Exégèse des Lieux Communs/123
CXXIII
La Nature.
Je mentionne celui-ci, parce qu’il me rappelle ma jeunesse. Il est aujourd’hui fort déchu et ne s’utilise guère. On est devenu trop savant. De mon temps, la nature signifiait encore un tas de choses. — Laissez faire la nature, disait-on à tout propos, laissez agir la nature. Maintenant on ne parle plus que de microbes et la nature est remplacée par une seringue. Idole pour idole, j’aime mieux l’ancienne. Elle était agréable à voir, beaucoup moins sotte et beaucoup moins dangereuse. Elle fut adorée, surtout au dix-huitième siècle, époque où subsistait encore en France un vif sentiment du ridicule. Il est certain que notre Bourgeois a perdu ce sentiment là. Sans doute il ne dit plus, comme au temps de Jean-Jacques Rousseau, que le retour à l’état de nature serait l’idéal. Un je ne sais quoi l’avertit qu’il y aurait de l’imprudence à paraître in naturalibus à son café, à se manifester brusquement à poil, dans le voisinage des sergots ; mais il supporte et même il sollicite, entre beaucoup d’autres choses, les aventures malpropres et fabuleuses de la médecine contemporaine.
La nature conçue par le Bourgeois moderne, lorsque cette bête puante a reçu un semblant d’éducation, est un prodige d’ânerie et de pédantisme que la brièveté de la vie ne permet pas d’expliquer. Tout ce qu’on peut faire, c’est de rêver sur l’autre prodige qui lui est consubstantiel et qui se nomme la nature même du Bourgeois. De ce côté, on peut dire qu’il y a du grandiose. Il suffirait peut-être de se rappeler le miroir à la renverse dont j’ai parlé, où la face de ce dernier des maîtres du monde est reflétée par l’effrayante Face de Dieu.
Vous savez que les philosophes d’a priori, ceux qui ne ramassent pas le crottin, ont tous dit, depuis le Calvaire, que la nature de l’homme était un état d’innocence et de perfection d’où il est tombé, en sorte que la Vertu ou la Beauté serait un retour vers le Paradis, juste le contraire de ce qui est enseigné dans les étables. Que penser de la « nature » d’une légion hideuse, aux millions de voix méchantes et confuses, demandant avec insolence le rapatriement chez les pourceaux ?