Essais moraux et politiques (Hume)/L’Indépendance du Parlement

HUITIÈME ESSAI.

L’Indépendance du Parlement.

En comparant la différente conduite des deux partis qui nous divisent, j’ai remarqué que dans la conversation le parti de la cour est pour l’ordinaire moins touchant, moins positif, plus accommodant, & plus prêt à céder que le parti national. Ce n’est peut-être pas qu’il soit moins opiniâtre dans ses sentimens, mais il peut souffrir qu’on le contredise ; au lieu que l’autre, dès la premiere objection, perd toute contenance. Pour peu que vous raisonniez de sang froid & avec impartialité, ou que vous accordiez quelque chose à ses antagonistes, vous pouvez vous attendre à être traité d’esprit malintentionné, & d’ame vénale.

C’est ici un fait dont la vérité ne sauroit être révoquée en doute, par ceux qui fréquentent les coteries où la politique fait le sujet des entretiens ; mais si nous demandons la raison de ces différentes dispositions des esprits, chaque parti nous en donnera une à sa maniere.

Les raisonneurs opposés à la cour nous diront que leur parti étant fondé sur l’amour du bien public & sur un zele vif pour le maintien de la constitution, il est de sa nature d’être révolté de tout dogme qui tend au préjudice de la liberté. Les courtisans répondront par un conte qu’on trouve dans les ouvrages de Lord Shaftsbury[1]. «Un jour, dit cet excellent écrivain, un païsan prit la fantaisie de vouloir entendre les disputes latines des Docteurs de l’Université. On lui demanda quel plaisir il pouvoit prendre à des combats où il lui étoit impossible de distinguer le vainqueur du vaincu : oh, repliqua-t-il, je ne suis pas si sot pour ne pas remarquer lequel des deux se met le premier en colere. La simple nature apprit à ce païsan que celui qui avoit la raison de son côté, devoit être tranquille & de bonne humeur, tandis que celui qui avoit tort, se décontenanceroit, & se laisseroit aller à des emportemens».

À qui des deux nous en rapporterons-nous ? Ni aux uns ni aux autres, à moins que nous n’ayons envie de prendre parti parmi eux, & d’imiter leur zele. Sans offenser aucun des deux partis, je crois pouvoir rendre raison de la différence de leur conduite. Le parti que nous appellons National est celui du peuple, ou peu s’en faut ; & l’a été sous presque tous les Ministres. Etant donc accoutumé de triompher dans la plupart des compagnies, il ne peut souffrir de voir ses opinions contestées : se sentant fort de la faveur de public, il croit ses sentimens aussi infaillibles que s’ils étoient démontrés à la rigueur. Les partisans de la cour, au contraire, sont ordinairement si fort accablés par les déclamations tumultueuses des orateurs de la multitude, que pour peu que vous leur parliez mpdérément, ou que vous défériez à leurs avis, ils croiront vous devoir beaucoup de reconnoissance, & feront disposés à vous rendre politesse pour politesse. Ils savent fort bien que la même chaleur qui attire à leur partie adverse le nom de zélés patriotes ne leur attireroit que celui de gens sans pudeur & de vils mercenaires.

Dans toutes sortes de controverses, on peut remarquer, abstraction faite du fonds des choses, que les défenseurs de l’opinion qui est en vogue, ont le ton plus dur & le style plus impérieux que leurs adversaires. C’est que ceux-ci, pour adoucir les préjugés qu’il peut y avoir contre eux, affectent de paroître souples, polis & modestes. Voyez la conduite de nos esprits-forts de toute espece, soit qu’ils s’élèvent contre toute révélation, soit qu’ils ne s’opposent qu’à la domination & au pouvoir excessif du clergé, celle de Collins ou de Tyndal, ou bien celle de Fosser & de Hoadley, vous leur trouverez de la modestie & de bonnes manieres ; au-lieu que leurs antagonistes ne respirent que fureur, & sont de très-mauvais plaisans.

Dans la fameuse dispute sur les anciens & les modernes, agitée parmi les beaux esprits François, Boileau, monsieur & madame Dacier, l’abbé du Bos mêlerent tous leurs raisonnemens de satires & d’invectives ; Fontenelle, La Motte, Charpentier & Perrault même, quoique provoqués par les railleries les plus piquantes, ne passerent jamais les bornes de l’honnêteté.

Ces réflexions me sont venues en lisant quelques brochures qui roulent sur le lieu commun qui est aujourd’hui le plus en vogue, je veux dire sur l’influence de la cour & sur la dépendance du parlement. Si j’ose dire ce que je pense de ces écrits, il me semble que le parti national non-seulement s’y prend d’une maniere trop violente, & avec trop d’aigreur, mais encore qu’il montre trop de roideur & d’inflexibilité ; on diroit qu’il n’appréhende rien si fort que de faire des concessions & des avances. En outrant les raisonnemens, on les dépouille de leur force ; en s’appliquant à les mettre au goût de peuple, on néglige la justesse & la solidité. C’est-là mon sentiment : en voici les preuves.

Les politiques ont établi pour maxime, que ceux qui jettent la base d’un gouvernement, & qui posent ses limites, doivent regarder tous les hommes comme des fripons ; ou du moins qu’ils ne doivent supposer à leurs actions d’autres motifs, que l’interêt particulier. C’est par ce motif qu’il faut les gouverner : il faut rendre leur avarice insatiable, leur ambition démesurée, & tous leurs vices profitables au bien public. Une constitution, disent-ils, ne peut être avantageuse, qu’autant qu’elle est réglée sur ce principe : & si nous le négligeons, il ne nous restera d’autre sûreté pour nos biens & nos libertés, que le bon plaisir de nos supérieurs, c’est-à-dire, qu’il ne nous en restera point de tout.

C’est donc une maxime juste, qu’il faut prendre tous les hommes pour des fripons. Cependant, n’est-il pas étrange que ce qui est faux en lui-même, puisse être-vrai en politique ? Une observation pourra nous expliquer ce paradoxe. Le caractere particulier des hommes vaut mieux que leur caractere public, ils sont plus honnêtes & moins intéressés lorsqu’ils n’agissent que pour euxmêmes, que lorsqu’ils agissent en corps : l’intérêt de la faction, où ils se sont engagés, les fait, toujours aller plus loin que leur intérêt propre. Le principe de l’honneur a de grandes influences sur les individus, mais sa force se perd dans les communautés. Quoi qu’on fasse pour le bien-commun, on est sûr d’être approuvé de son parti, & l’on s’accoutume bientôt à mépriser les censures & les clameurs de ses adversaires. Ajoutons, que chaque sénat étant déterminé dans ses résolutions par la pluralité des suffrages, il suffit qu’un intérêt particulier influe sur le grand nombre, comme il ne manque jamais d’arriver, toute l’assemblée sera entraînée dans le même tourbillon, & le résultat total ne portera pas la moindre marque de l’amour du public ou de la liberté.

Je suppose que nous ayions à examiner le plan d’un gouvernement, soit réel, soit imaginaire, où le pouvoir est distribué dans plusieurs départemens, & entre différentes classes de personnes, la premiere chose qu’il y a à faire, est de connoître l’intérêt qui regne dans chacune de ces classes. Lorsque nous trouvons que par une répartition habile tous ces intérêts particuliers tendent ensemble à l’intérêt public, nous pouvons hardiment prononcer que c’est-là un gouvernement sage & un état heureux. Si au contraire les intérêts particuliers de chaque classe demeurent particuliers, & ne se rapportent pas au bien commun, n’attendons que factions, désordres & tyrannie. Je ne dis rien ici que l’expérience ne prouve, & que l’autorité de tous les philosophes & de tous les politiques, tant anciens que modernes, ne confirme.

N’eût-il donc pas paru surprenant à des génies tels que Cicéron ou Tacite, d’entendre dire que dans les siecles futurs, il naîtroit un systême mixte très-régulier, où un des départemens pourroit, quand bon lui sembleroit, absorber tous les autres & s’approprier tout le pouvoir de la constitution ? Ils auroient nié sans-doute qu’un pareil gouvernement pût être un gouvernement mixte. L’ambition des hommes, eussent-ils dit, n’a point de terme, aucun degré de puissance ne peut la satisfaire. Aussi-tôt qu’une des classes du gouvernement peut usurper la domination sur les autres sans blesser ses intérêts, elle le fera, elle tâchera de se rendre absolue & indépendante autant qu’il est possible.

Ils se seroient trompés, ce qu’ils auroient jugé impassible est réalisé dans la constitution Britannique. Nos loix fondamentales accordent à la chambre des communes une portion de pouvoir qui lui soumet toutes les autres parties du gouvernement. Le pouvoir législatif du roi n’y sauroit mettre de restriction ; sa voix négative ne peut jamais empêcher de passer en loi ce que les deux chambres ont résolu, & le consentement royal n’est regardé que comme une pure formalité. Le principal pouvoir de la couronne est celui d’exécuter ; mais outre que dans toutes sortes de gouvernemens, ce pouvoir est subordonné à l’autorité législative, on ne sauroit l’exercer sans des frais immenses, & les communes jouissent du droit de disposer du trésor public. Rien donc ne leur seroit plus facile que d’arracher à la couronne ses prérogatives l’une après l’autre : elles pourroient désespérer le roi en attachant des conditions à chaque somme d’argent qu’elles accorderoient, & si bien prendre leur tems que le refus des subsides ne donnât aucun avantage sur nous aux nations étrangeres. Si la chambre des communes dépendoit du roi, comme le roi en dépend ; si tous les biens que ses membres possedent, étoient un don de ses mains, les résolutions de la chambre ne dépendroient-elles pas uniquement de sa volonté, & ne seroit-il pas absolu ? Il est vrai que la chambre des seigneurs est un puissant appui de trône, mais elle ne l’est qu’autant que le trône la soutient à son tour : l’expérience & la raison nous enseignent également que sans ce support mutuel, ni l’une ni l’autre de ces puissances ne sauroit se maintenir.

Comment donc expliquer ce paradoxe ? D’où vient que la chambre des communes, qui, par notre constitution, a entre ses mains tout le pouvoir qu’elle peut desirer, & qui n’est gênée qu’autant qu’elle veut bien se gêner elle-même, d’où vient dis-je, qu’elle, ne passe jamais les justes bornes ? Comment concilier ces phénomenes avec ce que nous connoissons d’ailleurs de la nature humaine ? Je réponds que l’intérêt commun de ce corps est restreint par l’intérêt particulier des individus qui le composent : s’il n’étend point sa puissance aussi loin qu’elle pourroit aller, c’est qu’un pareil abus seroit contraire aux intérêts de la plus grande partie de ses membres. La couronne, à l’aide de ce grand nombre de charges qui sont en sa disposition, & assistée des membres les plus honnêtes & les plus désintéressés de cette assemblée, aura toujours sur ses résolutions une influence, qui au moins la mettra en état d’empêcher qu’on ne donne atteinte à la constitution anciennement établie. Qu’on appelle cette influence comme on voudra, qu’on lui donne les noms odieux de corruption & d’esclavage, il n’en sera pas moins vrai qu’elle est jusqu’à un certain point inséparable de la nature même de notre constitution, & absolument nécessaire au maintien de notre gouvernement mixte.

J’en conclus, qu’au lieu de soutenir sans restriction que la dépendance du parlement est une infraction de la liberté britannique[2], le parti national eût mieux fait d’user de quelque complaisance envers ses adversaires, en se bornant à examiner le point où cette dépendance doit s’arrêter, de peur qu’elle ne mette la liberté en danger. Mais ce n’est point chez les personnes que l’esprit de parti anime qu’il faut chercher une pareille modération. S’ils en étoient capables, ils mettroient fin aux déclamations ; nous lirions des discussions calmes & sérieuses sur le degré d’influence qui appartient à la cour, & sur celui de la dépendance qui convient au parlement. Il se pourroit fort bien que le parti national triomphât dans cette dispute, mais le triomphe ne seroit pas aussi complet qu’il paroît le desirer. Le vrai patriote tiendroit toujours un juste milieu : il se garderoit bien de se livrer à un zele fougueux : il sait qu’en diminuant trop le pouvoir de la cour[3], il n’éviteroit une extrémité que pour tomber dans l’autre. Les avocats du parti national l’ont senti : voilà pourquoi Ils nient que cette derniere extrémité puisse jamais être dangereuse pour la constitution, & que l’influence de la couronne sur les membres du parlement puisse jamais être trop resserrée.

Marquer un juste milieu entre deux extrémités quelconques, est toujours une chose très-difficile : non-seulement on ne trouve pas les mots propres à déterminer ce milieu, on ne le trouve pas lui-même. Dans la plupart des cas le bien & le mal sont séparés par des nuances si fines, que le jugement demeure suspendu par le doute & par l’ incertitude. Mais le sujet que nous traitons a une difficulté de plus, & une difficulté propre à embarrasser les personnes les plus judicieuses & les plus impartiales. Le pouvoir de la couronne réside toujours dans un individu, dans le roi, ou dans son ministre ; & comme cet individu peut avoir plus ou moins d’ambition, de capacité, de courage, d’affabilité, de richesses, le même degré de pouvoir, qui seroit trop grand entre les mains de l’un, peut être trop petit dans celles de l’autre. Dans les républiques parfaites, où l’autorité est répartie sur différens corps, on peut poser des barrières plus exactes, & l’on peut compter avec plus de sûreté sur les effets. On ne se trompe gueres. en supposant que les membres de ces nombreuses assemblées font toujours à-peu-près les mêmes pour la vertu & pour la capacité. Il n’y a que leur nombre, leurs richesses & leur autorité qui entrent en considération. Il en est autrement d’une monarchie environnée de limites : on ne sauroit déterminer le degré, précis de la puissance royale, qu’il faut pour balancer exactement les autres parties de la constitution ; ce degré change selon la personne qui en est revêtue. C’est-là un inconvénient attaché aux grands avantages, qui d’ailleurs résultent de cette forme de gouvernement.

  1. Miscellaneous, réflexions, p. 107.
  2. Voyez la Dissertation sur les Partis d’un bout à l’autre.
  3. Par cette influence de la couronne, dont je plaide la cause, je n’entends que celle qui résulte de la distribution des emplois & des honneurs donc le roi dispose ; pour ce qui est des brigues particulieres, je les compare à l’usage d’employer des espions, usage que l’on peut à peine justifier dans un bon ministere, & qui dans un mauvais est une très-grande infamie. Mais comme sous tous les ministres, c’est une honteuse prostitution de faire soi-même le métier d’espion, ainsi l’est-il de se laisser corrompre. Polybe croit avec raison que l’influence pécuniaire du sénat & des censeurs, peut-être regardée comme un des poids réguliers & constitutionels, qui conserverent l’équilibre dans la balance du gouvernement romain. Lib. 17, cap. 15.