Excursion au Canada et à la rivière Rouge du Nord/15

XV.
Le Tour du mondeVolume 35 (p. 263-272).
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XV

Coup d’œil rétrospectif. — Les premiers explorateurs français du Nord-Ouest. — La Vérandrye. — Les Bois-Brûlés, — Rivalités des grandes compagnies. — Bataille des Sept-Chênes. — Lord Selkirk. — Manitoba. — Cession du Nord-Ouest au Canada. — Discordes civiles. — M. W. Mac-Dougall. — Provencher en péril, — Un gouverneur morfondu. — Gouvernement provisoire à la Rivière Rouge. — Émeutes anglaises. — Le drapeau blanc fleurdelisé emblème révolutionnaire. — Exécution de Thomas Scott. — Expédition de sir Garnet Wolseley, — Intervention de Mgr Taché. — L’invasion féniane. — Les Irlandais au Nord-Ouest. — Arrestation d’Ambroise Lépine. — Un tribunal polyglotte.


Les premiers Français qui dépassèrent vers l’ouest les rives du lac Supérieur furent des coureurs des bois et des missionnaires. En 1654, deux jeunes traitants en fourrures, dont les noms ne paraissent pas avoir été conservés, pénétrèrent pour la première fois jusqu’au pays des Sioux. Le missionnaire Mesnard suivit bientôt leurs traces et périt d’une mort inconnue. Dès lors se succédèrent les expéditions qui amenèrent la découverte du Mississipi et du cours supérieur de la Rivière Rouge.

D’autre part, en 1670, le roi Charles II, l’avant-dernier des Stuarts, avait octroyé à son frère Rupert et aux « aventuriers d’Angleterre », ses associés, le privilège de la traite des fourrures sur les côtes de la grande baie — ou plutôt de la mer — découverte par le navigateur Hudson. Ce fut l’origine de la puissante Compagnie de la baie d’Hudson. Le territoire actuel du Nord-Ouest canadien se trouva ainsi entamé au nord comme au sud par les explorations des blancs, mais il ne paraît pas que jusqu’en 1771 la Compagnie anglaise ait étendu fort avant dans l’intérieur ses opérations de traite, et ce n’est qu’en 1731 qu’un jeune seigneur bas canadien, M. de Varennes de la Vérandrye, accompagné d’un missionnaire, le P. Messager, et de quelques hommes, franchit pour la première fois la Hauteur des Terres au nord-ouest du lac Supérieur. Dans une première expédition, il reconnut le cours de la rivière Winnipeg, les bords du lac du même nom, la vallée inférieure de la Rivière Rouge et celle de l’Assiniboine jusqu’à la rivière des Cygnes. Dans un second voyage il remonta la Saskatchewan jusqu’au pied des montagnes Rocheuses. En 1736, un des fils de l’intrépide explorateur fut tué par les Sioux dans une île du lac Lacroix, l’une des nappes d’eau traversées aujourd’hui par la route Dawson.

L’itinéraire de la Vérandrye dut être utilisé de bonne heure par une foule de traitants et de coureurs des bois, car, en 1763, lors de la cession du Canada à l’Angleterre, il y avait déjà sur la Rivière Rouge et la Saskatchewan plusieurs établissements français, appelés fort Bourbon, fort Dauphin, fort la Reine. Suivant leur coutume, les chasseurs canadiens ne tardèrent pas à contracter de nombreuses unions parmi les tribus indiennes du nouveau territoire. Au commencement du dix-neuvième siècle nous trouvons déjà l’expression de « Bois-Brülés » employée pour désigner les métis issus de ces alliances, race de vigoureux chasseurs qui dès lors forment une population à part, et jouent un rôle important dans les conflits allumés par la rivalité des grandes compagnies commerciales du « Nord-Ouest » et de la « baie d’Hudson ».

Trappeur canadien. — Dessin de Ch. Delort, d’après une gravure américaine.

C’est en 1783 que fut fondée à Montréal la Compagnie du Nord-Ouest. Une partie de ses actionnaires étaient Canadiens, d’autres Écossais, mais les derniers finirent bientôt par dominer dans le conseil d’administration. La Compagnie du Nord-Ouest déniait énergiquement à celle de la baie d’Hudson le droit d’étendre le monopole concédé par le roi Charles II au delà des limites, assez vagues du reste, que le traité d’Utrecht attribuait aux possessions anglaises. Ce fut pendant ces querelles entre compagnies, querelles souvent vidées à main armée à l’ombre des grands bois ou au milieu de la morne solitude des Prairies, qu’eut lieu un épisode dont j’aurai à reparler ailleurs, le combat des Sept-Chênes, — Seven Oaks, — livré le 19 juin 1816, dans lequel le gouverneur Semple, envoyé à la Rivière Rouge par lord Selkirk, alors directeur de la Compagnie de la baie d’Hudson, fut tué par un parti de gens de la Compagnie du Nord-Ouest, presque tous Bois-Brûlés français.

En 1821, toutes les discussions cessèrent enfin par la fusion de deux compagnies rivales. Ainsi renforcée et reconstituée, l’ « honorable » Compagnie de la baie d’Hudson put exercer sa souveraineté pendant près d’un demi-siècle sur une portion du continent américain presque égale en surface à l’Europe entière.

Quant à la colonie agricole de la Rivière Rouge, — le Red River ou Selkirk Settlement des Anglais, — elle avait été fondée vers 1813 ou 1814 par lord Selkirk, qui y amena plusieurs familles de Highlanders expulsées des domaines de la duchesse de Sutherland, dans le nord de l’Écosse, par le clearing of estates, cette pratique aussi profitable que peu humaine employée successivement par tous les grands propriétaires britanniques, et qui consiste à livrer à l’élevage du bétail d’immenses espaces enlevés aux maigres cultures des pauvres tenanciers. La descendance de ces immigrants de la première heure occupe encore aujourd’hui la plus grande partie des paroisses qui s’étendent de la « fourche de l’Assiniboine » au lac Winnipeg. Un certain nombre d’entre eux, ainsi que beaucoup des Orcadiens employés au service de la Compagnie de la baie d’Hudson, s’allièrent avec des Indiennes, et donnèrent naissance aux « métis écossais » ou « anglais », deux ou trois fois moins nombreux dans le Nord-Ouest que les métis français, et que leur caractère plus sédentaire, leur goût plus prononcé pour les occupations agricoles, ont fixés pour la plupart dans le district de la Rivière Rouge.

De 1814 à 1868, la petite colonie ne s’était guère accrue (que par l’adjonction d’anciens serviteurs de la Compagnie de la baie d’Hudson, presque tous Écossais des Îles Orcades, et de quelques rares immigrants du haut Canada. Cet accroissement lui-même était compensé par les départs de métis français que leur esprit aventureux et l’éloignement progressif des grands troupeaux de bisons entraînaient plus à l’ouest. En 1868, la Rivière Rouge, appelée officiellement colonie d’Assiniboine, comptait à peu près onze mille habitants, dont un peu moins de la moitié d’origine métisse française, le reste Anglais, Écossais, métis anglais et Indiens de différentes nations indigènes, occupant un territoire d’environ trois à quatre millions d’hectares d’étendue nominale, où il n’y avait d’habitations que le long des deux grands cours d’eau.

Presque tous les Français vivaient entre Pembina et Fort Garry, sur les deux bords de la Rivière Rouge, dans les paroisses de Sainte-Agathe, Saint-Norbert, Saint-Vital et Saint-Boniface, et aussi sur l’Assiniboine jusqu’à Portage la Prairie. Les métis anglais occupaient la rive septentrionale de l’Assiniboine, en amont de la Prairie du Cheval-Blanc, aujourd’hui Saint-François-Xavier. On en trouvait aussi vers le lac Manitoba et près du groupe écossais installé sur le cours inférieur de la Rivière Rouge, jusqu’à son embouchure dans le lac Winnipeg. Enclavés au milieu des paroisses écossaises, un millier de Maskégons ou Saulteux des marais, catéchisés par les ministres de l’Église d’Angleterre, et devenus agriculteurs, formaient la paroisse de Saint-Peters. Enfin les émigrés du Canada anglais s’étaient massés autour de Portage la Prairie dans le haut de la rivière Asiniboine, où ils avaient créé de fort belles fermes. Portage la Prairie fut un moment, en 1868, le centre d’un gouvernement provisoire soutenu par tous les adversaires de la Compagnie de la baie d’Hudson. Mais le président élu de cette demi-république, M. Thomas Spence, ayant notifié son avénement au ministère des colonies d’Angleterre, reçut avis de l’illégalité de son entreprise et se retira aussitôt. C’est alors que pour la première fois on désigna la colonie de la Rivière Rouge sous le nom de Manitoba, d’après un grand lac situé à l’ouest du lac Winnipeg ; le vrai nom indien, Manitowapaw, signifie « détroit de Manitou » ou détroit extraordinaire, surnaturel, à cause de l’agitation souvent très-violente des eaux attribuée par les Indiens à l’influence des esprits.

Sous la Compagnie de la baie d’Hudson, le gouvernement était en quelque sorte une domination patriarcale. Théoriquement, elle possédait tous les droits souverains ; pratiquement, la liberté était illimitée ; et dans leur isolement, ces pauvres chasseurs demi-nomades jouissaient d’un « manque d’institutions » parfaitement approprié à leur organisation sociale. Ils s’en montraient généralement fort satisfaits.

En 1867, aussitôt après la confédération des provinces du haut et bas Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, les hommes d’État de la nouvelle « Puissance » pensèrent à s’ouvrir de plus vastes perspectives. Au dire de certains explorateurs, les territoires de chasse de la Compagnie de la baie d’Hudson, situés à l’ouest du lac des Bois, renfermaient une zone fertile de plusieurs centaines de millions d’hectares, destinée à rivaliser avec le Far West américain. Ces évaluations étaient fort exagérées ; néanmoins le rachat du privilége territorial de la Compagnie fut bientôt l’objet de négociations qui aboutirent à la cession au Canada, au prix de sept millions cinq cent mille francs, de cet immense domaine de sept millions de kilomètres carrés. La Compagnie se réservait tous ses postes commerciaux, ce qui lui laissait la certitude de réaliser encore de beaux profits.

C’était principalement l’opinion publique d’Ontario qui avait poussé le gouvernement canadien à cette acquisition. Entreprenants, énergiques, âpres au gain, comme leurs voisins les Yankees, mais imbus d’un fanatisme religieux et national fomenté et entretenu par les nombreuses sociétés orangistes, les habitants de cette province voyaient dans la colonisation du Nord-Ouest par leur race le moyen d’asseoir définitivement la prépondérance de l’élément anglais et protestant dans la confédération. Aussi les meneurs du haut Canada, maîtres de la majorité dans le ministère fédéral, affectaient-ils un profond dédain pour les droits, les sympathies, les intérêts des « Half Breeds » ou sang-mêlés français de la Rivière Rouge. Une opposition sérieuse de la part de ces « demi-sauvages » leur paraissait la plus invraisemblable des éventualités. Avant même que l’arrangement conclu avec la Compagnie de La baie d’Hudson fût ratifié à Londres, on envoya à la Rivière Rouge, sous le commandement d’un certain colonel Dennis, des arpenteurs canadiens chargés de désigner l’emplacement de settlements futurs. De consulter les gens du pays sur l’opportunité du transfert, il n’en avait jamais été question ; mais ce qui devenait plus grave, c’est qu’on ne paraissait pas vouloir les consulter davantage sur l’installation des nouveaux colons pour lesquels on arpentait des terres dont les métis prétendaient avoir la jouissance de temps immémorial. Une inquiétude sourde d’abord, bruyante ensuite, se manifesta dans le pays. Des conciliabules furent tenus dans lesquels Louis Riel, jeune métis de vingt-six ans, élevé au collège de Montréal, ne tarda pas à se faire remarquer par la vivacité de son langage.

En octobre 1869, la nouvelle se répandit qu’un gouverneur canadien allait arriver, M. W. Mac-Dougall, connu de longue date comme un adversaire déclaré de l’élément français. Avec M. Georges Brown, son chef de file, il avait fait partie du ministère de coalition qui prépara l’acte de la confédération des provinces. C’était un homme vaniteux, cassant, plein de préventions nationales et religieuses contre les métis et complétement dominé par les chefs de la bruyante minorité ultra-canadienne de la Rivière Rouge, tous gens qui comptaient trouver leur lot dans le gouvernement et l’administration du Nord-Ouest. Le docteur Schultz, aujourd’hui député aux communes du Canada, était le chef de ce petit parti aussi hostile aux métis qu’à la Compagnie de la baie d’Hudson.

Mac-Dougall. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

M. Mac-Dougall arrivait escorté de tout un personnel dans lequel figurait un seul Canadien-Français, l’ami Provencher. On avait embarqué l’ex-journaliste dans cette galère orangiste, pensant que sa parenté avec le premier évêque catholique romain de Saint-Boniface, Mgr Provencher, dont le souvenir vivait encore parmi les métis, exercerait une influence salutaire sur l’esprit des gens de langue française.

À la nouvelle d’une nomination qu’ils considérèrent comme une menace et une provocation, les métis, déterminés à s’opposer, même par la force, à toute tentative de changement, tant qu’on n’aurait pas nettement défini et consacré leurs droits ultérieurs, constituèrent un comité national. Un Bois-Brûlé écossais, nommé John Bruce, en fut acclamé président, avec Louis Riel pour secrétaire. On dépêcha à Pembina au-devant de M. Mac-Dougall un messager qui remit à l’aspirant gouverneur une notification rédigée en français, dont voici la teneur textuelle.

« Datée à Saint-Norbert, Rivière Rouge,
ce 21e jour d’octobre 1869.
« Monsieur,

« Le comité national des Métis de la Rivière Rouge intime à M. William Mac-Dougall l’ordre de ne pas entrer sur le territoire du Nord-Ouest sans une permission spéciale du comité.

« Par ordre du président John Bruce,
« Louis Riel, secrétaire.
« À monsieur Mac-Dougall. »

À la lecture de l’ « ordre » du comité, M. Mac-Dougall parut fort étonné et s’exprima en termes très-méprisants sur cette impertinence de « sauvages », comme il appelait dédaigneusement les petits-fils des trappeurs canadiens et des femmes indiennes ; toutefois, ses compagnons lui ayant proposé d’aller s’assurer de la réalité des dispositions hostiles ainsi manifestées par les métis, il laissa MM. Provencher et Cameron partir en avant. Ces messieurs arrivèrent jusqu’à la rivière Sale, à 80 kilomètres au nord de Pembina ; mais à ils trouvèrent la route barricadée et gardée par quatre cents métis bien armés à pied et à cheval, Provencher, arrêté sans autre forme de procès, passa vingt-quatre heures enfermé dans l’église de Saint-Norbert, s’attendant à être fusillé, ce qui heureusement n’entrait pas dans le programme des insurgés. Relâché le lendemain, il retourna annoncer au gouverneur l’insuccès de sa mission, et celui-ci dut s’installer dans une masure située à Pembina, sur le territoire américain, où, tout ex-ministre qu’il fût, il passa l’hiver dans des conditions de confort qui le firent surnommer The frosen William, — Guillaume le Morfondu.

Maison du gouverneur Mac-Dougall, à Pembina. — Dessin de H. Clerget, d’après une gravure américaine.

Les Canadiens immigrés ayant alors essayé de soulever la population de langue anglaise, les métis, pour les prévenir, occupèrent le Fort Garry, et s’y fortifièrent (3 novembre 1869) tout en protestant de leur respect pour le gouverneur Mac-Tavish qui représentait encore l’autorité de la Compagnie. Le 16 novembre, le comité national convoqua à Fort Garry une convention de vingt-quatre délégués choisis en nombre égal parmi les habitants anglais et français. Les métis écossais, sans vouloir aller aussi loin que les métis français, restèrent sourds aux excitations de ceux qui les sollicitaient de prendre les armes contre le comité.

Un métis français. — Dessin de P. Sellier, d’après une photographie.

Réduit à ses propres forces, le parti canadien anglais tenta une première échauffourée qui se termina par le siége de la maison du docteur Schultz et l’emprisonnement de ses partisans ; ce fut alors que M. Mac-Dougall se laissa entraîner à un acte qui lui attira par la suite le plus humiliant désaveu. De sa propre autorité, et sans attendre des instructions d’Ottawa, il lança au nom de la reine une proclamation qui mettait fin au gouvernement de la Compagnie de la baie d’Hudson et réunissait tout le Nord-Ouest au Canada. Il alla, dans son aveuglement, jusqu’à solliciter contre des sujets britanniques le concours des plus sanguinaires d’entre les sauvages, les Sioux, auteurs des massacres du Minnesota, dont une bande, réfugiée depuis 1862 sur le territoire britannique, vivait près de Portage la Prairie.

La mesure était comble : le comité national réitéra son refus de reconnaître les pouvoirs de M. Mac-Dougall, et, le 8 décembre, considérant que la dépossession du gouvernement de la baie d’Hudson, jusqu’alors la seule autorité légale dans le Nord-Ouest, laissait le pays exposé à tous les dangers de l’anarchie, il se constitua en un gouvernement provisoire. Louis Riel fut proclamé président le 27 décembre à la place de John Bruce. Un Irlandais, nommé O’Donohue, quelque peu suspect de fénianisme, fut son ministre de l’intérieur ; un métis, Ambroise Lépine, son adjudant général. Comme à tout gouvernement, même provisoire, il faut un pavillon, on décida d’adopter des couleurs rappelant l’origine du peuple métis et l’on choisit… le drapeau blanc fleurdelisé au milieu duquel, sans doute pour complaire à O’Donohue, on plaça la harpe d’Irlande ; et voilà comment, en l’an de grâce 1870, le drapeau blanc et les fleurs de lis furent, dans un coin reculé de l’Amérique du Nord, l’emblème d’un mouvement révolutionnaire.

Au Canada, la nouvelle de ces événements produisit la plus vive émotion. M. Mac-Dougall fut réprimandé, et des commissaires, parmi lesquels deux Canadiens-Français, MM. Thibault et de Salaberry, furent envoyés pour s’aboucher avec le nouveau gouvernement, dont on reconnaissait par là implicitement l’existence de fait. M. Donald Smith, de la Compagnie de la baie d’Hudson, obtint qu’une assemblée plénière des habitants du pays serait convoquée à Fort Garry. Elle eut lieu le 18 janvier 1870. M. Donald Smith prit la parole au nom du gouvernement canadien, promettant que tous les droits des anciens habitants seraient respectés, et qu’aucune poursuite ne serait intentée à l’occasion des troubles. Les conditions de l’entrée du Nord-Ouest dans la confédération furent discutées entre les commissaires et quarante délégués élus par l’assemblée. Riel fut confirmé provisoirement dans ses pouvoirs par les trois quarts des délégués, et une députation de trois membres, le juge Black, messire Ritchot et M. A. H. Scott, fut chargée d’aller présenter à Ottawa la « déclaration des droits » des colons de la Rivière Rouge.

Riel. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Tout allait être arrangé sans effusion de sang, quand le docteur Schultz, évadé de prison, tenta encore une fois de renverser par la force le gouvernement que venait de confirmer le suffrage populaire. Il parvint à rassembler à Saint-André, à 15 ou 18 kilomètres en aval de Fort Garry, cinq à six cents blancs et métis anglais avec deux cents sauvages et donna l’ordre de commencer la guerre à outrance contre les Français sur toute l’étendue du pays. Un de ses émissaires fut arrêté et condamné à mort ; mais la sentence ne fut point exécutée, grâce aux efforts de deux chefs métis, Ambroise Lépine et Goulet. Quant à sa troupe, son avant-garde, commandée par un ex-major de milices nommé Boulton, fut dispersée par Ambroise Lépine à la tête d’une trentaine de cavaliers métis. Houlton fut pris, le reste de « l’armée » du docteur se débanda, et lui-mème s’enfuit par un froid terrible jusqu’à la frontière des États-Unis. Le major Boulton, condamné par une cour martiale, dut la vie aux instances de M. Donald Smith, qui fit les plus louables efforts pour amener la pacification du pays.

Lépine. — Dessin de E. Ronjat, d’après une photographie.

Les prisonniers faits lors des deux tentatives de soulèvement du parti anglais étaient enfermés au Fort Garry. Il paraît que l’un d’eux, Th. Scott, parvint un jour à forcer les portes de sa prison et se livra à des voies de fait sur les hommes chargés de sa garde. Une première fois on se contenta de le menacer ; mais à la suite de nouveaux actes de violence, il fut traduit devant une cour martiale composée de sept chefs métis présidés par Ambroise Lépine, condamné à mort le 3 mars et fusillé le 4.

Cette mort causa une énorme sensation dans le pays et au Canada ; l’exécution avait été entourée d’un certain mystère ; le corps lui-même avait disparu — on croit généralement qu’il fut jeté de nuit à la rivière — et le bruit se répandait bientôt que des incidents d’une regrettable barbarie avaient marqué la fin de ce triste drame. Dans la province d’Ontario, dont Scott était natif, l’excitation fut telle, que l’un des délégués de la Rivière Rouge — le P. Ritchot — fut arrêté en arrivant à Ottawa. On le relâcha presque aussitôt ; mais, par contre, le lieutenant-gouverneur d’Ontario lança une proclamation promettant une récompense de plusieurs milliers de dollars pour l’arrestation de Riel et de ses complices.

Cependant le gouvernement canadien avait fait en toute hâte revenir de Rome, où il assistait au concile de 1870, l’évêque — aujourd’hui archevêque — de Saint-Boniface, Mgr Taché, dont la grande influence sur les métis pouvait contribuer puissamment à l’apaisement des esprits. L’évêque arriva malheureusement à Fort Garry quelques jours trop tard pour prévenir l’exécution de Scott ; mais rien ne fut retiré des promesses que lui avait faites le gouvernement d’Ottawa. Les délégués furent reçus comme les envoyés d’un gouvernement régulier, on leur renouvela la promesse d’une amnistie complète, et les conditions posées par eux au sujet de l’entrée du Nord-Ouest dans la Confédération furent acceptées par le parlement canadien lui-même.

Le district de la Rivière Rouge était érigé en province autonome sous le nom de Manitoba. Un lieutenant-gouverneur, des ministres responsables, deux chambres, l’une à vie, l’autre élective, y devaient assurer le régime parlementaire. Une subvention prise sur les finances de la Confédération devait pourvoir à la plus grande partie des dépenses provinciales jusqu’à ce que la population comptât quatre cent mille âmes. Les langues française et anglaise étaient placées sur un pied de parfaite égalité dans la législature et devant les tribunaux. Après le vote de cet acte, la métropole ne s’opposa plus au départ de l’expédition que devait conduire à la Rivière Rouge le colonel sir Garnet Wolseley.

Quant à l’amnistie, c’était une prérogative royale que la Couronne n’exerce d’ordinaire que sur l’avis du gouverneur général et de ses ministres responsables. Il paraît que ceux-ci hésitèrent devant l’impopularité qu’une démarche en ce sens devait forcément leur faire encourir dans le haut Canada, tout entier à son désir de venger la mort de Scott. L’amnistie promise ne fut donc point proclamée, mais sous main on faisait assurer Mgr Taché qu’elle le serait à bref délai. Aussi l’évêque s’opposa-t-il de toutes ses forces à la résolution prise un moment par les métis de combattre l’expédition canadienne, si son avant-garde n’était précédée de l’amnistie. Il réussit, et sir Garnet Wolseley arriva sans résistance devant Fort Garry.

Maison de M. Donald Smith, de la Compagnie de la baie d’Hudson. — Dessin de H. Clerget, d’après une gravure américaine.

Aucune poursuite judiciaire ne fut commencée. Bien plus, lorsque, l’année suivante, les fénians rassemblés dans le Minnesota menacèrent la nouvelle province, le lieutenant-gouverneur Archibald, homme conciliant et modéré, successeur du fameux Mac-Dougall, demanda et obtint pour repousser l’invasion le concours de tous les éléments de la population. Les métis français répondirent à son appel, et l’on vit le lieutenant-gouverneur serrer publiquement la main de Riel. Celui-ci donna encore une autre preuve de son abnégation en renonçant au mandat de représentant aux Communes fédérales que voulaient lui conférer les électeurs d’un des comtés français de Manitoba, celui de Provencher[1]. Il désigna lui-même aux suffrages de ses partisans le ministre fédéral de la milice, sir George Cartier, qui venait d’être rejeté par la ville de Montréal.

Et l’on attendait toujours l’amnistie !

Aussitôt après la mise en vigueur de l’acte de Manitoba, on avait vu tomber à Winnipeg une avalanche d’Irlandais en quête de positions sociales. Plusieurs d’entre eux, notamment un médecin, le docteur O’Donnell, et un avocat nommé Clarke, affichèrent d’exubérantes sympathies pour la cause des métis. Le premier entra bientôt à la Chambre haute (Conseil législatif) et le second se fit élire à la « Chambre d’assemblée » par une paroisse française. Clarke, homme ambitieux, énergique, parlant les deux langues officielles et dont l’existence passée fourmillait d’aventures, était un de ces légistes comme on en rencontre parfois dans le Nouveau-Monde, qui du jour au lendemain peuvent se transformer indifféremment en chefs de flibustiers. On assurait d’ailleurs qu’il avait exercé concurremment les deux professions dans l’une des Républiques de l’Amérique centrale. C’était en un mot le type du « Border Man », ou homme des frontières.

À peine député, il se poussa si bien, qu’il devint membre du cabinet en qualité de procureur général de la province, — un ministre de la justice au petit pied ; — puis, suivant l’usage irlandais, il pensa à se débarrasser des anciens amis qui pouvaient lui porter ombrage et retarder sa marche ascensionnelle vers la Chambre des communes du Canada. Sir George Cartier venait de mourir ; les électeurs du comté du Provencher allaient être prochainement appelés à élire son successeur. Riel était sur les rangs, et il s’agissait de l’en exclure. On trouva facilement un ami de Scott pour demander un « warrant » contre Riel et Lépine. O’Donnell signa la pièce préparée par son compère Clarke, et la police de ce dernier se mit de suite en campagne. Le constable D***, ancien sous-officier français et fort triste personnage, trouva Lépine et manqua Riel.

Je pus assister à quelques-unes des séances de l’instruction du procès de Lépine, qui avait choisi pour défenseur M. Royal, secrétaire provincial, et collègue au ministère de celui à qui était due l’arrestation de son client. M. Royal se fit seconder dans cette tâche par M. Dubuc, son associé. Clarke faisait soutenir l’accusation au nom de la partie civile par un compère nommé Cornish, avocat retors, mais fort peu estimé, qui tout récemment avait été mis à la porte d’un bal donné au Fort Garry où il s’était présenté absolument ivre. C’était, on le voit, un autre « homme des frontières ».

Le magistrat chargé de l’interrogatoire tait un Canadien-Français, le juge B**, ancien avocat du barreau de Montréal et associé de feu sir George Cartier. Son attitude en cette occasion surprit désagréablement ses meilleurs amis. On eût dit que la crainte de paraître partial en faveur de l’accusé le faisait verser dans l’excès contraire. Aussi fut-il attaqué avec la dernière violence dans presque tous les journaux français de la province de Québec. En fin de cause, Lépine fut maintenu en arrestation pour être traduit devant les grands jurés (le jury) à leur prochaine session.

Cette instruction préliminaire avait été conduite à la fois en français et en anglais.

Chef cri. — Dessin de A. Dupuy, d’après une photographie.

Quelques jours auparavant j’avais assisté à une séance de la Cour d’assises, — la « cour du banc de la Reine », comme on l’appelle, — où les débats étaient encore beaucoup plus compliqués de difficultés linguistiques. Plusieurs des accusés dont on jugeait le procès étaient des Indiens obéissant à tel ou tel chef cri et des métis des paroisses en haut de l’Assiniboine, beaucoup plus familiers avec la langue crie qu’avec aucun des deux idiomes civilisés de la province. Les accusations, dépositions, interrogatoires et réponses étaient donc traduits du cri en français et réciproquement par un métis interprète, et le tout l’était ensuite en anglais à l’usage de ceux des jurés qui n’entendaient que cette langue. Les avocats, le procureur et le juge débitaient également leur harangue en partie double.

H. de Lamothe.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. La province de Manitoba nomme quatre députés au parlement fédéral. Elle à été, par conséquent, divisée en quatre districts électoraux ou comtés. Deux portent des noms anglais : Selkirk a reçu le nom du fondateur de la colonie ; Lisgar, celui du gouverneur général du Canada au moment de l’annexion. Deux ont des dénominations françaises : Marquette, en l’honneur du Père jésuite qui, au dix-septième siècle, explora le premier, avec le Canadien Joliet, les bords du lac Supérieur, le haut Mississipi et la Rivière Rouge ; enfin Provencher perpétue le souvenir du premier évêque catholique de Saint-Boniface. Récemment le pays a été partagé en treize sous-comtés, destinés à devenir des comtés lorsque le permettra le nombre de leurs habitants.