Examen du livre de M. Darwin sur l’origine des espèces/7

VII

DE LA GÉNÉRATION DES INSECTES


DE REDI

La terre est la mère commune de tout ce qui vit, disaient les anciens. Et de cette origine si simple, l’homme lui-même n’était pas excepté. Cependant Épicure veut bien convenir que, de son temps, la terre épuisée ne produisait plus d’hommes ni de grands animaux ; elle ne produisait plus que des insectes, mais elle produisait tous les insectes.

Au beau milieu du xviie siècle, en 1668, époque où parut l’ouvrage de Redi[1], la science en était juste au point où Épicure l’avait laissée.

Et même, à la rigueur, ce n’était plus la terre, mère encore assez noble, c’était la corruption, la putréfaction, c’étaient les herbes, les fruits, le fromage pourri, c’étaient les chairs corrompues qui produisaient les insectes.

De plus, chaque espèce de chair corrompue produisait son espèce particulière d’insectes : la chair corrompue du taureau produisait des abeilles ; celle du cheval, des guêpes ; celle de l’âne, des scarabées ; celle de l’écrevisse, des scorpions ; celle des canards, des crapauds, etc. Redi a eu la constance de soumettre à l’expérience toutes ces opinions, jusqu’aux plus absurdes ; et non-seulement ni la chair du taureau n’a donné des abeilles, ni celle du cheval des guêpes, ni celle de l’âne des scarabées, etc., mais aucune chair corrompue n’a donné d’insectes.

Voici la manière dont a procédé Redi.

Dans un vase de verre, Redi met un morceau de chair fraîche et saine, et il laisse le vase ouvert. Bientôt la chair se corrompt ; les mouches accourent de toutes parts sur la chair corrompue et y déposent leurs œufs ou leurs vers[2]. Au bout de quelques jours, les vers se transforment en chrysalides, et ces chrysalides en mouches, en mouches les plus ordinaires, les plus communes, en celles-là même que Redi avait vues naguère se poser sur les chairs pourries et y déposer leurs œufs ou leurs vers. « Les mouches qui s’y formaient, dit Redi, étaient de même espèce que celles que j’avais vues s’y poser[3]. »

Dans un autre vase de verre, Redi met de la chair fraîche, et il ferme immédiatement le vase ; la chair se corrompt encore, mais elle a beau se corrompre, il ne s’y produit point de vers.

Redi fait mieux. Dans ce vase fermé, l’air n’avait pu se renouveler. Redi fait construire une espèce de cage, qu’il entoure d’une gaze fine ; et dès lors c’est sur la gaze elle-même que les mouches viennent déposer leurs œufs. La viande, protégée par la gaze, ne donne point de vers.

« Je conclus donc, dit Redi, que la terre ne produit d’elle-même aucune plante, aucun animal, aucun insecte… Toutes les espèces se perpétuent par le moyen d’une vraie semence ; et si l’on voit tous les jours naître des insectes dans des chairs corrompues, dans des herbes, des fleurs et des fruits pourris, ces matières ne contribuent à la génération des insectes qu’en offrant aux mères un lieu propre à recevoir leurs œufs et en fournissant une nourriture convenable aux petits, lorsqu’ils sont formés[4]. »

De ses expériences sur les chairs corrompues, Redi passe à celles qu’il a faites sur le fromage, sur les herbes, sur les fruits pourris, etc. ; et le résultat est encore le même, comme on pense bien. Dès qu’on préserve les matières pourries du contact des mouches, il ne s’y produit plus de vers ; aucune matière pourrie, aucune matière morte ne produit d’animal vivant : ce n’est pas de la mort que naît la vie.

Voilà, certes, des expériences très-nettes, très-précises, admirablement conduites. Mais, ô faiblesse à peine croyable et défaillance toujours prochaine de l’esprit humain ! ce même Redi, qui vient de prouver si pleinement que tout insecte vient d’un autre insecte et d’un insecte de même espèce, arrivé aux insectes qui se développent dans les feuilles, dans les fruits, dans ces excroissances végétales qu’on appelle des galles, s’imagine que c’est l’arbre, l’arbre vivant, qui produit, à la fois et par la même vertu, la feuille et l’insecte, le fruit et l’insecte, la galle et l’insecte. « Une même vertu, dit-il, produit à la fois les fruits et leurs vers[5]. » — « Le ver de la galle tire son être et sa nourriture de l’arbre[6]. » — « J’ai prouvé, continue-t-il, que les vers naissent sur toutes sortes d’herbes pourvu qu’elles soient imprégnées de la semence de ces insectes ; mais, sans cette condition, il ne s’engendre jamais rien, ni dans les herbes, ni dans les chairs corrompues, ni dans aucune matière privée de vie. Au contraire, je pense que toute matière vivante peut d’elle-même produire des vers qui se transforment en insectes, comme on le voit dans les cerises, les prunes, les poires, et dans les différentes espèces de galles[7]. »

« Il n’est peut-être rien de plus capable, s’écrie à cette occasion Réaumur, d’humilier ceux qui raisonnent le mieux, et de leur inspirer une juste défiance des idées nouvelles qui peuvent s’offrir à eux, que de voir qu’un si bel esprit ait pu adopter un sentiment si peu vraisemblable, ou, pour trancher le mot, si pitoyable, et cela après avoir pourtant balancé s’il ne suivrait pas celui qui était si naturel, et qu’il était même porté à croire vrai, car il avait pensé que les mouches pouvaient déposer des œufs dont les vers des galles sortaient[8]. »

DE SWAMMERDAM

Swammerdam n’était pas homme à s’arrêter à mi-chemin dans une lutte engagée contre un préjugé. « M. Redi, qui a le premier combattu, dit-il, par l’expérience l’opinion de la génération fortuite et spontanée, pensait que les insectes qui se trouvent dans les feuilles et dans les fruits étaient engendrés par la vertu naturelle de cette même âme végétative qui produit les fruits et les plantes[9]. »

Swammerdam reprend donc l’étude des galles, et spécialement celle de la galle du saule, qui avait arrêté Redi. Redi avait cru que les vers de cette galle ne subissaient point de transformation. Swammerdam voit ces vers se transformer en mouches ; et ce n’est pas tout, il trouve, dans l’intérieur de ces petites mouches, des œufs entièrement semblables à ceux que contient la galle : les œufs de la galle viennent donc de la mouche.

Cependant Swammerdam n’était pas tout à fait content. « Je conviens, dit-il, qu’il n’y aurait plus rien à répliquer, si j’avais pu surprendre la mère de ces petits vers dans l’action même de la ponte ; je ne désespère pas de prendre ainsi quelque jour la nature sur le fait[10]. »

Cette bonne fortune était réservée à l’un de ses plus célèbres successeurs, à Malpighi.

DE MALPIGHI

Fontenelle, dans ce beau tableau du xviie siècle où il nous peint Descartes enseignant aux géomètres des routes inconnues, Néper inventant les logarithmes, Harvey découvrant la circulation du sang, Pecquet, le cours du chyle, Thomas Bertholin, les vaisseaux lymphatiques, caractérise ainsi Malpighi : « Marcel Malpighi, célèbre par tant de découvertes anatomiques, qui, quelque importantes qu’elles soient, lui feront encore moins d’honneur que l’heureuse idée qu’il a eue, le premier, d’étendre l’anatomie jusqu’aux plantes… »

C’est dans le beau livre de Malpighi sur l’anatomie des plantes qu’il faut étudier les rapports des galles avec les insectes : « Toutes mes observations prouvent, dit Malpighi, que les galles ne sont qu’une espèce de nid pour l’œuf ou le ver, lequel vient toujours d’un parent-animal, jamais d’une plante : à parente animali, nequaquam verò à planta[11]. »

Malpighi s’attache à nous faire voir qu’il n’est aucune partie des plantes sur laquelle des galles ne puissent croître : sur les feuilles, sur leurs pédicules, sur les tiges, sur les branches, sur les jeunes rejetons, sur les racines, sur les bourgeons, sur les fleurs, sur les fruits ; et c’est toujours à un insecte, à un insecte de l’espèce de celui qui a crû dans son intérieur, que la galle doit sa naissance.

Voici comment il raconte la bonne fortune, qui lui arriva un jour, de prendre sur le fait une mouche pondant des œufs et les introduisant à mesure dans l’intérieur d’un bouton de chêne qui venait à peine de s’ouvrir.

« Pour appuyer ce que j’avance, savoir que ce sont les insectes qui font naître les galles, qu’il me soit permis d’en appeler au témoignage des sens. Une seule fois, vers la fin du mois de juin, j’ai vu une mouche, semblable à celle que j’ai décrite plus haut (un Cynips), posée sur une branche de chêne dont les bourgeons commençaient à se former. Elle s’était attachée à la petite feuille qui sortait à peine de l’enveloppe solide du bourgeon à demi entr’ouvert. Elle tenait son corps ramassé sur lui-même en forme d’arc ; elle avait dégaîné sa tarière, et en frappait à coups redoublés la petite feuille. Puis, enflant son ventre, elle faisait sortir d’intervalle à intervalle de l’extrémité de sa tarière un œuf, qu’elle déposait. Je détachai la mouche, et je trouvai sur la feuille des œufs, de tout point semblables à ceux que je découvris dans l’ovaire de la mouche. Il ne m’a pas été donné de contempler une seule fois de plus ce spectacle, quoique j’aie conservé longtemps enfermées dans des vases de verre des mouches que j’entourais de bourgeons naissants et de jeunes branches[12]. » — « Je sais mieux que personne, dit à cette occasion Réaumur, combien l’observation de M. Malpighi a été heureuse ; malgré toute l’envie que j’ai eue d’en faire une pareille, je n’ai pu y parvenir[13]. »

DE RÉAUMUR

Ce que les Redi, les Swammerdam, les Malpighi, avaient découvert, Réaumur devait le vulgariser. Au moment où il écrivait, tout le monde était convaincu que les insectes ne naissent pas de corruption, et que les métamorphoses apparentes de ces animaux ne sont que des dépouillements. Je dis tout le monde : il faut pourtant que j’excepte les Journalistes de Trévoux, qui prirent, contre Réaumur, la défense des Pères Kircher et Bonanni, singuliers naturalistes, dont l’un, le Père Kircher, nous donne des recettes sûres pour produire des scorpions[14] et des vers de terre, et dont l’autre, le Père Bonanni, nous affirme que, « en se pourrissant dans la mer, certains bois produisent des vers d’où sort un papillon qui, à force de rester sur l’eau, finit par se transformer en oiseau[15]. »

« Mais que demandent enfin, s’écrie Réaumur, les Journalistes du Trévoux, pour regarder comme un système tombé le système qui fait naître les insectes de corruption ? » — Et, en effet, à ce moment-là même de la querelle que lui font les Journalistes de Trévoux, tous les faits, allégués à l’appui de ce système, venaient d’être éclaircis, c’est-à-dire réfutés.

« On a vu, dit Réaumur, des vers croître sur la viande, et on en a conclu que cette viande se transformait en vers. Redi s’est donné la peine de faire un grand nombre d’expériences par lesquelles il a très-bien prouvé que les vers ne paraissent sur la viande que lorsque des mouches y ont déposé leurs œufs. — On a vu des morceaux de fromage se peupler d’un million de mites, on en a conclu qu’elles naissaient du fromage. — Leuwenhoeck a fait voir que, parmi les mites, il y a des mâles et des femelles, et que les femelles font un grand nombre d’œufs. — Il se forme sur les feuilles, sur les tiges des arbres, des tumeurs qu’on appelle galles ; ces galles renferment des vers qui se transforment en mouches ; quelques savants ont cru que ces vers pouvaient devoir leur naissance au suc même de l’arbre : Malpighi a prouvé que des mouches, semblables à celles qui viennent des galles, ont donné naissance à ces galles, etc.[16] »

DE DE GEER

Nous venons de voir que des mouches introduisent leurs œufs partout : dans les feuilles, dans les fruits, dans les galles des arbres. D’autres mouches introduisent leurs œufs dans les chenilles, et même dans les œufs d’autres insectes.

Réaumur a décrit, avec un grand soin, tout le petit manège de la mouche qui introduit ses œufs dans la grande chenille du chou. La chenille n’en meurt pas : elle continue de croître ; quelquefois même, elle se transforme en chrysalide. Par un instinct singulier, le ver intérieur, le ver qui se nourrit de la chenille et la ronge, le ver mangeur de chenille, comme l’appelle Réaumur, n’attaque aucun des organes principaux, dont la lésion pourrait compromettre une vie à la prolongation de laquelle tient la sienne. Il ne se nourrit que du corps graisseux qui entoure le canal digestif, sans toucher jamais au canal digestif lui-même. Réaumur a vu sortir d’une seule de ces chenilles plus de quatre-vingts vers. « Ce sont ces vers, nous dit-il, que Goëdaert, et beaucoup d’autres avant lui, ont regardés comme les vrais enfants des chenilles[17]. »

De Geer, le continuateur de Réaumur, le Réaumur suédois, comme on l’a nommé, beau titre qu’il doit à la sagacité tout à la fois et à la candeur de son esprit, nous décrit une espèce très-petite d’ichneumon, qui loge ses œufs dans les œufs d’un autre insecte, dans les œufs, par exemple, d’un papillon de grandeur commune : un œuf d’ichneumon dans chaque œuf de papillon.

Le ver qui sort de l’œuf de l’ichneumon est si petit qu’il trouve sous la coque de l’autre œuf tout ce qu’il faut d’aliments pour parvenir à un accroissement parfait. Là, il se métamorphose en nymphe, et puis en mouche, laquelle perce la coque, la coque de l’œuf qui vient de lui servir de logement, et qui ne serait plus pour elle qu’une prison. Le naturaliste, étonné, voit sortir ces petites mouches des œufs d’où il s’attendait à voir naître des chenilles[18].

« Au mois de juillet, dit de Geer, on m’apporta une feuille d’osier chargée d’œufs qu’on ne pouvait méconnaître pour être ceux d’un papillon ; il y en avait plus de soixante, et ils étaient appliqués contre la surface inférieure de la feuille… Je gardai cette feuille, et j’eus lieu de m’en savoir bon gré, car le 17 du même mois, il sortit de chaque œuf, sans en excepter un seul, un petit ichneumon[19]. »

Je quitte à regret tant et de si curieuses recherches de tant d’habiles observateurs des deux derniers siècles ; et je viens à des travaux plus récents, à des travaux de notre époque.

Je ne fais plus qu’une remarque.

On a cru, pendant vingt siècles, à la génération spontanée des insectes, sans réfléchir que, seule et prise à part, la génération spontanée n’eût servi à rien. Sans les prévisions instinctives des mères, le nouvel être, inopinément arrivé au monde, eût manqué de tout, et eût nécessairement péri. C’est là que sont les hautes vues, les grands rapports, et que se révèle cette main infaillible, toujours présente, quoique jamais assez remarquée,

De Celui qui fait tout et rien qu’avec dessein[20].


Voltaire dit que Newton démontre Dieu. Un Réaumur, un Swammerdam le démontrent aussi. « En apercevant par la pensée, dit encore Voltaire, des rapports infinis dans toutes les choses, je soupçonne un ouvrier infiniment habile[21]. »

  1. Esperienze intorno alla generazione degl’insetti.
  2. Car il y en a d’ovipares et de vivipares, ou plutôt d’ovo-vivipares.
  3. Collection académique, t. IV, p. 420.
  4. Collection académique, t. IV, p. 416.
  5. Collection académique, t. IV, p. 448.
  6. Id., ibid.
  7. Collection académique, t. IV, p. 448.
  8. Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, t. III, p. 476.
  9. Collection académique, t. V. p. 502.
  10. Collection académique, t. V, p. 503.
  11. Anatome plantarum, p. 10 (édition de 1687).
  12. Anatome plantarum, p. 130.
  13. Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, t. III, p. 476.
  14. « Prenez, dit le P. Kircher, des cadavres de scorpions, broyez-les, mettez-les dans un vase de verre, arrosez-les d’une eau dans laquelle des feuilles de basilic aient été macérées ; pendant un jour d’été, exposez le tout au soleil. Si vous observez ce mélange avec une loupe, vous verrez qu’il s’est converti en une innombrable quantité de scorpions… » Réaumur ajoute : « Ce qui embarrasse le P. Kircher dans ce fait, n’est pourtant pas la naissance de tant de scorpions, c’est la sympathie que la plante appelée basilic peut avoir avec le scorpion. » Réaumur, t. II, p. xxxvii. Je fais grâce de la recette, également sûre, pour la production des vers.
  15. Della curiosa origine degli sviluppi e dé costumi ammirabili di molti insetti : Dialogo primo, p. 3 et suiv. (édition de 1735.)
  16. Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, t. II p. xxvii.
  17. Voyez Réaumur, t. II, p. 415.
  18. Voyez Réaumur. t. VI, p. 295.
  19. De Geer : Mémoires pour servir à l’histoire des insectes, t. I, p. 93.
  20. La Fontaine.
  21. Lettre à Diderot, t. LV, p. 282 (édition Beuchot).