CHAPITRE XVII.


Derniers chants du polythéisme romain. — Pervigilium Veneris. — Sénèque. — Stace.


Parmi les derniers et trop rares débris de la poésie lyrique chez les Romains, il faut placer un poëme, de date incertaine peut-être, d’origine mélangée, et décelant, sur un même sujet et sur un sujet populaire, la touche reconnaissable de deux époques : c’est le Pervigilium Veneris, la Veillée des fêtes de Vénus. Quelques trails, en effet, de l’hymne qui nous est parvenu sous ce titre, et en particulier le refrain du chœur :

Cras amet qui nunquam amavit !
Quique amavit cras amet !

sont du meilleur goût de langue et de poésie, et semblent appartenir à l’âge de Catulle et d’Horace. Mais, d’autre part, des surcharges de style, de fausses couleurs et quelques expressions douteuses renverraient l’ouvrage aux temps de décadence. De là, le jugement hardi d’un moderne, qui a vu deux œuvres distinctes dans le texte conservé : une première œuvre antique, pure, délicate, n’offrant que la fleur du sujet, vingt-deux vers en tout ; puis une refonte, une paraphrase, formant le reste du poëme et pouvant s’en détacher. Il faut avoir l’oreille et la main bien sûres, pour faire ainsi les parts dans un monument antique. Nous ne l’essayerons pas, tout en supposant volontiers le poëme altéré et interpolé, précisément parce qu’il était populaire et plus d’usage que le Carmen sæculare d’Horace.

Que le fond du poëme soit de date ancienne, comment pourrait-on en douter, après la magnifique invocation de Lucrèce à Vénus, mère des fils d’Énée, mère du peuple de Mars, et en songeant à ce temple qui lui était consacré dans Rome au-dessus de l’amphithéâtre, à cette statue de Vénus armée, à cet attribut si étranger au dogme mythologique des Grecs, et qui, pour ainsi dire, la personnifiait romaine ?

Il serait bien peu vraisemblable que, dès le temps où ces images étaient incessamment sous les yeux des Romains, la fête de Vénus, placée par la tradition à une des époques les plus riantes de l’année, à la saison des belles nuits et des aurores matinales, n’ait pas été embellie du charme des vers, ou même qu’on n’ait eu, pour célébrer ces gracieux souvenirs, que quelque vieux débris du rituel païen.

L’influence si naturelle des mœurs sur le culte devait, avec le progrès de la grandeur et de la politesse romaines, accréditer de préférence les autels de la déesse dont César prétendait descendre.

J’imagine donc que, pendant ces fêtes de Vénus où Pline le Naturaliste commençait à deux heures de nuit sa journée de travail, les temples, les bois sacrés des villes d’Italie, retentirent souvent de quelques strophes de l’hymne qui nous est parvenu, sans doute altéré par le temps, et moins peut-être par l’imagination de la foule que par le savoir prétentieux de quelque lettré :

« Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

Voici le printemps nouveau, le printemps harmonieux, la renaissance du printemps pour le monde. Au printemps, les amours sont d’intelligence ; au printemps, les oiseaux s’unissent, et la forêt, avivée par des pluies fécondes, déploie sa chevelure. Demain celle qui unit les amours entre les ombrages des arbres formera des huttes de verdure avec des branches de myrte entrelacées ; demain Dioné donne des lois du haut de sa couche de reine.

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

Alors, d’un effluve des cieux et d’un globe d’écume, l’Océan, au milieu des troupes bleuâtres et des chevaux à deux pieds, fit sortir Dioné.

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a aimé, qu’il aime encore demain !

C’est elle qui de l’éclat des fleurs peint l’année purpurine, elle qui, sous l’haleine du zéphir, soulève le sein gonflé de la terre en moelleux tapis, elle qui disperse ces ondes de rosée limpide que laisse le souffle de la nuit, larmes radieuses dans leur chute tremblotante.

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a aimé, qu’il aime encore demain !

La déesse elle-même a dit à ses nymphes d’entrer dans le bois sacré de myrtes. L’enfant accompagne les jeunes filles ; mais, on ne peut croire que l’amour soit au repos, tant qu’il porte ses flèches. Allez, nymphes ! il a déposé ses armes : l’Amour est au repos. Il lui est ordonné d’aller désarmé, afin que de son arc, de sa flèche, de ses feux, il ne fasse nulle blessure.

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

Vénus, ô Diane ! envoie vers toi des vierges touchées de la même pudeur. Nous ne demandons qu’une seule grâce, disent-elles, ô vierge de Délos ! que le bois ne soit pas ensanglanté par les chasseurs ! Vénus te prierait de venir toi-même, s’il était séant à ta virginité de voir, pendant trois nuits, des confréries en fête courir dans les bocages, entre des guirlandes de fleurs et des cabanes de myrte. Ni Cérès, ni Bacchus ne manque, ni le dieu des poëtes. Ils sont retenus ici. Toute la nuit sera célébrée par des chants. Que Dioné règne dans les forêts ! toi, déesse de Délos, cède la place !

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

La déesse a prescrit de tenir séance sur un lit de fleurs d’Hybla. Elle-même prononcera les arrêts ; les Grâces l’assisteront. Hybla, épandez toutes les fleurs qu’apporte l’année ; Hybla, brisez les corolles des fleurs dans toute la vallée de l’Etna. Là seront les filles des champs et les filles des montagnes, et celles qui habitent les forêts, les bois sacrés, les collines. La mère de l’enfant ailé a ordonné la présence de toutes ; et elle ordonne aussi aux jeunes filles de ne croire en rien l’Amour.

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain !

C’est Vénus qui a conduit dans le Latium les descendants des Troyens, et a donné à son fils pour épouse une jeune fille de Laurente, et bientôt à Mars une vierge pudique enlevée du sanctuaire. C’est elle qui a fait les noces du peuple de Romulus avec les Sabines, d’où elle a tiré les Rhamnes et les Quirites, et pour postérité de Romulus, le père et la génération des Césars.

Qu’il aime demain, celui qui n’a jamais aimé ! et celui qui a déjà aimé, qu’il aime encore demain ! »

À travers nos suppressions, ce petit monument d’ordre composite ressemble à ces œuvres d’architecture étayées et retouchées à des époques diverses. Quelques parties conservent une grâce antique : le reste a pris le faux goût de chaque mode passagère, et contracté les vices du temps. Que devenait Rome, en effet, après Auguste ? et quel ferment de poésie, quelle étincelle d’enthousiasme pouvait-elle garder, parmi les folies de la toute-puissance et les abjections de la foule ? Ce n’était pas sans doute que la passion et le luxe des arts fissent défaut dans Rome ; mais cette passion était désordonnée ; ce luxe infâme, cruel, meurtrier. Le poëte lyrique du temps, ce fut Néron, chantant du haut d’une tour la ruine de Troie, à la lueur de l’incendie qu’il avait fait allumer dans Rome. Les fureurs de ce hideux artiste plaisaient à l’imagination corrompue des Romains : et, comme jadis la pompe lyrique et musicale avait été, dans Athènes délivrée, l’inspirante apothéose des exploits héroïques, elle était aujourd’hui, dans le cirque et les jardins de César, le poison excitant de la rage et du meurtre. Car les arts qui parlent aux sens peuvent être pervertis, s’ils ne remontent sans cesse à la source divine de l’âme ; et l’image impérieuse du beau moral les protége autant qu’elle les élève. Loin de ce tumulte impur des fêtes de Néron, si l’âme poétique palpitait encore, c’était dans quelques vers obscure et mélancoliques de Perse, mort à trente ans, ou dans quelques indiscrets élans de Lucain, tué, plus jeune encore, par la tyrannie qu’il avait cru pouvoir impunément flatter.

Un autre martyr du même temps, un autre témoin des règnes de Claude et de Néron, Sénèque, dans la variété de ses ambitions et de ses talents, n’eut-il pas quelque lueur de poésie lyrique ? Philosophe avec plus d’imagination que de force d’âme, il devait se plaire et d’abord s’appuyer quelque peu à ces arts élégants, préludes et distractions d’une cour homicide. Tacite[1] a peint cette soirée du palais impérial, où le jeune Britannicus, sommé par pénitence de chanter à haute voix, commence un cantique d’allusion à sa chute et à ses malheurs, peut-être quelque fragment imité d’Euripide, quelque myriologue d’Astyanax sur lui-même. L’émotion des auditeurs est extrême, dans la liberté de l’ivresse ; et Néron, qui a compris la plainte, n’a plus qu’à l’étouffer par une prompte mort.

Sénèque, écrivant les Troades, pouvait-il oublier cette scène de famille, plus terrible que les fictions tragiques ? Elle nous explique la mélancolie profonde de quelques accents, le pathétique de quelques pensées, dans ces drames attribués à l’infortuné précepteur de Néron, dans ces œuvres déclamatoires qui certainement ne parurent pas sur le théâtre romain. Vous y sentez, non l’image des temps héroïques, mais l’oppression de l’empire. Le chœur est une voix gémissante qui témoigne du danger des grandeurs, du besoin de l’obscurité, sous la tyrannie. De là, quelques paroles d’une tristesse vraiment poétique, dans la tragédie de Thyeste :

« Est roi celui qui ne craint pas, est roi celui qui ne forme pas de désir. Cette royauté, on se la donne à soi-même. Monte qui voudra sur le faîte, sur le sommet glissant de la cour ! Moi, que je me rassasie de repos ! que, sous un humble abri, je jouisse de la paix ! que ma vie s’écoule en silence ignorée des citoyens ! Et lorsque ainsi mes jours auront passé sans bruit, que je meure vieillard plébéien ! Le poids de la mort est lourd à celui qui, trop connu de tous, meurt sans se connaître lui-même. »

Rien de moins fécond et de plus monotone que cette passion du repos et de l’oubli sur la terre, quand elle ne se tourne pas en aspiration vers le ciel. Là où seule elle domine, l’enthousiasme de l’art s’éteint, comme celui de la vertu. Ainsi mourait le génie romain, glacé par la terreur et avili par la servitude. Il n’est pas sans intérêt cependant de le voir jeter encore quelque éclat poétique, quand il se reprend aux grands souvenirs qui avaient autrefois fait battre de nobles cœurs.

Le poëte qui eut le malheur d’être accueilli par Domitien, et dont les vers, dans leur énergie monstrueuse, ont emprunté quelque chose à la folie du pouvoir qu’ils adulaient, a trouvé de purs et derniers accents pour honorer la mémoire de Lucain et célébrer dans la maison de sa veuve l’anniversaire de sa naissance. C’était peut-être sous le règne si court de Titus, dans cette trêve d’un moment accordée par l’empire. Plusieurs règnes avaient passé, depuis Néron et ses nombreuses victimes. On avait vu s’élever ensemble ou se succéder Galba, Othon, Vitellius, Vespasien, si glorieux pour Rome, et cruel seulement pour Helvidius, le fils adoptif de Thraséas. Les amis du poëte Lucain, ceux qui dans l’étude des lettres cherchaient encore la liberté, le culte des vertus anciennes et l’espoir de l’avenir, sont réunis à Rome près de la veuve du poëte, restée fidèle à son nom et à son amour. C’est devant elle qu’est célébrée la naissance de celui qu’elle pleure :

« Nous chantons Lucain[2] ; prêtez-nous favorable silence : c’est ici votre jour, ô Muses ! soyez-nous propices, alors que celui qui vous entraîna par le double charme de l’éloquence et des vers, le maître sacré des cantiques romains, est célébré.

Heureuse et trop fortunée région, qui vois à la surface de l’Océan les derniers pas du soleil incliné, et entends frémir la roue de son char abaissé dans les flots, toi, Bétique ! dont les moelleux tissus défient l’art d’Athènes inspiré par Minerve, tu peux te vanter de Lucain ! Tu peux t’enorgueillir de lui, plus que d’avoir donné Sénèque au monde, ou d’être mère de l’aimable Gallion. Que le fleuve Bétis élève jusqu’aux cieux ses ondes plus illustres que celles du Mélès ! Et toi, Mantoue, ne prétends pas être sa rivale. À peine était-il né, et, rampant sur terre, avait-il jeté un faible cri, que dans son sein Calliope le reçut, et dépouilla pour la première fois le long deuil d’Orphée : Enfant, dit-elle, consacré désormais aux Muses, et bientôt supérieur aux poëtes antiques, ce ne sont ni les fleuves, ni les bêtes féroces, ni les forêts gétiques, que tu remueras de ta lyre ; mais les Sept Collines, le Tibre du dieu Mars, les chevaliers et le sénat vêtu de la pourpre, tu les entraîneras par l’éloquence de ton chant. »

Le poëte alors rappelait ces premiers essais de Lucain qui lui valurent la jalousie de Néron, et ce poëme inachevé qui lui mérita la mort.

« Enhardi par le feu de la jeunesse, bientôt, s’écriait-il, tu diras les champs de Philippe blanchis sous les ossements italiques, et la bataille de Pharsale, ce coup de foudre entre les exploits du vainqueur divinisé, et Caton, grand par la sainte liberté, et Pompée, ce chef populaire. »

La Muse prolonge en vers élégants cette apothéose du poëte, et n’est arrêtée que par ses larmes, à la pensée du tyran qui l’a frappé. Mais alors même Stace, reprenant avec une verve plus simple, trouve de belles et dernières paroles vraiment dignes de la lyre.

« Ô toi, dit-il, soit que, porté à travers les cieux sur le char de la gloire, à la hauteur où montent les grandes âmes, tu dédaignes la terre et te ries des tombeaux, soit que tu habites, aux bords élyséens, le bocage de paix où s’assemblent les guerriers de Pharsale, et que les Pompée et les Caton accompagnent ton noble chant ; soit que, fière et sacrée, ton ombre ignore le Tartare, et que tu entendes de loin les supplices des méchants, et n’aperçoives que derrière toi Néron, pâle sous le regard irrité de sa mère, apparais-nous dans ton éclat ! et, à la voix de Polla, obtiens, je t’en supplie, un jour, par la grâce des dieux infernaux… loin d’ici la mort ! ici la source d’une vie toute puissante. Que le deuil affreux s’éloigne ! Que sur le visage coulent des larmes douces enfin, et que la douleur, devenue triomphale, adore maintenant tout ce qu’elle avait pleuré ! »

À ce dernier écho des fables païennes, mêlé d’une tristesse plus sérieuse, celle de l’esclavage, il est temps d’arrêter les souvenirs de la lyre antique, et de chercher ailleurs une autre inspiration.



  1. Tacit. Ann., l. XIII, § 15.
  2. Stat. Sylvar. lib. II, Geneth. Luc.