CHAPITRE XI.


Conjectures et détails sur la Trilogie de Prométhée. — Lyrisme dramatique et merveilleux d’Eschyle. — Du rapport de ses Chœurs à ceux de Sophocle et d’Euripide. — De l’ode dans la comédie grecque.


La forme lyrique, si naturellement appelée dans la tragédie des Perses, n’apparaît pas avec moins de grandeur dans les six autres tragédies qui nous restent d’Eschyle, sans parler de celles qui ont péri, et dont quelques-unes devaient être des hymnes religieux en action. Un de ces drames représentait l’apothéose de la poésie elle-même, c’est-à-dire la vie d’Orphée, sa mort, ses restes dispersés par les Bacchantes, recueillis et ensevelis par les Muses. Un pareil poëme ne pouvait être qu’une sorte de dithyrambe en action, où des pompes, des sacrifices, des tumultes entremêlés de chants et de discours, remplissaient le théâtre et ravissaient le peuple. Même caractère devait s’attacher presque toujours à ces pièces qu’Eschyle se vantait d’avoir tirées de l’Iliade et taillées dans le marbre d’Homère. Chose singulière ! le récit épique des vieux temps s’était tenu plus près de la sévérité future du drame que ne le faisait le premier grand inventeur tragique. La perfection du dialogue dramatique est en effet toute entière dans l’Iliade, dans les discours du premier livre, dans l’Ambassade du neuvième.

Au théâtre d’Athènes, toute une pompe lyrique venait surcharger et embellir pour la foule la grandeur même d’Homère, non sans l’altérer quelquefois. Ainsi, dans la tragédie des Phrygiens, une belle conception d’Homère, l’isolement de Priam au milieu du camp des Grecs, son tête-à-tête avec Achille, pour racheter des mains du vainqueur le corps même d’Hector, était remplacé par la présence d’un chœur de Troyens suivants du vieux roi, ou déjà captifs de ses ennemis : la conjecture des savants a varié sur ce point. Mais, quel que fût l’effet du spectacle, ici l’éclat lyrique nuisait à la grandeur du drame, si pathétique entre deux personnages.

Il est, au contraire, d’autres sujets où la puissance de la musique et du chant devait singulièrement rehausser l’action théâtrale et soutenir les âmes dans cette région mystique favorable à la poésie. Telle était la Trilogie de Prométhée, dont il ne nous est parvenu que le Prométhée enchaîné, le temps nous ayant ravi le commencement et la fin de ce cycle tragique, le Prométhée porte-flamme, et le Prométhée délivré.

Pour qui a respiré, même sur des ruines, le souffle créateur de la Grèce, quelle doit paraître en idée la magnificence d’un tel spectacle, la grandeur et la succession de ces trois états de la vie humaine personnifiés dans un témoin immortel ! et si, dans la pensée du poëte, cette fiction était l’image des combats que soutient ici-bas la vérité contre la violence, si le Prométhée d’Eschyle représentait l’être supérieur qui se dévoue pour éclairer les hommes, qui d’abord en porte la peine, sous la torture des fers et de l’inaction, puis est délivré, reprend son œuvre et la voit accomplie ; si l’enseignement moral de cette gradation tragique paraissait tellement vraisemblable que plus d’un père de l’Église a cru pouvoir, sans profanation, reconnaître dans les souffrances de Prométhée un type précurseur de celles du Christ, quelle ne devait pas être l’illusion pathétique de ces trois drames humains, dans leur ensemble et leur péripétie dernière !

Quel chant de triomphe et de gloire, quel rayon de poésie et d’espérance, quelle aube d’un jour céleste levée sur la Grèce d’Europe et d’Asie devaient animer les chœurs du Prométhée porte-flamme ! Quant à la grandeur passive du Prométhée enchaîné, quant à la fiction qui forme l’intérêt de ce drame immobile, nous n’avons rien à conjecturer : l’œuvre originale est sous nos yeux ; et il nous est donné de sentir, dans cette œuvre extraordinaire, à la fois l’enthousiasme de l’hiérophante et la raison élevée du philosophe. Jamais la hardiesse de la lyre ne s’est élevée plus haut. Et, si quelques traits de ce poëme furent le prétexte ou la cause de l’accusation de sacrilége intentée contre Eschyle et repoussée par son frère Aminyas, au nom de leurs blessures communes, jamais l’instinct de la conscience contre un culte faux, jamais le cri de l’humanité contre la force n’aura été plus poétique ni plus grand.

Une autre scène de ce tableau cependant, une autre épreuve de cette vie symbolique portée sur le théâtre d’Athènes, avait besoin d’un enthousiasme plus audacieux encore : c’était le Prométhée délivré. Que faut-il concevoir sous ce titre ? Était-ce une apothéose du Pouvoir par la clémence, un triomphe du génie sur la force, l’inauguration d’un âge nouveau de la Grèce affranchie des invasions barbares et embellie de monuments immortels ? On hésite, entre quelques vers épars détachés de cette œuvre perdue. Ce qui nous frappe seulement, d’après un débris conservé dans un reste de traduction latine, c’est que ce dernier Prométhée d’Eschyle présentait au plus haut degré une de ces péripéties, que réclame Aristote. « Le demi-dieu martyr[1] paraissait attaché aux pointes aiguës du rocher, comme un navire amarré contre un écueil, dans l’horreur de la nuit, entre les cris d’épouvante des matelots et le bruit retentissant de la tempête. Dans ce camp des Furies où il habite (Castrum furiarum incolo), sur cette cime où il est cloué, servant de pâture toujours renaissante à l’aigle de Jupiter, il était visité par d’autres vaincus, d’autres persécutés ; il entendait des chants de consolation et d’espérance. Veuf de lui-même, selon la parole du poëte, cherchant la fin de ses maux dans un désir passionné de la mort, mais repoussé de la mort par l’inexorable puissance de Jupiter, il est tout à coup délivré par le fils même de ce dieu, et il peut s’écrier : Ô fils pour moi très-cher d’un père abhorré ! »

Ce libérateur, c’était Hercule, le fabuleux symbole du courage et du génie des Grecs, de leurs migrations victorieuses, de leurs conquêtes et de leurs arts. L’imagination peut rêver sans terme l’allégresse triomphale et l’enthousiasme lyrique de ce dénouement, où le libérateur posait une couronne sur la tête du porte-flamme de l’humanité, en même temps qu’il le déliait de ses chaînes. N’était-ce pas, après Platée, Mycale et Salamine, après la fuite des Pisistratides et des Perses, comme une avant-scène de l’âge immortel de Périclès, et comme l’entrée magnifique de ces temps de gloire où, libre, savante et fière, avec ses marins, son aréopage, sa tribune, Athènes vit pendant un demi-siècle se presser sur un coin de terre toutes les merveilles du génie, depuis Sophocle jusqu’à Platon, depuis Thucydide jusqu’aux derniers combats de Démosthène et à la grandeur d’Alexandre ?

Dans la perte de l’œuvre d’Eschyle, dans l’insuffisance des témoignages qui la rappellent, on ne peut attribuer au Prométhée délivré d’autre caractère que cette élévation philosophique, émanée de Pythagore, qui nous a frappé dans Pindare, et qui semblait une tentative de réforme du polythéisme. Par ses maximes sur l’éternelle justice, la providence divine, la pitié pour les faibles, la punition des méchants, Eschyle est, avec Pindare et Sophocle, le poëte le plus moral de l’antiquité, le poëte ami du droit et de la vertu contre la force et le vice. C’est par là, comme par la magnificence de l’imagination, qu’il est un sublime lyrique.

À ce titre, on doit juger bien fausse la restitution qu’un savant et capricieux génie de notre siècle a tentée, sur l’idée vague de ce poëme allégorique d’Eschyle. Nous avons un Prométhée délivré[2], de la main du poëte anglais Shelley, composition bizarrement mélangée, symbolique et violente, mystique et matérialiste, effusion de colère contre l’ordre établi dans le monde, et sombre prophétie d’une liberté sans mesure et sans frein.

Ce jeune Shelley, mélancolique ennemi d’une société où il était né heureux et riche, et où il vivait libre, ce poëte sceptique qui, sur le registre des moines hospitaliers du mont Saint-Bernard inscrivait ironiquement son nom de visiteur, en y ajoutant l’épithète Ἄθεος, dans son rêve du passé et sa folle anticipation de l’avenir, faisait, sous le titre antique de Prométhée délivré, une sorte de dithyrambe pour l’âge de raison de Thomas Payne, vaine tentative méditée par des esprits faux, dès l’abord noyée dans le sang par des furieux, stérilement reprise par des plagiaires insensés, et dont l’apparente menace ne sert qu’au pouvoir absolu, qu’elle arme d’un prétexte étayé sur la peur publique !

À cette école appartient le Prométhée délivré de Shelley. On ne peut comparer cette œuvre posthume du poëte qu’à sa sépulture même, aux funérailles païennes que lui firent quelques amis, recueillant après une tempête son corps jeté au rivage, et le brûlant avec le bitume et l’encens sur un coin de bruyère déserte, au milieu de lugubres adieux, sans prières et sans espérance.

Heureusement, vers la même époque, la poésie moderne, un moment si égarée par le dédain ou par la contrefaçon bizarre de l’antique, allait rentrer dans des voies plus hautes. Nous l’y retrouverons, vers la fin de cette étude, sous les auspices de la France et de l’Amérique, à la voix de Lamartine et d’Heredia. Mais, à cette heure, comment quitter encore ce sublime Eschyle, d’une âme si haute, d’une imagination si forte, d’un langage si magnifique, grand jusqu’à l’excès, dit un ancien, et offrant le passage du cantique céleste et de la prophétie à l’entretien des hommes ?

Les rares débris de ses pièces perdues nous laissent voir encore çà et là bien des effluves de ce feu lyrique dont il inondait l’âme des Grecs. Sa Trilogie des Danaïdes, qui ne nous est connue que par les Suppliantes, devait être, avec toutes les vicissitudes de la passion et de la terreur, un hymne tragique repris sans cesse. Sa Trilogie des Argonautes devait rassembler, à côté des passions humaines, toutes les puissances de la magie et de la religion, depuis les incantations de Médée jusqu’à l’avènement des dieux Cabires amenés dans la Grèce. Nul doute que, dans cette séve brûlante d’Eschyle, dans cette lave tragique coulant à pleins bords, la puissance lyrique ne dominât toujours, et sous les deux formes les plus naturelles, l’imagination et la morale, la description et la maxime.

C’était aux chœurs d’Eschyle, comme aux hymnes de Pindare, que les premiers chrétiens faisaient le plus d’emprunts, à l’appui de leur foi. L’évêque d’Antioche Théophile citait, pour inspirer la crainte de Dieu, ces vers du poëte tragique : « Tu vois la justice muette, inaperçue pendant le sommeil, le voyage, le séjour. Mais elle suit sans interruption, marchant à côté, quelquefois en arrière. La nuit ne cache pas les actions mauvaises. Ce que tu fais, songe que plusieurs dieux le voient[3]. » Bien d’autres exemples pourraient nous revenir ici. Mais, sans nous arrêter à quelques restes mutilés des pièces perdues d’Eschyle, comme à des Cénotaphes du génie grec, ne suffit-il pas des drames conservés du poëte, pour nous émerveiller de sa puissance lyrique ? À part même les Perses, quels accents religieux, quels dithyrambes guerriers ne remplissent pas les autres drames d’Eschyle ! L’Agamemnon tout entier est un hymne triomphal et funèbre. La poésie lyrique en fait l’ensemble et la forme ; l’enthousiasme prophétique en est l’âme et le merveilleux.

Dans la combinaison dramatique et jusque dans les mètres de cette œuvre, on peut remarquer un caractère particulier, au delà des formes de la tragédie accoutumée. Le vers ïambique s’y trouve rarement, et n’appartient guère qu’au langage simple du gardien qui veille sur les signaux de la tour, et au langage froid et bref des deux époux ennemis qui s’observent. Autour d’eux, en dehors de leur défiant et sinistre langage, tout, dans l’expression et dans le rhythme, est entraîné, interrompu, coupé, comme la joie et la douleur. Cassandre représente à elle seule le chœur des captives. Et on ne saurait, je crois, imaginer un plus grand effet de poésie lyrique et tragique à la fois, que la rencontre de cette prophétesse solitaire, portant le deuil de sa famille et de son peuple, avec la foule triomphante des femmes de la maison grecque et royale, où sa présence amène la jalousie et la mort. Et, pour que rien ne manque à la terreur de cette scène, c’est Clytemnestre elle-même qui introduit Cassandre à la fête lustrale préparée dans le palais d’Agamemnon, et bientôt ensanglantée par sa mort.

Le silence et l’immobilité de la captive, devant les ordres réitérés de la reine, la pitié du chœur pour cette étrangère qui lui paraît une bête sauvage récemment prise aux filets, ce n’est là qu’un prélude à l’incomparable scène où la prophétesse effarée voit et dénonce, sur le lieu même et à quelques heures de distance, le crime près de s’accomplir :

le chœur.

« J’ai pitié de toi et n’aurai pas de colère[4]. Viens, ô infortunée ! et, descendue de ce char, cédant à la nécessité, fais l’apprentissage de la servitude.

Cassandre.

Hélas ! hélas ! ô terre ! ô Apollon, Apollon !

le chœur.

Pourquoi, as-tu poussé ces cris, au nom du dieu ? Il n’est pas là pour entendre tes gémissements.

Cassandre.

« Hélas ! hélas ! ô terre ! ô Apollon, Apollon !

le chœur.

Avec de funestes paroles, elle appelle le dieu qui ne veut pas l’entendre.

Cassandre.

Apollon ! Apollon ! dieu des chemins publics, auteur de ma perte ! Car tu m’as perdue volontairement une seconde fois.

le chœur.

Elle va prophétiser sur ses propres malheurs. L’inspiration divine est restée à son âme asservie par l’esclavage.

Cassandre.

Apollon ! Apollon ! dieu des chemins publics, auteur de ma perte, où m’as-tu conduite ? vers quelle demeure ?

le chœur.

Vers celle des Atrides. Si tu l’ignores, je te l’apprends ; et tu ne diras pas que c’est un mensonge.

Cassandre.

Eh bien ! tu me conduis vers une ennemie des dieux, la confidente des assassinats domestiques, la meurtrière d’un époux ; tu me conduis sur un sol sanglant. »

Quelle puissance dramatique dans cette prophétie, non pas régulière et prévue comme celle de Joad, mais éclatant du fond de l’esclavage et du désespoir, et relevant soudain la captive au-dessus de ses maîtres ! Après de sinistres retours sur la maison des Atrides, la prophétesse, animée par les interruptions du chœur, devient plus intelligible.

Cassandre.

« Hélas ! malheur ! malheur ! quel est cet appareil ? Est-ce quelque filet d’enfer ? Le filet, c’est l’épouse auxiliaire de la mort. Ô chœur ! poussez sur cette race d’inépuisables gémissemeuts, pour un si coupable sacrifice. »

Gagné par la contagion de cette prophétique fureur, le chœur à son tour s’écrie :

« Quelle furie m’ordonnes-tu d’évoquer dans cette maison ! J’ai senti remonter à mon cœur cette effluve rougeâtre qui, dégouttant jusqu’à terre le long du fil de la lance, emporte avec elle le rayon de la vie qui s’éteint. Mais le supplice vengeur est prompt.

Cassandre.

Ah ! ah ! la voici ! Écarte de la vache le taureau furieux. Enveloppée dans des voiles, elle le frappe perfidement d’une corne noirâtre ; il tombe dans le bassin rempli d’eau. Je te révèle ce bain homicide. »

À cette vision de mort se mêle tout à coup un retour de poésie, un ravissant souvenir de Troie, dans la bouche de Cassandre : « Ô noces de Paris, fatales à ses amis ! ô fleuve paternel du Scamandre ! alors, sur tes rivages, infortunée, je grandissais nourrie par tes eaux. Maintenant, je pense aller bientôt prophétiser aux bords du Cocyte et de l’Achéron. »

Puis, excité par les reproches du chœur, que troublent ces paroles, le délire mélancolique de Cassandre devient plus expressif encore : « Déjà, dit-elle, la prophétie ne regarde plus, à travers les voiles, comme une jeune fiancée : mais elle se découvre tout éclatante et pressée de paraître à la pleine lumière du soleil levant. » Alors commence et se précipite à torrent une nouvelle prédiction de la captive sur Agamemnon, sur Clytemnestre, sur Oreste et sur elle-même. On reste muet d’admiration, à ce mélange de merveilleux délire et de pathétique, devant ce personnage demi-surnaturel de Cassandre, et devant la pitié, la crainte tout humaine, exprimées par les femmes grecques qui l’entendent. Rien ne reproduit plus fortement l’ode en action, le mélange de l’oracle et du drame, du délire religieux et des passions humaines. Rien ne montre mieux l’horizon poétique ouvert de toutes parts au poëte thébain, et les feux de génie qui sillonnaient le ciel de la Grèce.

L’ode, avec sa magnificence, l’ode, planant sur Olympie, sur Cirrha, sur Cyrène, l’ode, chantée et représentée sous les portiques du temple de Delphes ou du palais de Syracuse n’était qu’un fragment du spectacle lyrique d’Athènes, un rayon de cette splendide lumière. Mais l’ode était partout ; elle éclatait, à chaque nom célèbre couronné dans les jeux guerriers de la Grèce ; elle allait du continent aux îles, de Corinthe à Rhodes, de Syracuse à Lesbos : et, quand elle était tenue haute par le génie du poëte, en tout lieu retentissante, elle excitait sans cesse cette ardeur des âmes, cet amour de la vertu et de la gloire, cet enthousiasme de l’imagination, que deux fois dans l’année seulement, aux fêtes de Bacchus et de Minerve, le théâtre d’Athènes secouait sur la Grèce.

Insisterons-nous encore sur la partie purement lyrique de ce théâtre ? Comment s’éloigner de ces monuments sublimes, ou même de ces ruines qui confondent l’admiration ? Comment ne pas marquer les différences et les beautés morales que le génie, aidé par le temps, ajoutait encore à cette poésie ? Non que la première et terrible sainteté en ait été jamais dépassée. Eschyle demeura toujours le poëte des Euménides, le persécuteur ardent du crime, le chantre des malédictions. Mais, après lui, la gravité morale du Chœur paraîtra plus majestueuse encore, plus calme, plus rapprochée de la hauteur des cieux qu’elle invoquait, moins menaçante enfin et plus instructive pour les humains, dont elle plaignait les maux et les fautes. Après Sophocle, et au-dessous de lui, la lyre d’Euripide vint tour à tour se mêler au drame par la passion, et reposer un peu les âmes par le charme pur de la mélodie poétique. Enfin, après ces grands hommes, et tout ce qui nous manque de leurs créations si nombreuses, et tout ce qui s’est perdu devant leur gloire, quoique sans doute inspiré par elle, nous aurons encore à chercher le sillon lyrique dans celui qui fut leur ennemi, leur juge et leur immortel parodiste.

Que leur mémoire nous pardonne ! Mais, avec les hymnes de Pindare, les chants de prophétie et d’anathème mêlés aux Choéphores et aux Euménides, avec les cantiques sublimes et gracieux où s’élève Sophocle, où se complaît Euripide, nous n’aurions pas épuisé tout le trésor des poëtes lyriques de la Grèce, si nous ne tombions à genoux devant le profanateur même de leur gloire, en plaçant à côté de leurs graves et touchantes mélodies quelques chansons d’Aristophane.

Eschyle était pour la Grèce l’image de cette poésie patriotique et guerrière, célébrant Salamine victorieuse, comme, un siècle auparavant, elle en avait décidé la conquête au profit d’Athènes. Sophocle fut un autre Eschyle, non plus un soldat de Platée ou de Salamine, mais un général, un commandant de flotte, descendant de ses honneurs militaires, non pour siéger au rang des juges qui décernaient la couronne dramatique, mais pour la remporter lui-même. Il n’y eut que la Grèce pour offrir au génie cette éducation de la gloire assaillant les âmes, et ce spectacle du beau qui partout les environne.

Né vingt-huit ans après Eschyle, Sophocle cependant avait vu les mêmes grandeurs. Si, trop jeune, il n’avait pas combattu à Salamine, il avait paru dans le chœur d’adolescents qui chanta l’hymne de cette grande journée sur la place publique d’Athènes. Quatorze ans plus tard, et déjà célèbre par ses services de guerre et la faveur du peuple, il remportait, aux grandes Panathénées, la palme sur Eschyle ; et ce triomphe commençait une carrière de chefs-d’œuvre dramatiques soutenue jusqu’à l’extrême vieillesse.

Sous un tel maître, la scène tragique devait rester majestueuse et sainte. « Sophocle, dit un scoliaste, avait écrit des élégies et des péans, et une dissertation sur l’emploi du chœur, dans laquelle il contredisait Thespis et Chérile. » Cela même indique qu’il ne blâmait pas l’élévation lyrique d’Eschyle, bien qu’ailleurs il ait témoigné l’intention de ne pas suivre la hardiesse de ses plans et le caractère de son style.

Quoi qu’il en soit, un autre souvenir rapide, jeté par Plularque, nous laisse un regret. Sophocle avait fait une ode adressée à Hérodote, sans doute l’immortel historien, celui dont les récits lus à Olympie excitaient les larmes jalouses du jeune Thucydide. Quel intérêt n’aurait pas pour nous, postérité lointaine, un témoignage décerné à l’historien Hérodote par ce même Sophocle, dont Thucydide a cité le nom dans les incidents de la guerre du Péloponèse, sans paraître même penser à son génie poétique !

Aujourd’hui, à travers les débris du temps, le poëte seul a survécu pour nous ; et sept drames conservés lui font une immortelle couronne. On sait ce que fut pour l’antiquité le génie dramatique de Sophocle :

Sola Sophocleo tua carmina digna cothurno.

C’est la perfection du naturel et de l’art, la grandeur simple et la pureté sublime. Par là, Sophocle étonne moins qu’Eschyle, sans être moins créateur et moins original. S’il en est ainsi dans le dialogue, cela est encore plus vrai du génie lyrique des deux poëtes. Toutefois, l’accent du dithyrambe n’a pas disparu dans Sophocle, et revient selon le sujet. Voyez l’Ajax furieux ; près du héros, dont la tristesse annonce l’égarement, ne croit-on pas entendre l’éclat joyeux d’une fête ? Et quel pathétique dans ce contraste !

« J’ai frémi d’amour[5] ; je me suis laissé ravir à la joie. Ô dieu Pan, ô dieu Pan ! ô Pan, qui marches sur la mer, apparais-nous des cimes rocheuses de Cyllène couvert de neige ; apparais-nous, ô roi des chœurs, et viens avec moi disposer les libres danses de Nysa et de Gnosse ! Aujourd’hui, je n’ai souci que des danses. Traversant la mer d’Icare, vienne le roi Apollon de Délos, heureusement visible, et pour moi toujours favorable ! Mars a détourné de nos yeux le fléau cruel. Et maintenant, ô Jupiter ! il est temps pour les vaisseaux agiles volant sur les flots d’aborder, sous une heureuse étoile, alors qu’Ajax, derechef oublieux du mal, accomplit toutes les offrandes aux Dieux, les adorant avec grande piété. Le temps use toutes choses ; et je n’en crois aucune invraisemblable, puisque pour les Atrides Ajax est revenu de son désespéré courroux et de sa grande querelle. »

Dans ce drame d’Ajax, si tragique et si simple, le chœur avait encore un autre emploi, ces lamentations funèbres où avait excellé Simonide. Laissé près de la veuve et du jeune enfant d’Ajax, le Chœur les protége de sa plainte, tandis que l’enfant lui-même garde le corps de son père.

« Quelle sera[6] la dernière de ces laborieuses années qui m’apportent sans cesse la malédiction des combats, sous cette Troie aux larges portes, fatale honte des Hellènes ? Oh ! que ne s’est-il plutôt abîmé dans le vide des airs, ou dans le vaste sein d’Adès, l’homme qui fit connaître à tous les Grecs Mars aux armes affreuses ! Ô souffrances, prémices de souffrances ! Celui-là porta la ruine chez les hommes ; celui-là ne m’a laissé le plaisir ni de me couronner de fleurs, ni de savourer la coupe profonde, ni de prolonger la douce harmonie des flûtes et les joies de la nuit. Il a chassé les amours, hélas ! Auparavant, contre les alarmes de la nuit et les traits lancés j’avais un rempart, l’impétueux Ajax ; maintenant, il a été donné en proie à un funeste démon. Quel plaisir désormais peut se rencontrer pour moi ? Puissé-je être aux bords où, chargé de forêts, le promontoire battu des flots domine la mer agitée sous la crête élevée de Sunium ! Et puisse, de là, notre voix saluer les murs sacrés d’Athènes ! »

Ainsi, la pensée morale du poëte, le vœu de la paix, l’horreur de la guerre, l’amour de la patrie se fait jour, à travers les crises sanglantes du drame ; et l’éclat du génie lyrique adoucit, en s’y mêlant, les terreurs de la scène. Ailleurs, au contraire, l’action de l’hymne vengeur ou prophétique vient aggraver ces terreurs, au lieu d’en distraire.

Dans l’Œdipe-Roi, ce chef-d’œuvre de Sophocle que Voltaire avait cru perfectionner, l’abaissement de la puissance, le châtiment des fautes dont elle est coupable, même sans le savoir, toute cette leçon vivante dans le drame est résumée par le chœur en axiomes sublimes.

« Puisse, dit-il[7], la fortune m’assister dans mon soin de garder toujours la pureté des paroles et des actions, les soumettant aux lois suprêmes, filles célestes, dont l’Olympe seul est le père, que nulle origine mortelle n’a enfantées, et que l’oubli n’endormira jamais ! Un grand Dieu a inspiré ces lois ; et il ne vieillit pas. L’orgueil enfante le tyran, l’orgueil, lorsqu’il est vainement rassasié de succès, sans à-propos et sans fruit. Monté au sommet, il s’est brisé contre la nécessité, là où le pied lui manque. L’épreuve qui vient heureusement pour cette ville, je supplie le Dieu de ne pas l’éloigner. Je ne cesserai pas d’avoir le Dieu pour guide. Si quelqu’un chemine avec insolence en actes ou en discours, sans crainte de la justice, sans respect pour les autels des Dieux, que la mauvaise fortune le saisisse, pour prix de ses misérables joies ! et pareillement, s’il fait des gains injustes, s’il entreprend des œuvres impies, s’il profane les choses sacrées !

Quel homme, ainsi coupable, se flatte d’écarter de son âme les traits de la colère divine ? Si de tels actes sont honorés, faut-il encore mener des Chœurs ? Non, je n’irai plus porter mon offrande au centre sacré de la terre, ni au temple d’Abis, ni à Olympie, si la vérité de ces choses ne se fait pas toucher du doigt à tous les mortels. Mais, ô maître souverain ! si tu es justement nommé, ô Jupiter ! le roi de toutes choses, que ceci n’échappe pas à tes regards et à ton éternel empire ! Les oracles stériles de Laïus sont une cause de ruine. Apollon ne se reconnaît plus à ses honneurs : les Dieux s’en vont. »

Cette invocation devant le peuple d’Athènes, cet appel à l’éternité de la loi morale, cette demande aux Dieux de manifester leur justice, n’était-ce pas l’hymne sacré dans toute sa puissance, transporté sur le théâtre et y continuant l’instruction commencée dans les temples ? Mais l’œuvre conservée de Sophocle où le caractère religieux du chœur paraît avec le plus de majesté, c’est le second Œdipe, Œdipe à Colone.

Je ne chercherai pas, en ce moment, quel âge avait Sophocle, quand il fit cette pièce, et, qu’accusé de folie par ses fils, il récita, pour toute réponse, le commencement du Chœur des vieillards de Colone[8] : « Ô étranger ! tu es venu vers le magnifique haras de cette terre féconde en coursiers, vers cette Colone à la blancheur argentée, où le rossignol soupire ses mélodieux accents sous le vert feuillage. » Mais, si les juges voulurent écouter encore avant d’absoudre Sophocle, jamais ode plus charmante n’avait célébré le ciel, la terre, les souvenirs d’Athènes :

« Cette contrée où Bacchus, toujours en fête, se promène entouré du cortége de ses divines nourrices, où, sous une céleste rosée, le narcisse verdoyant se pare chaque jour de gracieuses guirlandes, le narcisse, antique couronne des déesses, et le safran aux fruits dorés, les inépuisables sources du Céphise ne se lassent pas d’y répandre leurs ondes. Ce ruisseau coule incessamment sur la terre qu’il féconde ; et les chœurs des Muses ne sont pas ennemis de cette terre, ni Vénus tenant ses rênes d’or. Ici encore, ce que je n’entends pas nommer sur le sol d’Asie, ni dans l’île dorienne de Pélops, ce qui n’est pas semé d’une main mortelle, ce germe né de lui-même, qui fait peur aux épées, et qui fleurit surtout dans cette terre, ici croît la feuille de l’olivier, nourrice de la jeunesse, cette feuille que ni jeune ni vieux général ne déracinera de sa main : car toujours la regarde l’œil de Jupiter, maître du destin, et la prunelle de Minerve. Mais, j’ai encore à célébrer une autre gloire de cette ville, le don magnifique d’un Dieu puissant, l’orgueil de cette terre si riche de ses coursiers, de ses jeunes poulains et des flots de la mer. Ô fils de Saturne ! tu l’as élevée toi-même à cette gloire, en ayant, pour la première fois, forgé dans ses rues le mors qui dompte les coursiers. Et cependant, sur la mer, la nef garnie de rames, poussée par nos bras, s’élance rivale des Néréides aux cent pieds. »

C’est, comme dans Eschyle, l’apothéose d’Athènes, mais une autre apothéose ; non plus celle de sa grandeur naissante et de ses premiers efforts contre les barbares, mais celle de ses arts et de son génie florissant par la paix.

À part cette richesse poétique des Chœurs, l’érudition moderne a cherché s’il n’avait pas existé, chez les Grecs et dans la perfection de leur art, une tragédie toute lyrique et une forme de comédie qui serait notre opéra-comique. Le docte Bœck, le spirituel Lobeck, le pénétrant Müller, le savant et sagace M. Thiersch, ont soutenu l’affirmative. Mais Hermann[9] a tout réfuté, en expliquant mieux des inscriptions antiques, où, dans la série des vainqueurs aux jeux d’Orchomène, on avait cru reconnaître des poëtes et des chanteurs affectés à une forme toute lyrique de drame sévère ou gai.

Hermann démontre qu’il ne s’agit dans ces listes que des représentations de l’ancien et du nouveau répertoire, c’est-à-dire des acteurs et des chanteurs appliqués aux œuvres de l’ancien théâtre, puis des poëtes, acteurs et chanteurs des pièces nouvelles, comme on continuait d’en faire et d’en jouer, d’après l’ancien modèle plus ou moins altéré. Au vrai, sans chercher un autre genre de tragédie lyrique chez les Grecs que leurs premiers essais tragiques, il faut reconnaître que pour eux le drame, à tous les degrés, depuis la tragédie surnaturelle, l’allégorie fantasque, jusqu’aux Silles et aux parodies bouffonnes, garda toujours beaucoup de l’instinct lyrique et parcourait tous les tons de l’hymne religieux, du chant de victoire, de la plaintive élégie ou de la chanson insultante. Ce caractère tenait si bien au génie même du théâtre grec, qu’en baissant, après Eschyle et Sophocle, le ton de la tragédie, Euripide n’en est pas moins lyrique.

Malgré cette simple douceur d’expression, à laquelle il se plaît, et ces personnages plus humains, dont il nous occupe, l’accent lyrique lui revient souvent ; mais il semble que, tempéré par la flûte, cet accent serve pour lui, non pas à l’effet redoublé du drame, mais à la diversion, au repos de l’âme du spectateur. C’est par là que ce poëte, nommé le plus tragique, a tant de charme et des tons si variés dans son art. La part plus grande qui nous reste de son nombreux théâtre permettrait sur lui seul toute une étude des formes lyriques. Il n’est plus le prophète qui maudit, ou l’Euménide qui menace ; mais il est à la fois le chantre religieux dans le temple et le poëte de l’amour, de la pitié, de la douleur, dans la vie commune. Un naturel plus touchant lui donne moins d’éclat et d’art ; souvent même il n’emprunte pas ces détours impétueux de la strophe et ce vol hardi de Sophocle ou d’Eschyle. Le vers familier du dialogue suffit à son élan poétique. Et quel hymne dépassa jamais cette invocation d’Hippolyte à Diane, dans le Chœur joyeux et pur par où commence avec tant de grâces la tragédie sanglante de Phèdre ? Rien ne saurait mieux unir le charme lyrique à l’action de la scène. C’est la prière précédant le sacrifice :

Hippolyte.

« Allons, suivez en chantant, suivez la fille céleste de Jupiter, Artémis[10], dont le soin nous protége.

les compagnons

Sainte déesse, auguste race de Jupiter, salut, salut encore, ô fille de Latone et de Jupiter ! Artémis, la plus belle des vierges qui dans le vaste Olympe habitent la cour paternelle, le palais d’or du roi des dieux.

Hippolyte.

Salut, ô la plus belle des vierges de l’Olympe, Artémis ! À toi, reine, j’apporte cette couronne tissue des fleurs d’une prairie sacrée, où jamais le pâtre n’oserait conduire ses troupeaux, où le fer n’a pas pénétré, mais où l’abeille voltige, au printemps, sur la verdure inaltérable, que la pudeur solitaire nourrit des bienfaisantes ondées du ruisseau. À ceux dont la vertu n’est pas une science d’emprunt, mais à qui par nature est départie la modération en tout, il appartient de cueillir ces couronnes. Les méchants n’y ont pas droit. Mais, ô reine chérie, accepte pour ta blonde chevelure ce réseau donné par une main pieuse. Seul, j’ai cette faveur, parmi tous les mortels ; je suis avec toi ; j’échange avec toi des paroles ; je puis ouïr ta voix ; mais je n’aperçois pas ton visage. Puissé-je, à mon déclin, terminer ma vie comme je la commence ! »

Ô Racine ! comment n’avez-vous pas renouvelé, dans votre admirable langage, ce qui se devine à peine ici du charme si pur de l’original ? Pourquoi ces discours d’un gouverneur de prince, au lieu du souvenir de cette invisible et divine maîtresse, dont l’innocent Hippolyte croit entendre la voix dans le silence des forêts ? — Faut-il maintenant un contraste à cette mélodie délicieuse ? Quelle prophétique menace dans les accents du chœur, témoin des égarements de Phèdre, et, à cette vue, demandant, pour fuir au loin, les ailes de la colombe !

« Que ne suis-je sous l’abri des rochers brûlés des feux du soleil[11], et qu’un dieu ne m’a-t-il fait oiseau léger, parmi les hôtes de l’air ! Je m’envolerais vers les flots amers de l’Adriatique et les bords de l’Éridan, où, parmi les ondes du fleuve qui leur a donné le jour, les sœurs attendries de Phaéthon versent en brillante rosée l’ambre de leurs larmes ; j’irais jusqu’au fertile rivage des chanteuses hespérides, où le dominateur de la mer empourprée n’accorde plus passage aux matelots, les arrêtant à la limite du ciel, que soutient Atlas. Ô nef de Crète, à la blanche voilure, qui, traversant les flots bruyants de la mer, amenas ma souveraine de son fortuné palais aux plaisirs d’un funeste hymen ! car, de ces deux régions, ou de la Crète du moins, elle a volé, fatal oiseau, vers l’illustre Athènes. Au rivage de Munychium furent attachés les câbles, pour descendre ; et dès lors, sous le coup d’impures amours, elle a été frappée dans l’âme de la terrible maladie d’Aphrodite ; et, soumise à un cruel malheur, elle attachera elle-même aux voûtes nuptiales le cordon fatal qui va serrer son cou d’albâtre, par effroi de l’implacable déesse, par désir jaloux de bonne renommée, et pour écarter de son âme les peines de l’amour. »

Sous les détours, et comme sous les plis onduleux de cette poésie, le dénouement même prédit ne semble-t-il pas se voiler à demi, avec cet art suprême des Grecs de ne pas épuiser l’horreur et de garder toujours la dignité et presque la grâce austère dans la douleur ?

À combien de touchantes peintures ou de courageuses leçons cet art se reconnaît, dans les Chœurs d’Euripide, dans l’Andromaque, dans les deux Iphigénies, dans les Héraclides, dans Ion, dans Électre ! N’essayons pas même ici d’analyser ce charme de la poésie grecque. Il suffit de quelques souvenirs, pour en rappeler la puissance. Les Chœurs d’Euripide renouvelaient pour la Grèce l’antique poésie des Homérides. Quand la flotte d’Athènes, brisée devant Syracuse, laissa tant de captifs et de blessés en Sicile, le soutien de leur vie, leur droit à l’hospitalité fut d’aller par les villes, chantant les chœurs d’Euripide. Quand Lysandre, vainqueur à la tête de nombreux alliés, voulait achever la guerre du Péloponèse par la destruction d’Athènes, au banquet même de ces ennemis implacables, des larmes de pitié furent versées, aux premières paroles chantées d’un chœur d’Euripide : « Fille d’Agamemnon, Électre ! je suis venu vers ta rustique demeure. » Enfin, l’attrait de cette poésie ne régna pas seulement sur la Grèce et sur ses colonies d’Europe et d’Afrique ; elle pénétra plus loin chez les barbares : elle leur parut le plus bel ornement de cette civilisation que saisissaient, comme une proie, les cours voluptueuses des Syriens et des Parthes. Et c’était le Chœur des Bacchantes d’Euripide qui, dans le palais de Sapor, devait un jour mêler une sorte de délire poétique à la joie des barbares vainqueurs d’une armée romaine. C’est en dire assez sur la flamme de passions diverses, depuis le patriotisme et la pitié jusqu’à la fureur, dont cette poésie lyrique de la tragédie grecque agita l’ancien monde.

Malgré le ton moins élevé de la comédie d’Athènes, l’accent lyrique ne pouvait lui manquer, surtout dans son premier âge de liberté sans borne. Aristophane continuait Archiloque sur la scène ; et, bien que la satire animât partout le dialogue, elle jaillissait plus vive dans les Chœurs. La preuve en est dans la réforme légale qui, pour modérer le théâtre comique d’Athènes, y retrancha l’action du chœur. 

Chorusque
Turpiter obticuit[12], sublato jure nocendi.

 Mais Aristophane n’avait pas connu cette entrave ; et, prodiguant la poésie comme le sarcasme dans tout le jeu de ses personnages, il avait réservé pour ses Chœurs des élans tout lyriques, même des hymnes à la louange des dieux, là où il ne s’en moquait pas. Entendez-vous, dans les Chevaliers, la chanson du Chœur, amère au début, comme une épode d’Horace, et finissant par cette prière ?

« Reine de la ville de Pallas[13], toi qui protéges cette terre sacrée supérieure à toutes, et par la guerre, et par les poëtes, et par la force, viens à nous ; et, ayant pris avec toi dans les camps et les batailles notre alliée, la victoire, qui se plaît à nos chansons et nous sert à mettre en fuite l’ennemi, apparais-nous ici ; car il faut que tu donnes la victoire à ces hommes aujourd’hui, si jamais. »

Nulle part, on le sait, cette fantaisie lyrique du poëte comique d’Athènes n’a plus libre carrière que dans ses pièces fabuleuses, les Nuées, les Oiseaux. Enthousiasme et bouffonnerie, il peut tout mêler ; sa gaieté respire l’ivresse des bacchanales ; et, du milieu de la parodie, il est emporté jusqu’au Dithyrambe. Quelle poésie légère, insaisissable, dans ce chœur des Nuées :

« Nuées éternelles[14], élevons-nous, dans notre mobile et vaporeuse essence, du sein paternel de l’Océan tumultueux, sur les cimes ombragées des hautes montagnes, d’où nous voyons au-dessous de nous de lointaines perspectives, et la terre sacrée fertile en moissons, et les frémissements des fleuves divins, et la mer bruyante ; car l’œil infatigable de l’éther brille d’une éclatante lumière ; et, quand nous avons écarté l’ombre épaisse des pluies, nous donnons à nos regards qui percent au loin, pour vision éternelle, la terre…

Vierges chargées d’orages, allons, sur la terre fertile de Pallas, voir cette contrée de Cécrops, virile et pleine de charme, où sont célébrés les mystères ineffables, où la demeure sacrée s’ouvre, au milieu des cérémonies saintes, et où les offrandes des dieux, les temples, les statues, les processions à l’honneur des immortels, les victimes couronnées de fleurs et l’allégresse des festins se succèdent, à toutes les heures, et, au printemps, la joie de Bacchus, les inspirations bruyantes des chœurs et l’harmonie grave des flûtes ! »

N’y a-t-il pas là comme l’image chantante de ce peuple d’Athènes, entre sa place publique et son théâtre, les fêtes de ses temples et les discours de ses orateurs ?

Après les dieux, et plus que les dieux, ce peuple, dont se moque souvent Aristophane, est le véritable héros de ses chants. C’est pour lui que le poëte a ses plus heureuses saillies de verve lyrique, parfois à l’improviste, sans même l’élan des strophes et dans la simplicité rapide du mètre ïambique. En est-il plus merveilleux exemple que ce Chœur des Guêpes s’adressaut aux spectateurs, et, après mille coups d’aiguillon, leur bourdonnant cet hymne de gloire ?

« Si quelqu’un de vous[15], ô spectateurs, regardant comme je suis faite, s’étonne de me voir amincie par le milieu, ou se demande que veut cet aiguillon, je l’en instruirai, fût-il tout à fait ignare. Nous qui portons par derrière cette trompe aiguë, nous sommes les seuls Attiques, les vrais nobles et les indigènes du pays, race belliqueuse et qui servit puissamment Athènes dans la guerre, quand vint le barbare, étouffant de fumée la ville et brûlant les campagnes, dans sa rage de nous enlever de force les rayons de la ruche.

Aussitôt nous courûmes, avec la lance, avec le bouclier, pour le combattre, le cœur gonflé de fureur, hommes contre hommes, les rangs serrés, et nous mordant la lèvre de colère, alors que, sous l’amas pressé des dards, on ne pouvait voir le ciel. Et cependant, grâce aux dieux, nous eûmes tout chassé vers le soir. La chouette, avant le combat, avait volé sur notre armée ; puis nous les poursuivîmes, les perçant comme des Thons jetés dans les filets. Ils fuyaient piqués de nos dards aux joues, au front, de sorte que, chez les barbares, partout, et encore aujourd’hui, rien ne passe pour plus guerrier qu’une guêpe de l’Attique. »

La verve du poëte l’emporte sur sa fiction même. C’est Tyrtée qu’il imite, et dont il prend l’ordre de bataille, comme la fureur guerrière. Il oublie un moment l’aiguillon de la guêpe, pour montrer partout les barbares blessés, vaincus, fuyant sur terre et sur mer, devant les lances et les trirèmes. Eschyle lui-même, le poëte et le soldat de Marathon, ne dépasse pas cette verve aiguë comme le dard lancé par l’abeille.

Ce génie est aussi parfois simple, populaire comme la voix de la foule. Tel est, dans la comédie intitulée la Paix, le chant d’un Chœur de laboureurs, à la vue de la déesse qu’ils attendaient depuis longtemps[16] :

« Salut ! salut ! combien tu nous arrives à propos pour nos souhaits, ô bien-aimée ! j’étais tourmenté du regret de ton absence, voulant, par-dessus tout, revenir au sillon ; tu nous faisais grand profit, ô déesse désirée ! Car seule tu nous viens en aide, à nous qui menons le rude labeur des champs. Nous avions auparavant par toi une foule d’avantages précieux et sans frais : tu étais pour les laboureurs le breuvage et la santé. Aussi les vignes, les jeunes figuiers et nos plantes de toutes sortes sont heureuses et riantes du bonheur de te revoir. »

Mais la plus libre, la plus singulière de ces effusions lyriques, est sans doute celle qui se mêle aux scènes fabuleuses de la comédie des Oiseaux. Quelle est ici l’intention du poëte ? Est-ce de fronder l’humeur légère d’Athènes ? Est-ce de railler les réformateurs ? Est-ce de se moquer des hommes en général, ou seulement d’amener dans une fiction bouffonne les noms et la satire de quelques ennemis politiques et de quelques poëtes ses rivaux ? Il y a de tout cela dans l’œuvre du poëte et dans la chanson principale du Chœur[17] : « Ô cher, ô gracieux, ô le plus aimable des oiseaux ! toi qui accompagnes tous mes chants, Rossignol, te voici, te voici ! Tu apparais à la vue, m’apportant de mélodieux accords. Mais toi qui fais si bien résonner sur la lyre les doux sons du printemps, commence pour nous des anapestes :

Ô vous, hommes, plongés dans les ténèbres de la vie, semblables à une génération de feuilles, êtres imbéciles, fange animée, foule insaisissable et pareille à une ombre, êtres éphémères sans plumes, misérables mortels, hommes qui ressemblez à des rêves, songez à nous, race immortelle, à nous, vivant toujours dans notre vie aérienne, exempte de vieillesse, contemplateurs des choses éternelles : et, de la sorte, ayant une fois appris de nous la vérité sur le monde céleste, connaissant à fond par moi l’essence des oiseaux, la filiation des dieux et des fleuves, de l’Érèbe et du Chaos, vous direz de ma part à Prodicus de désespérer du reste.

Il existait le chaos et la nuit, et, au commencement, le noir Érèbe et le Tartare ; mais ni la terre, ni l’air, ni le ciel, n’étaient encore. Dans le cercle infini de l’Érèbe, avant tout, la Nuit aux ailes noires produisit un œuf non couvé, d’où, par la révolution du temps, jaillit l’Amour, père des Désirs, battant son dos de ses ailes dorées, et semblable lui-même aux tourbillons de la tempête. Accouplé au Chaos volatil et ténébreux, dans la profondeur du Tartare, il enfanta notre espèce, et, pour la première fois, la produisit au jour.

Il n’y avait pas, en effet, une race d’immortels, avant que l’Amour eût tout rapproché, et que des uns mêlés avec les autres fussent nés le Ciel, l’Océan, la Terre et la race incorruptible des dieux immortels ainsi nous sommes les plus anciens de tous les êtres divins. »

Ce qui suit cette étrange cosmogonie, ce qui s’y mêle d’allégories fantasques et de parodies bouffonnes, ne pourrait parfois se traduire ; mais il suffisait de retrouver ici, au début solennel de ce cantique, la majesté des hymnes grecs, dans ce hardi langage où le moqueur public d’Athènes, maître de tous les tons de la lyre, se joue des caprices de son génie et des perfections de sa langue, tour à tour sublime et bouffon, grave et licencieux, mais toujours poëte et s’égalant aux plus grands poëtes, soit qu’il les raille, soit qu’il les imite.

Aristophane, en effet, ne ménage personne, pas plus les auteurs de dithyrambes que les généraux d’armée. S’agit-il des importuns et des originaux qui viennent visiter sa ville nouvelle bâtie dans l’air, il ne manque pas de mettre dans le nombre un poëte, qui s’annonce par ce lieu commun lyrique[18] : « Je suis le chantre aux harmonieuses paroles, le serviteur empressé des Muses, d’après Homère. » Et puis, ce qui nous rappelle encore mieux d’illustres exemples : « J’ai fait un chant sur votre ville de Néphélococcygias, beaucoup d’élégants dithyrambes et des parthémes à la manière de Simonide. » Le poëte, enfin, qui se charge de célébrer les villes nouvelles, et qui compare l’essor de la voix des Muses à la vitesse des plus rapides coursiers, demande un présent pour sa Muse, et offre des vers de Pindare en retour : cela fait, il emporte manteau et tunique venus fort à propos dans cette région froide de l’air. « Je m’éloigne, dit-il enfin ; et je vais composer mon chant à l’honneur de cette ville. Célèbre, ô dieu assis sur un trône d’or, la tremblante et glaciale cité, et descends sur ces campagnes couvertes de neige. Alala ! »

À travers ces fougues de l’ivresse poétique, la moqueuse comédie court au dénoûment, qui n’est rien moins que le mariage d’Hercule avec la fille du fondateur de la cité nouvelle ; et le Chœur, entonnant un péan joyeux, rappelle ce refrain de Ténella vainqueur, que Pindare lui-même avait emprunté d’Archiloque.



  1. M. Tull. Cic. Tusc. l. II, c. 10.
  2. Prometheus unbound, a Lyr. Dr. by Per. Bish. Shelley.
  3. Æschyl., fragm., p. 256.
  4. Æschyl. Agamemn. p. 93.
  5. Sophocl. Aj. p. 16.
  6. Sophocl. Aj. p. 27.
  7. Sophocl. Œdip. Reg. p. 89.
  8. Sophocl. Œdip. Colon. p. 124.
  9. Herm. opusc. t. VII, p. 211.
  10. Eurip. Hippolyt. p. 147.
  11. Eurip. Hippolyt. p. 162.
  12. Horat. Art. poet. v. 283.
  13. Aristoph. Equit. p. 51.
  14. Aristoph. Nub. p. 82 et 83.
  15. Aritsoph. Vesp. p. 146.
  16. Aritsoph. de Pace, p. 175.
  17. Id., Av. p. 218.
  18. Aristoph. Av., p. 223.