Mercure de France (p. 111-112).

LVI

Il n’y a pas de plaisir sans peine.


Sans peine pour les autres, bien entendu. Il serait un peu fort que le Bourgeois fût obligé d’acheter d’un déplaisir personnel un plaisir quelconque. Lieu Commun identique au précédent, toutes choses bien examinées. « Il n’y a pas de roses sans épines », disent aussi les jeunes personnes ambitieuses de s’exprimer de façon poétique et originale, ce qui ne signifie pas du tout qu’elles se résignent aux piqûres qu’on peut attraper en cueillant innocemment la reine des fleurs.

Le Bourgeois mâle et femelle ne saurait être compris tant qu’on ne se pénètre pas de cette idée qu’étant aujourd’hui le maître du monde, s’il y a quelque chose à souffrir, cela regarde ses esclaves, c’est-à-dire tous ceux qui ne sont pas bourgeois comme lui. Or, parmi ces esclaves à peu près sans nombre, il en est de volontaires. Il y a, si vous voulez, des Carmélites ou des Bénédictines, filles quelquefois poussées sur les monts de la plus haute aristocratie, qui ont librement choisi la vie la plus dure pour que le Bourgeois n’eût pas à souffrir sur terre, pour que cet effrayant avorton du Précieux Sang, qui n’a rien à espérer et qui ne veut rien espérer dans une autre vie, pût au moins jouir, en celle-ci, de la paix des brutes.

Il ignore tout cela, ai-je besoin de le dire ? et il ne le comprendrait pas, quand même un ange le lui expliquerait pendant un siècle. Toutefois, il le devine en une manière et jusqu’à un certain point. Une sorte de flair assimilable à l’instinct des animaux l’avertit qu’on travaille pour lui, qu’on prend de la peine pour lui et qu’ainsi s’accomplit une certaine justice qui le fera, un jour, hurler de terreur…

Quand il dit qu’il n’y a pas de plaisir sans peine, cela ressemble à l’ironie bête et légèrement affolée du mauvais soldat qui sent très bien que ses camarades ne se feront pas tuer éternellement pour lui.