Mercure de France (p. 49-52).

XX

Toutes les opinions sont respectables.


— Pourvu qu’elles soient sincères, ajouta finement le marchand de poisson.

— Bien entendu, reprit avec bonhomie la patronne de la Corne d’Or, qui venait d’acheter un peu de marée en putréfaction pour ses pensionnaires. Moi, voyez-vous, je suis pour la liberté. Chacun pour soi et le bon Dieu pour tous.

— À la bonne heure ! Voilà qui est parler. Alors, comme ça, vous ne voulez pas de mes moules ? Je vous les laisserai pour rien, histoire de les finir.

— Non, non, merci, je vais voir ma soupe que j’ai laissée sur le feu. Et la digne hôtesse, qui paraissait, en effet, impatiente de rentrer, se remit en circulation aussi rapidement que le lui permettaient son embonpoint et le poids d’un filet énorme plein de provisions.

Mme Zola exploitait, depuis vingt ans, un hôtel meublé de dix-septième ordre, auquel s’annexait un restaurant fort à craindre. La Corne d’Or, située dans le voisinage du Val-de-Grâce, avait, en apparence, une clientèle de jeunes gens pauvres. Mais la location à l’heure, et même à la course, de presque toutes les chambres rémunérait agréablement la tenancière, qui eût été indignée et stupéfaite si on lui avait dit que sa maison était un bordel.

Elle avait été autrefois, du temps de la jeunesse de feu Vallès, une espèce de jolie femme qui avait échappé, disait-on, à la fusillade en se retroussant prodigieusement devant les soldats éblouis. Elle passait pour avoir joué, non sans virtuosité, du bidon à pétrole et de l’étoupe enflammée sous quelques balcons, dans les douces nuits de mai. C’était pour cette raison, sans doute, qu’elle voulait que toutes les opinions fussent respectées. Cela, elle y tenait absolument.

— Où est le petit cochon ? demanda-t-elle en arrivant.

— On l’a vu filer du côté de l’église, comme à l’ordinaire, il y a plus d’une heure et il n’est pas encore rentré, répondit Ferdinand, le garçon du lieu.

— Là ! j’en étais sûre ; toujours l’église, toujours la messe, toujours son bon Dieu ! Ah ! zut à la fin ! J’ai bien envie de le flanquer à la porte, quand il reviendra.

Le petit cochon était un long bougre de trente-cinq ans. Ruiné par des spéculations habiles, il vivait d’un humble emploi et, tenté par le prix modique, avait cru bien faire de prendre pension à la Corne d’Or. C’était un homme bien élevé, espèce de monstre à peu près inconnu des nouvelles générations, et qui, bientôt, ne sera plus rencontrable que chez quelques belluaires anglo-saxons. Il était même dévot, chose qui dépassait les moyens de Mme Zola et la bouleversait de fond en comble.

Elle aurait pu rester tranquille, dira-t-on, s’installer dans l’indifférence. Eh ! bien, non, elle ne le pouvait pas. Elle avait le cœur pris, le cœur ravagé. Ce demi-siècle avait rêvé de finir dans les bras de son pensionnaire. L’héroïne de 71 avait espéré le saloir de ce dernier amour pour sa vieille viande.

Voyant l’objet pauvre, silencieux et triste, et discernant en elle-même une consolatrice de première classe, elle s’était dit qu’il lui serait sans doute facile de s’emparer d’un malheureux. Puis, voilà que cette sacrée religion s’y opposait ; car il n’y avait pas d’illusion possible. Elle ne pourrait jamais marcher avec le bon Dieu, son commerce non plus et ce jésuite foutrait le camp aussitôt qu’il se verrait aimé par une jolie femme !

Précisément, ce matin, elle avait résolu de tenter une démarche concluante, analogue peut-être à celle qui avait autrefois désarmé les culottes rouges de Mac-Mahon. Et voilà que le misérable était allé faire ses dévotions, sans avoir l’air de se douter de rien. Il n’avait donc rien vu, rien compris ! Ah ! parbleu ! elle ne s’était pas jetée à son cou, elle ne s’était pas mise sur ses genoux, ce qui eût été décisif, au moins pour les vieilles chaises de la Corne d’Or, Mme Zola ne pesant pas loin de trois cents kilos. Mais les petites attentions dont il était l’objet, les chatteries, les mamours, les avances à peine dissimulées de chaque minute et renouvelées sans cesse, tant de regards et tant de sourires, tout n’aurait-il pas dû l’éclairer ? Hélas ! Pleine de ces pensées douloureuses, elle ouvrit machinalement une lettre que lui remettait un commissionnaire.

« Très chère dame, disait ce message, veuillez confier au porteur la valise que vous trouverez dans ma chambre. Je vous quitte avec une douleur extrême, heureusement adoucie par l’espoir de rendre la paix à votre âme, en dérobant à vos yeux très purs l’excitante beauté de mon visage. Ô trop tendre et trop inflammable Zola, je vous respecte à l’égal d’une opinion, d’une de ces opinions innombrables, toujours vieilles et toujours si jeunes, que vous recommandâtes si souvent de respecter. Adieu donc, ô Émilie, dont l’image est indécrochablement fixée dans mon cœur. Alphonse Allais, ex-pharmacien de 1ère classe ».

— Sale calotin ! vociféra la douce hôtesse qui ne croyait pas si bien dire. Il est sans exemple qu’une bourgeoise se soit trompée.