Mercure de France (p. 54-56).

XXII

Je m’en lave les mains comme Pilate.


Autre réminiscence évangélique. Nous en trouverons encore. Le Bourgeois n’est pas précisément religieux ; non, mais il est plein de traces accumulées, plus ou moins distinctes, comme un décrottoir fidèle ou un paillasson qui aurait beaucoup servi. Rien ne lui semble plus facile que d’être comme saint Thomas et, en même temps, de se laver les mains de ceci ou de cela, comme Pilate.

Traditionnellement et instinctivement, Pilate est le héros de son choix. C’est, de tous les personnages évangéliques, celui qui parle le plus à son cœur. Il sent tellement en lui son prototype ! Il ne sait peut-être pas très bien cette histoire et, probablement la cause de ce lavement célèbre ne lui est pas fort connue. Il a autre chose à faire, mais tout de même…

Les anciens bourgeois, depuis longtemps restitués à la poussière, qui furent ses ancêtres, ont pu savoir que ce geste alléguait métaphoriquement l’innocence. Lui, très moderne et, par conséquent, plus armé contre toute espèce de notions, en a judicieusement élargi le sens. « Je m’en lave les mains », dit à propos de n’importe quoi, signifie tout simplement : « Je m’en fous », et l’addition : « comme Pilate » n’est plus qu’une habitude séculaire de la langue, une sorte de bruit sourd analogue à celui d’un corps pesant qui tomberait dans un gouffre.

Pour dire quelque chose de plus, le Lieu Commun que je tente, sans espoir, d’élucider, équivaudrait, rigoureusement, et dans l’Absolu, à la réponse de Caïn : « Suis-je le gardien de mon frère ? » — tant il est vrai que le Bourgeois ne peut pas dire un mot, fût-il chauve, sans secouer toutes les colonnes, comme un Samson !

Mais voici que je perds la tête. Ne viens-je pas de nommer l’Absolu, oubliant que rien n’est absolu et que je me suis fendu en quatre pour le démontrer. En vérité, je crains parfois de ne pouvoir arriver à la fin de cet immense travail d’exégèse, tellement la matière m’accable et le sujet m’abrutit.

Post-scriptum. — J’ai observé que ce Lieu Commun est ordinairement et inexplicablement invoqué par des individus aux mains sales, — de même que le mystérieux omnibus de Panthéon-Courcelles s’arrête toujours devant le lupanar dégénéré de la rue des Quatre Vents, sans que personne y monte ni en descende et sans qu’on ait jamais pu savoir pourquoi.