Examen important de Milord Bolingbroke/Édition Garnier/Chapitre 1
Le christianisme est fondé sur le judaïsme[1] : voyons donc si le judaïsme est l’ouvrage de Dieu. On me donne à lire les livres de Moïse, je dois m’informer d’abord si ces livres sont de lui.
1° Est-il vraisemblable que Moïse ait fait graver le Pentateuque, ou du moins les livres de la loi, sur la pierre, et qu’il ait eu des graveurs et des polisseurs de pierre dans un désert affreux, où il est dit que son peuple n’avait ni tailleurs, ni faiseurs de sandales, ni d’étoffes pour se vêtir, ni de pain pour manger, et où Dieu fut obligé de faire un miracle continuel pendant quarante années[2] pour conserver les vêtements de ce peuple, et pour le nourrir ?
2° Il est dit dans le livre de Josué[3] que l’on écrivit le Deutéronome sur un autel de pierres brutes enduites de mortier. Comment écrivit-on tout un livre sur du mortier ? comment ces lettres ne furent-elles pas effacées par le sang qui coulait continuellement sur cet autel ? et comment cet autel, ce monument du Deutéronome, subsista-t-il dans le pays où les Juifs furent si longtemps réduits à un esclavage que leurs brigandages avaient tant mérité ?
3° Les fautes innombrables de géographie, de chronologie, et les contradictions qui se trouvent dans le Pentateuque, ont forcé plusieurs Juifs et plusieurs chrétiens à soutenir que le Pentateuque ne pouvait être de Moïse. Le savant Leclerc, une foule de théologiens, et même notre grand Newton, ont embrassé cette opinion ; elle est donc au moins très-vraisemblable.
4° Ne suffit-il pas du simple sens commun pour juger qu’un livre qui commence par ces mots : « Voici[4] les paroles que prononça Moïse au delà du Jourdain, » ne peut être que d’un faussaire maladroit, puisque le même livre assure que Moïse ne passa jamais le Jourdain[5] ? La réponse d’Abbadie, qu’on peut entendre en deçà par au delà, n’est-elle pas ridicule ? et doit-on croire à un prédicant mort fou en Irlande, plutôt qu’à Newton, le plus grand homme qui ait jamais été ?
De plus, je demande à tout homme raisonnable s’il y a quelque vraisemblance que Moïse eût donné dans le désert des préceptes aux rois juifs, qui ne vinrent que tant de siècles après lui, et s’il est possible que, dans ce même désert, il eût assigné[6] quarante-huit villes avec leurs faubourgs pour la seule tribu des lévites, indépendamment des décimes que les autres tribus devaient leur payer[7] ? Il est sans doute très-naturel que des prêtres aient tâché d’engloutir tout ; mais il ne l’est pas qu’on leur ait donné quarante-huit villes dans un petit canton où il y avait à peine alors deux villages : il eût fallu au moins autant de villes pour chacune des autres hordes juives ; le total aurait monté à quatre cent quatre-vingts villes avec leurs faubourgs. Les Juifs n’ont pas écrit autrement leur histoire. Chaque trait est une hyperbole ridicule, un mensonge grossier, une fable absurde[8].
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Supposé, par un impossible, qu’une secte aussi absurde et aussi affreuse que le judaïsme fût l’ouvrage de Dieu, il serait démontré en ce cas, et par cette seule supposition, que la secte des galiléens n’est fondée que sur l’imposture. Cela est démontré en rigueur.
Dès qu’on suppose une vérité quelconque, énoncée par Dieu même, constatée par les plus épouvantables prodiges, scellée du sang humain ; dès que Dieu, selon vous, a dit cent fois que cette vérité, cette loi, sera éternelle ; dès qu’il a dit dans cette loi qu’il faut tuer sans miséricorde celui qui voudra retrancher de sa loi ou y ajouter ; dès qu’il a commandé que tout prophète [Deut., xiii, 1, 5, 6] qui ferait des miracles pour substituer une nouveauté à cette ancienne loi fût mis à mort par son meilleur ami, par son frère : il est clair comme le jour que le christianisme, qui abolit, le judaïsme dans tous ses rites, est une religion fausse et directement ennemie de Dieu même.
On allègue que la secte des chrétiens est fondée sur la secte juive. C’est comme si on disait que le mahométisme est fondé sur la religion antique des Sabéens : il est né dans leur pays ; mais, loin d’être né du sabisme, il l’a détruit.
Ajoutez à ces raisons un argument beaucoup plus fort : c’est qu’il n’est pas possible que l’Être immuable, ayant donné une loi à ce prétendu Noé, ignoré de toutes les nations, excepté des Juifs, en ait donné ensuite une autre du temps d’un Pharaon, et enfin une troisième du temps de Tibère. Cette indigne fable d’un Dieu qui donne trois religions différentes et universelles à un misérable petit peuple ignoré serait ce que l’esprit humain a jamais inventé de plus absurde, si tous les détails suivants ne l’étaient davantage. (Note de Voltaire, 1771.)
- ↑ Deutéronome, xxix, 5.
- ↑ viii, 32.
- ↑ Deutéronome, i, 1.
- ↑ Deutéronome, iii, 27, et xxxi, 2 ; Dieu dit à Moïse : « Vous ne passerez pas le Jourdain. » Voyez aussi ibid., xxxiv, 4 ; et Nombres, xx, 12.
- ↑ Deutéronome, chap. xiv. (Note de Voltaire.)
- ↑ Nombres, chap. xxxv, verset 7. (Id.)
- ↑ Milord Bolingbroke s’est contenté d’un petit nombre de ces preuves ; s’il avait voulu, il en aurait rapporté plus de deux cents. Une des plus fortes, à notre avis, qui font voir que les livres qu’on prétend écrits du temps de Moïse et de Josué sont écrits en effet du temps des rois, c’est que le même livre est cité dans l’histoire de Josué, et dans celle des rois juifs. Ce livre est celui que nous appelons le Droiturier, et que les papistes appellent l’Histoire des Justes, ou le Livre du Roi.
Quand l’auteur du Josué parle du soleil qui s’arrêta sur Gabaon, et de la lune qui s’arrêta sur Aïalon en plein midi, il cite ce Livre des Justes. (Josué, chap. x, verset 13.)
Quand l’auteur des chroniques ou des Livres des Rois parle du cantique composé par David sur la mort de Saül et de son fils Jonathas, il cite encore ce Livre des Justes. (Rois, livre II, chapitre i, verset 18.) Or, s’il vous plaît, comment le même livre peut-il avoir été écrit dans le temps qui touchait à Moïse, et dans le temps de David ? Cette horrible bévue n’avait point échappé au lord Bolingbroke ; il en parle ailleurs. C’est un plaisir de voir l’embarras de cet innocent de dom Calmet, qui cherche en vain à pallier une telle absurdité. (Note de Voltaire, 1771.) — Le mot ailleurs, employé dans l’avant-dernière phrase de cette note, désigne probablement le chapitre xv de Dieu et les Hommes, ouvrage qui est de 1769, et conséquemment antérieur à cette note. (B.)