Mercure de France (p. 93-95).

XLV

L’argent ne fait pas le bonheur, mais…


Lieu Commun de premier ordre et qui nécessite le confident de la tragédie antique. Il faut quelqu’un pour ajouter immédiatement : « Mais il y contribue ». Alors c’est tout à fait beau.

Cette humble contribution, qui vient tempérer si heureusement la rudesse mélancolique d’un aveu qu’on pourrait prendre pour un blasphème, doit avoir une efficacité singulière. C’est comme du sucre sur la conscience ou de la pommade sur le cœur.

— Oui, c’est vrai, songe profondément le Bourgeois, l’argent ne fait pas le bonheur, surtout lorsqu’il est absent. Il le fait presque, sans doute, mais pas complètement. Quelque chose manque, tout le monde est forcé d’en convenir, et c’est l’occasion d’une tristesse infinie que d’être témoin de cette impuissance de l’argent qui devrait assurer la félicité de ceux qui l’adorent, puisqu’il est véritablement un Dieu.

J’ai fait remarquer plus d’une fois que ce métal, significativement déprécié à notre époque, est, dans le Saint Livre, une figure très identifiée du Verbe souffrant qui est la Seconde Personne de la Trinité divine, le Rédempteur. Dire qu’il ne fait pas le bonheur est donc, pour tout chrétien, une affirmation audacieuse jusqu’à l’impiété et, précisément, c’est un Lieu Commun de provenance chrétienne. J’en trouve la preuve dans cette atténuation d’un si beau style qui fait Dieu contribuable de l’allégresse des imbéciles.

Un païen dirait carrément : « C’est l’argent qui fait le bonheur » et il aurait effroyablement raison. Mais toi, sordide Bourgeois prétendu chrétien, sur qui meurent tous les symboles de la Vie divine, comme les perles sur un lépreux ; toi qui penses très certainement que la pièce de cent sous est béatifique, pourquoi mentir ? Que pourrais-tu craindre ?

Ton inintelligence des Assimilations prophétiques est insondable et ce n’est pas toi qui aurais peur, à force d’évoquer l’Argent, de voir paraître la sanglante Face !