Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Avant-propos
L’ambition de dominer sur les esprits est une des plus fortes passions. Un théologien, un missionnaire, un homme de parti veut conquérir comme un prince ; et il y a beaucoup plus de sectes dans le monde qu’il n’y a de souverainetés. À qui soumettrai-je mon âme ? Serai-je chrétien, parce que je serai de Londres ou de Madrid ? Serai-je musulman, parce que je serai né en Turquie ? Je ne dois penser que par moi-même et pour moi-même ; le choix d’une religion est mon plus grand intérêt. Tu adores un Dieu par Mahomet ; et toi, par le grand lama ; et toi, par le pape. Eh, malheureux ! adore un Dieu par ta propre raison.
La stupide indolence dans laquelle la plupart des hommes croupissent sur l’objet le plus important semblerait prouver qu’ils sont de misérables machines animales, dont l’instinct ne s’occupe que du moment présent. Nous traitons notre intelligence
comme notre corps ; nous les abandonnons souvent l’un et l’autre pour quelque argent à des charlatans. La populace meurt, en Espagne, entre les mains d’un vil moine et d’un empirique ; et la nôtre, à peu près de même[1]. Un vicaire, un dissenter, assiégent leurs derniers moments.
Un très-petit nombre d’hommes examine ; mais l’esprit de parti, l’envie de se faire valoir les préoccupe. Un grand homme[2], parmi nous, n’a été chrétien que parce qu’il était ennemi de Collins ; notre Whiston[3] n’était chrétien que parce qu’il était arien. Grotius ne voulait que confondre les gomaristes. Bossuet soutint le papisme contre Claude, qui combattait pour la secte calviniste. Dans les premiers siècles, les ariens combattaient contre les athanasiens. L’empereur Julien et son parti combattaient contre ces deux sectes ; et le reste de la terre contre les chrétiens, qui disputaient avec les juifs. À qui croire ? il faut donc examiner : c’est un devoir que personne ne révoque en doute. Un homme qui reçoit sa religion sans examen ne diffère pas d’un bœuf qu’on attelle.
Cette multitude prodigieuse de sectes dans le christianisme forme déjà une grande présomption que toutes sont des systèmes d’erreur. L’homme sage se dit à lui-même : Si Dieu avait voulu me faire connaître son culte, c’est que ce culte serait nécessaire à notre espèce. S’il était nécessaire, il nous l’aurait donné à tous lui-même, comme il a donné à tous deux yeux et une bouche. Il serait partout uniforme, puisque les choses nécessaires à tous les hommes sont uniformes. Les principes de la raison universelle sont communs à toutes les nations policées, toutes reconnaissent un Dieu : elles peuvent donc se flatter que cette connaissance est une vérité. Mais chacune d’elles a une religion différente ; elles peuvent donc conclure qu’ayant raison d’adorer un Dieu, elles ont tort dans tout ce qu’elles ont imaginé au delà.
Si le principe dans lequel l’univers s’accorde paraît vraisemblable, les conséquences diamétralement opposées qu’on en tire paraissent bien fausses ; il est naturel de s’en défier. La défiance augmente quand on voit que le but de tous ceux qui sont à la tête des sectes est de dominer et de s’enrichir autant qu’ils le peuvent, et que, depuis les daïris du Japon jusqu’aux évêques de Rome, on ne s’est occupé que d’élever à un pontife un trône fondé sur la misère des peuples, et souvent cimenté de leur sang.
Que les Japonais examinent comment les daïris les ont longtemps subjugués ; que les Tartares se servent de leur raison pour juger si le grand lama est immortel ; que les Turcs jugent leur Alcoran ; mais, nous autres chrétiens, examinons notre Évangile. Dès là que je veux sincèrement examiner, j’ai droit d’affirmer que je ne tromperai pas : ceux qui n’ont écrit que pour prouver leur sentiment me sont suspects.
Pascal commence par révolter ses lecteurs, dans ses pensées informes qu’on a recueillies : « Que ceux qui combattent la religion chrétienne, dit-il, apprennent à la connaître, etc.[4] » Je vois à ces mots un homme de parti qui veut subjuguer.
On m’apprend qu’un curé, en France, nommé Jean Meslier, mort depuis peu[5], a demandé pardon à Dieu, en mourant, d’avoir enseigné le christianisme[6]. Cette disposition d’un prêtre à l’article de la mort fait sur moi plus d’effet que l’enthousiasme de Pascal. J’ai vu en Dorsetshire, diocèse de Bristol, un curé renoncer à une cure de deux cents livres sterling, et avouer à ses paroissiens que sa conscience ne lui permettait pas de leur prêcher les absurdes horreurs de la secte chrétienne. Mais ni le testament de Jean Meslier, ni la déclaration de ce digne curé, ne sont pour moi des preuves décisives. Le juif Uriel Acosta[7] renonça publiquement à l’Ancien Testament dans Amsterdam ; mais je ne croirai pas plus le juif Acosta que le curé Meslier. Je dois lire les pièces du procès avec une attention sévère, ne me laisser séduire par aucun des avocats, peser devant Dieu les raisons des deux partis, et décider suivant ma conscience. C’est à moi de discuter les arguments de Wollaston et de Clarke, mais je ne puis en croire que ma raison.
J’avertis d’abord que je ne veux pas toucher à notre Église anglicane, en tant qu’elle est établie par actes de parlement. Je la regarde d’ailleurs comme la plus savante et la plus régulière de l’Europe. Je ne suis point de l’avis du Whig indépendant, qui semble vouloir abolir tout sacerdoce, et le remettre aux mains des pères de famille, comme du temps des patriarches. Notre société, telle qu’elle est, ne permet pas un pareil changement. Je pense qu’il est nécessaire d’entretenir des prêtres, pour être les maîtres des mœurs et pour offrir à Dieu nos prières. Nous verrons s’ils doivent être des joueurs de gobelets, des trompettes de discorde, et des persécuteurs sanguinaires. Commençons d’abord par m’instruire moi-même.
- ↑ Non ; milord Bolingbroke va trop loin : on vit et on meurt comme on veut chez nous. Il n’y a que les lâches et les superstitieux qui envoient chercher un prêtre. Et ce prêtre se moque d’eux. Il sait bien qu’il n’est pas ambassadeur de Dieu auprès des moribonds.
Mais, dans les pays papistes, il faut qu’au troisième accès de fièvre on vienne vous effrayer en cérémonie, qu’on déploie devant vous tout l’attirail d’une extrême-onction et tous les étendards de la mort. On vous apporte le Dieu des papistes escorté de six flambeaux. Tous les gueux ont le droit d’entrer dans votre chambre ; plus on met d’appareil à cette pompe lugubre, plus le bas clergé y gagne. Il vous prononce votre sentence, et va boire au cabaret les épices du procès. Les esprits faibles sont si frappés de l’horreur de cette cérémonie que plusieurs en meurent. Je sais que M. Falconet, un des médecins du roi de France, ayant vu une de ses malades tourner à la mort au seul spectacle de son extrême-onction, déclara au roi qu’il ne ferait jamais plus administrer les sacrements à personne. (Note de Voltaire, 1771.)
- ↑ Je crois que Voltaire veut ici parler de Samuel Clarke (né en 1675, mort en 1729), qui a publié une réfutation de l’ouvrage de Collins sur la liberté de l’homme. (B.)
- ↑ Guillaume Whiston, né en 1667, mort en 1752. Il vivait encore à la date où l’Examen important est censé avoir été composé.
- ↑ Pascal a dit : « Que ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant de la combattre. » (B.)
- ↑ L’Examen important est censé écrit en 1736. Meslier était mort en 1733. Voyez, tome XXIV, page 293 et suiv., l’Extrait des sentiments de Jean Meslier.
- ↑ Cela est très-vrai ; il était curé d’Étrépigny, près Rocroi, sur les frontières de la Champagne. Plusieurs curieux ont des extraits de son testament. (Note de Voltaire, 1776.)
- ↑ Voyez son article dans la neuvième des Lettres à S. A. monseigneur le prince de ***.
dans le chapitre qui était alors le xiie mais qui n’est que le xie : Quelle idée il faut se former de Jésus, etc.
Les notes de l’Examen important sont de diverses époques. J’ai mis la date à chaque note. On verra que quelquefois la fin est de beaucoup postérieure au commencement. Lorsque j’ai eu à faire des additions à des notes, j’ai mis ces additions entre deux crochets ; ce qui est entre parenthèses est de Voltaire.
Dans beaucoup d’éditions des Œuvres de Voltaire, à la suite de l’Examen important on a placé une Défense de milord Bolingbroke, qui n’y a aucun rapport, qui lui est antérieure de quinze ans, et que j’ai, par cette raison, mise à sa date, voyez tome XXIII, page 547). (B.)