CHAPITRE XXV.


Avenir de la poésie lyrique.


Cette revue, conduite si près de nous, s’arrête à un dernier problème posé quelquefois. L’âge de l’enthousiasme et de l’imagination est-il passé pour les peuples, ou même épuisé pour l’homme ? L’Europe, où l’astre des arts, depuis cinq siècles, n’a jamais quitté l’horizon, est-elle menacée de perdre cette divine lumière ? Ne devrait-elle plus attendre qu’une de ces époques déjà signalées dans le monde, où la science des choses matérielles avait détruit le sentiment de l’idéal, où la force et le travail tenaient enchaînées dans un vulgaire bien-être des millions d’intelligences éteintes à l’amour de la liberté civile et des arts ? Faudrait-il supposer même que, métropole puissante de l’univers, le sillonnant de ses colonies, l’Europe lui ait envoyé avec son sang une vieillesse anticipée, et que, sur ces territoires de l’Amérique septentrionale qui s’étendent sans cesse, dans ces villes qui poussent si vite, notre civilisation n’ait jeté partout, avec son expérience de plusieurs siècles et ses plus récentes inventions, que le bon sens pratique, l’intelligente âpreté au gain, et cette active distribution du travail, cet emploi technique et pressé de la vie, qui laisse si peu de temps aux plaisirs délicats de l’âme et du goût ? Faudrait-il conjecturer enfin pour unique avenir, pour dernier progrès du monde civilisé, le triomphe de ce que l’on a nommé la science sociale, de cette égalité utilitaire, que les uns, rêveurs sans imagination, fanatiques sans culte, prétendraient réaliser par un niveau démocratique asservi à des règlements de vie commune et de salaire, et que d’autres seraient prêts à représenter plus commodément et plus vite par la simple action du despotisme militaire et civil ?

Les théoriciens ne manquent pas, pour recommander cette dernière utopie. On a vanté gravement la domination des Césars de Rome, comme une ère d’égalité sociale dont l’état de nos mœurs nous rapproche et que nous pourrions nous promettre.

Hâtez-vous de répondre à ces sophismes d’une science intéressée que le fait, invoqué à défaut du droit, est inexact et trompeur. Cet heureux matérialisme, où se serait complu l’espèce humaine sous le joug égal de Rome, ce sommeil des âmes dans une servitude affermie, n’exista jamais. À part les révolutions de palais qui interrompaient le cours régulier de cet ordre de choses et en changeaient les principaux personnages, en dehors de ces accidents naturels et de ces sinistres compensations du pouvoir absolu, il y avait, durant toute cette époque dont votre théorie préconise la salutaire immobilité, il y avait alors sans cesse la plus active rébellion du sentiment moral, le plus ardent foyer pour les intelligences et les cœurs.

C’était l’époque même de l’enthousiasme en action et de la foi portée jusqu’à l’héroïsme. N’essayez donc pas de prétendre, ne vous flattez pas, même dans le passé, qu’il ait pu jamais exister un grand état de société humaine dépouillé de tout instinct d’agitation généreuse, déchu de l’indépendance sous toutes ses formes, s’enfermant avec quiétude et bonheur dans le cercle de la conquête, et n’aspirant qu’au pain du jour, dans l’égalité de l’esclavage. Vous avez lu surtout les rescrits des Césars ; vous n’avez pas entendu les cris des opprimés, leurs apologies, leurs hymnes, leurs prières.

C’est alors en effet que, de toutes parts, dans ces chambres hautes où ils s’assemblaient, dans ces catacombes où ils se cachaient, dans ces mines qu’ils étaient condamnés à fouiller, des hommes chantaient un hymne à Dieu et se fortifiaient de la maxime de l’Évangile : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de Dieu. » C’est-à-dire que, rejetant pour eux-mêmes le partage d’un grossier bien-être acheté par le silence et la servitude, ils aspiraient à tous les biens de l’âme, à la profession publique de leur culte, au soulagement de leurs frères, à la flétrissure du vice et de l’oppression, à la réforme, à la conquête morale du monde.

Ainsi la paix apparente et servile de l’ancienne cité romaine couvrait de son immobilité et de ses ombres le travail le plus actif d’une cité nouvelle. Loin d’avoir abandonné le monde, l’enthousiasme, l’ardeur de l’âme, autrefois dispersés sur les intérêts nombreux de la vie publique et souvent corrompus par les mauvaises passions qui s’y mêlent, s’étaient épurés, et brillaient d’une flamme plus vive dans le foyer caché du sanctuaire.

Ce secours qui n’a point manqué aux jours de la décadence, ce flambeau de l’imagination et du cœur qui ne s’est pas éteint dans le passage de l’ancien monde au nouveau, devrait-il donc pâlir et disparaître dans les jours futurs du monde ? La perte de l’enthousiasme, l’inutilité de la poésie, seraient-elles un progrès que nous devions attendre des perfectionnements successifs de la vie matérielle ? Seraient-elles une punition que doit encourir notre intelligence trop attentive à cet intérêt seul, et par là trop semblable à cet ange cupide que Milton nous représente, dans les cieux mêmes, devenant épris des splendeurs de l’or foulé sous ses pas, et dès lors infidèle à Dieu et déchu de sa lumière ?

Non, il n’en sera pas ainsi. Tout ce qui ajoute extérieurement aux forces de l’homme, tout ce qui d’abord double pour lui le temps ou abrége l’espace, doit à la longue profiter au retour de l’âme sur elle-même ; car l’homme, à tout prendre, n’est grand que de ce qu’il a conçu par la pensée et senti par le cœur.

Aimons donc à le dire : dans la religion, dans la science, dans les arts, dans la vertu politique enfin, ce dernier but de la société civile, il reste encore, il se reproduira sans cesse un levain précieux d’enthousiasme.

N’est-il pas visible en effet, malgré les lenteurs et les doutes des puissances humaines, que l’époque de l’extension du christianisme sur de nouveaux points du monde s’approche à grands pas, qu’elle est de toutes parts appelée, secondée par la force des armes, du commerce et des arts ? Regardez d’abord votre Europe ; voyez comme, sur la limite orientale, la barbarie se resserre et s’efface, en attendant qu’elle disparaisse. Les crimes de palais, la politique sanguinaire, les massacres en masse, qui étaient encore il y a trente ans le droit commun de la Turquie, lui sont désormais interdits. Elle ne dure qu’à condition de paraître devenir un État civilisé analogue, dans ses usages nouveaux, à la pratique de ses hauts protecteurs. Les ravageurs de l’île de Scio, les massacreurs du clergé grec de 1820, protestaient naguère contre l’agression étrangère qui avait confondu dans le désastre de leur flotte les habitants d’une de leurs villes maritimes ; ils invoquaient le droit et l’humanité, au milieu de l’esclavage domestique et du renfort de barbarie qu’ils tirent de leurs hordes asiatiques : chaos bizarre qui ne peut durer, et qui prépare un changement du monde !

Ainsi, sur cette vieille terre d’Europe si remuée et si travaillée, dans cette minière où sont usés tant de bras, un mouvement irrésistible, amené de loin et vainement attardé, fraye une voie nouvelle au triomphe de la religion et des arts. L’œuvre commencée par l’insurrection des villes grecques, par l’incendie de Navarin, par la délivrance de la Morée, par la prise d’Alger, s’achemine à travers les contradictions de la politique. Nous avons passé le milieu du dix-neuvième siècle : avant que le terme en soit atteint, la barbarie musulmane sera chassée de l’Europe. Ces belles contrées entre le Danube et la côte d’Asie seront laissées aux races chrétiennes ; Sainte-Sophie sera redevenue chrétienne ; cette ville de Constantinople, cette entrée orientale de l’Europe lâchement livrée aux Turcs il y a quatre siècles, conquise de leurs mains par droit de massacre, restée désormais sous leur joug par droit de stupidité, d’après ce titre d’être la nation la plus propre à posséder inutilement un grand empire, sera rendue à la fédération chrétienne d’Europe. Ou ville libre et neutralisée, ou capitale d’un État grec, ou conquête disputée entre de grandes puissances, Constantinople, si près de Malte et de Marseille, dans la vitesse actuelle des forces civilisées, ne peut longtemps appartenir à un autre monde, à un autre génie que l’Europe chrétienne.

Candie, cette terre admirable par le commerce et les arts, cette compensation dans un partage inévitable, ne peut rester barbare ; et ces changements qui s’apprêtent, ces révolutions suspendues sur l’orient de l’Europe, conduiront à la plus grande œuvre que puisse se proposer l’esprit moderne, à la renaissance de ces belles contrées, de ces riches cultures, qui, du golfe de Clazomène au mont Olympe d’Asie, et des sept villes de l’Apôtre aux murs d’Antioche et de Nicomédie, formaient, sous le nom de province d’Asie, un si fertile empire. Les ruines désertes et les pierres brisées des inscriptions nous apprennent ce que cette terre admirable pourrait redevenir, non plus seulement sous la domination active d’une race d’Europe, mais sous la puissance électrique des arts nouveaux et de la science moderne.

C’était le rêve de Fourier, l’illustre secrétaire de l’Académie des sciences. « La Syrie, disait-il, l’Ionie, la Cilicie, la Troade ! La tête tourne de songer ce que deviendrait ce pays, travaillé par nos machines, et sous les eaux et les feux dont nous disposons. Il y aurait là pour nous, à volonté, avec les produits de nos plus belles contrées méridionales, toutes les richesses des tropiques. L’Asie Mineure est une autre Amérique, à la porte de l’Europe. » Et ce grand esprit, qui n’avait pas dédaigné de tracer le modèle d’un travail de statistique usuel pour Paris, mais qui, dans sa profonde science mathématique, gardait et laissait voir un instinct d’élévation morale, était inépuisable dans ce qu’il disait alors de cette renaissance d’un monde oriental annexé à l’Europe et gouverné par ses arts et son humanité.

On le voit donc : loin que cette puissance d’action, ce spectacle des réalités éclatantes, qui est l’âme de la spéculation, soit épuisé pour nous, l’Europe est plus que jamais à portée de faire de grandes choses, de s’ouvrir de nouveaux horizons, de féconder des terres nouvelles et de recueillir des fruits mûrs qui l’attendent. Disons-le même : à cet emploi de sa force, à cette extension graduelle du christianisme et de la civilisation vers nos confins orientaux d’Asie et d’Afrique, est attaché le véritable équilibre du monde, la prédominance glorieuse et durable du génie de l’Europe devant cet immense continent américain qu’elle a découvert et peuplé.

Qu’avec la culture élevée des sciences et sous leurs auspices, les applications puissantes des arts, les vertus civiles et les notions généreuses qui en sont la source s’étendent à l’orient de l’Europe ; que le droit public chrétien y soit la règle de la force, que la servitude domestique, que la captivité et la vente de l’homme n’y soient plus souffertes sur aucun point du territoire ; que la civilisation européenne, portée si loin par nos vaisseaux, rayonne autour de son foyer et gagne les riches contrées qui l’entourent, à la distance d’un détroit de quelques lieues : et l’Europe n’aura rien à craindre de ces millions d’hommes multipliés si vite dans l’Amérique du Nord, et qui vont s’étendant de déserts en déserts sur celle du Midi.

Là même, cependant, quelle vaste carrière et quelles inspirations offertes à l’activité morale de l’homme ! Dès aujourd’hui, que de souvenirs, que d’imitations, que de glorieux vestiges de l’ancien monde, de ses monuments, de ses capitales, de ses grands noms de tout genre, de ses arts, de quelques-unes de ses traditions antiques et de ses plus récentes inventions ! Et en même temps, quelles proportions plus régulières dans ces reproductions faites d’un seul coup ! Quelle grandeur plus gigantesque et plus libre dans ces applications des arts étendues, pour ainsi dire, sur l’échelle d’une nature plus vaste et d’une croissance de nations si rapide qu’elle semble illimitée !

Nous savons tout ce qu’on a dit, tout ce que les Américains disent parfois eux-mêmes sur leur vie trop aride et trop positive, sur cette rudesse de mœurs sans illusions élégantes, et ce tracas assidu de leurs villes, cette laborieuse activité de leurs réunions, qui ressemble aux coups de hache réitérés de leurs pionniers dans le désert. La rigueur du niveau démocratique ajoute encore à cette froide activité du bon sens aiguisée par l’intérêt personnel et le besoin d’un bien-être égal.

On croit voir reproduite et centuplée cette astucieuse et rude société décrite par le vieux satirique romain, où, du matin au soir, dans le forum, aux comices, au prétoire, les citoyens étaient sans cesse aux prises comme si tous étaient ennemis de tous. Et cependant, sur cette laborieuse arène des intérêts privés, quel souffle commun de patriotisme rapproche soudainement tous les cœurs américains ! Comme l’Union parut grande lorsqu’elle fut menacée ! Comme le souffle de la liberté commune anima tous ces âpres égoïsmes, et comme le génie naissant de la jeune Amérique accueillit rudement sur ses rivages l’attaque, injuste alors, d’étrangers envahisseurs !

On ne peut donc en douter : à cette race sans nom, à ce peuple multiple et mêlé qui s’étend si loin du nord au sud de l’Amérique, appartient déjà le meilleur des enthousiasmes patriotiques, celui qui tient à la liberté comme au sol, et qui a respiré l’amour des lois avec l’air natal. Et puis, à cette race fière de sa force, ne pouvant presque supporter d’autre joug que le péril et le travail, un frein salutaire est apporté par la religion, par l’ardeur de la foi et la discipline du culte. Ce puritanisme qui avait renversé dans le sang les distinctions et les pouvoirs de la vieille société anglaise, est devenu de bonne heure le ciment et le lien de l’égalité américaine. Il a, sur cette vaste terre, suppléé par le scrupule moral et la contrainte volontaire à la rare et timide intervention d’une force officielle ; il a gouverné religieusement ces hommes si difficiles à maîtriser par l’autorité humaine ; et ainsi, à cette société active et calme, irrésistible et presque incontrôlable dans son droit populaire, il avait donné pour contre-poids et pour modérateur le droit évangélique[1], la loi suprême de justice et de charité.

Sans doute, par l’imperfection humaine et l’imperfection démocratique, il a été, en Amérique, bien dérogé à cette loi divine, au milieu de l’empire qu’on affectait de lui reconnaître. La terre où le sentiment chrétien a tant de ferveur, où la règle religieuse a tant de puissance, est aussi le pays où, comme dans l’Asie et dans l’Europe chrétienne des premiers siècles, l’esclavage domestique, la vente, l’asservissement physique de l’homme sont encore maintenus.

Mais la liberté, qui permet bien des erreurs et bien des abus, a du moins ce salutaire effet de ne point les laisser en repos, de les inquiéter sans cesse par la contradiction et le blâme, de soulever au besoin contre eux la conscience humaine, et, tôt ou tard, de corriger la loi par l’instinct moral.

N’avons-nous pas sous les yeux aujourd’hui même le gage de cette vérité consolante ? Que, dans un district de l’Union, dans un des plus opulents et des plus endurcis par l’orgueil du bien-être et de la domination, une humble et pieuse femme ait élevé la voix contre l’usage impie et tout-puissant de l’esclavage domestique ; qu’elle ait attaqué du même coup la loi, le préjugé, l’avarice, la volupté, toutes les passions humaines coalisées sous le sceau de la coutume, du bon sens et de la fierté même d’un peuple libre : eh bien, cette faible voix, qu’anime un saint enthousiasme, a partout retenti ; des millions d’échos la répètent dans le monde américain et la renvoient au delà des mers ; une ardeur nouvelle d’humanité a enflammé les prêches des temples et les congrégations de fidèles. L’œuvre avance, au nom de la foi et de l’humanité : on s’engage à poursuivre l’abolition de l’esclavage, comme l’accomplissement même de l’Évangile ; et, malgré les résistances de l’intérêt, les raisons spécieuses de la politique, malgré la difficulté du remède accrue par l’excès du mal, on peut prédire que cette souillure sera un jour écartée du monde américain ; on peut dire au zèle de l’humanité marchant à l’ombre de la croix : In hoc signo vinces.

Quand de telles œuvres sont réservées à l’action de la parole humaine, quand le pur enthousiasme du bien demeure un ressort journalier de réformes sociales, ne craignons pas pour un peuple ni pour une époque le dessèchement des sources de la vie morale : ce n’est point là ce progrès du calcul matériel et de la force, qui ne prolongerait la durée d’une nation qu’en atrophiant son âme.

Non : les mœurs changent, les formes politiques s’altèrent, les langues se détruisent, et la transplantation des races peut accroître et hâter toutes ces mutations inévitables ; mais l’âme humaine, avec ses points divers et ses touches sonores de sensibilité, de jugement et d’imagination, ne change pas, ne dégénère pas, ne perd aucune des conditions de sa puissance. Quand la force tombe, quand le flambeau se déplace, quand une nation, usée de lassitude et de souffrance, ne sent plus palpiter en elle les grandes fibres de la vie sociale, un autre peuple a déjà recueilli son héritage. Quand un idiome a vieilli sur son sol natal, ou que, défiguré dans son passage sous un ciel nouveau, il a perdu l’instinct délicat de sa forme première, sa grâce ou son énergie ; qu’il n’est plus en rapport avec le monde troublé et nouveau dont il est entouré, il n’importe : l’éclair de l’esprit, l’émotion de l’âme se fait jour par toute voie laissée à l’intelligence ; et le génie de l’architecte brille encore dans l’imperfection des matériaux mutilés ou à peine dégrossis qu’il emploie.

Telle fut la grandeur, le caractère original de ces hymnes que la foi chrétienne, que la pitié, que l’espérance prodiguaient au milieu des misères du monde romain expirant ; telle était cette source de ferveur pure et sublime, cette Aréthuse chrétienne qui ne cessait point d’épandre quelques filets limpides sous les flots de la barbarie. Gardons-nous de croire qu’elle ait à rencontrer plus terrible épreuve, ni qu’elle puisse tarir jamais !

De ces temples nombreux que l’Amérique du Nord bâtit, sur toutes les limites du désert, au Dieu de la miséricorde et de la souffrance, s’élèvera sans fin cet hosanna que prédisait Milton, comme la dette éternelle de l’homme envers les cieux. De ces prêches que l’unité de ferveur, dans la liberté de croyance, multiplie parmi les sectes chrétiennes d’Amérique, il jaillira toujours des paroles de feu qui entretiendront l’enthousiasme de la charité dans les âmes. Au milieu de ce grand peuple accru des dépouilles de l’ancien monde et des inventions puissantes de chaque jour, parmi ces ouvriers de la onzième heure qui achèvent si vite leur tâche et reçoivent un plein salaire, dans cette nation rude et savante, nouvellement née et pleine d’expérience, enorgueillie de sa force comme de la magnifique nature subjuguée par ses arts, la poésie de l’âme, nourrie par la religion, la patrie, la famille, ne peut manquer un jour d’avoir son Orient et son Midi.

Sera-ce seulement dans la langue de Shakspeare et de Milton, au milieu de ces riches cités où fleurissent tous les arts, où s’élève déjà plus d’un penseur et d’un historien ? sera-ce près du temple consacré à Dieu sous l’invocation de Réginald Héber, d’un si lointain compatriote des Anglais d’Amérique ? sera-ce à l’extrémité du nouveau monde, dans l’idiome sonore d’Ercilla et de ce poëte errant de nos jours, de ce proscrit de Cuba dont nous avons redit quelques vers ? L’œuvre poétique du nouveau monde sortira-t-elle du milieu d’un grand peuple uni dont elle semblerait l’hymne de reconnaissance et de triomphe ? Sera-t-elle le cri libérateur de quelque partie de ce grand peuple, se séparant du reste au nom de quelque impérieux devoir de religion et de justice ? Cette puissance de création littéraire enfin, qui manque encore à l’Amérique, sera-t-elle longtemps attardée et comme étouffée sous le poids du progrès actif de tous et du mouvement de chaque jour, par un effet presque analogue à cette loi de la discipline et du grand nombre, qui, dans la masse des immenses armées modernes et leurs efforts savamment simultanés sous les feux qu’elles bravent, laisse moins entrevoir la part de l’héroïsme et de l’inspiration individuelle ?

Nous ne saurions le dire. Mais, dans le génie comme dans la foi, il y a toujours des élus de Dieu : et tant que l’enthousiasme du beau moral ne sera pas banni de tous les cœurs, tant qu’il aura pour soutiens toutes les passions honnêtes de l’âme, il suscitera par moments l’éclair de la pensée poétique ; il éveillera ce qu’avaient senti les prophètes hébreux aux jours de l’oppression ou de la délivrance, ce que sentait ce roi de Sparte, lorsqu’à la veille d’une mort cherchée pour la patrie, il offrait, la tête couronnée de fleurs, un sacrifice aux Muses. Religion, liberté, patriotisme, culte des lois, amour des arts, où que vous soyez, il peut toujours, quand vous êtes, s’élever un poëte lyrique !



  1. Voir cette considération dans le bel ouvrage de M. de Tocqueville : De la Démocratie en Amérique.