Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/16

XVI.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 273-280).
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XVI.


EXCURSION AU CANADA ET À LA RIVIÈRE ROUGE DU NORD,

PAR M. H. DE LAMOTHE[1].
1873. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XVI

Le Métis. — Le combat des Sept-Chênes. — Ballade franco-indienne. — Les Français à Winnipeg. — Émigration et colonisation. — Importance de l’Amérique du Nord pour l’avenir de la race française. — Climat du Nord-Ouest. — Obstacles qui s’opposent à sa colonisation. — Le Désert, la Prairie, la Forêt. — Avenir de la race française dans l’Amérique du Nord.


Je laisse à penser si le journal français de Manitoba combattait pour la cause de Lépine. Ce journal s’appelle le Métis, et porte en sous-titre la fière devise des rois d’Angleterre : « Dieu et mon droit. » C’est incontestablement le journal le plus septentrional qui soit publié dans notre langue sur le continent américain. Tout d’abord on pouvait craindre que cette petite feuille n’eût qu’une existence éphémère, l’instruction élémentaire n’étant point le fort de tous ces braves chasseurs de bisons dont elle allait défendre les intérêts. Mais les écoles se multiplient aujourd’hui avec rapidité dans chaque paroisse, et puis maint Bois-Brûlé qui ne sait point lire n’en a pas moins souscrit un abonnement à l’organe qui « supporte (sic) les droits de la nation », — un anglicisme que commettent, outre les métis, pas mal de journalistes canadiens. — Somme toute, le Métis est un petit journal très-passablement fait.

Cependant les articles du Métis ne sont pas les premiers monuments de la jeune littérature française du Nord-Ouest. De tout temps, les Bois-Brûlés, grands amateurs de musique et de danse, — la plupart jouent fort passablement du violon, — ont eux-mêmes composé leurs chansons de guerre, de chasse et de voyage. Ces chansons, œuvres de poëtes illettrés comme les anciens bardes d’Irlande et les premiers rapsodes de l’antiquité, ne brillent point sans doute par la précision rigoureuse du rhythme, ni par la richesse de la rime ; elles n’en sont pas moins curieuses à plus d’un titre. C’est pourquoi je reproduis ici la plus célèbre, celle du combat des Sept-Chênes, composée, le jour même de l’affaire, par un Bois-Brûlé qui, m’a-t-on dit, vit encore aujourd’hui à la Rivière Rouge, entouré de l’estime de tous ses compatriotes, et qui, bien que ne sachant ni lire ni écrire, a rempli pendant longtemps, dans sa paroisse, les fonctions de « magistrat » ; quelque chose comme juge de paix et arbitre. Les procès d’alors n’étaient pas assez compliqués pour que le bon sens et la droiture ne pussent suppléer à la connaissance approfondie du Digeste.

J’ai fait allusion, dans un précédent chapitre, à ce combat des Sept-Chênes, où le gouverneur Semple et dix hommes de sa troupe furent tués par les métis, le 19 juin 1816. Cette « bataille » est restée populaire parmi les Franco-Indiens du Nord-Ouest, et voici textuellement la ballade que chantent encore les descendants des acteurs de ce drame sur les canots et dans les expéditions de chasse, de la Rivière Rouge aux montagnes Rocheuses :


Voulez-vous écouter chanter
Une chanson de vérité !
Le dix-neuf de juin les Bois-Brûlés sont arrivés
Comme des braves guerriers.

En arrivant à la Grenouillère,
Nous avons fait trois prisonniers,
Des Orcanais ! Ils sont ici
Pour piller notre pays.

Étant sur le point de débarquer,
Deux de nos gens se sont écrié :
« Voilà l’Anglais qui vient nous attaquer ! »
Tous aussitôt nous nous sommes dévirés
Pour aller les rencontrer.

J’avons cerné la bande de grenadiers,
Ils sont immobiles ! Ils sont démontés !
J’avons agi comme des gens d’honneur,
Nous envoyâmes un ambassadeur :
« Gouverneur, voulez-vous arrêter
Un petit moment, nous voulons vous parler. »

Le gouverneur, qui est un enragé,
Il dit à ses soldats : « Tirez ! »
Le premier coup l’Anglais le tire,
L’ambassadeur a presque manqué d’être tué.
Le gouverneur se croyant l’empereur,
À son malheur agit avec trop de rigueur.

Ayant vu passer les Bois-Brûlés,
Il est parti pour nous épouvanter.
Étant parti pour nous épouvanter,
11 s’est trompé ; il s’est bien fait tuer
Quantité de ses grenadiers.

J’avons tué presque toute son armée ;
De la bande, quatre ou cinq se sont sauvés.
Si vous aviez vu les Anglais
Et tous les Bois-Brûlés après !
De butte en butte les Anglais culbutaient.
Les Bois-Brûlés jetaient des cris de joie[2] !

Qui en a composé la chanson ?
C’est Pierre Falcon, le bon garçon !
Elle a été faite et composée
Sur la victoire que nous avons gagnée !
Elle a été faite et composée :
Chantons la gloire de tous ces Bois-Brûlés !


Je soumets humblement ce morceau à l’appréciation de critiques plus raffinés que moi, me bornant à faire remarquer qu’un instrument aussi perfectionné que la langue française actuelle, transporté au milieu d’une civilisation embryonnaire, et servant d’organe à son peuple de chasseurs nomades, imprime a priori un certain cachet de vulgarité à des compositions populaires, dignes peut-être de plus d’attention. Ces pauvres chansons seraient traitées, j’en suis sûr, avec infiniment plus de bienveillance si quelque savant les exhumait du répertoire des Klephtes de Thessalie ou des guerriers monténégrins, probablement tout aussi incorrects dans leur idiome que nos métis le sont dans le leur.

Pendant toute la dernière quinzaine de septembre et tandis que le lieutenant-gouverneur Morris négociait longuement à l’Angle Nord-Ouest, en compagnie de Provencher, avec les Saulteux de la rivière la Pluie, je demeurai à Winnipeg, compulsant les documents, remuant les bouquins des rares bibliothèques de l’endroit, discutant, complétant, vérifiant dans les limites du possible tous les renseignements qu’il m’importait de recueillir. Je fis en même temps connaissance avec presque tous les membres de la petite colonie française de Winnipeg, car il y a des Français de France à Winnipeg, comme il y en a dans tous les recoins de l’Idaho, du Montana, du Wyoming ou de l’Arizona. Si nos compatriotes affluent en moins grand nombre que les Allemands sur le continent d’Amérique, ils n’en sont pas moins disséminés un peu partout, jusque dans les régions les plus récemment envahies par la colonisation blanche. Partout on en rencontre quelques-uns, réussissant tant bien que mal — plutôt bien que mal — en dépit de la concurrence cosmopolite de leurs voisins de toutes races et de toutes couleurs. Ceci prouve — soit dit entre parenthèses — que nous sommes moins casaniers qu’on ne le prétend ou que nous ne le croyons nous-mêmes.

Le lieutenant-gouverneur Morris. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Il y avait donc à Manitoba un ancien brasseur de Saint-Avold, devenu propriétaire de plusieurs milliers d’acres sur la frontière du Dacotah, un Bourguignon établi à Saint-Norbert, un hôtelier franc-comtois, un ex-lieutenant corse qui avait préféré donner sa démission plutôt que de subir une rétrogradation prononcée par la commission des grades. Il avait ensuite émigré au Canada, et, après quelques vicissitudes, s’était engagé comme volontaire dans la batterie d’artillerie active que commandait le capitaine Taschereau ; enfin trois ou quatre Parisiens, les uns simples ouvriers, les autres volontaires dans le bataillon d’infanterie de la milice canadienne. J’allais oublier le beau sexe, représenté par une modiste de la capitale qui pendant mon séjour nous arriva des États-Unis. Je ne parle point du policeman D’**, qui sous aucun rapport ne faisait honneur à son pays natal,

Plusieurs de ces Français, quoique ayant expérimenté déjà l’hiver de la Rivière Rouge, semblaient s’y plaire et vouloir s’y fixer définitivement. L’ex-officier corse, entre autres, était déjà admis dans l’intimité de plusieurs familles métisses, et comptait bien, en se retirant sur les trois cent vingt acres (cent vingt-huit hectares) auxquels il aurait droit à l’expiration de ses deux années de service, épouser quelque jolie fille du pays et faire souche de petits Bois-Brûlés. Il en était de même du charpentier Jacques V*** que nous avons laissé à Kashabowie, sur la route Dawson, et qui vint nous rejoindre vers la fin du mois, ainsi que d’un brave ouvrier parisien, que je rencontrai pour la première fois aidant le passeur du bac de Saint-Boniface et qui depuis, à ce que j’appris un an plus tard à Paris, de la bouche de ses parents, est arrivé à s’associer comme entrepreneur avec un architecte canadien-français.

Il y aurait lieu de nous réjouir si l’émigration française, une émigration sérieuse de bons agriculteurs et de bons ouvriers, se dirigeait en partie vers les pays de la Rivière Rouge. Dès aujourd’hui, il est facile de prévoir que dans cent ans le degré d’influence, de prospérité commerciale, de rayonnement au dehors des grandes nations du globe, se mesurera au chiffre de leur émigration pendant la période que nous traversons. Je parle du moins de celles d’entre ces nations qui peuvent espérer de sauvegarder au loin leur individualité propre. Allemands et Italiens peuvent émigrer en foule, ils ne formeront point des peuples nouveaux au delà des mers.

« Ils sont venus trop tard dans un monde trop vieux.»

Aujourd’hui, les Anglo-Saxons, les Hispano et Lusitano-Américains, les Slaves et, sur une moindre échelle, Les Français eux-mêmes, ont occupé ce qu’il y a de plus fertile et de plus habitable pour la race caucasienne sur la surface de notre planète ; les émigrants des autres peuples ne pourront que se fondre dans les masses déjà fixées au sol. Le Germain deviendra, aux États-Unis, un Anglo-Saxon de langue, d’éducation et d’idées ; l’Italien transplanté à la Plata n’est plus, au bout d’une ou deux générations, qu’un créole espagnol. Aux Français, il reste l’Afrique du Nord et le Canada. Puissent-ils ne pas l’oublier !

Et qu’on ne vienne pas dire que nous n’avons point à nous intéresser à des pays peuplés jadis par notre race, mais dont les destinées ont échappé aujourd’hui au contrôle direct de la France européenne. Qui sait les surprises que peut nous réserver l’avenir relativement au gouvernement des peuples, et qui ne voit quelle influence jouent dès aujourd’hui dans l’histoire les questions de langue et de nationalité ? Mieux que nous, les Slaves semblent avoir compris combien les destinées d’une branche quelconque de la race intéressent la race tout entière. Les luttes soutenues au nom du droit national, qu’elles aient pour théâtre Alger ou Montréal, Winnipeg ou l’île Maurice, Strasbourg et Metz ou Haïti, devraient réveiller dans la mère patrie un écho sympathique. Volontiers je dirais, en changeant un des termes du proverbe : « Là où est la race, là est la patrie. »

Je ne veux point parler ici de l’Afrique du Nord, dont on commence enfin à apprécier l’importance. Mais je puis, sans sortir de mon sujet, signaler à mes compatriotes l’immense débouché qu’offrent dès aujourd’hui à notre race les immenses dépendances occidentales de la Confédération canadienne. Sans doute ces pays rudes d’aspect et de climat ne conviennent point aux natures méridionales. Le Provençal, l’homme du Languedoc et de la Guyenne, se trouveraient mal à l’aise au milieu des frimas de la Rivière Rouge ou de la Saskatchewan. Mais l’enfant des Alpes de Savoie ou de Dauphiné, l’homme du Jura, le bûcheron des Vosges, le pâtre et le paysan de l’âpre plateau de la France centrale, trouveront dans la fertilité du sol d’un pays nouveau une ample compensation à des hivers dont leur patrie leur a appris à supporter la rigueur et la durée. L’homme des plaines du Nord et de la Belgique n’aura lui-même point de peine à s’habituer à ces froids secs et fortifiants, bien préférables à la glaciale humidité de l’Europe occidentale. Historiquement, l’acclimatation de la race française dans l’Amérique du Nord est aujourd’hui démontrée, en dépit de quelques théoriciens fantaisistes. Parmi les dix-sept cent mille descendants[3] des dix mille Normands, Bretons, Saintongeois et Angevins transportés, de 1608 à 1763, dans la Nouvelle-France, il y a eu progrès physique, et non dégénérescence. Parmi ces métis eux-mêmes, qu’une certaine école voue à la destruction comme des hybrides condamnés d’avance à l’infécondité, on me montrait naguère des familles de douze et quinze enfants issus de deux générations de mariage entre Bois-Brûlés au même degré de croisement, et certes, je n’aurais pas voulu voir l’un des doctes personnages qui ont prononcé le verdict que je viens de rappeler, aux prises, pour un moment, avec le plus dégénéré de ces rejetons d’ « hybrides improductifs ».

En résumé, le climat du Nord-Ouest canadien est éminemment sain. L’hiver est, il est vrai, d’une rigueur excessive pendant quatre à cinq mois à Winnipeg, sous la latitude de Paris : de novembre en avril, il n’y a pas un seul jour de dégel, et le thermomètre descend fréquemment au point de congélation du mercure. Toutefois il tombe beaucoup moins de neige qu’au Canada, et cette neige reste sèche et grenue, ce qui explique comment, jusqu’à l’Athabasca, par cinquante-cinq degrés de latitude nord, on voit les chevaux hiverner en plein air. Le cheval, en piochant la neige, dégage le foin de prairie qu’elle recouvre, tandis qu’il périrait infailliblement de faim dans un pays où une série de dégels et de regels successifs auraient durci la croûte glacée. Le printemps est une saison bâtarde durant laquelle les vents du nord et les vents du sud se livrent de furieux combats ; mais, dans la dernière quinzaine de mai, les chaleurs prennent définitivement le dessus, la végétation se développe avec une vigueur inconnue dans nos climats tempérés, et un été de quatre mois mûrit non-seulement nos céréales ordinaires, mais le blé d’Inde, les melons d’eau, les tomates et bien d’autres plantes annuelles que nous demandons d’ordinaire à la Provence et à l’Italie. L’automne, réduit aux mois de septembre et d’octobre, est calme, serein, peu ou point pluvieux d’ordinaire — excepté en 1873. — C’est une saison généralement fort agréable, du moins jusque vers la dernière semaine d’octobre, et surtout pendant la période qui correspond à notre été de la Saint-Martin, appelée là-bas « été indien » ou « été sauvage ».

Quant à la prodigieuse fertilité du sol limoneux des Prairies, elle se démontre par ce seul fait, que sur un terrain voisin de la réserve de l’archevêché, à Saint-Boniface, on a semé et récolté du blé depuis plus de quarante années consécutives, sans engrais d’aucune sorte. Il a suffi, pour que le rendement ne diminuât point, de défoncer de temps en temps le sol à une certaine profondeur à l’aide de fortes charrues. Aujourd’hui encore, sur tous les bords de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine, les colons brûlent leur fumier d’étable, ou le jettent à la rivière comme un produit sans valeur. Un sondage effectué aux environs de Fort Garry a donné la succession suivante de terrains : quatre pieds d’un riche terreau noir reposant sur une couche de quarante-trois pieds de sable blanc mêlé d’argile ; enfin un calcaire compacte d’une épaisseur inconnue.

L’agriculture, dans le territoire de la Rivière Rouge, a sans doute de nombreux ennemis : gelées, sécheresses, sauterelles, inondations, incendies ; voilà une énumération bien faite pour décourager les pionniers les plus audacieux. Mais, parmi ces fléaux, les uns sont d’un caractère tout local ; d’autres ne reviennent qu’à de longs intervalles ; quelques-uns, enfin, sont destinés à disparaître devant les progrès croissants de la population, des cultures, de la fortune publique, et devant les grands travaux que ces progrès permettront bientôt d’entreprendre. D’abord l’expérience acquise dans d’autres contrées semble démontrer que le défrichement, et surtout le desséchement, finissent à la longue par exercer une influence salutaire sur le progrès des cultures et la certitude de leur rendement, en diminuant le danger des gelées précoces ou tardives. C’est ainsi qu’en Suède le blé se cultive aujourd’hui bien au nord de Stockholm, qu’il ne dépassait pas autrefois. Le seigle et l’orge réussissent à Tornéo sous le soixante-sixième degré de latitude, et les grains provenant de ces localités situées à la limite septentrionale de leur culture, quand ils sont ensuite semés dans le midi du pays, y mûrissent plus promptement que les autres et donnent de plus abondantes moissons. Il est donc permis de croire que la marche progressive de la colonisation, secondée par un choix judicieux parmi les différentes variétés de chaque espèce de céréales, augmentera dans d’importantes proportions les facultés productrices non-seulement du district de la Rivière Rouge, mais de toute la région du Nord-Ouest.

Les grandes sécheresses ne reviennent qu’à d’assez longs intervalles. Les inondations sont désastreuses ; les plus terribles ont eu lieu en 1825, en 1852, en 1861. Elles surviennent lorsque l’hiver ayant été neigeux et le printemps tardif, le passage d’une saison à l’autre s’effectue brusquement. Le soleil, déjà très-élevé sur l’horizon, fond alors avec rapidité de grandes masses de neige répandues sur la vase surface d’un bassin peu incliné. Les eaux remplissent les lits d’écoulement formés par la Rivière Rouge et ses affluents, puis se répandent, à une hauteur plus ou moins grande, sur les prairies qu’embrassent leurs rives. On a vu, en 1825, la Rivière Rouge passer ainsi de cent cinquante ou deux cents mètres à douze ou treize kilomètres de largeur. La crue est d’autant plus forte que le lac Winnipeg, étant encore couvert d’une glace épaisse au moment de la fonte des neiges dans le haut de la Rivière Rouge, se refuse en quelque sorte à absorber l’immense masse d’eau que lui apporte son tributaire.

Mais si ces débordements sont redoutables encore, il semble que leur force décroît. Chaque année les rivières creusent plus profondément leur lit dans les terres friables. Déjà les berges argileuses de l’Assiniboine s’élèvent assez au-dessus des eaux pour que, de mémoire d’homme, les prairies riveraines n’aient pu être submergées. À une époque relativement récente, le bassin presque entier de la Rivière Rouge et de ses tributaires formait une immense nappe d’eau dont les lacs Winnipeg, Manitoba, Winnipégous, Dauphin et autres représentent les parties les plus profondes, aujourd’hui séparées par le desséchement graduel des terres environnantes.

Les sauterelles, qui ont si souvent dévoré les récoltes des fellahs égyptiens et barbaresques, exercent : leurs ravages dans le Nouveau-Monde jusqu’à des latitudes très-septentrionales. Écloses dans les immenses plaines inhabitées et privées de pluie qui s’étendent des Llanos estacados du Texas à la branche sud du Saskatchewan, elles envahissent, parfois en nombre immense, les prairies de la Rivière Rouge et de l’Assiniboine, dévorant tout sur leur passage, et déposant dans le sol une progéniture qui recommence au printemps suivant les mêmes dévastations. Mais avec le progrès de la colonisation dans les territoires de l’Union américaine où sont procréées ces légions d’impitoyables ravageurs, avec l’accroissement de la population qui permettra d’employer, comme en Algérie, un grand nombre de bras à la destruction des œufs et des insectes adultes, on parviendra certainement, sinon à annuler, du moins à atténuer le fléau.

Il nous reste à parler des feux de Prairies, favorisés par les sécheresses de l’automne, qui transforment le tapis vert émaillé de fleurs du printemps en un océan de foin sec et jauni. Qu’un Indien, qu’un chasseur laisse tomber une étincelle de son briquet, que le vent emporte loin du foyer des bivouacs un brin de paille allumé, et des milliers d’hectares seront en quelques heures dévorés par la flamme. Malheur au voyageur surpris par ces vagues brûlantes, s’il n’a pas eu la présence d’esprit ou les moyens d’allumer immédiatement un contre-feu. Quant aux bestiaux, aux chevaux surtout, qu’une sorte d’étonnement stupide semble empêcher de fuir, c’est par milliers qu’il faut compter chaque année ceux dont les propriétaires ne retrouvent que les os carbonisés. Des pénalités sévères ont été édictées contre les auteurs de ces vastes incendies, volontaires ou non. Mais, mieux que toutes les lois possibles, le morcellement des terres de culture et l’emploi chaque jour plus fréquent des faucheuses mécaniques, enlevant à la flamme l’épais manteau de foin qui lui servait d’aliment, sont appelées à supprimer, dans un avenir prochain, cette dernière cause de ruine, au moins dans le voisinage des régions colonisées.

La Rivière Rouge pendant les hautes eaux. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.

Examinons sans parti pris la valeur que représente pour le peuple canadien l’immense contrée qui formait, sous l’administration de La baie d’Hudson, le département du Nord-Ouest.

Ce territoire, qui s’étend du 49e parallèle à la mer Glaciale, du 90e degré de longitude occidentale (méridien de Greenwich) aux Rocheuses, comprend environ 465 millions d’hectares. Mgr Taché, dans son Esquisse, que ses compatriotes ont parfois accusée de pessimisme, mais dont j’ai été à même de vérifier sur bien des points la parfaite exactitude, en retranche tout d’abord les deux tiers pour ce qu’on appelle les « Barren Lands », terres glaciales désolées, rocheuses et dénuées de végétation arborescente, destinées, selon toute vraisemblance, à rester le domaine des Indiens pêcheurs, des Esquimaux et des chasseurs de fourrures. Un fait curieux, c’est qu’une diagonale tirée de l’extrémité sud-est du pays jusqu’au mont Trafic, situé vers l’intersection du 64e degré de latitude nord avec le 128e méridien à l’ouest de Greenwich, sépare à peu près exactement la portion utilisable du pays de celle qui est et restera probablement stérile.

Dans la première partie elle-même, il y a lieu, suivant lui, de distinguer trois parties bien distinctes : le Désert, la Prairie, la Forêt.

1e Le Désert, zone sans pluies, continuation de la région de même nature existant aux États-Unis, qui pénètre sur le territoire britannique au point d’intersection du 49e parallèle avec le 100e degré de longitude, s’avance, en suivant une direction générale nord-ouest, jusqu’à la rencontre du 52e parallèle et du 113e degré de longitude, et se replie ensuite vers le sud, jusqu’au pied des montagnes Rocheuses, « formant, dit l’Esquisse sur le Nord-Ouest, une superficie d’au moins 15 500 000 hectares ; » il est impossible de songer à y former des établissements considérables. Presque partout un sol aride ne voit croître que le foin de prairie (systeria dyctaloides). Une petite lisière de sol d’alluvion marque les cours d’eau, qui sont desséchés presque toute l’année. « Le foin de prairie offre, dit Mgr Taché, un excellent pâturage. Non-seulement le bison en fait ses délices, mais les chevaux et autres bêtes de trait en sont très-friands. Cette herbe, haute à peine de six pouces, dent les plants sont espacés de façon à laisser voir partout le sol sablonneux ou le gravier où elle croît, conserve sa saveur et sa force nutritive, même au milieu des rigueurs de l’hiver, au point que quelques jours en ces singuliers pâturages suffisent pour remettre en bon état des chevaux épuisés par le travail. À travers ce désert, cet océan de petit foin, on voyage des jours, des semaines sans apercevoir le moindre arbuste. Le seul combustible au service du voyageur et du chasseur est le fumier du bison, que nos métis appellent bois de prairie. »

Le Désert du Nord-Ouest. — Dessin de Taylor, d’après une photographie.

2o Les Prairies, d’une étendue à peu près égale à celle du Désert, s’appuient d’un côté sur celui-ci, de l’autre sur la région des Forêts. Elles sont susceptibles de culture ; mais la colonisation n’y pourra que marcher à pas lents, de conserve avec le reboisement. « Vie à la saison des fleurs, la prairie est vraiment belle, émaillée comme elle l’est de couleurs diverses sur son fond de verdure. Malheureusement cette région si belle, surtout quand elle se transforme en prairie ondulée, participe à quelques-uns des inconvénients du Désert. Les vents contraires s’y livrent de rudes combats qui aboutissent à de brusques sautes de température, à des chutes d’énormes grêlons. »

3o Vient enfin la Forêt, comprenant de nombreuses clairières créées par l’incendie. Cette région couvre près de 125 millions d’hectares, dont près d’un quart pourrait être probablement utilisé pour la culture. Les bois sont loin d’y être aussi beaux, aussi précieux qu’au Canada ; ils n’en offriront pas moins d’immenses ressources aux premiers colons.

La Forêt du Nord-Ouest. — Dessin de Th. Weber, d’après une gravure américaine.

En résumé, nous trouvons près de 50 millions d’hectares — l’étendue de la France — susceptibles de culture dans un avenir plus au moins rapproché. Si l’on réfléchit que ces 50 millions d’hectares cultivables sont adossés à près de 85 millions d’hectares de forêts, qu’ils avoisinent, en outre, 15 millions de terres impropres à la culture, mais éminemment favorables à l’élevage en grand du bétail (le Désert, qu’ils ont devant eux une superficie égale à près de six fois la France (300 millions d’hectares) en territoires de chasse où les facilités de communication parviendront peut-être à créer une certaine activité industrielle par la découverte et l’exploitation des divers minerais que recèlent les roches primordiales du terrain Laurentien, on croira comme nous que le Nord-Ouest peut nourrir une cinquantaine de millions d’hommes, — au prorata de la Russie du Centre et du Sud, située à peu près sous la même latitude et dans les mêmes conditions de climat. Ajoutez à cela les 100 millions d’hectares des deux Canadas et des Provinces Maritimes, les immenses étendues, encore inexplorées pour la plupart, de la terre de Rupert et du Labrador, au nord de la Hauteur des Terres, et vous arriverez aisément au chiffre de 100 millions d’êtres humains pour la population future de l’Amérique anglaise du Nord. Si notre race maintient, vis-à-vis de ses rivaux, les proportions actuelles, c’est une nation néo-française de 40 millions d’âmes qui prospérera un jour au nord des grands lacs et du 49e parallèle, si même d’ici là la loi mystérieuse qui préside aux migrations des peuples ne déplace point l’équilibre au profit de la race la plus septentrionale.

De telles destinées valent bien la peine qu’on détourne un moment les yeux de l’Europe, où, selon les pessimistes, l’étroitesse de notre territoire et le faible accroissement de notre population sembleraient nous condamner dans l’avenir à un rôle peut-être trop secondaire.

  1. Suite. — Voy. t. XXX, p. 97, 113, 129 ; t. XXXV, p. 225, 241 et 257.
  2. Prononcez : jouaie.
  3. Onze cent mille dans la Confédération canadienne, et près de six cent mille aux États-Unis.