Eureka (1848)
Traduction par Charles Baudelaire.
M. Lévy frères (p. 3-8).
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EUREKA
OU
ESSAI SUR L’UNIVERS
MATÉRIEL ET SPIRITUEL

I

C’est avec une humilité non affectée, — c’est même avec un sentiment d’effroi, — que j’écris la phrase d’ouverture de cet ouvrage ; car de tous les sujets imaginables, celui que j’offre au lecteur est le plus solennel, le plus vaste, le plus difficile, le plus auguste.

Quels termes saurai-je trouver, suffisamment simples dans leur sublimité, — suffisamment sublimes dans leur simplicité, — pour la simple énonciation de mon thème ?

Je me suis imposé la tâche de parler de l’Univers Physique, Métaphysique et Mathématique, — Matériel et Spirituel : — de son Essence, de son Origine, de sa Création, de sa Condition présente et de sa Destinée. Je serai, de plus, assez hardi pour contredire les conclusions et conséquemment pour mettre en doute la sagacité des hommes les plus grands et les plus justement respectés.

Qu’il me soit permis, en commençant, d’annoncer, non pas le théorème que j’espère démontrer (car, quoi que puissent affirmer les mathématiciens, la chose qu’on appelle démonstration n’existe pas, en ce monde du moins), mais l’idée dominante que, dans le cours de cet ouvrage, je m’efforcerai sans cesse de suggérer.

Donc, ma proposition générale est celle-ci : Dans l’Unité Originelle de l’Être Premier est contenue la Cause Secondaire de Tous les Êtres, ainsi que le Germe de leur inévitable Destruction.

Pour élucider cette idée, je me propose d’embrasser l’Univers dans un seul coup d’œil, de telle sorte que l’esprit puisse en recevoir et en percevoir une impression condensée, comme d’un simple individu.

Celui qui du sommet de l’Etna promène à loisir ses yeux autour de lui, est principalement affecté par l’étendue et par la diversité du tableau. Ce ne serait qu’en pirouettant rapidement sur son talon qu’il pourrait se flatter de saisir le panorama dans sa sublime unité. Mais comme, sur le sommet de l’Etna, aucun homme ne s’est avisé de pirouetter sur son talon, aucun homme non plus n’a jamais absorbé dans son cerveau la parfaite unité de cette perspective, et conséquemment toutes les considérations qui peuvent être impliquées dans cette unité n’ont pas d’existence positive pour l’humanité.

Je ne connais pas un seul traité qui nous donne cette levée du plan de l’Univers (je me sers de ce terme dans son acception la plus large et la seule légitime) ; et c’est ici l’occasion de remarquer que par le mot Univers, toutes les fois qu’il sera employé dans cet essai sans qualificatif, j’entends désigner la quantité d’espace la plus vaste que l’esprit puisse concevoir, avec tous les êtres, spirituels et matériels, qu’il peut imaginer existant dans les limites de cet espace. Pour désigner ce qui est ordinairement impliqué dans l’expression univers, je me servirai d’une phrase qui en limite le sens : l’Univers astral. On verra par la suite pourquoi je considère cette distinction comme nécessaire.

Mais, même parmi les traités qui ont pour objet l’Univers des étoiles, réellement limité, bien qu’il soit toujours considéré comme illimité, je n’en connais pas un seul dans lequel un aperçu s’offre de telle façon que les déductions en soient garanties par l’individualité même de cet Univers limité. La tentative qui se rapproche le plus d’un pareil ouvrage a été faite dans le Cosmos d’Alexander von Humboldt. Il présente le sujet, toutefois, non dans son individualité, mais dans sa généralité. Son thème, en résultat final, c’est la loi de chaque partie de l’Univers purement physique, selon que cette loi est apparentée avec les lois de toute autre partie de cet Univers purement physique. Son dessein est simplement synérétique. En un mot, il analyse l’universalité des rapports matériels, et dévoile aux yeux de la Philosophie toutes les conséquences qui étaient restées, jusqu’à présent, cachées derrière cette universalité. Mais quelque admirable que soit la brièveté avec laquelle il a traité chaque point particulier de son sujet, la multiplicité de ces points suffit pour créer une masse de détails et, nécessairement, une complication d’idées qui exclut toute impression d’individualité.

Il me semble que, pour obtenir l’effet en question, ainsi que les conséquences, les conclusions, les suggestions, les spéculations, ou, pour mettre les choses au pire, les simples conjectures qui en peuvent résulter, nous aurions besoin d’opérer une espèce de pirouette mentale sur le talon. Il faut que tous les êtres exécutent autour du point de vue central une révolution assez rapide pour que les détails s’évanouissent absolument et que les objets même plus importants se fondent en un seul. Parmi les détails annihilés dans une contemplation de cette nature doivent se trouver toutes les matières exclusivement terrestres. La Terre ne pourrait être considérée que dans ses rapports planétaires. De ce point de vue, un homme devient l’humanité ; et l’humanité, un membre de la famille cosmique des Intelligences.