Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/8

VIII

DE LA GÉNÉRATION DES VERS PARASITES

(EXPÉRIENCES DE M. VAN BENEDEN)

Dès la fin du xviie siècle, Redi avait fait voir, dans son livre sur les animaux vivants qui se trouvent dans les animaux vivants[1], que ces vers intérieurs, ces vers intestinaux, ces vers parasites, dont on ne manquait pas alors d’attribuer l’origine à la génération spontanée, étaient pourvus d’organes distincts pour les deux sexes ; qu’il y avait donc des mâles et des femelles ; qu’ils s’accouplaient ; qu’ils produisaient des œufs, et beaucoup d’œufs.

Redi n’avait guère pu étudier encore qu’une partie de ces vers, ceux dont l’organisation est la mieux marquée, les lombrics, les ascarides, les strongles, etc.[2]. M. Van Beneden a étudié tous les vers intérieurs, tous les vers intestinaux, jusqu’à ceux dont la structure paraît la plus simple. Il a trouvé dans tous des organes génitaux, et même, chose assez remarquable, des organes génitaux très-compliqués.

Mais ce n’est pas pour des faits de ce genre, pour des faits auxquels on pouvait plus ou moins s’attendre, que je cite ici M. Van Beneden.

Il y a quelques années à peine, on ne connaissait rien de la transmigration et des métamorphoses des vers parasites. Personne ne se doutait qu’un ver parasite fût destiné à passer une partie de sa vie dans un animal, et l’autre partie dans un autre ; qu’il fallait même qu’il en fût ainsi pour que ce ver pût parcourir toutes les phases de son développement ; qu’une de ces phases, celle de l’état fœtal, devait se passer dans un animal herbivore, et l’autre phase, celle de l’état adulte, dans un animal carnivore.

C’est ce que M. Van Beneden vient de nous apprendre. Il nous fait voir que certains parasites passent d’un animal à un autre ; qu’il faut même qu’ils changent d’animal, comme d’hôtellerie (c’est un mot que je lui emprunte) ; et qu’enfin cette transmigration, ce passage d’un animal à un autre ne se fait pas d’une manière accidentelle, fortuite, mais régulièrement, et d’après des lois fixes.

Règle générale, tout animal a ses parasites ; mais, indépendamment de leurs parasites propres, plusieurs animaux, particulièrement les herbivores (lesquels sont destinés à servir de pâture aux carnivores), logent et nourrissent des vers qui, à rigoureusement parler, ne sont pas à eux, et ne font que passer par eux pour arriver aux carnivores auxquels ils appartiennent véritablement et définitivement.

Ces vers restent toujours imparfaits, ne deviennent jamais adultes dans l’animal herbivore ; ils ne deviennent parfaits et adultes que dans l’animal carnivore. C’est ainsi que le lapin loge et nourrit transitoirement le cysticerque pisiforme, qui ne deviendra adulte que dans le chien ; la souris, le cysticerque fasciolaris, qui ne deviendra adulte que dans le chat ; le mouton, le cœnure, qui ne deviendra adulte que dans le loup, que dans le chien, etc.

Tout ver parasite, du groupe de ceux dont je parle ici, passe par trois phases. La première est celle de l’œuf : l’œuf, pondu dans l’intestin du carnivore, est expulsé, rejeté avec les excréments. La seconde phase est celle de l’embryon : l’œuf, avalé par l’herbivore, qui le trouve sur l’herbe qu’il broute, éclôt dans l’intérieur de l’herbivore, et l’embryon y prend son premier développement, son développement embryonnaire ; c’est alors un cysticerque, un cœnure. La troisième phase est celle de l’adulte : le cysticerque ou le cœnure, avalé par le carnivore, qui dévore l’herbivore, prend, dans ce carnivore, son dernier et définitif développement, et c’est maintenant un ténia.

Le même ver est donc successivement œuf pondu et rejeté à l’extérieur ; cysticerque ou cœnure, dans l’animal herbivore ; et ténia dans l’animal carnivore.

Le mouton avale l’œuf du ténia, qui a été rejeté par le chien sur l’herbe qu’il broute ; cet œuf, éclos dans l’intestin du mouton, s’y transforme en cœnure, qui, petit à petit, gagne le cerveau du mouton et lui donne le tournis. Là, si le mouton n’est pas dévoré par un carnivore, le cœnure reste cœnure et ne poursuit pas le cours de son développement.

Mais si le cerveau du mouton est dévoré par le chien ou par le loup, le cœnure de ce cerveau passe dans l’intestin du chien ou du loup, et s’y transforme en ténia, en ver solitaire.

« Le lapin, dit M. Van Beneden, trouve les œufs sur l’herbe qu’il broute ; un embryon à six crochets en sort et pénètre dans ses tissus ; cet embryon est conformé pour fouïr les organes comme la taupe creuse le sol, et pour pénétrer par des galeries qui se forment et se détruisent immédiatement. C’est une aiguille d’acupuncture qui passe. Arrivé au viscère qui doit le nourrir, les crochets, devenus inutiles, tombent, et on voit apparaître une vésicule plus ou moins grande… Cette vésicule ne peut se développer davantage dans le lapin, et meurt avec lui, s’il n’est point dévoré. Au contraire, dès que cette vésicule, qu’on appelle cysticerque, est introduite dans l’estomac du chien, une nouvelle activité se manifeste, le ver s’évagine, passe de l’estomac dans l’intestin, s’attache à ses parois, pousse de nombreux segments, qui sont autant de vers complets et adultes, et l’ensemble présente cette forme rubanaire et segmentée qu’on désigne communément sous le nom de ver solitaire. Le ver solitaire proprement dit de l’homme (tœnia solium) vient du cysticerque celluleux du cochon. L’homme a, d’ailleurs, plusieurs autres ténias, mais on ne connaît encore l’origine que de celui-là[3]. »

« Ce prétendu ver solitaire est donc une colonie composée d’une première sorte d’individus, la tête, qui s’est développée dans le lapin, et d’une seconde sorte, les cucumérins ou segments, qui se forment dans l’homme, et qui réunissent les deux sexes[4]. »

Personne, avant M. Van Beneden, n’avait soupçonné ni ces métamorphoses, qui commencent dans un animal pour se compléter dans un autre, ni ces transmigrations obligées, sans lesquelles un ver ne pourrait passer de son état embryonnaire à son état adulte ; ni cette loi générale qui veut que tous les vers vésiculaires des herbivores deviennent des vers rubanaires dans les carnivores.

Avant M. Van Beneden, le cœnure du mouton et le ténia du chien (tœnia cœnurus) étaient regardés comme deux vers distincts ; c’est le même ver sous deux formes, ou plutôt, à deux âges différents. Il faut en dire autant du cysticerque du lapin et du tœnia serrata, en lequel il se transforme ; on avait fait de ce cysticerque et de ce ténia deux espèces distinctes : c’est la même espèce à deux âges divers. On avait fait, du cysticerque fasciolaris de la souris, et du tœnia crassicollis, en lequel il se transforme dans le chat, deux espèces distinctes ; ce ne sont que deux âges successifs de la même espèce, etc.

Je m’arrête, et pourtant que de détails pleins d’intérêt il me resterait à indiquer encore ! Ce pas, que les Redi, les Swammerdam, les Malpighi, les Réaumur avaient fait, dans les deux derniers siècles, touchant la génération des insectes, M. Van Beneden vient de le faire touchant la génération des vers parasites. Il ne restait plus à le faire que pour les infusoires. M. Balbiani l’a fait. Voyez le chapitre qui suit.

  1. Osservazioni intorno agli animali viventi che si trovano negli animali viventi, 1684.
  2. Osservazioni, ecc., p. 34 et suivantes.
  3. De l’homme et de la perpétuation des espèces dans les rangs inférieurs, p. 30. (1859.)
  4. Le ver solitaire de l’homme (tœnia solium), vient du cysticerque celluleux du cochon. C’est ce ver qui produit, sur le porc, la maladie dégoûtante qu’on nomme ladrerie ; il pénètre jusque dans le cœur, dans les yeux, etc.