CHAPITRE NEUVIEME.

S’il est plus avantageux de n’avoir qu’une seule compagnie de Fermiers, que d’en avoir plusieurs.


Pour résoudre clairement cette question, il faut l’envisager sous trois points de vue séparés : du côté des opérations du ministere, de l’utilité de la chose en elle-même, & de l’utilité publique.

Opérations du ministere.

Si dans une monarchie bien gouvernée, la politique veut qu’on divise autant qu’il est possible un même degré d’autorité, de force, ou de puissance entre plusieurs corps émules, afin de les balancer l’un par l’autre, & de les mouvoir toujours avec facilité dans le sens le plus analogue au bien général ; cette maxime est incontestablement applicable aux compagnies de finance, à qui se trouve confiée la branche la plus féconde des revenus du Souverain.

Une compagnie unique & pour ainsi dire exclusive, qui n’auroit ni rivalité ni concurrence à craindre, pourroit insensiblement se rendre maîtresse du crédit de l’état, de ses ressources pécuniaires, & forcer la main au gouvernement sur toutes les opérations qui la concerneroient : au lieu que plusieurs compagnies qui se servent mutuellement de contre-poids, subissent avec d’autant plus de docilité les loix qu’on leur impose, qu’en cas d’acquiescement de la part des unes, & de résistance de la part des autres, celles-ci courreroient risque d’être supplantées par celles-là.

Utilité de la chose.

Si l’on se représente ensuite ce que seroit une compagnie qui réuniroit la perception de tous les droits imposés dans une vaste monarchie, on voit un colosse énorme prêt à chaque instant d’être accablé par son propre poids, faute de corps inférieurs qui l’alimentent, & de forces intérieures qui le soutiennent. Plus le tems auroit augmenté son épuisement, plus il y auroit d’intérêt à s’occuper d’arrangemens propres à prévenir sa chute, parce qu’elle produiroit infailliblement des secousses qui romproient une partie des ressorts de l’administration.

On verra encore que les différentes branches de revenus dépériroient nécessairement dans les mains d’une telle compagnie, plutôt que de s’améliorer ; parce que l’avantage d’y être admis devenant l’unique but vers lequel l’avidité de tous se dirigeroit perpétuellement ; la protection & l’intrigue y placeroient successivement un grand nombre d’hommes ineptes, qui réduiroit peu à peu celui des travailleurs à bien moins que le nécessaire.

Delà le défaut de vigueur & d’activité dans la tête, pour imprimer le mouvement à tous les membres ; delà le défaut d’émulation & le relâchement dans les subalternes qui perdroient tout espoir d’atteindre le but auquel leurs talens & leurs travaux auroient dû les conduire ; de là l’engourdissement & l’anarchie dans les différentes parties de l’administration, & enfin tous les vices capables d’opérer la décadence entiere des produits.

Utilité publique.

Plus les bénéfices des financiers sont divisés, moins les portions qui en reviennent à chaque intéressé sont considérables ; dès-lors chacun d’eux doit chercher à placer successivement ces portions le plus promptement & le plus avantageusement possible, jusqu’à ce que les capitaux & les intérêts accumulés les uns sur les autres, composent une somme avec laquelle il puisse acquérir des propriétés dont le revenu moins sujet à vicissitudes, le fasse jouit en repos du fruit de son travail & de ses économies.

À sa retraite des affaires, l’homme qui le remplace suit constamment le même plan ; & il résulte de la multiplicité des fermiers, que leurs fonds versés continuellement dans tous les canaux de la circulation, y augmentent l’abondance ou la font naître, entretiennent le crédit public, & fournissent journellement au commerce une partie considérable de son aliment & de ses ressources.

Quand au contraire les bénéfices deviennent trop considerables à raison du petit nombre d’intéressés qui les partagent, ou des placemens en fonds les absorbent aussitôt, ou le luxe & la vanité en disposent pour se satisfaire, ou l’inconduite les a déja dissipés d’avance ; & ce n’est qu’après une infinité de détours que la circulation peut en faire refluer quelques parties vers l’utilité publique.

D’ailleurs, il ne suffit point à l’état que des fermiers exploitent ses revenus, & satisfassent aux conditions de leurs baux ; il faut aussi qu’avec les bénéfices que cette exploitation leur procure, ils puissent dans les tems malheureux l’aider par de nouvelles avances. Or, on trouve des secours plus abondans & plus sûrs auprès de plusieurs compagnies, qu’auprès d’une seule.

1o. Un poids quelconque fatigue plus un grand corps que le même poids divisé n’en fatigue plusieurs petits ; parce que dans la plûpart des hypotèses, & sur-tout dans celle-ci, les forces combinées de plusieurs petits corps sont supérieures à celles d’un grand.

2o. Des bénéfices tels qu’en comporte l’exploitation des revenus d’un grand état, répartis entre un petit nombre d’intéressés les rendent opulens ; plus divisés, ils n’auroient fait que des gens aisés ; or, en général l’esprit d’ordre regne davantage parmi ces derniers que parmi les autres, & l’opinion qu’on a de leur bonne conduite leur assure plus de crédit & de ressources personnelles.

C’est que dans son yvresse, l’opulence veut atteindre à tout, & que des desirs immodérés toujours satisfaits, épuisent enfin ce qui paroissoit d’abord inépuisable.

L’aisance, au contraire, par les bornes qu’elle est forcée de se prescrire à elle-même sur certaines jouissances, sent mieux combien il est doux de pouvoir se procurer les autres ; & le desir de conserver ou d’augmenter ce pouvoir, produit en elle des vues d’arrangement qui la préservent des revers que la prodigalité fait si fréquemment essuyer à l’opulence.

De ces reflexions qui se lient toutes les unes aux autres, on doit conclure qu’il est plus utile au Souverain, d’affermer ses impôts à plusieurs compagnies qu’à une seule : & qu’autant il importe de réunir dans la même main tous les objets que l’analogie rend susceptibles d’une même forme d’administration, autant il est avantageux de confier à des mains différentes, les parties qui n’ont entre elles ni raports ni affinité.