Essais moraux et politiques (Hume)/De quel côté le Gouvernement d’Angleterre penche le plus

NEUVIÈME ESSAI.

Examen de la Question : De quel côté le gouvernement d’Angleterre penche le plus, vers la monarchie absolue, ou vers l’état républicain ?

Il subsiste contre presque tous les arts & toutes les sciences une présomption, qui leur fait beaucoup de tort. L’homme le plus prudent & le plus sûr de ses principes, ne sauroit prévoir les événemens futurs, ni prédire les conséquences éloignées des événemens présens. Le plus habile médecin n’oseroit déterminer ce que son malade deviendra dans quinze jours ou dans un mois. Comment donc un politique pourroit-il savoir qu’elle sera la situation des affaires publiques dans quelques années d’ici ? Harrington avoit posé pour principe général, que balance du pouvoir dépend de celle de la propriété. Il en étoit si convaincu que le rétablissement de la monarchie, en Angleterre lui parût une chose impossible, &il le publia hardiment. À peine son livre avoit vu le jour, que le roi remonta sur le trône, & depuis ce tems nous avons vu l’autorité royale continuer sur le même pied qu’auparavant.

Le mauvais succès de cette prophétie ne m’empêchera pas d’examiner une question très-importante. De quel côté le gouvernement Britannique penche-t-il d’avantage ? Est-ce vers la monarchie absolue ? vers l’état républicain ? Et dans laquelle de ces deux formes est-il probable qu’il doit un jour se terminer ? Si je suis téméraire, c’est sans beaucoup de danger : comme nous ne paroissons être menacés d’aucune révolution subite, je puis me flatter en tout cas de me soustraire personnellement à la honte d’avoir mal deviné.

Voici les raisons que peuvent alléguer ceux qui croient que nous penchons à devenir monarchie absolue. Quoiqu’il soit incontestable que les richesses influent beaucoup sur le pouvoir, il ne s’ensuit pas absolument de-là que le degré du pouvoir doive être proportionné à celui des richesses. Cette maxime ne peut être admise qu’avec des restrictions. Il est évident qu’une moindre somme dans une main peut en contrebalancer une plus grande, partagée entre plusieurs personnes. Ce n’est pas seulement parce qu’il est difficile d’inspirer les mêmes vues à un certain nombre de personnes, & de leur faire prendre des mesures en commun ; c’est encore parce que le même bien fait plus d’effet lorsqu’il se trouve réuni, que lorsqu’il est dispersé. Cent particuliers dont chacun jouit de mille livres sterling par an, peuvent consumer tout leur revenu, sans qu’il en revienne de l’avantage à personne, excepté à leurs domestiques & aux artisans qu’ils emploient ; & ceux-ci regardent, à juste titre, le profit qu’ils tirent comme le fruit de leur travail : au-lieu qu’un homme qui jouit de cent-mille livres par an, pour peu qu’il ait de générosité & d’adresse, se fera un grand nombre de client ; les uns, il les gagnera par des services réels, & la plupart par les services qu’il leur fera espérer.

De-là vient que dans-tous les états libres, les particuliers fort riches ont toujours causé de l’ombrage ; quoiqu’il n’y eût aucune proportion entre leurs richesses & celles de l’état. Crassus, si je ne me trompe ne possedoit qu’un peu au-delà de 1600000. livres de notre argent[1]. Cependant ce ne fut pas par son génie, qui n’avoit rien d’extraordinaire, mais par ses biens, qu’il balança jusqu’à sa mort l’autorité de Pompée & de César ; ils ne purent devenir les maîtres du monde que lorsque Crassus eut cessé de vivre. C’est par ses trésors que la famille de Médicis s’empara du gouvernement de Florence ; & assurément ces trésors étoient fort peu de chose, comparés aux richesses de tous les habitans d’une république aussi opulente.

Ces considérations sont bien propres à donner une haute idée de l’esprit de liberté, dont la nation angloise est animée. Comment sans cela eussions-nous pu maintenir, depuis tant de siecles, notre constitution contre des souverains, qui à la splendeur & à la majesté de la couronne ont toujours joint des richesses immenses, & telles qu’il n’y a point d’exemple qu’aucun citoyen d’un état libre en ait jamais possédé de pareilles ? Cependant on peut dire avec assurance, que cet esprit patriotique, fût-il plus ardent encore, ne sera point en état de résister à ce poids énorme de propriété dont jouit le roi qui est actuellement sur le trône, & qui s’augmente de jour en jour.

À ne faire qu’un calcul très-modéré, on peut compter que la couronne dispose à-peu-près de trois millions. La liste civile peut aller à un million ou peu s’en faut ; la perception de tous les impôts à un second million ; les charges militaires & navales, conjointement avec les bénéfices ecclésiastiques portent au-delà d’un troisième million. Quelle somme ! elle comprend, sans exagération, plus de la trentième partie de tout ce que produisent les revenus & le travail du royaume. Si nous y ajoutons, d’un côté, les besoins de luxe, qui augmente continuellement, & la corruption de nos mœurs ; de l’autre, la puissance & les prérogatives du roi, avec les nombreuses armées qu’il commande en chef, il n’y a personne qui puisse se promettre une longue durée de notre liberté. Sans les efforts les plus extraordinaires, il est impossible qu’elle ne succombe à tant de circonstances qui tendent à sa destruction.

Ceux qui soutiennent que nous tendons à devenir république, se fondent sur des argumens qui ne sont gueres moins plausibles. Ils diront que les biens immenses du souverain, la dignité de premier magistrat, & toutes les autres prérogatives dont les loix lui accordent la jouissance, & qui naturellement semblent devoir augmenter sa puissance, la rendent en effet moins pernicieuse à la liberté. Si l’Angleterre étoit une république, on auroit raison de concevoir de l’ombrage d’un particulier qui n’auroit que le tiers ou même que la dixième partie des revenus dont la couronne dispose : ce particulier ne manqueroit pas d’avoir beaucoup d’influence dans le gouvernement, & une autorité irréguliere & aussi illégale est infiniment plus dangereuse qu’une autorité beaucoup plus grande, qui est avouée par les loix. Un usurpateur[2] ne met point de bornes à ses prétentions : ses créatures forment en sa faveur les espérances & les projets les plus vastes : l’acharnement de ses ennemis pique son ambition, en même tems qu’il lui inspire des craintes & des soupçons ; & lorsque le gouvernement est une fois mis en fermentation, toutes les humeurs vicieuses de l’état se rejettent sur lui & prennent le dessus. L’autorité légitime, au contraire, quelque étendue qu’elle soit, est toujours environnée de barrières qui bornent les espérances & les prétentions de celui qui la possede : les loix fournissent des remedes contre l’abus qu’il en voudroit faire ; une personne aussi éminente a beaucoup à perdre, & n’a que peu à gagner par des usurpations. Enfin, comme on ne lui refuse jamais la soumission qui lui est due, elle n’est gueres tentée d’aspirer plus haut ; & si elle l’étoit, elle ne trouveroit pas l’occasion favorable pour réussir.

D’ailleurs, il en est des vues ambitieuses comme des sectes qui se forment dans la philosophie ou dans la religion. Dans leur nouveauté elles mettent tous les esprits en agitation : on les défend, & on les combat avec une égale chaleur : par-là elles se répandent avec une vitesse prodigieuse, & se font beauçoup plus d’adhérens que les doctrines qui sont consacrées par la sanction des loix, & qui portent le sceau respectable de l’antiquité. Tels sont les effets de la nouveauté : lorsqu’une chose plaît parce qu’elle est nouvelle, elle plaît doublement, & par la même raison, lorsqu'il est désagréable, Elle cause un double déplaisir. On remarque presque toujours que les hommes ambitieux sont autant favorisés dans leur dessein par la violence de leurs ennemis, que par le zele de leurs partisans. Enfin, si le grand nombre se laisse gouverner par l’intérêt, l’intérêt lui-même, aussi-bien que toute la vie humaine, est soumis à l’empire de l’opinion. Or depuis Environ cinquante ans, la liberté & le progrès des sciences ont fait un changement considérable dans les opinions. La plupart des habitans de notre isle se sont dépouillés de cette vénération superstitieuse qu’on avoit autrefois pour les noms & pour les autorités. Le clergé a beaucoup perdu de son crédit : on a tourné en ridicule ses dogmes & ses prétentions : la religion elle-même a de la peine à s’en sauver. Le nom du roi n’est pas fort respecté ; & si quelqu’un s’avisoit aujourd’hui de l’appeller le vicaire de Dieu sur la terre, ou de lui conférer un de ces titres magnifiques dont autrefois le genre humain étoit si ébloui, il ne feroit qu’exciter des éclats de rire. Il est vrai que dans des tems tranquilles la couronne peut, par le moyen de ses grands revenus, maintenir son autorité, en influant sur les esprits intéressés. Mais au moindre choc, à la moindre convulsion de l’état, les motifs d’intérêt s’en iront en fumée : à quoi tiendra alors un pouvoir à qui les opinions & les principes reçus ne prêtent plus d’appui ? Sa destruction immédiate en sera la suite. Si du tems de la révolution les hommes avoient pensé comme ils pensent aujourd’hui, la monarchie courroit grand risque d’être à jamais proscrite de l’Angleterre.

Si après avoir pesé les argumens de part & d’autre, j’ose dire mon sentiment, le pouvoir de la couronne, soutenu par tant de richesses, me semble devoir aller en croissant, à moins que quelque événement extraordinaire ne vienne s’opposer à ses progrès. J’ajouterai que ce pouvoir me paroît croître en effet, quoique avec lenteur & par des gradations presque imperceptibles. La balance a longtems eu une pente très-forte vers le gouvernement populaire ; ce n’est que depuis peu qu’elle s’incline vers le monarchisme.

Il est connu que chaque gouvernement a son période fatal, le corps politique meurt comme le corps animal ; mais tous les genres de mort n’étant pas également desirables, on peint demander quel est celui qui conviendroit le mieux à notre constitution ? Faudra-t-il souhaiter de la voir se résoudre en démocratie, ou en monarchie absolue ? Quoique la liberté soit pour l’ordinaire infiniment préférable à l’esclavage, je dirai pourtant avec franchise que j’aimerois mieux voir un souverain absolu sur le trône, que de voir l’Angleterre convertie en république.

Quelle sorte de république pourrions-nous espérer ? Il ne s’agit pas ici d’un de ces plans imaginaires que les spéculateurs enfantent dans leurs cabinets. Il n’y a point de doute qu’on ne puisse imaginer une république plus parfaite que ne l’est la monarchie absolue, plus parfaite même que ne l’est notre constitution ; mais avons-nous lieu de croire que cet état puisse jamais s’établir sur les ruines de notre gouvernement ? Si, dans une pareille conjoncture, il se trouve parmi nous un particulier assez puissant peut ramasser les débris de notre constitution, & pour en former, une nouvelle, ce particulier sera en effet un monarque absolu, & il n’aura garde d’abdiquer son pouvoir pour rendre la liberté à sa patrie. Nous en avons vu un exemple, propre à nous convaincre de cette vérité. Il faudroit donc abandonner notre sort au cours naturel des événemens ; & en ce cas la chambre des communes, telle que nous la voyons aujourd’hui, seroit chargée de la législation & des soins de l’état. Mais ici se présentent des inconvéniens par milliers. Supposons, ce qui est peu probable, que cette chambre vienne à se congédier elle-même, chaque nouvelle élection allumera le flambeau de la guerre civile. Si la chambre se proroge sans jamais se dissoudre, nous éprouverons toutes les horreurs d’une faction subdivisée à l’infini. Un état aussi violent ne peut durer : après des troubles & des guerres intestines sans nombre, nous serons trop heureux de pouvoir nous sauver dans les bras de la monarchie ; & n’auroit-il pas mieux valu d’y avoir acquiescé dès le commencement ? Je conclus de-là que la monarchie absolue est la mort la plus douce, la vraie luthanafia de la constitution Britannique. Si d’un côté nous avons plus de raison d’appréhender le pouvoir absolu, parce que le péril est plus imminent ; de l’autre nous avons plus de sujet de redouter le gouvernement populaire, parce que le péril est plus terrible. Que ces réflexions nous apprennent à être modérés dans nos controverses de politique ; c’est la plus sage leçon que nous en puissions tirer.

  1. Comme l’intérêt étoit plus haut à Rome que chez nous cela pouvoit faire à-peu-près cent mille livres sterling par an.
  2. Cromwel disoit président de Bellievre. On ne monte jamais si haut que quand on ne sait pas ou l’on va. Mémoires du cardinal de Retz.