des Prairies qui mène de Winnipeg à Breckenridge, simple char à bancs de six ou huit places, garni de paille et recouvert d’une bâche en toile, mais monté sur de solides ressorts et traîné par des chevaux vigoureux. En deux jours nous avons trotté nos cinquante lieues jusqu’à Moorhead. À travers un pays de plaines immenses dont la monotonie n’est interrompue que par l’apparition intermittente de quelque rideau de trembles et de bouleaux perpendiculaire à notre route, et courant se confondre avec le rideau plus touffu qui nous dérobe, sur la gauche, la vue de la Rivière Rouge. Celle-ci s’accroît çà et là d’affluents venus d’un pays de lacs où les castors, encore nombreux, élèvent des digues sr les cours d’eau. Partout jusqu’à Moorhead c’est la solitude la plus absolue ; à peine tous les vingt ou trente kilomètres, une, deux, trois masures en bois, stations de relais où l’on descend prendre un repas très-sommaire et où l’on trouve pour la nuit un gîte non moins spartiate. Tels sont « Pointe Kelly », « Grande Fourche », « Frog Point » ou « Pointe aux Grenouilles », « Goose River », etc., mélange de noms vingt fois traduits et retraduits, comme je l’ai expliqué ailleurs, de l’un à l’autre des deux idiomes parlés par les premiers explorateurs de cette région. De Moorhead, station du futur « Pacifique du Nord », jusqu’à la petite ville de Breckenridge, le stage quitte le territoire du Dacotah et passe sur la rive droite de la rivière dans l’État de Minnesota. À Breckenridge je retrouve enfin, après deux mois et demi, le mode de locomotion des pays civilisés, le chemin de fer, ne regrettant du « stage » que mes excellents compagnons de voyage, trois ex-officiers confédérés, dont un créole missourien d’origine lorraine, le capitaine Aymon. Le 4 novembre 1873, après de courtes haltes à Saint-Paul, Chicago et Détroit, j’étais enfin de retour à Ottawa.

Digue de castors sur un affluent de la Rivière Rouge. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.

Je retrouvais la capitale fédérale très-agitée : il y avait de nouveau ouverture du Parlement. Je revis le gouverneur général lord Dufferin se rendre en grand cortège à la chambre du Sénat et lire, dans les deux langues de rigueur, le « discours du trône » ; mais ce discours devait être le testament du ministre qui l’avait inspiré. L’affaire du « Pacifique » s’était envenimée durant la prorogation ; la Chambre des communes revenait hostile, — à une faible majorité il est vrai, — mais cela suffisait pour rendre impossible le maintien au pouvoir du cabinet Mac-Donald. Le lendemain de mon arrivée, un haut fonctionnaire me demanda amicalement si j’avais préparé le compte des dépenses de mon voyage. Je répondis que je ne l’avais pas encore établi. « Eh bien, me dit-il, dépêchez-vous et faites signer le mandat, pendant qu’il en est temps encore, par le ministre qui vous a confié votre mission ; son successeur aura tant à faire au début, que vous pourriez éprouver des délais fort désagréables. » Je suivis ce sage conseil et bien m’en prit. À midi mon mandat était acquitté ; à trois heures le ministère était démissionnaire.

Lord et lady Dufferin. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Un mois plus tard, le jour même que retournant à Saint-Paul de Minnesota, où j’allais passer l’hiver, je réparais une lacune de mon voyage d’été en visitant les chutes du Niagara, je reçus une nouvelle bien faite pour me confirmer dans la philosophie de l’immortel précepteur de Candide. Si mes protecteurs fussent restés au pouvoir, je devais partir pour France par le premier transatlantique français de New-York. Ce transatlantique avait dérapé sans moi dans les derniers jours de novembre 1873. Hélas ! il n’est jamais arrivé au port. Il s’appelait la Ville du Havre.

H. de Lamothe.