CHAPITRE XIII.


Diffusion et abaissement des arts grecs par la conquête macédonienne. — Règne des Ptolémées. — Littérature artificielle. Callimaque. Hymnes du faux Orphée. — Vraie renaissance poétique. Théocrite.


Certes, si l’on voulait marquer les deux extrêmes d’élévation et de bassesse chez un peuple poli, on ne pourrait en mieux choisir les termes que de prendre, d’une part, quelques strophes des grands tragiques à la gloire d’Athènes, ou cet hymne que Pindare vint chanter à ses fêtes, et d’autre part, la cantate à Démétrius Poliorcète. Là, en effet, on trouve, non plus ce contraste facile que peuvent offrir deux mondes différents, deux cultes ennemis ; mais, sur le même sol, dans le même sanctuaire, pour ainsi dire, la dernière profanation de ce qui avait été le plus saint, le dernier opprobre de ce qui avait été le plus pur ; au lieu de la louange des Athéniens libérateurs, le culte servile d’un despote étranger, et, sur l’autel de la chaste Minerve, une courtisane amenée par Démétrius[1].

Ainsi se dégradent les arts, dans l’abaissement de fortune et l’avilissement de cœur que souffrent les peuples. Ce n’était pas l’implacable Antipater, voulant se faire livrer Démosthène réfugié au temple de Neptune, et ne s’emparant que de son cadavre glacé par le poison, ce n’était pas le fils d’Antipater, roi survivant de Macédoine, dans la maison déserte d’Alexandre, qui pouvait entretenir les arts de l’esprit dans la Grèce. Et cette protection du pouvoir, si souvent oppressive et rapetissante, ne fut jamais plus inquiète et plus farouche que sous ces princes indignement parvenus. C’est alors que périt l’orateur athénien Démade, comme un instrument de liberté, moins noble et moins pur, qu’on brise et qu’on jette en morceaux, après s’en être servi, pour la calomnier elle-même.

Toutefois, à part l’interrègne élégant de Démétrius de Phalère, terminé par la licencieuse apothéose de son homonyme, la Grèce, avec sa colonie indépendante de Sicile, ses villes asservies du Péloponèse, son émigration conquérante en Asie, ses royautés de Macédoine, d’Alexandrie, de Séleucie, demeurait, au milieu des crimes de cour qui composent la sanglante et monotone histoire des successeurs d’Alexandre, le pays des sciences et des lettres, l’école et le modèle du monde.

Plus quelques-uns de ses monuments poétiques avaient été liés à la liberté de ses villes, à leurs fêtes religieuses, à leur ancien héroïsme, plus ils restaient admirés, en paraissant désormais impossibles à imiter. Plus le présent était déchu et privé de tels exemples, plus on les adorait dans le passé, comme l’œuvre d’un monde meilleur.

Ainsi commença cette époque des Ptolémées, qu’il ne faut pas nommer un siècle nouveau, comme celui des Médicis ou de Louis XIV, mais qui, avec moins de gloire et de génie, dans une durée plus longue, eut un caractère précieux à noter dans les annales humaines.

Par deux points, ce souvenir touche à notre sujet : par l’influence de la tradition littéraire, et par l’effort de la rénovation poétique. Nulle part le génie de la Grèce dorienne, ionienne et attique ne fut plus admiré, plus finement étudié, plus imité que dans Alexandrie ; nulle part tous les trésors de science, d’art inventif et d’imagination populaire, que laissaient après soi plusieurs générations héroïques et inspirées, ne pouvaient être aussi bien recueillis. Alexandrie fut et demeura longtemps le dépôt et le refuge de la Grèce, son lycée le plus actif et le plus complet.

Puis, à côté de l’étude, vint l’émulation ; et, pendant plusieurs règnes, sous l’abri d’une domination qui, avec l’Égypte, embrassait Cyrène et la Syrie, dans le mouvement d’un peuple, sinon libre, au moins curieux, savant et voyageur, sous la protection d’une cour fastueuse, toute possédée du goût et du luxe des arts, tous les talents où s’était illustrée la Grèce, hormis l’éloquence politique et l’histoire, furent cultivés avec autant d’habileté que d’ardeur. L’épopée même, que n’avait plus osée le second âge de création de la Grèce, l’âge des Eschyle et des Pindare, fut reprise avec une industrie d’imagination que devait imiter Rome ; et, dans l’arrière-saison de sa langue, Apollonius de Rhodes sut donner à la passion de Médée une verve de poésie et d’amour, dont les couleurs enrichissaient plus tard l’idiome jeune encore et le génie de Virgile.

Ce n’est pas tout : par une témérité qui n’a pas laissé de monuments, le Muséum d’Alexandrie ne craignait pas de remanier les grands sujets et de refaire les grandes œuvres des poëtes tragiques d’Athènes.

Sous cette forme, avec cette émulation de l’antiquité, et sans doute aussi sur des souvenirs plus récents, Lycophron avait composé plus de quarante tragédies ; ce qui lui valut, dans les vers d’Ovide, l’épithète de porteur de cothurne[2] :

Utque cothurnatum cecidisse Lycophrona narrant.

De tant de tragédies, il ne s’est conservé que quatre vers des Pélopides, où se rencontre une forte et mélancolique image :

« Les infortunés[3], quand la mort est loin, l’appellent de leurs vœux ; mais, lorsque vient sur nous le dernier flot de la vie, nous souhaitons de vivre : on n’a jamais satiété de la vie. »

Que si, d’après la seule œuvre de ce poëte qui lui ait survécu, on augure mal de son génie ; si la subtile et bizarre emphase du poëme d’Alexandra ne permet de lui attribuer, ni la libre éloquence nécessaire au drame, ni la splendeur lyrique, n’oublions pas cependant qu’il fut, pour les contemporains, l’égal d’Apollonius de Rhodes, d’Aratus et de Théocrite, formant avec eux et d’autres plus obscurs la pléiade poétique du ciel alexandrin.

« L’or et la boue sont confondus pendant la vie de l’artiste, et la mort les sépare, » dit la Bruyère, parlant de ces faux parallèles que fait, à toutes les époques, la vue partiale et confuse des témoins du temps. Il est certain que la belle, la naturelle poésie était encore possible au siècle des Plolémées, puisque Théocrite de Sicile a traversé impunément leur cour et qu’il a écrit son éloquente idylle de la Magicienne. Mais on ne peut douter qu’après lui, quand un souvenir naïf de mœurs étrangères, quand une passion vraie ne montait pas au cœur de l’écrivain, l’érudition et la recherche, la science du style poussée jusqu’au raffinement, la prétention de l’art, devenue comme une manie superstitieuse, ne jetassent le talent même dans le bizarre et le ténébreux.

Telle fut la destinée de Lycophron. Tel il nous apparaît, dans sa prédiction d’Alexandra, dernier excès, et par là même, involontaire parodie de cette poésie sublime, de cette magnificence de langage, dont les chœurs des tragiques et les hymnes de Pindare avaient offert le modèle à la fois extraordinaire et naturel.

Ce serait une étude technique de noter, dans les vers de l’Alexandra, les mouvements, les images, les formes de style, empruntés ou détournés d’Eschyle ou de Pindare. On y verrait, avec le faux goût d’une époque tardive et d’une littérature transplantée, à quel point cette belle imagination des temps héroïques de la Grèce avait mis son empreinte sur les esprits studieux du Muséum.

Mais, nous le dirons, dans un tel travail, l’inégalité des œuvres est, pour ainsi dire, en proportion de leur ressemblance affectée : l’éclat éblouissant devient obscurité semée d’éclairs, la hardiesse, bizarrerie, et la grandeur, monstruosité.

Ces défauts du langage ultralyrique de Lycophron, assez habilement conservés dans une traduction moderne en vers anglais, offriraient une étude piquante sur le grand art d’écrire, et sur ce point extrême, où, dans le génie de l’orateur et du poëte, comme dans la fortune du conquérant, on peut exactement dire : « Du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. » Ce pas, Lycophron l’a souvent franchi ; et toutefois, à part les emprunts raffinés de langage, les enchères d’audace métaphorique, il y a quelques beautés à recueillir dans cette suite de prophéties nuageuses de Cassandre, du haut de la tour où le poëte la suppose prisonnière, avant le départ de Pâris, dont elle contemple dans l’avenir l’adultère, la fuite et la punition.

Mais cette vue de l’Iliade, que plus tard Horace concentrait, comme sous le miroir brûlant d’Archimède, au foyer de quelques strophes, l’artiste érudit du Muséum l’a obscurcie de quinze cents hexamètres, où sont prodiguées, avec toutes les raretés de la mythologie, les plus difficiles curiosités du langage. La rencontre la plus frappante, c’est d’y voir, au moment où décline le génie grec, croître et s’élever les Romains que, d’après d’anciens oracles déjà répandus dans la Grèce italique, le poëte nomme les maîtres futurs du monde et les vengeurs de Troie.

N’est-ce pas une autre singularité, que, deux siècles après, quand la prédiction du poëte était en effet accomplie, Horace, qui, n’aimant avec passion qu’Homère, Sophocle, Platon et toute leur famille, n’ignorait cependant aucun de ces poëtes alexandrins imités par Catulle et Virgile, ait construit une belle ode sur cette origine troyenne de Rome et ce devoir de venger Troie, sans la relever cependant ? L’empire des Césars transféré sur la côte d’Asie, c’eût été, quatre siècles plus tôt, la révolution que fit Constantin. Que si maintenant on relit, au sombre crépuscule du poëte d’Alexandrie, cette prophétie de la grandeur romaine, à côté des chants de l’Iliade, des strophes guerrières d’Eschyle, du chœur héroïque d’Aristophane dans les Guêpes, des digressions triomphales de Pindare sur la Sicile et la Grèce délivrées, et enfin des vers de Virgile et d’Horace célébrant la durée des grandeurs romaines, comment ne pas reconnaître quelle place les arts d’imagination avaient dans l’antiquité, et quelle puissance ils ont exercée sur ses destinées ?

Que l’esprit ne craigne donc pas de se plaire et de s’arrêter à ces charmantes études, qui renferment une si grande part de l’histoire des peuples ! Lors même qu’elles ne s’élèvent qu’au milieu des naufrages de la société, elles sont le phare qui l’éclaire. Mais, en même temps, la domination des Ptolémées, cette longue orgie de voluptés oiseuses, de fêtes et de crimes, ne semble avoir été tolérée que pour montrer combien la science et le goût des belles études, la magnificence qui les protége et la paix qui les assure, sont impuissants à rien faire de grand, s’il n’existe un principe de vertu, de justice, de liberté, dans le souverain et dans le peuple.

Ce que les trois Ptolémées, Ptolémée Lagus, le lieutenant et l’historien d’Alexandre, Ptolémée Philadelphe, et Ptolémée le Bienfaisant, firent pour l’encouragement des lettres étonnerait même notre politesse moderne. Jamais il ne fut préparé à l’étude plus vaste enceinte et plus riche mobilier que le Muséum et la Bibliothèque d’Alexandrie : et, à cet effort si constant, à cette protection si empressée, on ne peut pas dire même que le génie ait fait entièrement défaut. Bien des chances lui étaient offertes dès lors, et dans le siècle suivant, par la dispersion de la Grèce sur tant de points du monde, par cet appel qu’une langue, une civilisation savante et victorieuse venaient faire aux intelligences diverses de tant d’indigènes d’Europe, d’Asie et d’Afrique, rapprochés par la conquête d’Alexandre.

En même temps, sous les formes du pouvoir absolu auxquelles était partout ramenée la race hellénique, par l’étendue même de ses victoires et son mélange avec les nations esclaves d’Asie, toute cette part d’esprit et de feu qui, chez ce peuple le plus ingénieux de la terre, s’était longtemps exhalée en débats de cités rivales, en luttes jalouses de grands orateurs, en procès publics et privés, semblait n’avoir désormais qu’une seule ambition et qu’une seule issue, la culture savante des esprits, l’activité et la gloire de l’étude. Mais là paraissait bien cette vérité tant de fois éprouvée : qu’il faut aux lettres une âme bien plus qu’une protection, et que nul loisir, nulle faveur, ne vaut pour elles l’agitation d’un temps libre et glorieux.

Une grande inégalité se marqua dans le mouvement d’étude et de savoir qui suivit la conquête macédonienne, et qui fut la seule grandeur morale laissée à l’homme déchu désormais de cette noble liberté, de cette souveraineté de soi-même, qu’avait tant aimée la Grèce.

Dans les sciences qui dépendent surtout de l’observation et du temps, les esprits avancèrent, depuis Euclide et depuis Conon divinisant par une flatterie astronomique la chevelure de la reine Bérénice, jusqu’aux grands travaux d’Hipparque et de Ptolémée.

Il n’en fut pas de même pour les arts du goût, bien que cultivés avec non moins de faveur et de zèle. Empreints par leur date et l’état du monde gréco-barbare d’un caractère de curiosité savante et de subtilité, ils gagnaient surtout à se rapprocher et à s’étayer de quelques découvertes de la science. Ils embrassèrent, avec la vue du ciel, des notions plus exactes de la terre ; ils appliquèrent même la poésie aux phénomènes célestes, à la géographie, aux sciences naturelles, à l’art de guérir. Mais ils prétendirent moins heureusement à l’imagination.

Dans Alexandrie cependant, le passage et le marché du monde, au bord de cette Égypte dont les monuments projetaient leur ombre mystérieuse sur les arts transplantés de la Grèce, parmi ces influences du monde oriental aboutissant de toutes parts à la ville nouvelle, entre ces ferments de culte divers qui s’amassaient dans cette cité cosmopolite, il semble que plus d’une inspiration devait s’offrir à la pensée de l’écrivain et du poëte. Nul doute que, dès le temps de Ptolémée, fils de Lagus, trois siècles avant notre ère, déjà l’antique Orient ne se découvrît à l’esprit grec, comme la statue d’Isis se dévoilait aux initiés.

Disons-le donc. Dans ce faubourg de Bruchium, où, loin du bruit des doux ports de la cité marchande, s’étendaient les galeries du Muséum, dans ce quartier paisible que surmontait sous un ciel si pur la haute tour de l’Observatoire, entre ces philosophes antiquaires ou mystiques, ces grammairiens, ces critiques occupés de recherches sur toutes les formes de l’imagination et de la poésie grecque, il devait se produire, selon l’esprit du temps, un effort nouveau de la veine poétique et s’ouvrir une mine inexplorée. Callimaque fut le Pindare de cette reprise d’enthousiasme, ne célébrant plus des jeux guerriers que les Grecs n’avaient pas portés dans leurs conquêtes d’Orient, ne vantant plus ces lois équitables et cette liberté tempérée qui convenaient seulement à la royauté des races doriques, mais chantant avec une docile adoration la puissance des princes dominateurs de l’Égypte, et lui cherchant un modèle dans le pouvoir et la prudence du plus grand des dieux.

Callimaque de Cyrène était fils d’un Grec nommé Battos, et prétendait, par l’analogie même de ce nom, descendre des anciens rois de la Cyrénaïque. D’après les occasions de commerce et d’affinité si fréquentes alors entre la Sicile et l’Égypte, il épousa, jeune, la fille d’un Syracusain, Euphrate. Mais, retenu dans Alexandrie, comme dans sa patrie de prédilection, il vécut, sous Ptolémée Philadelphe et sous son fils Evergète, jusque vers la 125e olympiade ; il enseigna les lettres dans des cours publics ouverts au bourg d’Éleusis, quartier d’Alexandrie. Auteur de plus de quatre-vingts ouvrages, imitateur ingénieux de toutes les formes de l’antiquité, érudit, mythologue, dramatiste, satirique, lyrique, il ne nous est connu que par de courts fragments et par des hymnes d’autant plus précieux, qu’à part même le talent poétique, ils offrent un intérêt historique, en donnant, par la pompe et par la froideur du langage, une idée de l’état où était tombé le culte païen.

Mais essayerons-nous de marquer le caractère de cette poésie, contemporaine de l’époque où les chants du Psalmiste hébreu entraient dans la langue grecque et étaient familiers à cette foule de Juifs, recrue de l’armée des Lagides, ou mêlés à la population grecque et indigène d’Alexandrie ? Le culte chanté par le poëte est tout politique. À l’invocation du dieu, au récit savant, pour être plus religieux, de son antique légende, succède cette pensée que Jupiter est particulièrement le dieu des rois ; et de là, un tableau pompeux de la royauté même. « Ce n’est pas le destin, dit le poëte[4], qui t’a fait maître des dieux, mais ton bras, la force et la puissance placées debout près de ton trône. Tu as pris, en même temps, le premier des oiseaux pour messager de tes oracles. Puisses-tu les faire briller propices à tes amis ! Tu as choisi, pour être sous ta tutelle ceux qui excellent entre les hommes, non pas les trafiquants par mer, non pas le porteur de bouclier, non pas même le poëte. Tout cela, comme secondaire, tu l’as volontiers laissé à des dieux inférieurs ; mais tu t’es réservé pour toi les conducteurs des villes, qui ont sous leurs mains le laboureur, le guerrier, le rameur, tous enfin ; car qui n’est pas rangé sous la puissance du souverain ?

Notre voix consacre à Vulcain les forgerons, à Mars les hommes d’armes, à Diane aux bras nus les chasseurs, à Phébus ceux qui savent les secrets de la lyre. Mais de Jupiter relèvent les rois. Car rien de plus divin que les rois, enfants de Jupiter. Aussi toi-même tu leur as départi ta puissance ; tu leur as donné la garde des fortes villes ; et tu résides toi-même sur les hautes citadelles, attentif à ceux qui gouvernent le peuple par d’iniques décrets ou selon la voie droite ; tu leur donnes à tous, par surcroît, la richesse et la prospérité, mais non dans une mesure égale.

L’exemple en est visible par notre souverain. Il s’est au loin étendu ; il voit accompli le soir ce qu’il a projeté au lever du jour ; le soir, les grandes choses ; les moindres, à l’instant où il les conçoit. Les autres n’achèvent même celles-ci que dans une année ; et ils ont besoin de plus d’un an pour les premières. Ô Jupiter, tu as éloigné de ces princes la puissance de faire, et tu as troublé leurs conseils.

Salut cent fois, tout-puissant fils de Saturne, donateur de tous les biens et préservateur des maux ! Qui pourrait dignement célébrer tes œuvres ? Il n’est pas né celui-là ; il ne naîtra pas. Qui chantera les œuvres de Jupiter ? Salut, ô Père ! Salut encore ! Donne la vertu et la richesse. Car, sans la vertu, la richesse ne saurait élever les hommes ; ni la vertu, sans la richesse. Donne donc et la vertu et la richesse. »

De ce langage plus solennel que grand, de cette gravité calme et non sans grâce, quelques traits de lumière ne semblent-ils pas se réfléchir sur l’état de langueur et la réforme abstraite du polythéisme d’alors ? Dans les vers qui précédaient ceux que nous avons traduits, le poëte érudit avait corrigé bien des choses de l’ancienne tradition sur la naissance de Jupiter ; en cela, il s’éloignait d’Homère et de Pindare. Il s’en éloigne plus encore, dans l’idée qu’il se fait de la royauté toute-puissante. Vous n’avez plus ici le roi de Syracuse et la table hospitalière autour de laquelle, disait Pindare : « Nous autres hommes jouons avec la poésie, dont lui-même se pare. » Tout semble ici plus fastueux et plus sévère. Le dieu des rois est à part, comme eux. Il a près de lui ses deux ministres, la Force et la Puissance, les mêmes que, dans la Grèce libre, Eschyle représente comme présidant à la vengeance exercée sur un dieu bienfaiteur de l’homme, sur le dieu philanthrope, dit le poëte, qui s’est avisé de donner au genre humain le feu et la science.

Le poëte alexandrin assigne au dieu protecteur des rois l’attribut qu’il leur souhaite à eux-mêmes, la domination sur les hautes citadelles. Au lieu de ce sceptre équitable, de ce soin de cueillir la fleur des plus hautes vertus, de cette patience à supporter la plainte, de cet amour de la justice et des arts, dont Pindare félicitait Hiéron, au lieu de ces lois justes et de cette liberté paisible qu’il attendait du roi d’Etna, fils d’Hiéron, ce que Callimaque célèbre dans Ptolémée, c’est la rapidité de la puissance arbitraire, ce sont ces images, empruntées à l’Orient, d’une volonté suprême aussi promptement obéie que connue.

Toutefois, au milieu de ce déchet de la dignité humaine chez les Grecs, dans cet abaissement de la vertu civile qui suivit la conquête d’Alexandre et marqua la domination de ses indignes successeurs en Macédoine, en Égypte, en Syrie, il semble incontestable que, dans l’ordre moral, dans la forme et l’action du sentiment religieux, quelques clartés nouvelles avaient lui, quelques vérités de plus agissaient sur le monde. Malgré les traditions mythologiques curieusement recueillies par le poëte d’Alexandrie, ce Jupiter, si supérieur à tout, que les destinées n’ont pas établi, qui frappe d’impuissance les rois et dissipe leurs vains conseils, semble se rapprocher des idées plus pures de la Divinité que déjà la lumière entrevue des livres hébraïques répandait dans l’Orient. Sous le nom de Jupiter, c’est le Dieu des Juifs qui est adoré ici, ce Dieu qui donne la vertu et la richesse, et qui, même par les biens terrestres, anticipe sur les promesses éternelles, selon les images fréquentes dans les livres de l’ancienne loi. Jusqu’à cette idée moins haute des bénédictions temporelles à joindre aux biens de l’âme, et accordées par le Dieu tout-puissant lorsqu’on les lui demande en même temps que la vertu, tout semble ici reproduit du charnel et du divin, des ombres et des clartés de la loi mosaïque, telle que la comprenait une grande partie de ses adorateurs, et telle que tous les Juifs de Palestine, de Syrie et d’Égypte, actifs, industrieux, navigateurs, commerçants, guerriers même, devaient la propager par leur exemple et leur succès.

Combien ce langage était supérieur à la tradition païenne et aux mœurs d’Alexandrie ! L’idée de la justice absolue dans le pouvoir était rappelée à cette cour détestable, où le vice préludait au crime, où des enfants pervers avaient hâte de régner, et où, pendant deux siècles, l’inceste et le parricide servaient d’accompagnement à l’hérédité royale. Certes, la morale du poëte était bien au-dessus de ces impurs exemples. Elle eût mérité de les flétrir : mais sa voix était trop artificielle pour être forte et surtout populaire. Bien que, longtemps après et dans le déclin du polythéisme, les hymnes de Callimaque se soient conservés comme une dernière réminiscence d’un culte mourant, on peut douter que ces hymnes aient été jamais familiers au peuple et chantés par la foule.

Une trace d’imitation est reconnaissable encore dans d’autres hymnes de Callimaque, qui semblent, à la première vue, tout mythologiques. Là même, l’idolâtrie s’est empreinte du monothéisme hébreu. Dans Pindare, Apollon est le dieu de Delphes, le dieu des athlètes vainqueurs et des poëtes. Il se plaît aux amours des nymphes qu’il poursuit, et aux merveilles des arts qu’il inspire. Dans Callimaque, soit qu’il s’agisse d’un libre chant médité par le poëte, ou d’un hymne destiné à quelque fête de l’ancien culte, aux Thesmophories, à l’inauguration des Bains de Pallas ou aux processions de Délos transplantées sur les bords du Nil, le langage est plus abstrait et plus austère, la croyance plus pure et mêlée d’une influence nouvelle.

Vous n’avez plus ici ni Delphes, ni Olympie, ni cette tradition des lieux, ces temples, cette terre sacrée qui ravissait le poëte et lui donnait l’enthousiasme, en même temps que la lyre. Mais un art nouveau prête un sens moral aux pompes et aux symboles d’une solennité presque étrangère. « Comme la branche de laurier d’Apollon, comme le sanctuaire entier a tressailli ! Arrière tout criminel ! Oui, Phébus d’un pied favorable a touché le seuil. Ne voyez-vous pas ? Le palmier de Délos s’est doucement incliné tout à coup, et le cygne fait entendre un mélodieux accent dans les airs. Panneaux des portes, tombez, et vous aussi, verrous qui les fermez ! car le dieu n’est pas loin. Mais vous, enfants ! montez la mélopée sur le ton du chœur. Apollon n’apparaît pas à tous, mais à quiconque est vertueux. Qui l’a vu est grand ; qui ne le voit pas reste petit. Nous te verrons, ô dieu puissant au loin ! et nous ne serons jamais au dernier rang. Qu’ils n’aient ni lyres muettes ni pas silencieux, les enfants, s’ils doivent un jour être initiés à l’hymen, raser leur tête devenue blanche et élever des murailles sur d’antiques fondements !

J’admirais ces enfants, tandis que leurs lyres ne restaient pas oisives. Et vous, faites silence pour entendre le chant sur Apollon ! La mer même fait silence lorsque les poëtes célèbrent ou la lyre, ou les flèches, armes d’Apollon cher à Lycoris. Et Thétis, la malheureuse mère, ne pleure plus Achille sitôt qu’elle a entendu le péan : ô triomphe ! ô triomphe ! Et il interrompt ses douleurs, ce rocher lamentable qui, dans la Phrygie, s’est formé de larmes durcies, marbre qui remplace une femme transformée au milieu de son cri de désespoir. Hélas ! hélas ! il est mauvais de quereller contre les dieux[5]. »

À part l’intention morale du poëte, qui peut sembler imitée du langage des antiques mystères, on remarque ici plus d’un souvenir biblique. Et, en vérité, au milieu de cette Alexandrie où, dès le premier siècle de sa fondation, le culte d’Israël, dans plus d’une synagogue, se célébrait en langue grecque, pour l’usage d’une partie du moins des transplantés et des prosélytes, le prodige serait que nul accent de la lyre hébraïque n’eût retenti en dehors du temple, que rien de cette poésie si forte ne fût arrivé jusqu’aux oreilles des savants et de la foule.

Admettons plutôt que, dès cette époque, et dans les siècles qui suivirent jusqu’à l’avènement du christianisme, à part la version des Septante, il dut se faire dans le monde grec oriental une infiltration constante des idées juives. Comment supposer en effet que, dans cette immense bibliothèque, où non-seulement les chefs-d’œuvre des beaux temps de la Grèce, les plus précieux manuscrits de l’Attique et de la Sicile étaient recueillis, mais où s’accumulaient aussi les monuments des langues persane et chaldéenne, les livres de religion et d’astrologie apportés de Babylone, il n’y eût pas de bonne heure une place pour les écrits de ce peuple juif à demi indigène de l’Égypte, ramené par sa défaite au foyer de son ancien esclavage, et maintenant employé par les successeurs d’Alexandre au soutien de leur domination sur le reste du pays.

Introduit par les rois grecs, mais incorporé aux antiques croyances de l’Egypte, le culte de Sérapis domina dans Alexandrie. Son temple devint la dernière citadelle du paganisme, et, selon l’expression d’un Romain du quatrième siècle[6], le Capitole religieux de l’Orient. Mais, à part ces conséquences lointaines de la politique adoptée par les Ptolémées dans la fondation de leur éphémère empire, il faut reconnaître dans la science et l’esprit d’Alexandrie une autre influence religieuse que celle du polythéisme égyptien ou grec. Le grand nombre des Juifs y dut avoir une action morale très-étendue. Mêlés par le commerce, le partage de la milice, le service public des princes, à toute la vie du peuple conquérant, ils adoptèrent des idées, des systèmes de philosophie qu’ils exposèrent à leur tour dans la langue nouvelle dont ils se servaient pour l’exercice même de leur culte : ainsi, beaucoup de leurs croyances durent se répandre autour d’eux et se communiquer au dehors.

Sans doute, ces émanations de l’esprit judaïque étaient surtout accueillies, selon le rapport plus ou moins grand qu’elles offraient avec les idées païennes. Peut-être les vives peintures du Cantique des Cantiques, ces images d’une poésie si sensuelle que l’ancienne synagogue en interdisait la lecture, furent-elles ce qui d’abord intéressa l’esprit grec. On pourrait le supposer, en trouvant dans un jeu poétique de Théocrite, dans l’Épithalame d’Hélène, une rencontre si heureuse, ou plutôt une si visible imitation des brûlantes images du voluptueux monarque de Judée. Mais nul autre souffle de la poésie hébraïque ne vint-il toucher les lyres grecques d’Alexandrie ? De ces temples juifs multipliés dans la haute ville, où, dans l’office religieux des jours consacrés, les prières et sans doute les homélies à la foule étaient faites en langue grecque, rien ne dépassait-il l’enceinte du sanctuaire ? N’en devait-il pas sortir quelque chose de ces belles maximes de la sagesse divine ou de ces chants sublimes du prophète, de ces images lamentables ou de ces prophéties triomphantes, dont Israël dispersé nourrissait en tous lieux la foi de ses enfants ?

L’isolement absolu, le secret prolongé des croyances et des idées hébraïques, quand l’obstacle du langage avait disparu, serait bien peu vraisemblable : il s’accorderait bien peu avec le fréquent prosélytisme que dès lors exercèrent les Juifs. Nul doute que, sans les lacunes faites par la barbarie dans l’héritage des lettres grecques, les traces même purement littéraires de la colonie juive d’Alexandrie ne fussent visibles dans bien des monuments de l’époque Lagide, dans cette foule d’hymnes, de chants religieux et moraux, de poëmes descriptifs qui signalèrent l’imagination laborieuse de ce temps. Les titres seuls de certains ouvrages perdus justifieraient cette conjecture ; et on peut l’appliquer également aux débris qui nous restent.

Ainsi, dans l’hymne de Callimaque à Apollon, ce dieu privilégié de la cour savante de Ptolémée, l’érudition moderne a relevé, comme une imitation du Psalmiste, ces vers pieusement adulateurs : « Qui lutte avec les dieux soit en guerre avec mon roi ! qui résiste à mon roi soit en guerre avec Apollon ! Apollon, si ce chœur chante à son gré, le comblera d’honneurs : il en a le pouvoir, car il est assis à la droite de Jupiter[7]. »

Mais on peut remarquer aussi que cette forme judaïque et devenue chrétienne avait reçu des applications plus anciennes. Un lettré païen du second siècle, appelé déjà à mêler tous les souvenirs par syncrétisme littéraire, dit, dans un hymne en prose à Minerve : « Pindare nous enseigne qu’assise à la main droite du père, elle reçoit ses commandements, pour les transmettre aux dieux ; car elle est au-dessus d’un ange, et c’est elle qui aux divers anges transmet les ordres divins qu’elle a recueillis de la bouche du Père[8]. »

Avec cette littérature bigarrée de souvenirs, cette mosaïque savante que travaillait Alexandrie, il y a donc souvent à hésiter sur les vraies sources de l’imitation, et la première apparence peut tromper. Nul doute cependant que des écrits apocryphes et de médiocre valeur peut-être, mais justement reportés à cette date et fort accrédités dans les temps qui suivirent, ne trahissent une visible empreinte de la croyance et de la poésie judaïques. Tels sont en particulier ces hymnes mis sous le nom d’Orphée, fabrication ancienne, puisque Platon en cite quelques vers, mais évidemment reprise et accrue plusieurs fois, à l’époque des trois premiers Ptolémées, et dans cette ville d’Alexandrie, où Clément et saint Justin martyr les recueillirent plus tard comme un germe antique de la foi naturelle, qu’on aimait alors à rapprocher des vérités de la foi révélée. Tels sont, par exemple, ces graves accents redits par saint Justin, et qu’Eusèbe, avec quelques variantes, tirait des livres du Juif Aristobule adressés au second Ptolémée :

« Je parlerai pour ceux qui ont le droit d’entendre[9]. Fermez les portes à tous les profanes également. Et toi, écoute, fils de la Lune porte-flambeau, ô Musée ! car j’énonce la vérité, et il ne faut pas que ce qui avait auparavant apparu à ton esprit te prive d’une ère nouvelle et propice. Les yeux attachés au Verbe divin, repose-toi sur lui. Réglant le fonds intellectuel de ton cœur, monte heureusement aussi par la route détournée, et contemple l’unique roi de l’univers. Il est un, né de lui-même ; il a enfanté de lui seul toute chose ; et il circule lui-même dans tous les êtres ; et nul des mortels ne le voit ; et lui-même, il les voit tous. C’est lui qui, du milieu du bien, envoie le mal aux hommes, et la guerre avec ses frissons glacés, et les douleurs abondantes en larmes. Il n’en existe pas un autre semblable, en dehors du grand Roi. Je ne le vois pas, car un nuage s’est arrêté alentour, et tous les mortels n’ont dans leurs yeux que des prunelles mortelles, et ils n’ont pas la force de regarder le Dieu souverain de tous. Car lui-même, au sommet d’airain des cieux, est inébranlablement fondé sur un trône d’or ; et de ses pieds il marche sur la terre, et il étend sa main droite jusqu’aux bornes de l’Océan. Alentour tremblent les grandes montagnes, et les fleuves, et la profondeur de la mer blanchissante et bleuâtre. »

Dans l’élévation incontestable de ce fragment, avec une imitation générale, un reflet des grandes images de la Bible hébraïque, ne sent-on pas comme une exagération volontaire et calculée de ce sublime modèle ? N’y a-t-il pas ici, sons quelques rapports, un artifice, un effort de grandeur, symptôme des œuvres faussement archaïques, et qui rappelle Ossian comparé à Homère ? Cela paraît encore plus dans une seconde variante de la même œuvre autrement interpolée. Après les premiers vers fidèlement reproduits :

« Gravis heureusement, dit ce nouveau texte[10], par une voie détournée, et contemple face à face l’unique Fabricateur du monde, l’Immortel. Une antique tradition l’environne de sa lumière ; il est un, fait par lui-même, et toutes choses sont faites par lui ; et lui-même est répandu dans elles, et nulle des substances mortelles ne le voit, mais il est vu par l’esprit. Lui-même, du milieu des biens, n’envoie pas le mal aux mortels. Seulement, à sa suite marchent la grâce et la haine, la guerre et la famine, et les douleurs abondantes en larmes. Et ce Dieu gouverne les vents dans les airs et sur l’Océan ; et il suscite l’éclat de la foudre toute-puissante. Lui-même, au sommet du grand ciel, il est assis sur un trône d’or ; et ses pieds marchent sur la terre, et il a étendu sa main droite jusqu’aux bornes de l’Océan ; et la base de la terre a tremblé et ne peut supporter son courroux.

Il est lui-même placé souverainement au faîte des cieux ; et il accomplit toutes choses sur la terre, ayant en soi le commencement, le milieu et la fin. »

Bien des observations d’histoire et de goût peuvent naître de la différence de ces deux fragments. Le second n’est pas seulement une surcharge lyrique du premier : on y sent aussi ce travail anonyme de la pensée morale dans un peuple. Ce caractère doit frapper surtout dans le passage où le chantre orphique, l’imagination frappée sans doute des menaces du Seigneur dans les livres saints et des maux si fréquemment déchaînés par sa colère, s’était plu à montrer son grand Dieu, qui, du milieu des biens, envoie tous les désastres aux hommes. Évidemment, sur cet écho malheureux des paroles de Jéhovah et de ses prophètes, le scrupule a pris plus tard aux compilateurs poétiques d’Alexandrie. Ils se sont inquiétés à l’idée de faire le Dieu de bonté auteur du mal.

Par ce mélange de croyances diverses qui étaient alors le trésor commun de l’esprit poétique, ils se sont souvenus de la belle prière du stoïcien Cléanthe, disant à son Jupiter : « Nulle œuvre ne se fait sur la terre en dehors de toi, ô Dieu, ni dans les vastes contours du céleste éther, ni sur la mer, hormis ce que les méchants peuvent enfanter dans leur âme. »

Évidemment, sous l’impression de ces nobles élans de l’antique spiritualisme païen, le nouveau réviseur de l’hymne orphique dit précisément ici le contraire des premières paroles, qu’il transcrit et qu’il développe. Son Dieu, du milieu des biens, n’envoie pas le mal aux mortels. Seulement, à l’aspect du monde physique et moral, le pieux contemplateur est bien obligé de reconnaître qu’à la suite de Dieu marchent la guerre et la famine, tous ces maux si communs dans l’univers, et qui, selon l’expression du livre des Machabées, après la mort d’Alexandre se multipliaient sur la terre.

Mais, satisfait de cette restriction, il ne pénètre pas plus avant dans le problème du mal physique et moral à faire coexister avec la bonté divine, et dans celui de la liberté de l’homme à concilier avec la prescience suprême.

Ces grandes difficultés, qui devaient, quelques siècles plus tard, tant occuper le génie d’Augustin, n’apparaissent pas à la méditation rêveuse du poëte, encore occupé des souvenirs de la philosophie grecque, devant les menaces des prophètes hébreux. Plus tard, ce problème reviendra et s’éclaircira dans la pensée humaine, qui, sans faire Dieu l’auteur du mal, comprendra qu’il a dû le permettre sous ses deux formes extrêmes, la douleur et le vice ; car, sans cette double épreuve, les deux lois et les deux grandeurs de l’homme, le travail et la vertu, n’auraient plus où se prendre ici-bas.

Mais n’épuisons pas ici le faux lyrisme de ces hymnes orphiques : il n’y a là qu’une curiosité pour l’histoire des opinions plutôt que pour celle de l’art. Le vrai phénomène d’alors, c’était, dans une cour semi-asiatique et près d’un musée d’érudits, le naturel et la passion rendus à la poésie.

Théocrite prouva ce qu’attestent d’autres exemples. Ces lois de décadence graduelle qui, dans les langues, assignent à certaines époques certains caractères d’élégance travaillée, de politesse subtile ou pompeuse, ne sont pas inflexibles. Un tour de génie particulier, quelques accidents heureux d’imitation, quelques mouvements nouveaux de l’âme, peuvent toujours y échapper.

Dans l’arrière-saison de la poésie grecque, contemporain de Callimaque et de Lycophron, venu de la monarchie modérée de Syracuse dans cette cour d’Alexandrie tout infectée des intrigues et des crimes de la succession d’Alexandre, Théocrite a retracé, sous cette impure atmosphère, les plus naïves images de la vie pastorale et les plus brûlantes peintures de l’amour, à peu près comme Bernardin de Saint-Pierre et André Chénier ont écrit leurs pages délicieuses et leurs beaux vers, entre les corruptions sceptiques de la vieille royauté mourante et les crimes de la révolution.

Là comme ici, le génie propre de l’homme a surmonté l’influence du temps ; ou peut-être, dans l’une et l’autre époque, il s’en est également aidé par cet esprit de résistance et de contraste, qui est aussi une inspiration pour le talent.

Les grammairiens, les eunuques, les gens de cour, tout le faste industrieux d’Alexandrie, ont pu rejeter une âme poétique vers les simples pensées de deux pauvres pécheurs, ou les gracieux souvenirs des bergers de Sicile, comme Versailles et les courtisanes du dix-huitième siècle ont pu faire rêver le désert de Paul et Virginie, et comme les cachots de la Terreur ont inspiré les vers divins à la Jeune Captive.

Quoi qu’il en soit de ces rapports, parfois mystérieux, des événements publics et du génie particulier de quelques hommes, diverses nuances originales sont à recueillir aujourd’hui pour nous dans Théocrite, l’invention ou l’imitation lointainement reprise des mœurs pastorales, la forme mythologique, plus ou moins altérée par une lumière nouvelle apparue dans le monde, la couleur du temps enfin, et le reflet de la splendeur d’Alexandrie sur cette poésie que la passion fait paraître naïve, mais dont l’art savant égale au moins la passion.

Théocrite était un Grec d’Europe ; il le rappelle dans une inscription, où il se distingue lui-même d’un autre poëte du même nom. « Il y a, dit-il[11], un autre Théocrite, de l’île de Chio. Moi, Théocrite, qui écrivis ces vers, je suis du peuple de Syracuse, fils de Proxagoras et de l’illustre Philine ; et je n’ai jamais détourné vers moi la gloire d’une muse étrangère. »

Né sous le règne de Hiéron jeune, au temps du déclin de la Grèce, devant la fortune croissante de Rome, il trouvait dans Syracuse de grands souvenirs des lettres, l’hospitalité donnée à Pindare, à Platon, la comédie d’Épicharme ; et il se sentit de bonne heure sans doute appelé à renouveler, sous une autre forme, cette gloire poétique. Mais la protection lui manqua, comme la liberté, sous le long règne de Hiéron II ; et il tourna son espérance vers cette cour nouvelle d’Alexandrie, qui de toutes parts recueillait les savants et les livres. Chose remarquable même ! ce restaurateur de la naïveté homérique, ce peintre des champs et de la vie pastorale fut d’abord un poëte de cour. C’était un sujet étrange pour la poésie que l’apothéose d’un roi mari de sa sœur et fratricide. Rien peut-être ne montrera mieux l’illusion que peut faire le talent, et ce langage trompeur qui se compose d’un grand souvenir de gloire, d’une flatterie présente et d’une reconnaissance intéressée. Le poëte, dans cet éloge de Ptolémée, sur un accent tout lyrique, imite au début Aratus, cet autre poëte de la même cour, qui chantait les merveilles des cieux.

« Que Jupiter commence et finisse nos chants, ô Muses[12] ! alors que nous célébrons le plus grand des Immortels. Qu’ainsi Ptolémée, parmi les hommes, soit nommé dans nos vers, au commencement, au milieu et à la fin ! Car il est le plus parfait des hommes. Les héros qui jadis sont issus des demi-dieux, pour prix de leurs hauts faits, ont trouvé des chantres habiles. Ainsi moi, puissé-je avec ma science de bien dire, célébrer Ptolémée ! Les hymnes rehaussent même les dieux. »

Ce ton de panégyriste enthousiaste, rappelant d’abord la grandeur des Ptolémées, leur faste royal, leur palais, près duquel repose Alexandre, divinité terrible aux Perses ornés de la mitre, se soutient par l’idolâtrie des louanges prodiguées au monarque et à Bérénice, son épouse et sa sœur. Cette adulation même prend un accent élevé, pour décrire la puissance réelle du roi d’Égypte :

« Il règne sur une vaste contrée[13], sur une vaste mer, sur de nombreux continents. Des peuples nombreux entassent pour lui des moissons grandies sous les eaux du ciel ; mais aucun sol n’en produit autant que la basse terre d’Égypte, quand le Nil débordé vient émietter les glèbes humides. Aucun ne possède autant de villes, monuments de l’industrie des hommes, etc. Ptolémée le Magnifique domine également une part de la Phénicie, de l’Arabie, de la Syrie et des noirs Éthiopiens. Il règne sur la Pamphylie entière, sur les Ciliciens guerriers, les Lyciens, les Cariens belliqueux, et sur les îles Cyclades. Car pour lui des navires, excellents voiliers, traversent l’étendue de la mer. La terre et les fleuves bruyants obéissent à Ptolémée. Maint cavalier, maint homme de pied, couverts de leurs boucliers, frémissent serrés sous l’airain éclatant de richesse ; tant, chaque jour, il arrive de trésors dans sa riche demeure ! Et cependant les peuples en paix sont occupés de leurs travaux. Nul ennemi, descendant sur les bords du Nil peuplé de crocodiles, n’a soulevé dans ces villages qui lui sont inconnus un cri de guerre et d’effroi. Nul homme armé n’a sauté des nefs rapides sur le rivage d’Égypte, pour enlever des troupeaux. Tel est le prince qui règne sur ces campagnes ouvertes, Ptolémée à la blonde chevelure, habile à manier la lance, mais ayant surtout à cœur de maintenir inviolable l’héritage paternel, et sachant y joindre de nouvelles conquêtes. Et cependant l’or ne reste pas inutilement amassé dans son palais, comme l’épargne de la fourmi laborieuse. Les temples des dieux en reçoivent une grande part. C’est par eux qu’il commence toujours. Il donne beaucoup aussi à des rois courageux, beaucoup aux villes, beaucoup à de braves compagnons de guerre ; et, dans les lices sacrées que protége Bacchus, il n’est pas venu d’homme habile à moduler des airs, que ce roi ne lui ait donné un digne loyer de son art. Aussi, les interprètes des Muses chantent Ptolémée pour sa munificence… »

Puis, rappelant avec un luxe d’apothéose et de servilité les offrandes et l’encens partout consacrés au dieu présent, au prince qui règne, le poëte s’arrête à ces mots : « Salut, ô roi Ptolémée ! Je me souviendrai de toi, à l’égal des autres demi-dieux. Je t’offrirai des vers qui, je le crois, ne seront pas dédaignés de l’avenir. Mais c’est de Jupiter que j’attends la vertu. »

Rien, ce semble, de plus élégant que le style de l’original, dans cet hymne de cour. Le bon goût du langage est en lutte avec l’idolâtrie de l’éloge. La puissance des Ptolémées, leurs possessions en Asie et dans la mer Ionienne, tout cet héritage du génie grec, destiné à tomber bientôt sous la main guerrière de Rome, sont noblement décrits. Les vers surtout qui retracent le repos de l’Égypte, sa paix féconde et son vaste commerce, semblent d’une beauté durable ; mais là même apparaît tout entier le vice de cette monarchie née de la poussière d’Alexandre. Nulle vertu civile, nul souvenir de gloire et de liberté n’est rappelé, dans cette langue encore si pure, à ce peuple grec transplanté depuis moins d’un siècle. Ces fils de conquérants sont déjà confondus avec les habitants du sol conquis deux fois depuis Cambyse ; ils ont l’indigénat de la servitude.

En expiation de cette poésie, le même Théocrite avait chanté les bergers de Sicile sur des accents passionnés et nouveaux. L’origine de la pastorale dans la poésie grecque semble se reporter, soit à l’influence de l’Asie Mineure, au temps du poëte Bion, soit à celle de l’Égypte, au temps de Ptolémée et de Théocrite. Mais l’Égypte remonte à la Chaldée. Suivant Strabon, « l’histoire de la création avait été transmise aux Égyptiens par un berger de Chaldée. »

La différence entre la poésie pastorale et la poésie rurale des Géorgiques, c’est la peinture de l’amour et l’expression dramatique dans la vie la plus simple. L’Orient avait eu bien des essais de ce genre, perdus dans l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. De là se forma chez les Grecs cet âge tardif de la poésie naturelle, l’âge de Théocrite. Les Grecs, modèles pour Rome et pour nous de l’idylle champêtre, n’étaient cette fois que des imitateurs.

Bien auparavant, Homère avait réfléchi dans ses vers ce même feu d’Orient ; et l’analogie de beaucoup de ses images avec celles de l’Ancien Testament est plus orientale que directement hébraïque.

Théocrite, Moschus, Bion, durent aussi, et plus artificiellement, imiter les Orientaux. Lorsque la traduction des Septante était faite à la demande et sous le patronage de Ptolémée Philadelphe, on ne peut s’étonner si Théocrite, accueilli longtemps à la cour de ce prince, emprunta quelques-unes de ses images pastorales à la poésie du livre saint des Hébreux.

On peut, je crois, difficilement douter que le poëte sicilien n’ait eu sous les yeux quelques expressions du prophète Isaïe, quand il écrivait : « Maintenant, buissons, portez la violette ; portez l’acanthe ! que le beau narcisse fleurisse sur les épines ! Que le pin porte des poires, et que le daim fasse sa proie des chiens ! »

L’occasion de ces phénomènes hyperboliques est autre dans le poëte grec, autre dans le poëte d’Israël. L’un les employait pour une naissance ; l’autre, pour une mort ; mais la singularité du mouvement de passion ainsi reproduit semble attester l’imitation.

Théocrite paraît avoir imité aussi le Cantique des cantiques, dans son épithalame sur le mariage d’Hélène. L’ouverture du poëme grec est dans l’esprit du chant hébraïque. L’imitation est plus sensible encore dans le portrait d’Hélène. C’est autre chose que la poésie sicilienne ; c’est l’Orient même.

Essayons de marquer ces nuances dans nos faibles proses, et de montrer au moins sur le papier les linéaments et les contours de la fleur desséchée : « Dans Sparte, jadis, près du blond Ménélas, les vierges, portant le vert hyacinthe mêlé dans leur chevelure, s’étaient arrêtées, formant un chœur, devant la chambre nuptiale peinte à neuf. Elles étaient douze, les premières de la ville, trésor des filles laconiennes. Alors que le plus jeune des fils d’Atrée, heureux époux, enfermait avec soi Hélène, la fille chérie de Tyndare, toutes chantaient, applaudissant en cadence du mouvement de leurs pas entrelacés ; et la maison retentissait du cri de l’hymen : — As-tu sommeillé jusqu’au point du jour, ô gendre bien-aimé ? ou tes membres sont-ils trop engourdis ? ou aimes-tu trop le sommeil ? ou avais-tu goûté trop de vin, lorsque tu t’es jeté sur la couche du repos ? ayant besoin de sommeil, en effet, il te fallait dormir et laisser la jeune fille, avec ses compagnes, jouer auprès de sa mère chérie jusqu’au point du jour, puisque, et le matin, et à l’aurore, et d’années en années, ô Ménélas, elle est ton épouse.

Comme l’aurore naissante a montré son beau visage, lorsque s’en va la nuit sainte, comme paraît le blanc printemps, quand l’hiver se retire, ainsi Hélène aux cheveux d’or a brillé parmi nous, forte et grande. Comme le sillon s’est avancé dans la campagne, ou le cyprès dans le jardin, ou le coursier thessalien à la tête du char, ainsi Hélène, au teint de rose, est la parure de Lacédémone. »

En vain les souvenirs helléniques se mêlent à ces vers, et plus loin, les noms de Jupiter, de Minerve et de Vénus y sont ramenés. Le charme en est pris d’ailleurs, non plus sur les bords de l’Eurotas, que ne foulaient plus alors les vierges libres et pures de Lacédémone. Ce charme est emprunté à la poésie plus antique, aux images plus simples encore de l’Orient ; il vient de cette poésie primitive de la Judée : et c’est ainsi que, par la puissance de l’imitation sur un heureux génie, par l’idéal qu’elle lui fait sentir dans les lointaines images d’un temps dissemblable du sien, un lettré de Syracuse et d’Alexandrie, un poëte de cour, chez un peuple vieilli de luxe et de servitude, a pu trouver cette gracieuse mélodie des idylles grecques, et ajouter, si tard, des fleurs fraîches écloses à la couronne d’Homère, de Simonide et d’Anacréon.

Ce merveilleux retour sur le passé, ces affinités de l’hellénisme, à son avant-dernier âge, avec la grande poésie de l’Orient, avaient frappé Bossuet, et lui font nommer Théocrite un poëte dont la douceur naïve sert à mieux comprendre l’antiquité plus sublime de la Bible. « Nous lisons, dit-il encore, chez Théocrite[14], une très-élégante idylle sur les noces de Ménélas et d’Hélène, où vous trouverez beaucoup de choses venues des mœurs antiques dans celles des Grecs. Des vierges du même âge que la fiancée sont présentes. Sur le nombre, douze sont choisies de noble race, gloire de Lacédémone, qui le soir, dans la chambre nuptiale, chanteront l’épithalame et mèneront les chœurs de danse. Vous pouvez voir en elles ces compagnes de l’épouse, tant de fois rappelées par Salomon. Ainsi paraissent dans le drame sacré l’époux, l’épouse, le chœur des compagnes, ou de toutes autres jeunes filles de Jérusalem et des autres contrées. »

On conçoit que, parmi les traditions de la poésie hébraïque divulguées en langue grecque, ce chant gracieux, dont la lecture était défendue à la jeunesse israélite, ait attiré surtout la curiosité des païens charmés de ces voluptueuses images, et bien éloignés d’y voir le sens mystique et les allusions pieuses qu’on y a cherchés plus tard. Elles sont bien détournées, en effet, et, comme dit Bossuet : « Le chant de Salomon est tout délice ; partout des fleurs, des fruits, la douceur du printemps, les jardins verdoyants et arrosés, les eaux courantes, les puits, les fontaines, les parfums composés avec art, ou nés du sein de la terre ; et encore, les colombes, la mélodie des tourterelles, le miel, le lait, le vin : puis, dans les deux sexes, la dignité et la grâce ; des amours aussi pures que charmantes : et, si quelque horreur s’y mêle, les rochers, l’aspect sauvage des montagnes, l’antre des lions, c’est encore afin de plaire, et comme un contraste pour varier et rehausser l’éclat du tableau. »

Le pieux évêque, en résumant ainsi le Cantique des cantiques, y supprime des libertés de langage bien plus vives, et qui cependant n’excluent pas cet idéal religieux que, dans une poésie plus moderne, l’Orient a souvent allié aux attraits du plaisir et de la passion. Si les amours du rossignol et de la rose, et tant d’autres images du poëte Hafiz, ont pu sembler de mystiques symboles à l’ascétisme musulman, un culte tout autrement idéal ne devait-il pas spiritualiser la tendresse plus ardente de l’épithalame hébraïque ?



  1. Plut. In Demetr.
  2. Ovid. in Ib., v. 531.
  3. Stob. Florileg. Tit. 119.
  4. Callim. hymn. in Jov., v. 66 et seq.
  5. Callim. Hymn. in Apoll.
  6. Amm. Marc. lib. xx.
  7. Callimach. Hymn. in Apoll., v. 26.
  8. Callim. ed. Spanheim, t. II, p. 62.
  9. Orph. Hym. Procli, etc., p. 132.
  10. Orph. Hym, p. 133.
  11. Theocr. Epigr. xii.
  12. Theocr. Idyll. xvii.
  13. Ibid., v. 76.
  14. Œuvres de Bossuet, t. II, p. 220.