Essais sur les principes des finances/10


CHAPITRE DIXIEME.

Des Financiers.


Montesquieu, dans son Esprit des Loix, livre 3, chap. 6. pose l’honneur pour principe de la monarchie.

Il dit au Chapitre VII : la nature de l’honneur est de demander des préférences & des distinctions ; il est donc, pour la chose même, placé dans ce gouvernement…l’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même, & il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers.

Au Chapitre VIII : l’honneur regne dans la monarchie ; il y donne la vie à tout le corps politique, aux loix & aux vertus même.

Ensuite il commence ainsi le Chapitre XX. du livre XIII. Tout est perdu lorsque la profession lucrative des traitans parvient encore par sa richesse à être une profession honorée… Cela peut être-bon dans les états despotiques… Cela n’est pas bon dans la république… Cela n’est pas meilleur dans la monarchie, rien n’est plus contraire à l’esprit de ce gouvernement, etc.

Ou par là, Montesquieu a simplement entendu, comme ses expressions semblent l’annoncer, que jamais la richesse des financiers ne devoit parvenir à des degrés assez hauts pour qu’ils pussent être honorés à raison de cette richesse même : ou, comme le prétendent ceux qui interprétent le texte cité, par ce qu’il a dit ailleurs, cet illustre Écrivain a entendu que pour récompenser le financier, l’honneur ne devoit pas concourir avec la richesse.

Dans le premier cas, son systême seroit d’accord avec les principes qu’il a commencé par établir. Dans le second, il faudroit dire qu’il n’est point de grand homme infaillible, & que Montesquieu lui-même auroit payé, par une inconséquence palpable, son tribut à l’erreur.

Car si d’un côté l’honneur est le principe de la monarchie ; si de l’autre l’agence des financiers tient à la nature même de ce gouvernement, & qu’ils y soient un membre nécessaire du corps politique, comme il l’a supposé partout : il s’ensuit évidemment que l’honneur qui donne l’impulsion aux autres classes, doit avoir également son action sur celle-ci ; il s’ensuit évidemment que le financier doit aussi participer aux distinctions & aux préférences, proportionnellement au genre d’utilité qui peut résulter de son travail.

Ce raisonnement, qui ne paroît susceptible ni de distinction ni de réplique, est la base des vues qui me resteront à développer ; après que j’aurai fait un leger tableau des inconvéniens qu’entraîneroit l’opinion contraire.

Soumis par les loix de la nature, à des besoins de tout genre, l’homme est perpétuellement dirigé par l’apétit qui le porte à les satisfaire. Étendre & multiplier ses jouissances, est l’objet dominant de tous ses desirs ; accroître sans cesse le pouvoir & les moyens qu’il a de jouir, doit être le mobile de toutes ses actions.

Ainsi devoré de la soif des richesses, il sacrifieroit tout à l’envie de s’en procurer ; si la régle morale aidée du frein des loix, ne mettoit au point qui sépare le juste de l’injuste, un terme à son avidité.

De là deux espéces de desirs : les uns qui tendent à contenter tous les besoins physiques, toutes les passions, tous les goûts ; les autres qui portent chaque individu à mériter l’estime de ses semblables, par l’exactitude avec laquelle il se renferme dans les bornes que la régle morale & les loix lui prescrivent.

L’état social ne subsiste qu’autant que le desir de l’estime sert perpétuellement de contre-poids aux autres : plus il acquiert d’influence & d’ascendant, plus le régime de la société acquiert de perfection. Chaque gouvernement a donc intérêt d’exciter ce desir par des récompenses qui portent avec elles l’objet même qu’il appete ; & c’est par là que l’honneur est le principe de la monarchie.

Mais s’il existoit une classe de citoyens dont le nom seul fût pour ainsi dire un opprobre, en ce qu’elle seroit exclue du genre de récompenses, qui donne la vie à tout le corps politique, aux loix & aux vertus même ; il est clair que le desir de l’estime ne pouvant balancer celui des richesses chez les individus dont elle seroit composée ; toutes leurs vues, tous leurs efforts devroient tendre uniquement à en acquerir de nouvelles, afin de compenser par les jouissances qu’elles procurent, la privation des honneurs & des préférences réservées aux autres citoyens.

Or, cette classe que de faux préjugés, un écart sensible du principe de la monarchie, auroient en quelque façon retranchée du corps social, seroit celle des financiers ; qui n’ayant alors d’autre but à se proposer que l’argent, feroit de l’art de multiplier ses gains, sa seule & continuelle étude.

Elle commenceroit par compliquer ses propres opérations de maniere que, malgré les recherches les plus approfondies, on ne pût que difficilement parvenir à en pénétrer le fond. La fiscalité la plus rigide présideroit aux différentes parties d’administration qu’on lui auroit confiées ; & par-tout l’intérêt de l’état, du commerce & des citoyens seroit nul, dès qu’il se trouveroit en concurrence avec celui de la perception.

Pour ouvrir à ses bénéfices des sources plus abondantes, elle solliciteroit chaque jour des réglemens interprétatifs, sous prétexte que certains articles des loix antérieures manqueroient de précision ou de clarté. Les dispositions de ces réglemens, dont l’embarras des matieres forceroit déja le Ministre de lui abandonner la rédaction, seroient concertées avec tant d’art, qu’en déterminant le point principal on leur menageroit encore des tangences avec des objets, ou exempts de droits jusques alors, ou soumis originairement à des quotités plus foibles ; & chaque tangence deviendroit une pierre d’attente, sur laquelle, à la premiere difficulté que les rédacteurs eux-mêmes auroient soin de faire naître, on établiroit enfin par un dernier réglement se surcroit de perception que les précédens n’auroient fait que préparer.

Cette succession rapide & perpétuelle de réglemens extenseurs, en rompant tout équilibre, en accablant le cultivateur, en décourageant l’industrie, produiroit aux financiers des bénéfices immenses, malgré les augmentations qu’on pourroit mettre aux prix de leurs baux ; jusqu’à ce que des cris universels avertissant les Juges de la nécessité d’arrêter l’abus, ils profitassent de la complication même & de l’obscurité des loix, pour rapeller la perception à ses anciennes limites, & envelopper par là la cupidité dans les propres filets qu’elle auroit tissus.

Mais comme il est dans la nature humaine, qu’en voulant réformer un extrême, elle se laisse insensiblement entraîner vers l’autre, il arriveroit que la puissance judiciaire avec le seul objet de contenir & de réprimer l’agent qui perçoit, travailleroit par excès de zéle & sans s’en appercevoir, à éteindre toute perception. La puissance législative interviendroit alors pour la maintenir ; & du choc des deux puissances résulteroit une anarchie passagere, qui, en suspendant les bénéfices des financiers pour un tems, ne serviroit qu’à les rendre plus assurés ensuite ; parce qu’au-delà de certains degrés de résistance, il est de l’essence de la monarchie, que le pouvoir du prince, dont ces mêmes financiers auroient dirigé l’action, reprenne sa prépondérance naturelle sur tous les pouvoirs intermédiaires, émanés de lui.

Sans vouloir détailler ici tous les inconvéniens possibles, il en reste encore un que je ne puis passer sous silence. On cherche depuis longtems à déterminer quel est le degré précis de luxe qui convient à une grande monarchie : & ce problême auquel on s’est contenté d’appliquer les calculs politiques, est demeuré sans solution ; parce qu’en considerant le luxe du seul côté de la puissance pécuniaire, on est effectivement forcé de conclure que plus il acquiert de degrés, plus il procure de richesse : quoique d’un autre côté, en considerant ses abus, on sente qu’il existe nécessairement un terme où doivent cesser ses progrès.

L’insuffisance de ces calculs, démontrée par un résultat si peu satisfaisant, devoit ce semble indiquer la nécessité de recourir à la régle morale, dont les loix combinées avec l’intérêt politique, auroient donné la solution qu’on cherchoit.

On auroit vû que si la puissance pécuniaire ajoute à la puissance réelle, cependant elle ne la constitue pas : que la force premiere de l’état est dans la nature même de son gouvernement, dans le concours perpétuel de toutes les volontés, au but commun de l’intérêt général ; & que la puissance pécuniaire sans activité par elle-même, n’a de poids & d’efficacité que par cette force premiere qui la met en action.

On en auroit inféré d’abord que le soin d’accroître la richesse, doit être subordonné sans cesse à celui d’affermir la constitution ; & que la régle morale étant la base essentielle de l’ordre public, les moyens de conserver & d’augmenter son influence doivent fixer avant tout l’attention du gouvernement.

Enfin on auroit conclu qu’où le luxe commenceroit à regner assez despotiquement dans les différentes classes, pour que la régle morale y devint une barriere inutile contre le penchant qui porteroit à satisfaire tous les goûts qu’il inspire ; là il y auroit l’intérêt le plus pressant de réprimer ses excès, non par des loix somptuaires qui sont toujours inefficaces, parce qu’elles ne peuvent attaquer que les effets ; mais en recherchant les causes, & en employant, suivant la nature de chacune, les remedes propres à les faire cesser.

Or une de ces causes seroit évidemment l’extrême richesse du financier, qui fier de son opulence & toujours avide de jouir, voudroit combler en partie l’intervalle qui le sépare des grands, en les égalant ou les surpassant par le faste. Les grands, jaloux de se maintenir dans tous les genres de supériorité que la constitution de l’état leur assigne, voudroient de leur côté surpasser le financier ; & de cette concurrence résulteroit un excès de luxe sous lequel les grands, faute de veines de richesses qui portassent chez eux l’or, avec la même abondance, succomberoient bientôt, sans la ressource qui leur resteroit de réparer leurs dissipations par des alliances avec ces mêmes financiers, l’objet éternel de leurs dédains ou de leur haine.

Delà deux autres conséquences qu’il est intéressant de faire sentir : l’une, que cette ressource de la mésalliance seroit encore pour les grands un encouragement de plus à la prodigalité, à l’inconduite, & à toutes les infractions de la régle morale que le libertinage entraîne. L’autre, que dans l’ordre de la société, chaque classe se modélant de proche en proche sur celle qui la précéde, & cherchant toujours à régaler, l’excès de luxe que l’émulation des deux plus opulentes auroit produit, réflueroit nécessairement dans toutes les autres.

Ces divers inconvéniens n’auront pas lieu quand la carriere des distinctions & des préférences sera ouverte aux financiers, & que le desir de l’estime aiguilloné par l’apas des récompenses honorifiques, pourra chez eux tempérer celui des richesses. Contens d’un bénéfice honnête, leurs vues principales se dirigeront du côté de la considération ; la fiscalité modifiera ses maximes trop rigides, pour les concilier avec l’intérêt public ; & par des services plus utiles à l’état qu’à eux-mêmes, ces financiers si décriés chercheront à mériter à la fois les suffrages de leurs concitoyens & la bienveillance du gouvernement.

Mais en admettant que dans certains cas l’intérêt personnel voulut encore prédominer, on l’arrêteroit par la régle proportionnelle qui auroit originairement déterminé la nature, l’étendue & les degrès de l’impôt ; régle qui serviroit toujours de pierre de touche au ministere, pour éprouver chaque innovation avant de l’admettre. On l’arrêteroit par la connoissance intuitive qu’on auroit perpétuellement du véritable intérêt de l’état dans chaque branche d’administration ; enfin par la simplicité constante de toutes les loix bursales, qui ne laissant subsister aucun des prétextes spécieux sur lesquels on auroit fondé l’utilité prétendue des réglemens extenseurs dans les tems de confusion & d’anarchie, déconcerteroit sans cesse les mesures que l’astuce & la cupidité voudroient mettre en usage pour essayer de parvenir à leurs fins.

En convenant des progrès que le méchanisme des finances a fait depuis environ quarante ans ; on s’étonne avec raison que les premiers devoirs du financier, l’espéce & la mesure des connoissances & des talens dont il a besoin, soient encore ignorés. Dans toute autre classe on distingue le bon ouvrier du mauvais, celle de la finance est la seule où le titre indéterminé de travailleur suffise pour donner la réputation d’homme utile : & cet abus qui pourroit précipiter journellement les Ministres d’erreurs en erreurs, ne tire son origine que de la multitude & de l’obscurité des matieres, qui à force de se confondre, compliquent la machine au point qu’il est impossible d’en concevoir une idée nette ; & de déterminer par cette idée qu’elles seroient les qualités nécessaires au principal agent qui la dirige.

Mais si l’on écarte les nuages dont la finance est enveloppée de toutes parts pour chercher à démêler ses vrais principes, pour la considerer dans sa simplicité naturelle, on verra qu’aucune des parties qui constituent l’homme d’état, n’est étrangere au véritable financier : on verra qu’à la droiture du cœur, à la solidité du jugement, aux vues justes & étendues, il doit unir l’activité, la fermeté, l’esprit de conciliation & le goût du travail : qu’il doit être instruit des principes & de la forme du gouvernement, pour en raprocher autant qu’il est possible la partie de son administration que la nature des choses n’a pas permis aux loix de régler par des dispositions invariables : que les sources de l’abondance & de la richesse commune étant pour ainsi dire confiées à lui seul, il doit connoître à fond les intérêts du commerce, favoriser ses opérations, veiller sans cesse à maintenir sa balance, éclairer le gouvernement sur les fausses mesures qui pourroient la rompre & lui suggerer au besoin les meilleurs moyens de la rétablir : que dans l’application des loix bursales, il doit lui-même envisager les objets en législateur, préférer l’esprit à la lettre ; interprêter dans ce sens tout ce qu’il y auroit d’obscur ou d’incertain, & ne proposer d’innovations au ministere, qu’autant que, sans altérer la base du systême des finances, elles tendroient à une perception plus simple, à une répartition plus égale, ou à des arrangemens plus économiques : qu’enfin le bien de l’état, l’intérêt général, étant liés intimement à son administration, nul motif personnel, nulle considération particuliere ne doivent l’écarter des routes que lui tracent la conscience & l’honneur, pour arriver au mieux possible.

On concluera de ce tableau, que la finance prise dans son vrai point de vue, pourroit devenir une des écoles du ministere ; d’où après s’être instruit à fond des ressources & des besoins des peuples, l’homme de bien iroit dans une sphère plus élevée consacrer à leur bonheur ses talens & ses veilles.

Il seroit difficile sans doute, & dangereux peut-être, que toutes les compagnies fussent composées de financiers tels que je viens de les dépeindre. Difficile, parce qu’il est rare que la nature & l’éducation réunissent dans un certain nombre de sujets, toutes les qualités requises à un degré aussi éminent : dangereux, parce que la jalousie, cette passion que la concurrence & l’égalité de mérite, allument avec tant de facilité, produiroit bientôt des divisions intestines qui nuiroient infailliblement aux succès de l’administration. Mais ne pourroit-on du moins placer à la tête de chaque compagnie un ou deux hommes supérieurs, dont les vues pures & désintéressées ne respireroient que l’amour du bien, & qui, dirigeant tous les grands objets par eux-mêmes, donneroient encore l’impulsion à ceux de leurs associés, qu’une capacité médiocre ne rendroit propres qu’à suivre & à discuter les opérations de détail ?

Au reste, les hommes supérieurs dont je parle, si nécessaires à la finance, si utiles au gouvernement même ; qu’ils pourroient dans les circonstances épineuses, éclairer de leurs lumieres, ne se rencontrent point dans cette foule mercenaire, qui ne sait qu’encenser la fortune. L’avidité, sous le masque du talent, rampe autour des Ministres : le vrai mérite attend qu’on le recherche ; il rougiroit qu’on pût le soupçonner de devoir la confiance qu’on lui témoigne, à la bassesse ou à l’intrigue.