CHAPITRE XXIV.


Réveil poétique de l’Europe méridionale. — L’Italie : ses deux derniers lyriques. — La poésie lyrique en France, au dix-neuvième siècle. — La poésie espagnole au Mexique et en Espagne.


Italiam, Italiam !

Seconde patrie des arts, foyer de notre Occident moderne, vous que la France de 1800 aurait dû délivrer, quels événements et quelles leçons vous avez offerts, au début de ce siècle ! quel réveil de grands talents ! quel espoir de liberté ! et même, après cet espoir trompé, quelle vertu guerrière, quelle effusion de sang généreux au profit d’un maître !

Là, plus qu’ailleurs, se sont marqués les rapides contre-coups de la France sur l’imagination et la pensée des hommes : d’abord, l’action des lettres françaises et de cette liberté spéculative reçue avec tant d’ardeur par les Italiens, depuis le noble philanthrope Beccaria jusqu’au noble poëte Alfieri ; bientôt après, un sentiment tout opposé, l’inquiétude, la résistance, soulevées dans quelques âmes du moins par les instincts de liberté et de justice contre le despotisme de la conquête et de l’opinion ; enfin, comme un dédommagement de tout, l’association plus ou moins apparente ou réelle du peuple assujetti dans les grandeurs du peuple conquérant assujetti lui-même.

La nation ingénieuse, jadis si forte, qui depuis tant de siècles a perdu son indépendance, n’avait pu sentir si près d’elle un exemple de nouveauté et d’audace comme celui de la France, sans être tentée de reprendre toutes les ambitions de la vie publique. Au premier aspect, l’invasion française de 1796 était pour l’Italie, non pas un joug étranger de plus, mais une renaissance nationale et politique. Bientôt le chef nouveau de l’invasion dut paraître un vengeur indigène ramené par la fortune des révolutions dans sa première patrie. Le pouvoir qu’il attaquait était odieux et suranné ; les étrangers qu’il avait à combattre, les cinq armées germaniques vaincues l’une après l’autre sur tous les points de l’Italie, semblaient un dernier reste de ces anciennes irruptions du Nord, que rejetait au delà des monts quelque général romain revenu à la hâte de la Gaule Narbonaise ou de la Grèce, un Marius, un Bélisaire.

Ne soyons pas étonnés de l’illusion enthousiaste qui se fit alors dans les esprits : reportons-nous à la grandeur de ce spectacle, tel que l’a décrit celui même qui en était le héros. Alors se conçoit tout ce que rêva l’Italie, tout ce que diront ses poëtes, jusqu’aux malédictions et aux apothéoses du fougueux et variable Monti. Cet ennemi acharné des Français à Rome était sincère, je le crois, dans le Barde de la Foret Noire, dans la Vision, alors qu’il célébrait en beaux vers l’affranchissement espéré de l’Italie sous le Consulat et même sous l’Empire. L’histoire explique assez ce qui manquait à cette œuvre, inaugurée par la suppression arbitraire d’un État libre, et par la création factice de démocraties nominales, puis promptement réduite à ce pouvoir absolu qui exploite les bras d’un peuple, mais ne le ranime pas.

Et toutefois cette courte épreuve ne pouvait être sans gloire pour l’Italie. Monti, Pindemonte, Manzoni, combien de noms encore honorèrent les arts dans ce beau pays, sinon reconstitué, du moins relevé par le maître de la France !

Entre ces noms célèbres, un seul nous paraît, plus que Monti, représenter la gloire poétique de l’Italie, et avoir donné par la noblesse de l’âme une vérité durable à l’éclat du talent. C’est le même homme qui, silencieux depuis vingt-cinq ans, vit paisible et triste sous la domination étrangère, dans sa ville natale, l’illustre Manzoni ; homme d’imagination et de foi, généreux patriote et chrétien résigné, poëte artificiel peut-être dans l’irrégularité de son théâtre, mais vraiment lyrique dans ses odes religieuses et dans celle que lui inspira le plus grand nom et la plus tragique destinée de ce siècle ! Déjà imitée dans notre langue, et dépouillée de ses plus belles strophes par quelques vers de Lamartine, cette ode peut résister même à la faiblesse de la prose. Ou y sent l’âme poétique :

« Il n’est plus ! De même qu’immobile, après le dernier soupir exhalé, son corps gisait insensible, privé d’un si grand souffle ; ainsi la terre, frappée à cette nouvelle, reste dans la stupeur. Elle est muette, en pensant à la dernière heure de cet homme fatal ; et elle ne sait pas quand pareille empreinte d’un pied mortel marquera sa poussière ensanglantée.

Foudroyant sur le trône je l’ai vu, et me suis tu. Alors que, dans une vicissitude continue, il tombait, se relevait, retombait encore, au bruit de mille voix je n’ai pas mêlé la mienne.

Pure d’un servile hommage et de lâches insultes, elle se réveille maintenant, émue à la soudaine extinction de cette grande lumière ; et elle déploie devant l’urne funèbre les strophes d’un chant qui peut-être ne mourra pas.

Des Alpes aux Pyramides, du Mançanarès au Rhin, il tenait sa foudre prête derrière l’éclair ; et son regard portait de Scylla au Tanaïs, et de l’une à l’autre mer.

Était-ce vraie gloire ? À la postérité ce difficile jugement. Pour nous, inclinons la tête devant le Très-Haut, qui voulut laisser sur cet homme la plus vaste empreinte de son esprit créateur.

L’orageuse et tremblante joie d’un grand dessein, l’anxiété d’un cœur qui bouillonne indomptable sous la pensée de l’empire, il les sentit en soi, et il tint dans ses mains un prix qu’il y avait folie d’espérer. Il éprouva tout : la gloire, plus grande après l’extrême danger, la fuite et la victoire, le palais des rois et l’exil ; deux fois dans la poussière, deux fois sur l’autel !

Deux siècles, l’un contre l’autre armés, se tournèrent avec soumission vers lui, comme attendant le destin ; il leur imposa le silence, et il s’assit arbitre entre les deux.

Il a disparu ; et il a clos ses jours en paix, dans des termes si courts, objet d’immense envie et de pitié profonde, de haine inextinguible et d’insurmontable affection.

Comme sur la tête du naufragé le flot s’est amassé et pèse, tel sur cette âme l’amas des souvenirs est descendu.

Oh ! combien de fois il a entrepris de se raconter lui-même à l’avenir ! et sa main fatiguée est retombée sur les pages éternelles.

Oh ! combien de fois, au silencieux déclin d’une inerte journée, les foudres de ses yeux abaissés vers la terre, les bras croisés sur sa poitrine, il s’est arrêté, assailli du souvenir des jours qui ne sont plus ! Il a songé dans sa pensée aux tentes mobiles, aux retranchements forcés, à la lance flamboyante des escadrons, au torrent des coursiers qui s’élancent, au commandement rapide et à la prompte obéissance.

Ah ! peut-être, sous ce grand désastre, en lui s’abattait l’esprit hors d’haleine ; et il désespérait. Mais une main puissante s’est étendue des cieux, et, secourable, elle l’a transféré dans une atmosphère plus douce, et l’a conduit, par les sentiers de l’espérance, aux campagnes éternelles, vers le prix qui comble nos désirs, là où la gloire passée n’est plus que nuit et silence.

Parmi les triomphes qu’a remportés la belle, l’immortelle, la bienfaisante foi, j’inscris encore celui-ci. Réjouis-toi que cette superbe grandeur ne soit jamais descendue à insulter le Golgotha !

Et toi, devant ces cendres malheureuses, renonce à toute parole accusatrice. Le Dieu qui terrasse et qui relève, qui abat et qui console, l’a placé près de lui dans un solitaire asile. »

Élégiaque autant que lyrique, plus semblable à la bénédiction qu’à l’apothéose, et inspirée surtout par la pensée de l’heure suprême et en souvenir des souffrances de celui qui avait si peu épargné l’espèce humaine, cette ode est belle comme la prière que prononça Pie VII à la mort de Napoléon. Elle vivra comme un témoignage des grandeurs de la religion et de la vertu devant l’iniquité de la force doublée de génie.

Au terme de nos courses diverses dans le passé, avant de quitter tant de grands souvenirs, n’avons-nous pas quelques regards à jeter sur le monde actuel et ce qu’il offre encore d’imagination élevée et d’enthousiasme, au delà du cercle d’or et de fer dont il semble de toutes parts s’environner ? N’y a-t-il plus rien de poétique désormais que les merveilles de l’industrie et les inventions du mécanisme habile ? N’avons-nous à contempler dans les arts que la masse et le nombre des ouvrages, achevés à la hâte comme si le temps devait toujours manquer aux fondateurs ? N’y a-t-il plus nulle part la voix légère d’Ariel, et son chant limpide et sonore qui monte vers les cieux ? Pouvons-nous oublier du moins que nous les avons entendus ? et ne devons-nous pas honorer d’un regret et chercher encore sur quelques lyres étrangères cette inspiration poétique dont notre patrie fut animée vingt ans, à l’écho du malheur et de la gloire, au bruit de la liberté légale, et parmi tous les progrès du droit public, du travail et de la richesse ?

Ce reflet glorieux de 1789 et de nos grandes guerres, ces spectacles d’illusion enthousiaste et d’ambition sans bornes, qu’avaient reçus de nous, au prix même de tant de défaites et de sacrifices, l’Allemagne et l’Angleterre, cet éclat qu’ont reproduit leurs poëtes, ne pouvaient être stériles pour les nôtres. La chute et les légendes héroïques de l’Empire ouvrirent une source nouvelle aux imaginations françaises ; et, sans partialité contemporaine, il faut, dans l’époque qui suivit, reconnaître un âge poétique. Tour à tour populaire ou savant, moqueur ou mélancolique, sceptique ou religieux, ce fond de poésie, sous des mains diverses, occupa vivement la France. On sait, et l’histoire même ne l’oubliera pas, ce que fut Béranger, le trouvère artistement familier, le tacticien politique de la prétendue chanson des Bonnes gens, le poëte élégant et passionné de plus d’un noble souvenir, le panégyriste de l’orgueil national, ingénieux à charmer ou plutôt à aigrir par ses chants la plaie toujours vivante de tant de gloire inutile et de tant de triomphes perdus par la faute d’un homme.

Béranger n’a été, quoi que vous puissiez dire, ni un sage et grand publiciste, ni un utile ami de la liberté ; mais il a rencontré dans son art l’accent lyrique, et il a su toucher la passion de la foule en plaisant au goût des habiles. Les chants tardifs et posthumes qu’il a laissés sur Sainte-Hélène n’ajouteront pas aux chansons de la Grand’Mère ou du Vieux Sergent ; mais ces chansons-là vivront comme l’esprit français, dont elles ont la puissance.

Et cependant, à l’heure même où triomphait cette verve militaire et moqueuse, devant ce culte du drapeau et cette dérision du froc, aux accents calculés de cette muse parfois cynique pour se montrer plus patriote, quelle autre voix enchantait surtout les oreilles et les cœurs ? C’était une chaste harmonie, mélodieuse sans art, émue sans passion terrestre, presque monotone et toute charmante ; c’étaient les premiers et les délicieux vers de M. de Lamartine : l’Isolement, le Soir, le Vallon, le Lac, la Foi, le Temple, les Étoiles ; tous ces échos de douce rêverie, dont nuls sons ne pouvaient être détachés et retentir dans les vastes auditoires des cours publics, sans faire éclater les mille applaudissements d’une jeunesse idolâtre.

Bientôt cette voix, plus austère et plus forte, atteignit à la grandeur de l’ode politique, à l’autorité de l’anathème moral fulminé même contre la gloire par une éloquente poésie. N’ajoutons pas un mot. Toutes les mémoires nous préviennent, à la pensée des vers sur d’Enghien et sur Napoléon. Un poëte lyrique était né pour la France, avec des nuances admirables de douceur élégiaque et de tendre mélancolie. Qu’il ait trop multiplié peut-être, ou laissé parfois tomber avec négligence les accents de sa voix musicale ; qu’il ait porté depuis sur trop de sujets les plus divers sa seconde vue trop rapide ou trop distraite, il n’importe : la langue et l’esprit français n’oublieront jamais quelques-uns des premiers et des grands dons que cet heureux génie leur a faits.

Un des caractères éminents de sa gloire, un des priviléges de son inspiration sera d’avoir échappé à la loi du temps, à ce raffinement du goût, à ce travail artificiel qui marque les époques un peu tardives de l’imagination, les retours et les arrière-saisons des lettres. Ce grand poëte était d’abord un poëte naturel, prodiguant les images et l’harmonie avec cette facilité qui ajoute la grâce à la puissance, d’une pureté admirable quand il était inspiré, et alors, fidèle à la perfection, même dans les hasards du caprice et de la rêverie.

La même époque, un peu plus avancée, le même état du ciel allaient éveiller une autre âme poétique. Né d’un vaillant général de l’Empire et d’une mère vendéenne, élevé dès l’enfance au bruit du canon et des bulletins, dans les places d’armes de l’ennemi vaincu, souvent au soleil d’Espagne, dans l’école militaire de sa jeune noblesse ou parmi les pages de sa cour exotique, Victor Hugo reçut l’éducation la mieux faite pour lui, libre, fière, éclatante. L’Espagne, avec son ciel, ses monuments, sa langue sonore, était comme une seconde patrie où il se reconnaissait : son esprit s’en colorait ; sa voix harmonieuse et forte en prenait tous les accents.

À ces impressions du premier âge et de la guerre, aux vicissitudes de la vie privée, allaient se mêler, pour cette forte imagination, les grands spectacles de la fortune et les dernières convulsions de la gloire. C’était à quinze ans, l’âme déjà nourrie de Tacite, que l’enfant de génie assistait à ces leçons de la Providence. Quelle en fut l’action sur son cœur et sur son art ! Quel éclatant essor, depuis les premiers vers notés avec admiration, dans un concours d’Académie, par M. Raynouard, jusqu’aux Orientales ! La riche variété des tons lyriques élancés de cette jeune âme se rapportait cependant à quelques sources principales : les souvenirs d’enfance et de premier séjour, la passion du soleil, du bruit et de la renommée, bientôt l’amour paternel et ses vives tendresses, partout l’éblouissement prolongé de l’Empire et de l’Empereur. Quel que soit le hasard ou le calcul qui réglait ce mélange, c’étaient là les semences de feu que, dans cette fournaise où il forgeait sa pensée, le poëte remuait incessamment et revêtait de mille formes, comme Virgile a peint ces ouvriers divins, lançant pêle-mêle, pour former la foudre, trois jets de pluie tordue, trois rayons du rapide Auster, et la colère avec les flammes qui la suivent :

Très imbris torti radios, tres alitis Austri
Miscebant operi, flanimisque sequacibus iras.

Ainsi, dans les premières Odes, dans les Orientales, dans les Feuilles d’Automne, dans les Voix intérieures ou dans les Chants du Crépuscule, sous la diversité de tous ces noms, et avec les nuances mobiles de l’époque et de la volonté, le torrent lyrique s’épanche et jaillit à grands flots. L’onde est quelquefois plus mêlée, plus trouble dans son cours ; mais elle sort toujours d’une source profonde et brûlante, dont le poëte a pu dire sans trop d’orgueil :

Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire ou briller mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
Mit au centre de tout, comme un éclat sonore.

Lorsque le talent devance ainsi la réflexion et se confond avec l’éveil même de la pensée par les sens, il aura plus d’images que d’idées ; et ces idées, soudains éclairs du dehors, pourront quelquefois passer vite pour lui-même, tout en éblouissant au loin. Mais le don de Dieu déposé dans cette âme n’en est pas moins magnifique et rare. Plût au ciel seulement qu’elle eût brillé sur une de ces époques de droit durable et de liberté garantie, où la dignité du caractère, la puissance du talent, n’ont qu’à persister, à travers des obstacles prévus, dans une voie laborieuse, mais régulière et sans précipices !

Quoi qu’il en soit, avant ces épreuves trop violentes qu’impriment aux plus nobles caractères nos révolutions si rapides et nos fantaisies sociales trop réitérées, combien avaient été souvent heureuses les hardiesses d’imagination de ce talent jeune et libre, alors qu’on le voyait, comme il l’a dit lui-même :

Jeter le vers d’airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rhythme profond, moule mystérieux
D’où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux.

Cet emprunt à la matière qu’affecte ici le poëte, pour nous éblouir des effets éclatants de son art, peut en être un symbole visible, mais n’en exprime pas toute la grandeur et la grâce parfois naïve. Sous le feu de la forge, sous la rayonnante ciselure, que d’émotion encore dans l’âme du poëte, quel charme nouveau dans sa peinture de l’enfance, dans sa plainte d’être dérangé, dans sa joie d’être inspiré par les jeux et les bruits de ses petits enfants ! La rigueur du sort a passé depuis sur cette famille, réduite de nombre, errante, exilée ; mais de quelle brillante auréole l’entourait et devait la protéger le génie du poëte, alors qu’il disait :

Oh ! que j’aime bien mieux ma joie et mon plaisir,
Et toute ma famille, avec tout mon loisir,
Que la gloire ingrate et frivole,
Dussent mes vers, troublés de ces cris familiers,
S’enfuir, comme devant un essaim d’écoliers.
Une troupe d’oiseaux s’envole !

Mais non : au milieu d’eux rien ne s’évanouit ;
L’Orientale d’or, plus riche, épanouit
Ses fleurs peintes et ciselées ;
La Ballade est plus fraîche, et, dans le ciel grondant
L’Ode ne pousse pas d’un souffle moins ardent
Le groupe des strophes ailées.

Je les vois reverdir dans leurs jeux éclatants,
Mes hymnes parfumés comme un chant de printemps.
Ô vous dont l’âme est épuisée,
Ô mes amis, l’enfance aux riantes couleurs
Donne la poésie à nos vers, comme aux fleurs
L’aurore donne la rosée !

Venez, enfants. À vous jardins, cours, escaliers ;
Ébranlez et planchers, et plafonds, et piliers.
Que le jour s’achève ou renaisse,
Courez en bourdonnant, comme l’abeille aux champs :
Ma joie et mon bonheur, et mon âme, et mes chants.
Iront où vous irez, jeunesse !

La douce magie de ces vers s’accroît par le contraste avec la destinée même de l’auteur. Mais que d’autres beautés grandes et fortes naissaient de sa puissance d’impressions ! Ce n’est pas en vain qu’il ramène toujours ses yeux vers l’astre éclalant, dont il s’est dit le Memnon. Il en est vraiment inspiré, quelquefois pour le louer, sans mesure et sans prévoyance, mais aussi pour attacher, jusque sur les pompes de son sacre carlovingien, cette inscription méritée :

Il voulut recevoir son sanglant diadème
Des mains d’où le pardon descend.

À travers ces revanches du sentiment moral, l’imagination de nos poëtes servait à l’apothéose de la force : le monde, après avoir eu le spectacle d’une prodigieuse fortune, subissait le contre-coup et partageait souvent l’illusion des talents que cette fortune avait d’abord éblouis. Le sillon de feu partait de la France, réveillait jusqu’à l’Espagne, enflammait la Grèce et brillait sur les deux Amériques. Au delà de l’Océan, dans les deux idiomes transplantés d’Espagne et d’Angleterre, on imitait avec ardeur les Méditations, les Orientales, les Messéniennes, et tel autre chant de notre court trajet de liberté politique.

Cet écho dure encore, et se renouvelle sous la parole élégante de Longfellow, comme il éclata dans quelques vers de la jeune Maria Davidson. Ne négligeons pas ce reflet de la France, et ce nouvel empire qu’elle avait obtenu. Cet ascendant parut là même où la puissance de ses armes avait échoué. Le monde sait quel fut le sort de cette grande monarchie et de cette grande race espagnole, après le seizième siècle qu’elle avait rempli de sa splendeur. Ce qui restait de cet éclat réfléchi sur la première moitié de l’âge suivant ne jeta plus, après Rocroi, qu’une pâle et funèbre lueur, sous ces voûtes de l’Escurial où s’endormit plus tard une race française, également déchue de son origine et de sa conquête.

Perdre la domination au dehors, le droit national au dedans, l’indépendance dans la justice, la libre pensée dans la vie privée, plier sous la défaite, le despotisme et l’inquisition, c’était trop à la fois pour un peuple. Les âmes les plus fières, les esprits les plus inventifs, y succombent.

Ainsi dut s’abaisser, avec la puissance, l’inspiration du peuple espagnol. Ainsi parut épuisée cette littérature si forte dans sa surabondance, tour à tour enthousiaste et moqueuse, prodiguant à pleines mains la poésie et concentrant avec précision la pensée, capable de tout, même d’un correct et ingénieux bon sens, si aventureuse dans son théâtre, et classique avec tant de grâce dans les vers de don Luis de Léon, si admirable enfin, pour la peinture des mœurs et la vie de l’histoire, dans Cervantes, dans Quevedo, dans Hurtado de Mendoza.

Si, depuis cet éclat du génie de l’Espagne égal à la grandeur même de sa politique, il y eut de longues stérilités, ce n’est pas à dire que le fond de la race ait changé et qu’elle n’ait pas pour les arts une puissance originale, dont les traits se retrouvent jusque dans le génie maniéré de Gongora. Le dix-huitième siècle la vit sommeiller cependant ; et ce n’est qu’après 1800, après le spectacle de nos violences intérieures et de nos triomphes au loin, après l’alliance impérieuse de Napoléon, après l’humble soumission devant sa gloire, après la révolte désespérée contre sa trahison, ce ne fut qu’après tous ces calices épuisés qu’un grand mouvement de religion et de liberté, de patriotisme et de talent, reparut en Espagne.

Chose remarquable, qui se retrouve, à degrés presque égaux, dans les époques les plus distantes ! ce qui était imposé de souffrance et d’énergie à la vie active rendit une force nouvelle à la pensée. Au milieu même de la guerre et de l’anarchie, les études se ranimèrent, comme une arme de plus pour l’esprit du peuple qu’une main de fer voulait plier à son gré. Des talents qui s’ignoraient dans l’oisiveté d’une vie stagnante furent saisis d’une ardeur inattendue. Des hommes éloquents, des chefs par la parole, sortirent d’un monastère pris d’assaut, d’une cathédrale ruinée, d’un barreau dispersé devant une commission militaire.

Aux premières cortès de Cadix, en 1809, parmi les incohérences d’une constitution délibérée entre l’admiration aveugle de 1789 et les feux des batteries françaises, il se dit des choses admirables de sagesse comme de grandeur, il s’éleva des caractères dignes des jours les plus glorieux, luttant contre l’anarchie du même cœur dont l’Espagne résistait à l’occupation étrangère. Certes, cette session législative pour les droits d’un peuple, au milieu de l’attente silencieuse du continent, ce second parlement libre et hardi dans ses remparts assiégés, comme le parlement d’Angleterre l’était dans son île, c’était là un grand exemple pour le monde. Là commence une époque nouvelle pour l’Espagne, malgré bien des espérances avortées, bien de monotones retours des mêmes violences interrompant les mêmes rêves de liberté ou les mêmes abus de pouvoir. Du mouvement que suscita cette assemblée date un quart de siècle auquel se rapportent les noms de Quintana, du duc de Rivas, de Gallego, de Zorilla, de Pastor Dias, d’Arguelez, de Martinez de la Rosa.

Ce réveil du génie espagnol ne se bornait pas à l’Europe : il passait l’Atlantique, il agitait Cuba et le Mexique. Déjà, dans le siècle dernier, ces lointains climats nous avaient envoyé plus d’un témoignage de l’influence qu’y prenait l’esprit français. Olavidez, jeune magistrat de la ville de Lima dans le Pérou, avait occupé Paris de ses luttes contre l’Inquisition dans les deux mondes, de ses disgrâces et des efforts heureux de son active industrie. Maintenant l’Amérique méridionale recevait elle-même, avec les idées de l’Europe, le contre-coup des tyrannies contradictoires qui se succédaient dans sa métropole. La séparation des colonies, entreprise contre le roi Joseph, s’achevait contre le roi Ferdinand.

Un souffle de feu, sous le nom de liberté, parcourait ces vastes régions livrées à tous les hasards de la théorie, de l’ambition et de la guerre civile. C’est là que grandit un poëte né à Cuba, au commencement du siècle, d’un père jurisconsulte et partisan des idées modernes. L’enfant qui devait illustrer le nom d’Heredia était malingre, difforme, à demi paralysé ; mais la vigueur de son esprit surmonta tous les obstacles du corps. Étudiant à la fois les langues savantes et les philosophes français, Homère et Raynal, bientôt il se sentit poëte. Conduit à Caracas, où son père devenait président de l’audience royale, respirant l’air de la première république proclamée à Venezuela, il ne rêva plus que le rôle de Tyrtée du nouveau monde. Dans cette espérance, il revit Cuba en 1824, essaya d’y conspirer par ses entretiens et par ses vers, fut poursuivi, trahi, sauvé, et réussit à passer dans l’Amérique du Nord, où il trouvait triomphante toute la liberté qu’il avait conçue.

Jusque-là le poëte n’avait redit dans ses chants que les souffrances et les privations de sa vie sans amour, sans liberté, sans gloire. Pour la première fois, il se sentait à l’aise sur le sol libre et paisible de New-York ; il y voyait son malheur secouru et ses vers accueillis.

Ce séjour sous un ciel plus tempéré, dans une société moins violente, devait lui inspirer d’autres chants. La nature surtout le frappa de ses merveilles. Il vit la cataracte du Niagara, cette pyramide vivante du désert, alors entourée de bois immenses. L’hymne où il la célèbre, avec les nombres sonores de son idiome natal, répandit tout à coup son nom dans les États-Unis, que flattait cet hommage aux phénomènes de leurs solitudes sauvages encore.

Heredia, dans une lettre publiée par les journaux américains, avait raconté d’abord ce que ses vers ne pouvaient agrandir : « Mes regards, écrivait-il, se sont assouvis à contempler un des prodiges de la création.

L’immense cours d’eau passait en rugissant devant moi, et tombait presque à mes pieds, lancé de si haut. Les ondes, éparses en rosée légère sous la violence du coup, remontaient pressées en colonnes qui parfois s’étendaient à toute la largeur de l’abîme et cachaient une part de l’horizon…

Ce qui m’étonna le plus, c’est qu’à l’abord du précipice, les vagues résistent en sens contraire et s’entrechoquent comme pour échapper à l’impulsion qui les précipite, jusqu’au moment où, vaincues, elles s’abattent dans l’abîme avec un tonnerre souterrain, et font jaillir dans les airs d’immenses colonnes de nuées sur lesquelles l’arc d’Iris réfléchit ses plus éblouissantes couleurs. »

C’est l’esquisse du voyageur, de l’émigré des Andes accoutumé à la puissante nature du monde américain, et la trouvant dépassée dans ce désert. Maintenant, voici l’effort et l’appareil du poëte :

« Impétueux Niagara, toi seul, phare sublime, tu pourrais m’élever jusqu’aux dons célestes que me déroba la main cruelle de la douleur !

Dissipe, par moments, la nuit qui m’environne. Laisse-moi regarder ton éclatante lumière ; et que mon âme, saisie d’un pur enthousiasme, soit digne de te contempler ! Toujours dédaigneux de ce qui est vulgaire et petit, j’ai travaillé pour le sublime et le terrible. Aux coups de l’ouragan furieux, aux rejaillissements de l’éclair sur mon front, je palpitais de joie.

J’ai vu l’Océan, soulevé par l’astre des tempêtes, assaillir ma barque et m’ouvrir ses abîmes. J’en aimais le péril ; mais la colère de l’Océan n’a pas laissé dans mon âme l’impression que me fait la grandeur.

Tu cours limpide et majestueux ; et soudain, brisé sur d’âpres rochers, tu t’élances, indomptable comme le destin. Quelle voix humaine pourrait décrire la terrible lumière de cette syrte mugissante ? Mon âme se confond à méditer sur ce torrent, que ma vue troublée cherche en vain à suivre, aux bords étroits du précipice : mille vagues, dont la vitesse dépasse toute pensée, se choquent et se combattent ; mille autres vagues les atteignent, et, entre l’écume et le bruit, disparaissent à mesure qu’elles arrivent.

L’abîme engloutit ces torrents. Au-dessus se croisent des arcs-en-ciel sans nombre, et les bords assourdis prolongent un bruit épouvantable. Heurtant les rochers, l’eau se brise et rebondit. Un nuage de vapeurs qui remontent couvre l’abîme, s’arrondit en coupole, s’élève aux cieux en pyramide, et, planant sur les forêts d’alentour, épouvante le solitaire chasseur. »

Dans l’original, cette peinture est pleine d’éclat ; mais elle n’a pas la beauté sévère que le grand lyrique de l’antiquité portait dans la description des phénomènes de la Sicile. Devant l’Etna et ses jets de feu nocturnes enflammant au loin la mer de Sicile, Pindare ne songe pas à lui-même ; il ne mêle pas les mécomptes de l’orgueil poétique à ces terreurs de la nature. Le poëte mexicain ramène ici sa jeunesse aux prises avec les angoisses du cœur, sa flamme éteinte et la souffrance interne qui obscurcit son front. « Jamais, s’écrie-t-il, « je n’ai senti comme aujourd’hui mon abandon, ma solitude, mon lamentable manque d’amour. »

Un art plus heureux du poëte, c’est de ne point s’arrêter aux seules grandeurs de la matière, tout étonnantes qu’elles soient, mais de remonter à la pensée divine. « Dieu de vérité, dit-il, sous d’autres climats j’ai vu de faux sages, osant fouiller tes mystères, insulter ta providence et pousser à l’impiété les malheureux humains. Pour cela même mon âme t’a cherché toujours dans le silence des solitudes. Aujourd’hui elle s’est ouverte devant toi ; je sens ta main dans cette immensité, et ta voix retentit jusqu’à mon cœur dans le tonnerre éternel de ce fleuve qui tombe.

Ténébreux torrent, combien ta vue élève ma pensée !… Où est ton origine ? Qui a nourri durant tant de siècles ta source inépuisable ? Qui peut faire que, sous le poids des flots dont tu le charges sans cesse, l’Océan débordé ne couvre pas la terre ? » À ces demandes le poëte répond comme un inspiré : « Le Seigneur a étendu sa main toute-puissante ; il a revêtu de nuées la lumière ; il a donné sa voix à tes flots déchaînés, et paré de son arc ton front terrible. »

Après ces grandeurs de la nature, après le soleil de Cuba, les forêts de la Virginie, ce qui possède l’âme d’Heredia, ce qui la fortifie et l’élève, c’est l’amour de la liberté, mais aussi de la justice, de la modération, de tout ce qui manquait aux révolutions du Mexique, tour à tour célébrées et maudites par le poëte. Il revint toutefois sur cette brûlante arène, car la patrie lui manquait encore plus que la liberté.

« Patrie, disait-il dans quelques vers harmonieux, nom triste et cher au pèlerin misérable jeté loin du sol où il est né, quand viendra l’ombre de l’arbre paternel rafraîchir ma tête brûlante ? Quand viendront, au souffle de la nuit, les frémissements des palmiers et des platanes apaiser et enchanter ma vie ? »

La nuit, entre les rauques mugissements de la mer, s’élève l’hymne douloureux de l’expatrié : « Oh ! si l’Océan, immobile sous les ténèbres muettes, s’endormait durant les calmes de juin ou de juillet, je croirais entendre dans la brise lointaine la voix des roseaux et des palmiers de Cuba !

Oh ! ne me condamnez pas à gémir ici, comme dans une serre se flétrit, enfermée entre des verres qui la réchauffent, la plante désormais stérile d’un autre climat. »

Cet impérieux souvenir de la patrie, cet amour du soleil rappelait Heredia. Il revint à Mexico, fut d’abord avocat, puis élevé aux honneurs de la magistrature. Marié et devenu père de famille, l’orageuse instabilité de l’Orient américain l’épouvanta d’autant plus. On lit des vers de lui où il invoquait la main d’un Sylla et bénissait cette sanglante tutelle. L’imagination sait rarement se modérer dans sa confiance ou dans son effroi : elle espère trop de la liberté, et elle en a trop peur ; elle invoque alors la dictature, et retrouve parfois les mêmes orages sous un autre nom.

Quoi qu’il en soit, la renommée poétique d’Heredia demeurait grande parmi tous les changements de ces républiques équinoxiales. Rapproché maintenant de Cuba, il gémissait de la voir encore soumise à la monarchie espagnole, et non moins privée d’indépendance que de liberté. Un voyage qu’il y fit impunément lui laissa peu d’espérance ; et, de retour à Mexico, il se vit déchu de sa magistrature inamovible par une loi nouvelle et inexorable, comme en portent parfois les républiques. Jeune encore, mais infirme et malheureux, le poëte succomba sous tant de maux. Il mourut, le 7 mai 1839. Sa mémoire, célébrée dans les journaux des deux Amériques, ne fut pas honorée de moins d’hommages dans l’Espagne, redevenue constitutionnelle à cette époque. Elle y trouvait, pour panégyriste et pour interprète de ce patriotisme espagnol qui mesure tant de degrés, depuis Mexico jusqu’à Cadix, un autre talent lyrique également né sous le ciel de Cuba, mais européen par le séjour autant que par l’étude.

Alors, en effet, brillait à Madrid une jeune femme dont la renommée ne s’est pas affaiblie avec la première séduction de la surprise et un autre attrait plus puissant encore et non moins passager. Quelques détails de sa vie diront comment se forma cette âme poétique.

Doña Gertrude Gomez de Avellaneda est une Espagnole de l’Orient américain. Comme Heredia, elle naquit à Cuba, en 1806, au Port-au-Prince, dont son père, Manuel Gomez, originaire de Séville, était préfet maritime. Sa mère était une fille du pays, mais de race espagnole. Élevée dans ce séjour colonial, sans école et sans théâtre, la jeune Gomez s’instruisit et s’inspira seule par la lecture de quelques poëtes espagnols et la vue de cet horizon du tropique, « le plus splendide pavillon, dit un poëte, que Dieu lui-même ait pu jeter sur les fêtes de son culte divin. » Dès l’enfance, elle fit des vers pour célébrer ce qu’elle voyait. Très-jeune, elle perdit son père. Lorsqu’elle n’avait encore que quatorze ou quinze ans, sa mère, s’étant remariée à un colonel espagnol, partit pour l’Europe avec elle et son nouvel époux. Descendue d’abord en France, elle passa quelques mois à Bordeaux, et vint ensuite dans la Corogne, patrie de son beau-père. Le midi de la France, l’Espagne septentrionale, tout cela était presque le Nord pour cette enfant du tropique accoutumée aux cieux éclatants et aux nuits lumineuses de Cuba. La jeune Gomez languit longtemps de ce mal du pays plus sensible aux exilés de l’Orient qu’aux voyageurs partis de l’Europe. Elle entra plus avant dans l’Espagne, habita Cadix et Séville, et sentit dans les beaux printemps de l’Andalousie quelque souffle de son climat natal ; elle retrouvait avec le soleil l’enthousiasme et la poésie.

À travers mille hommages recueillis à Grenade, à Cordoue, elle vint plus tard dans le monde agité de Madrid. Brillante d’une beauté qui semblait le voile transparent de son génie, parée pour les yeux espagnols d’une grâce à la fois nationale et demi-étrangère, respirant surtout dans son talent la grandeur et la force, mais y mêlant ce goût de pureté, cette correction sévère trop rare en Espagne pour ne pas sembler originale, elle étonna, elle charma tous ceux qui l’entendirent. Sous le nom de Tula, que lui donnaient quelques amis, elle fut aussi célèbre que toutes les espérances de bonheur et de liberté dont se flattait alors l’Espagne.

Ses poésies lyriques, publiées dans les deux années suivantes, furent populaires d’abord dans les salons et partout répétées. Une première tragédie qu’elle fit représenter à Madrid, Alphonse Munio, fut applaudie avec transport. Des couronnes de fleurs tombèrent aux pieds de l’auteur ; des sérénades la suivirent à sa demeure, et on la nomma la Melpomène castillane. Triomphante sur la scène, admirée dans les académies, entourée d’hommages dans les réunions qu’animait sa voix, exposée peut-être aux médisantes jalousies du monde et aux calomnies des partis, la belle Gomez de Avellaneda ne donnait place dans ses vers qu’aux sentiments de patrie, de vertu, de gloire.

Dans sa trentième année cependant, touchée de l’attachement profond que ressentait pour elle un jeune et célèbre député des cortès, élevé par la révolution au titre de chef politique de Madrid, elle lui donna sa main ; mais ce choix ne devait être que la consolation et l’orgueil d’un mourant. Pedro Sabater, que doña Gomez acceptait pour époux, consumé dans les luttes de tribune et les rudes fatigues d’une ambition aux prises avec l’anarchie, touchait au dernier terme d’un mal de poitrine. La femme illustre qui s’unissait à lui ne lui apportait que la sollicitude et les veilles d’une sœur, selon le sang, et les bénédictions d’un ange, devant Dieu. Après la perte de cet époux et dans un long deuil, ce cœur, qui s’était refusé longtemps à l’amour et ne l’avait souffert que près d’un tombeau, s’est dévoué tout entier à la religion. Le génie de don Luis de Léon et de sainte Thérèse a reparu sous le voile funèbre de Gomez d’Avellaneda.

Maintenant cette poésie, séparée de son ciel, de son idiome, de la voix qui en est, pour ainsi dire, l’instrument natal et sonore, gardera-t-elle le même charme et la même puissance ? Ne paraîtra-t-elle pas souvent, jusque dans son abondance native, une imitation de notre art moderne, et ne nous rendra-t-elle pas comme une image affaiblie de notre dernier âge poétique ? J’aime à le dire aujourd’hui : Lamartine, Victor Hugo, disputent aux cieux de la Havane, à la lumière de l’Andalousie, l’honneur d’avoir éveillé cette vive imagination et suscité une seconde gloire digne de la leur.

La belle ode de Napoléon à Sainte-Hélène, ce mélange d’apothéose et d’anathème, cette juste sentence portée par la poésie contre l’abus de la force et du génie, revit presque entière dans la traduction en strophes de forme inégale qu’en avait faite à vingt-deux ans la jeune Gomez ; et un des beaux chants de Victor Hugo, traduit de plus près encore et dans un mètre plus sévère, le chant intitulé le Poëte, rend à la langue espagnole avec naturel et passion ce que notre illustre compatriote lui avait pris de pompe et de splendeur.

Là ne se bornent pas les emprunts de cette muse étrangère que notre poésie nouvelle était allée chercher sous ces palmiers indigènes et dans les nuits étincelantes du tropique : d’autres vers de Lamartine et de Victor Hugo, une pièce même de Parny, tout innocente il est vrai, se trouvent mêlés aux inspirations de doña Gomez. Lors même qu’elle se reporte à son pays natal, qu’elle y retourne en pensée pour répandre des pleurs sur un tombeau et célébrer son jeune devancier déjà mort, le poëte Heredia, elle met pour devise à son chant funèbre deux vers de Lamartine :

Le poëte est semblable aux oiseaux de passage,
Qui ne bâtissent pas leurs nids sur le rivage.

Ces chants et d’autres encore pouvaient paraître d’heureux échos d’une harmonie connue, des reflets d’enthousiasme dont l’ardeur même atteste plutôt l’émotion du souvenir que la soudaine création du génie. Mais doña Gomez, avec la maturité de l’âge et de la douleur, trouva mieux encore dans son âme, et l’indépendance même de la pensée vint donner à ses vers un accent original. Ainsi, à l’époque où fut délibéré en France le rappel, par transaction amiable, des restes glorieux de Napoléon, lorsque cette idée, aussi peu politique qu’elle était peu poétique, occupa le gouvernement et les assemblées législatives de notre patrie, dans le torrent de louanges et d’apothéoses qui par des modes différents ramenaient le culte toujours dangereux de la force, doña Gomez fit entendre ce noble avis d’une bouche étrangère :

À la France, sur la translation des restes de Napoléon à Paris.

« Qu’elle te suffise, ô France, la gloire dont cet homme a rempli tes contrées ! Qu’il te suffise de voir dans l’histoire son grand nom uni au tien ! Qu’il te suffise de ce monument où sa puissante main a gravé sur le bronze une trace immortelle ! Laisse, laisse au monde ce sépulcre isolé, austère, où le destin rigoureux garde le colosse de l’ambition et de l’orgueil, entre des roches arides et désertes, tandis que la mer, avec un bruissement confus, vient briser à ses pieds les vagues écumantes.

Laisse-le là. Ni chants ni prières ne retentissent pour lui, sur cet âpre rocher, autour de sa tombe solitaire, mais éloquente dans son silence. Laisse-le là ! Sans cortége, enfermé seul, qu’il dorme sur son roc stérile et sombre, le roi sans dynastie, et qu’il ne vienne pas, enterré à l’étroit dans le Panthéon, entendre, ô Paris ! tes folles clameurs.

Sa tombe est Sainte-Hélène. Les noms de Wagram, d’Austerlitz, de Marengo et d’Iéna ne viennent pas y troubler son ombre mélancolique : ni la colonne altière ne protége de ses aigles cette tombe, ni le clairon ne sonne, ni le canon ne retentit auprès ; mais là le monde le contemple, et, plus que de ses victoires, est épouvanté de sa chute. Sur cet écueil même le colossal fantôme, voilé en silence de son manteau de gloire, voyant passer les révolutions et les lois, demeure pour les peuples et les princes un formidable enseignement. »

Un discours de M. de Lamartine, à la même date, avait quelque chose de cette raison profonde cachée sous la poésie. Mais doña Gomez ne l’avait pas entendu, et, sous la forme lyrique, elle se rencontrait de génie avec une des inspirations de la tribune française. Cherchons ailleurs toutefois des perspectives plus hautes encore.

Il n’est besoin de redire où la veuve de Pedro Sabaler a dû placer les siennes, mais dans la prière même elle trouvait la poésie ; de là, son Hymne à la Croix. La sainte majesté du sujet, la gravité de l’affliction chrétienne, élèvent ici le talent du poëte et lui donnent, dans l’expression et dans la mélodie, un calme de douleur et de foi dont la simplicité presque intraduisible semble une voix mystique entendue dans un songe, mais qu’on ne peut retrouver. À quinze siècles de distance, la poésie de l’évêque de Ptolémaïs reparaît sur les lèvres d’une Espagnole d’Amérique. Quelle propagande pour l’Évangile ! Quelle rapidité dans l’infini du temps, et comme ce chant nouveau s’en est inspiré !

« Je chante la croix. Que le monde se réveille ! Peuples et rois, écoutez ! Que l’univers se taise à nos accents ! Et toi, suprême auteur de l’harmonie, qui donnes des sons à la mer, au vent, à l’oiseau, prête une force virile à mes accents, et accorde-moi de redire, dans une sévère poésie, la puissance de la croix.

Élevez, élevez votre drapeau de gloire, ô vous, sublimes champions de la foi ! et qu’à son ombre, les peuples célèbrent sa victoire ! Élevez-le, pour qu’à sa hauteur ne puisse monter le bruit des pas de l’impiété…

Élevez, élevez le royal étendard dont l’aspect précipita les dieux de l’ancien paganisme du haut de leur Olympe dans l’abîme. Élevez-le, tel que Constantin le fit resplendir sur son front impérial, en alliant les aigles de Rome au labarum divin.

Élevez-le, tel que l’admirèrent, puissant et stable au-dessus des faisceaux de l’empire, les barbares triomphant au milieu de la ruine des peuples et des lois. Ils foulaient sous les pieds de leurs coursiers la splendeur de l’Europe, rassasiés qu’ils étaient de combats et d’exploits. Mais, devant les sacrés autels de la croix, le vaincu apprit au vainqueur à prier.

Élevez-le, tel qu’il apparut, pacifique et beau, pour ennoblir par la douceur du joug ceux qu’il plaît à la Providence d’émanciper dans la haute Amérique. Le temps a fait un pas, et, sous le coup de ses vicissitudes, qui délivrent aussi promptement qu’elles accablent, déjà un monde n’est plus tributaire d’un autre monde ; mais le soleil des Incas et des Aztèques illumine la colonne immuable du Calvaire.

Élevez-le ; car la chancelante humanité a besoin de son appui. Ne vois-tu pas comme elle cherche, et, tout ensemble inquiète et orgueilleuse, s’agite incertaine ? Son désir audacieux s’épouvante de sa faiblesse ; et, arrêtée par un profond vertige, elle épuise sa force en convulsions, déprimant aujourd’hui ce qu’hier elle exaltait, et faisant inutilement trembler le monde. »

Nous n’osons suivre le poëte dans toute sa pieuse ferveur, ne pouvant lui emprunter le charme de son harmonie. Mais ne sent-on pas une raison à la fois enthousiaste et haute dans ce noble salut adressé à l’Amérique chrétienne et libre, et n’y a-t-il pas quelque grandeur ici, comme dans les vers de Réginald Héber, à pressentir et à vouloir l’avènement de l’Évangile sur le monde entier :

« Fleuris, arbre sacré ! que l’astre de l’éternelle vérité t’illumine et que le ruisseau de la céleste grâce nourrisse ton immense racine ! Fleuris ; étends tes rameaux ; que la race fatiguée d’Adam repose à ton ombre sainte, d’un bout du monde à l’autre !

Que les siècles en passant t’adorent, et que tu les présides immobile ! Que le ciel, la terre, l’abîme, s’inclinent sitôt que ton nom retentit ! Tu montres Dieu fait homme ; tu élèves l’homme jusqu’à Dieu. »