Examen critique de la soi-disant réfutation/04

IV


Quelque soit votre puissance : — vous vouliez dire quelle que soit… passons ; sur celle-là comme sur cent autres du même genre ; — mais ce n’est pas toujours le prote qui se trompe. — Immédiatement après, p. 6 : Si j’entre en conversation avec vous, ce n’est pas que je vous estime ; non, je vous méprise souverainement… — Excellente déclaration, tout à fait chrétienne surtout ! et de prime abord, le lecteur de se dire : Mais quelle justice vais-je attendre de celui qui, pour premier mot adressé à son adversaire, lui jette cette parole je vous méprise souverainement ? Quelqu’un à qui l’on adresserait ce compliment dans la rue, et qui pourrait se munir de témoins, n’aurait pas besoin de plus, pour citer en justice son offenseur : mais l’écrire !… Un moment cependant ! on voit que vous avez pensé vous en faire une vertu : Je ne viens dites-vous, que vous combattre, en faveur de ceux que vos sophismes pourraient surprendre. Si je n’avais pas cette raison de vous considérer en face, je me regarderais comme gravement coupable de le faire : Nec ave ei dixeritis, a dit l’apôtre St. Paul, en parlant des hommes de votre espèce. Vous devez connaître cette parole, vous qui vous faites un mérite d’invoquer l’Écriture Sainte pour appuyer vos stupidités sacrilèges. Vous conviendrez que je l’applique fort à propos.

Examinons : voici le passage entier : Seconde Épître de St. Jean, v. 10. — Et non pas d’aucune des 14 Épîtres de St. Paul : cette erreur est peu de chose… cependant c’est tout de même un peu fâcheux, pour celui qui pose si magistralement. — Senior Electæ Dominæ ; le Vieillard à l’Église de Dieu ; car vous savez (Peut-être) !… que cette Domina Electa, choisie, selon plusieurs commentateurs, signifie l’Église en général ; mais à supposer que ce fut le nom évidemment choisi de quelque matrone vénérable d’entre les premiers fidèles, Salut à elle et à tous ses enfants ; et natis ejus quos ego diligo in veritate, que je chéris dans la vérité, et non seulement moi, mais tous ceux qui ont connu la vérité (tous les fidèles), gratia, misericordia et pax à Deo Patre, et à Christo Jesu Filio Patris, in Veritate et Charitate (v. 3)… Exhortation à l’accomplissement du précepte toujours ancien et toujours nouveau de la dilection réciproque : ut diligamus alterutrum (v. 5)… Plusieurs séducteurs sont venus dans le monde, qui nient la vérité de l’incarnation du Fils de Dieu : ceux-là sont des Antechrists (v. 7.) ; il faut croire la divinité du Fils comme celle du Père… Si quelqu’un vient à vous et ne professe pas cette doctrine, ne le recevez pas chez-vous, ne lui donnez (ou ne lui rendez pas) le salut accompagné du baiser (témoin le Ave Rabbi de la Passion suivi de l’osculatus est) ; car celui qui lui donne ce témoignage de fraternité, fait profession de communiquer à sa doctrine et à ses œuvres mauvaises : qui enim dicit illi Ave communicat operibus ejus malignis (v. II).

Soit donc pour éviter d’être séduit, soit pour ne pas scandaliser ses frères, défense de recevoir dans sa maison, en l’y invitant par le salut ad hoc, celui qui fait profession de ne pas croire en Jésus-Christ, Fils de Dieu, afin de ne pas communiquer à ses œuvres mauvaises. Mais est-il prescrit de le haïr ou de le mépriser ?… diligamus alterutrum ! … jamais d’autre sentiment permis que celui de la Charité, c’est l’Apôtre de la dilection qui le proclame, l’interprète par excellence des sentiments du divin maître, et de son cœur sacré ! Allez chercher là-dedans, la raison du je vous méprise souverainement ; le tout pour me conformer au précepte de l’Apôtre. Ajoutez, que les deux seuls motifs que celui-ci fait entendre pour ne pas recevoir quelqu’un chez soi, danger de perversion pour nous, ou de scandale pour nos frères, n’existent probablement pas pour vous, qui faites profession de ne pouvoir vous tenir en face de votre adversaire que pour le combattre.

Comme vous avez bien pris l’Esprit de cet incomparable Apôtre qui, accablé de vieillesse, apprenant qu’un de ses enfants d’autrefois, perverti depuis, était devenu chef de voleurs, oublie le poids des années, se fait monter à cheval et court après lui, en lui criant : « Mon fils, arrêtez-vous ! ne reconnaissez-vous plus votre père ? » Enfin qui l’ayant rejoint, le regagne par sa tendresse à la charité de son Dieu. Allez, encore une fois, chercher dans ces paroles et dans ces actes, la raison du je vous méprise souverainement !…

Vous ajoutez encore, toujours en vous adressant à M. Dessaulles : Votre visage est offensant, l’est au suprême degré. Je le cinglerai donc de bonne encre et je vous avertis que je m’y emploierai… Autant cette ligne trahit la violence, autant le pamphlet tout entier est empreint de faiblesse ; or ce sont les deux qualités opposées que l’Écriture demande dans les défenseurs de la Religion. Elle veut un lutteur invincible : Operarium inconfusibilem et en même temps charitable : diligamus alterutrum… vous dites encore comme pour narguer votre adversaire : Vous qui vous faites un mérite d’invoquer l’Écriture Sainte, vous conviendrez que je l’applique fort à provos. Oui vraiment, fort à propos ! la prenant vous ne savez où !… et cela pour y voir l’autorisation du mépris, au milieu même des ardeurs de la charité !…

Enfin, vous ajoutez pour terminer cette digne tirade : vous ne méritez pas plus d’égards que le gamin qui vous insulte sur la rue. Cependant, je ne vous traiterai pas comme tel, uniquement par respect pour moi. Vous continuez : Je pousserai même la bienveillance à votre égard… — Oui vraiment, une Grande bienveillance !… jusqu’à ne point sortir du cadre de votre guerre ecclésiastique… — Mais de quelle autre chose voudriez-vous donc lui parler ? Seulement il est bon de vous faire remarquer que même sur ce mot guerre qui désigne toute la thèse, vous ne vous entendez pas du tout ; car vous, vous voulez lui parler d’une guerre qu’il vous fait, et M. Dessaulles vous parle d’une guerre que vous vous faites entre vous autres. — Et toutefois, vous en avez là, dites-vous, plus qu’il suffit pour le flauber. — Flauber… digne !

Et ce mot par respect pour moi !… On dit quelquefois, qu’il faut se respecter, l’usage a consacré cette expression, et n’y attache qu’une idée très-convenable ; mais ce sont là de ces locutions délicates dont un certain arbitraire de langage, ne permet pas d’altérer le moindrement la formule, sous peine de sortir de l’idée si délicate aussi qu’elle renferme. On dit très-bien : respectez-vous ; il faut se respecter ; mais tant s’en faut qu’on puisse dire aussi bien, par respect pour moi ! je ne me commettrai pas avec vous, par exemple, ou je ne m’abaisserai pas jusqu’à vous !… Ce par respect pour moi, se sent par trop du Pharisien… de ces hommes dont l’Évangile dit : Qui in se confidebant, et aspernabantur cœteros : qui se scandalisaient de la condescendance du Sauveur à l’égard de la pécheresse, et dont S. Augustin achève le portrait dans ces mots : Ad illius Pharisæi pedes si talis mulier accessisset, dicturus erat, quod Isaïas de talibus dixit : Recede à me, noli me tangere, quoniam mundus sum : Si la pécheresse eut approché des pieds de cet homme ; il lui eut dit : retire-toi et garde toi de m’approcher, car je suis pur !

Ligne suivante : Cette grande guerre ecclésiastique, savez-vous que vous l’avez bêtement faite. Oui, bêtement, c’est le mot propre. (Si c’est le mot propre ce n’est assurément pas le mot courtois.) Quel chaos ! vous parlez de tout sans ordre aucun, et puis vous vous laissez aller à des répétitions qui ne finissent plus. Biffez vos redites, et votre grande guerre ecclésiastique sera réduite de moitié. Quand (sic) au fond, elle sera toute aussi bète ; mais, quand[1] (sic) à la forme, elle sera moins lourde. — Mon cher M. Luigi, j’ai regret de vous dire, que ce sont précisément et exactement les termes dans lesquels on est obligé de parler de votre brochure : on vous l’a déjà dit ; débarrassez-la des injures et des inutilités, et voyez ce qu’il en restera. Biffez, vous aussi, vos redites et votre grande brochure (100 pages) ecclésiastique sera réduite de moitié. Quant au fond, elle sera toute aussi faible, mais quant à la forme elle sera moins lourde. D’ailleurs les je et les moi, jouent un prodigieux rôle dans ce pamphlet ; il pourrait être de quelque intérêt de les compter.

Ligne suivante : M. L. e. l. r.[2]. à M. D. ; vous dites à votre page 48 : « L’humanité marche irrésistiblement — vers Dieu, son but suprême, comme le fleuve coule vers l’océan dans la durée des siècles ! Et ni l’un ni l’autre ne sauraient suspendre leur marche ou remonter vers leur source. »

Là-dessus, M. L. e. l. r., vous prétendez que M. Dess., détruit toute liberté en soumettant tout à une irrésistible nécessité. D’où il suit, que tout ce qui se passe et que blâme M. Dessaulles, arrive fatalement, et que par conséquent tout son pamphlet est superflu.

Il faut lire cela tout au long dans votre prétendue réfutation, M. L. e. l. r., pour pouvoir croire à une pareille aberration. Quoi ! est-ce introduire la fatalité, est-ce ôter la liberté aux actes humains, de dire que l’humanité marche irrésistiblement vers Dieu son but suprême, comme le fleuve coule vers l’Océan, et que ni l’un, ni l’autre, ne peuvent ni s’arrêter, ni remonter vers leur source ? Mais rien n’est plus vrai que l’humanité sort de Dieu et retourne à Dieu, rien de plus connu, rien de plus vrai, rien de plus grand, ni de plus digne pour nous. Ô, mon Dieu ! lisons-nous dans tous les livres de piété, ô mon principe et ma dernière fin, faites que je ne me détourne jamais de cette voie sublime !… Qui a jamais pensé que cette grande destination ôtât à l’homme sa liberté morale ?[3] Comment donc, M. L. e. l. r., pouvez-vous imputer à M. Dessaulles, une pareille ineptie, en lui disant comme je viens de le rapporter, qu’il détruit toute liberté en soumettant tout à une irrésistible nécessité ? Parce que nous allons nécessairement et fatalement vers Dieu, est-ce qu’il en résulte, encore une fois, que-nous sommes privés de la faculté de faire le bien ou le mal ?[3]

Ce n’est pas tout, vous ajoutez, M. L. e. r., qu’il y a encore une contradiction chez M. Dessaulles, en ce qu’il dit que l’humanité marche irrésistiblement vers Dieu, et que cependant elle ne peut, pas plus qu’un fleuve, remonter vers sa source. Mais c’est pourtant la vérité toute pure, que sortis de Dieu, nous tendons vers Dieu, et que cependant, nous ne sommes pas obligés pour cela de rebrousser chemin, et de vieillards par exemple, redevenir jeunes. Il suffit que nous trouvions Dieu partout et que créés par Lui, tirant notre origine de Lui, nous rentrions dans son sein au sortir de la vie : en son sein immense, d’où nous ne sommes même jamais sortis. Y a-t-il à dire cela la moindre absurdité ?

Donc, en voilà deux que vous imputez à M. Dess. ; 1° de dire qu’il détruit la liberté humaine, parce que nous allons nécessairement à Dieu ; 2°, qu’il y ait contradiction à dire, que nous retournons à Dieu, quoique cependant nous ne remontions pas vers notre source ; tout cela fort gratuitement, fort maladroitement et ce qui est pire, fort malicieusement. Là-dessus vous lui dites, page 7, qu’il ne doit guère se comprendre lui-même ; ajoutant avec une incomparable dignité : qu’il est le plus grand farceur que vous connaissiez ; puis encore huit lignes de plaisanteries, de cette force ; qu’en pensez-vous ?… et que devez-vous penser de vous même ?

Quant aux fleuves, tout le monde sait bien que ce n’est pas en remontant vers leur source, qu’ils coulent à la mer où ils rentrent cependant pour en ressortir de nouveau et y rentrer encore : ad locum unde exeunt flumina revertuntur ut iterum fluant. Vous avez appris dans vos classes, M. Luigi, les vers du Poëte :


« La mer, dont le soleil attire les vapeurs,
Par ces eaux qu’elle perd voit une mer nouvelle
Se former, s’élever et s’étendre sur elle.
De nuages légers cet amas précieux,
Que dispersent au loin les vents officieux,
Tantôt, féconde pluie, arrose nos campagnes ;
Tantôt retombe en neige, et blanchit nos montagnes.
Sur ces rocs sourcilleux, de frimas couronnés,
Réservoirs des trésors qui nous sont destinés,
Les flots de l’Océan, apportés goutte à goutte,
Réunissent leur force et s’ouvrent une route.
Jusqu’au fond de leur sein lentement répandus,
Dans leurs veines errants, à leurs pieds descendus,
On les en voit enfin sortir à pas timides,
D’abord faibles ruisseaux, bientôt fleuves rapides…
.........................
Mais enfin, terminant leurs courses vagabondes,
Leur antique séjour redemande leurs ondes :
Ils les rendent aux mers ; le soleil les reprend :
Sur les monts, dans les champs l’aquilon nous les rend.
Telle est de l’univers la constante harmonie. »

L. Racine, La Religion, Chant I.


Pourquoi voulez-vous donc à tout prix qu’il y ait contradiction chez M. Dessaulles, à dire que nous retournons vers Dieu nécessairement, comme le fleuve coule vers l’Océan, et que c’est toutefois, sans remonter vers notre source ?

  1. On croit ici l’imprimeur innocent, et la Cie., seule coupable.
  2. Disons, une fois pour toutes, que ce L. et le reste, ou son abrégé L. e. l. r., peut signifier deux choses : le reste du mot ou le reste de la Société. — Le grec dirait : Kaï ta loïpa, ou par abréviation : k. t. l.
  3. a et b Si par Liberté M. L. entend dans cet article non la liberté morale de faire le bien ou le mal, mais la simple liberté humaine, naturelle ou physique, d’agir ou de ne pas agir, les mêmes raisonnements que je fais par rapport à la première s’appliquent également à la seconde, avec les changements suivants :

    — au lieu de sa liberté morale, lisez : naturelle.

    — au lieu de faculté de faire le bien ou le mal, lisez liberté d’agir ou de ne pas agir.