Essais de littérature pathologique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 343-376).
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ESSAIS
DE LITTERATURE PATHOLOGIQUE

II.[1]
L’OPIUM. — THOMAS DE QUINCEY
DERNIÈRE PARTIE

Œuvres complètes de Thomas de Quincey, 14 vol. — De Quincey’s Life, par A. -H. Japp. — De Quincey, par David Masson. — De Quincey and his friends, par James Hogg. — Recollections of Thomas de Quincey, par J. Ritchie Findlay.

Chaque vice a son humeur particulière. Un ivrogne cesse de boire, il s’en porte mieux : le vin est bon enfant et ne garde pas rancune à qui lui est infidèle. Un morphinomane sevré brusquement de son poison peut en mourir ou en perdre la raison : la morphine est méchante et se venge de qui la délaisse. Les livres de médecine contiennent des exemples saisissans des dangers auxquels on s’expose en la bravant. Une femme avait été amenée au Dépôt de la Préfecture de police. On la vit soudain défaillir, et bientôt elle parut expirante d’un mal qui présentait les symptômes du choléra. Une piqûre de morphine la ressuscita : c’était une morphinomane en état d’ « abstinence » et de « besoin ». Une autre malheureuse mourut à l’hôpital avec un « soubresaut violent, l’écume aux lèvres », parce qu’on lui avait supprimé la morphine, par degrés, mais trop vite encore. Un jeune médecin qu’on empêchait de se faire une injection « fut pris d’un véritable accès de manie furieuse. » Les accès se renouvelèrent et il en mourut. Des femmes du monde à court d’argent ont volé pour acheter de la morphine. Des hommes qu’on aurait crus fiers se sont prosternés « en vrais supplians » devant leur médecin, pour obtenir du poison. La science a fait à ces malheureux, aux impulsions sauvages et irrésistibles, l’aumône honteuse de la « responsabilité atténuée », leur signifiant par-là qu’ils avaient perdu jusqu’aux derniers restes de leur dignité d’homme. « Quand le délit, écrit le docteur Pichon, a été commis dans le dessein immédiat de se procurer de la morphine, l’accusé doit être exonéré. La souffrance est trop forte ; on ne peut pas y résister. On ne parvient à se guérir que par une diminution lente et méthodique de la dose, et à travers de telles angoisses, que bien peu vont jusqu’au bout s’ils ne sont en pouvoir de médecin, dans un hospice ou un asile[2]. »

La domination de l’opium est peut-être plus terrible encore. Lui aussi, il est un tyran impitoyable, acharné à faire souffrir qui essaie de lui échapper. La lutte que nous allons raconter est véritablement effroyable.


I

Le jour où Thomas de Quincey, acculé au suicide ou à la folie, se résolut sous l’aiguillon de la terreur à l’effort qu’il avait refusé à des motifs plus nobles, il connut l’étendue de son malheur et le poids de ses chaînes. Il eut beau procéder par degrés, il endura des tortures qui le précipitèrent de rechute au rechute. Sa bouche se remplissait d’ulcères et d’enflures. Chaque respiration lui coûtait une nausée. Il éprouvait des douleurs atroces à l’estomac. Une surexcitation violente ne lui permettait point de fermer l’œil, ni de tenir en place. Il lui arrivait alors de se jeter comme un fou sur son flacon de laudanum et de boire à longs traits : « Ne me demandez pas combien. Dites, vous, les plus sévères, qu’auriez-vous fait à ma place ? Je recommençais à m’abstenir ; j’en reprenais ; je recommençais, et ainsi de suite[3]. »

Il sentait le joug de la « noire idole » s’appesantir à chaque rechute. La troisième fut suivie de « phénomènes nouveaux et monstrueux » sur lesquels il ne s’explique pas davantage, et qui eurent l’heureux effet d’aiguiser ses terreurs : « Quand il me fut impossible de me dissimuler que ces effroyables symptômes poursuivaient leur marche en avant, sans jamais s’arrêter et en accélérant leur allure avec une régularité solennelle, je fus pris de panique, et j’essayai pour la quatrième fois de rétrograder. Mais au bout de quelques semaines, j’eus la profonde conviction que c’était impossible. Or, je vis dans mes rêves, qui traduisaient tout en leur langage, que les hautes portes qui étaient placées au bout des immenses avenues de ténèbres, se déroulant devant moi, et qui étaient restées ouvertes jusqu’ici, me barraient enfin la retraite ; elles étaient fermées, et tendues de crêpes funéraires[4].

Il compare son état d’esprit, à la suite de ce rêve, à celui d’une personne qui courait délivrer un condamné à mort, et qui arrive trop tard : « Les sentimens évoqués par la révélation soudaine que tout est perdu s’amassent silencieusement dans le cœur ; ils sont trop profonds pour se traduire par des gestes ou des paroles, et rien n’en transpire au dehors. Si le désastre dépendait d’une condition quelconque, s’il était le moins du monde douteux, il serait naturel de pousser des cris, de faire appel à quelque sympathie. Mais lorsqu’on comprend qu’il s’agit d’un désastre absolu, lorsque aucune sympathie ne peut être une consolation, et aucun conseil apporter d’espérance, la voix s’éteint, le geste se glace, et l’âme humaine se replie vers son centre. Pour moi, du moins, à la vue de ces portes redoutables fermées et tendues de draperies de deuil, comme si la mort était déjà un fait accompli, je ne parlai pas, je ne tressaillis point, je ne poussai point de gémissemens. Un profond soupir monta de mon cœur, et je restai muet pendant bien des jours. » Il sentait sur lui « la force de la folie », et un désespoir farouche l’étreignait.

Cela dura des années. Chaque pas en avant était suivi d’une reculade, et le supplice des cauchemars recommençait. Quincey en était arrivé à avoir des hallucinations en plein midi. Jusqu’aux fleurs des bois et aux herbes des champs devenaient des « faces humaines » pour ses yeux en délire, et, si ces visions ne figurent point dans les Confessions d’un mangeur d’opium, c’est que ces portions de son manuscrit ont été détruites par accident. Des hallucinations de l’ouïe s’étaient jointes à celles de la vue. Il entendait les cris d’agonie des ouragans de victimes emportés furieusement à travers ses rêves, et les profonds soupirs de la pauvre Anne, d’Oxford-Street, dont le visage navré le hantait, lui « brisant le cœur. » Une nouvelle tentative amenait une nouvelle défaite, et l’on s’étonnerait qu’il ait tenu bon, même sous le puissant stimulant de la peur, s’il ne nous avait confié les joies intenses que lui valait, en dépit de tout, chaque nouvelle bataille. Sa forte intelligence secouait aussitôt sa torpeur, en partie du moins. Elle revivait, et le spectre de l’idiotie reculait. Il écrivait à un ami pendant l’un de ces bienheureux réveils : « Je vous jure qu’en ce moment, j’ai plus d’idées en une heure, que je n’en ai dans toute une année sous le règne de l’opium. C’est une véritable inondation. On dirait que toutes les idées qui avaient été gelées depuis dix ans par l’opium ont fondu à la fois, comme les paroles de la légende. Telle est mon impatience, qu’il m’en échappe cinquante, pour une que je réussis à attraper et à fixer sur le papier. » Pouvoir penser, travailler, quand on y avait presque renoncé après de si hautes ambitions, cela vous soutient un homme et le ferait passer à travers le feu.

Ses malheurs venaient aussi à son secours. Il eut un allié efficace, sinon bienvenu, dans la misère installée à son foyer. Quand il eut des dettes partout, plus de crédit et pas un sol, il fallut bien ménager l’opium, bon gré mal gré.

Il finit ainsi, contre toute attente, par remonter cahin-caha une partie de la pente. Pourquoi telle rechute fut moins prompte, telle autre moins profonde, nous l’ignorons. Nous savons seulement qu’en 1821 il avait retrouvé des éclairs de lucidité dont il profita pour prendre la plume. Les débuts furent pénibles au-delà de toute expression. Il ne pouvait travailler qu’à bâtons rompus, et moyennant un supplément d’opium qu’il « payait ensuite chèrement. » La crise apaisée, il fallait saisir au vol le nouveau répit. A regarder ce malheureux se débattre ainsi, on finit par être soi-même sous une impression de cauchemar, et c’est avec soulagement qu’on voit poindre l’aurore de sa demi-délivrance. Par morceaux, par débris plutôt, Quincey commençait à produire ; jouissance aiguë, mêlée toutefois d’abondantes amertumes, car il plaçait les lettres trop haut pour ne pas abhorrer la pensée d’en faire un métier, et il se savait condamné, de par son désordre et ses fautes, à n’en faire jamais que par métier. Il lui échappe çà et là des mots douloureux sur sa « malheureuse vie, odieuse à son cœur, de besognes littéraires. » Ces besognes détestées l’obligeaient en outre à se rendre compte des ravages accomplis par l’opium dans ses facultés mentales, et c’était une triste vérification, rappelant la Revue nocturne du poète allemand, où l’ombre du grand empereur passe en revue les ombres de la grande armée. L’ombre du génie de Quincey passait la revue des dons qui avaient promis à l’Angleterre un grand écrivain, et les plus beaux n’étaient désormais que des ombres. Son intelligence était devenue incapable d’efforts suivis. D’après Quincey, observateur curieux et attentif des autres mangeurs d’opium aussi bien que de lui-même, il n’y a pas d’effet plus certain. Coleridge en eut sa carrière interrompue, presque brisée. Quincey analyse les raisons de cette impuissance avec beaucoup de netteté, pour les avoir souvent éprouvées. L’intelligence est débilitée. Elle est pour ainsi dire molle, et dans un état de continuelle torpeur. On peut la ranimer pour quelques heures en prenant un peu d’opium, mais ce n’est pas une activité normale et régulière ; ce sont des espèces « d’efforts spasmodiques et irréguliers », qui laissent le cerveau épuisé, hors de service pour un temps plus ou moins long. On conçoit l’extrême difficulté de mener à bonne fin une œuvre de longue haleine dans de pareilles conditions : « Tous les mangeurs d’opium ont l’infirmité de ne jamais finir un travail. » Chez tous, l’infirmité est aggravée par un invincible et bizarre dégoût pour ce qu’ils viennent d’écrire ou seulement de penser. Il suffit qu’un sujet quelconque ait occupé leur esprit, pour qu’il leur inspire tout d’un coup, sans aucun autre motif, « une horreur puissante… un dégoût puissant. » A la mort de Quincey, on trouva des centaines de lettres qu’il n’avait jamais pu prendre sur lui de finir. Coleridge, plus gangrené encore, lui confiait qu’un sujet dont il avait simplement causé était un sujet perdu : il y avait désormais une barrière insurmontable entre lui et la page à écrire[5].

Une autre lacune, qui se produit également, à la longue, chez tous les mangeurs d’opium, achève de leur rendre impossible d’élever leur « monument », celui auquel ils avaient droit de par leur génie, grand ou petit. « La faculté du jugement, dit Quincey de lui-même, — et ses paroles s’appliquent également à Coleridge, — était cruellement entamée, parfois même complètement abolie, à l’égard de tout ce que j’avais écrit depuis peu de temps… C’était cette impuissance enfantine, ou paralysie sénile, du jugement, qui met un homme dans la pénible impossibilité d’embrasser l’ensemble de ce qu’il vient de produire, de voir où cela mène. On est aussi incapable de grouper des idées et de saisir leurs relations entre elles, qu’un ivrogne de suivre une chaîne de raisonnemens[6]. »

Quincey ne parle pas, en ce qui le concerne, de la reine des facultés, de la créatrice : l’imagination ; mais il s’en exprime nettement au sujet de Coleridge, qui cessa très tôt, comme on sait, de faire des vers : « Nous sommes d’opinion, dit Quincey, que l’opium tua le poète chez Coleridge. Ses tourmens réduisirent pour toujours au silence « la harpe de Quantock[7]. » La chose va de soi à ses yeux. Les lambeaux de prose poétique que nous a laissés Quincey doivent donc nous remplir d’amers regrets, car belle et forte était l’imagination qui a pu, étant blessée à mort, donner au monde les Suspiria de profundis.

Sa mémoire avait résisté, sans être absolument intacte. On se souvient qu’elle avait été exceptionnelle de vigueur et d’ampleur, et qu’il avait passé sa première jeunesse à la charger impunément d’un immense butin. L’opium en avait affaibli certaines parties, la mémoire des notions techniques, par exemple ; mais, de tout le reste, jamais Quincey n’oublia rien. Il a fait des flots de citations, en prose et en vers, en grec et en latin aussi volontiers qu’en anglais, il les a faites de souvenir la plupart du temps, faute de savoir retrouver un livre dans le désordre de son cabinet de travail, et l’on pourrait presque compter sur ses doigts les endroits où il s’est trompé. Des vers lus une seule fois lui remontaient à l’esprit au bout de vingt ans, et cela jusqu’à la fin de sa longue existence, lorsqu’il eut derrière lui près d’un demi-siècle d’opium. Cette immunité d’un coin du cerveau ne s’observe guère, paraît-il, chez les morphinomanes, qui ne sauvent du naufrage pas une de leurs facultés intellectuelles. Toutes « diminuent, » et la première « qui se perd », c’est justement la mémoire : « Elle se perd de très bonne heure[8], dit le docteur Pichon. Dans toutes nos observations nous avons signalé le fait à un moment de l’intoxication morphinique. Chez certains intoxiqués la mémoire disparaît tôt, chez d’autres elle subsiste assez longtemps ; mais chez tous cette faculté finit par sombrer. Dans tous les cas que nous avons pu observer, c’est un des premiers symptômes que remarque le malade. Et ce phénomène va s’accentuant avec les progrès de l’intoxication, et le morphinomane lui-même remarque bien cette aggravation. »

Il nous reste à dire la plus cruelle de toutes les pertes qu’il avait subies. La volonté s’était réveillée : elle n’était pas guérie et ne le fut jamais. Elle n’était plus le paralytique supplicié par l’angoisse, « qui voit entrer les assassins de ceux qu’il aime et ne peut faire un mouvement pour les secourir » ; mais elle était l’infirme qui fait deux pas avec des béquilles, n’en fera jamais trois et se sent incurable. Lui-même, et je ne sais rien au monde de plus humiliant, de plus désolant pour un honnête homme, — lui-même n’était plus qu’un malade, celui qui a le droit de renier en partie la responsabilité de ses actes, de réclamer aux lois et aux hommes un peu d’indulgence, parce qu’il n’est plus maître de soi. L’opium et la morphine marchent ici la main dans la main. « L’inertie morale, dit encore le docteur Pichon, forme… le fond du caractère chez le morphinique, et c’est à cette inertie qu’il doit de se laisser dominer par ses mauvais instincts, de ne pas résister à une mauvaise incitation de son esprit, alors qu’à l’état sain, son bon sens normal se fût immédiatement révolté. Ainsi donc, le premier fait qui ressort de cette inertie chez le morphinomane, c’est une diminution du libre arbitre en rapport avec le degré d’intoxication, et par-là même une diminution de responsabilité. » On entend bien qu’il ne s’agit pas ici de philosophie. Le docteur Pichon s’adresse aux médecins légistes et emploie les mots dans le sens pratique, si j’ose ainsi parler, où les prendrait un tribunal. Le docteur Bail renchérit sur lui quand il écrit : « L’état normal des morphinomanes peut s’exprimer en quelques mots : c’est une paralysie de la volonté, un engourdissement du moi[9]. » Un peu plus loin, le docteur Bail emploie l’expression « amoindrissement du moi ». Elle est très heureuse appliquée à Quincey, dont les instincts étaient doux et purs, de sorte qu’il ne fît jamais volontairement de mal à personne, mais qui n’en fut pas moins le jouet, risible et piteux, de ses instincts et de ses impulsions.

En résumé, il était devenu impropre à l’action, dans les grandes ou les petites choses, qu’il s’agît de repenser le système de Kant ou de mettre des souliers. Il était énervé, dans le vrai sens du mot. Coleridge, en proie au même mal, ne valait pas mieux. Quincey le raille doucement de son penchant invincible à la « procrastination ». « C’était, dit-il, l’un des traits caractéristiques de sa vie quotidienne. Quand on le connaissait, il ne venait pas à l’esprit de compter sur un rendez-vous ou un engagement quelconque de Coleridge. Ses intentions avaient beau être invariablement honnêtes, personne n’attachait la moindre importance à ses promesses. Ceux qui l’avaient invité à dîner… allaient le chercher ou y envoyaient quelqu’un. Quant aux lettres, à moins que l’adresse ne fût d’une main de femme la recommandant à son estime et à son cœur, il les jetait au rebut, sans même les ouvrir la plupart du temps… et n’y répondait jamais[10]. » Ce portrait pourrait être celui de Quincey vieillissant, quoiqu’il ne s’en vante pas.

Il entrait donc très diminué dans la carrière des lettres. Il avait d’autre part le désavantage d’être un écrivain besogneux, obligé de produire quand même et avec l’inquiétude lancinante des bouches à nourrir, lui qui n’avait jamais commandé à ses nerfs et que l’opium avait laissé sans aucune défense contre leurs caprices et leurs révoltes. Le souci des siens et la pression de la nécessité, qui grandissent et exaltent l’homme sain, écrasaient Thomas de Quincey. Tant qu’un homme est seul, disait-il, la misère n’est pas un mal. — « Lutter n’est pas souffrir… Ce sont la femme et les enfans, les biens les plus précieux de l’homme, qui lui créent par cela même les angoisses les plus mortelles, qui rembourrent son oreiller d’épines et sèment de chausse-trapes sa route quotidienne. Prenez le cas d’un homme de qui dépendent des êtres si chers, sans autre appui que lui. Supposez-le privé subitement de ses ressources. L’idée que, s’il ne réussit pas, c’est la ruine immédiate, paralyse toutes ses facultés, à commencer par l’esprit créateur, qui est un organe des plus délicats, surtout lorsqu’il est aux prises avec des sujets aussi fugaces que ceux qui relèvent de la sensibilité et de l’imagination. Ce sont des provinces de la littérature où le succès est toujours douteux, même dans les meilleures conditions. Le succès devient impossible, quelques dons que l’on possède, quand les facultés ne sont pas dans un état d’épanouissement ; et, dans le cas qui nous occupe, il faut conserver cet épanouissement alors que le plus effroyable des abîmes est béant sous vos pieds ; il faut que l’inspiration du poème ou du roman naisse des pleurs de petits enfans réclamant leur pain quotidien[11]. »

Raison de plus pour choisir un genre littéraire où l’on pût se passer d’imagination. L’œuvre de Thomas de Quincey est en harmonie avec les conditions physiologiques et morales qu’on vient de voir. On peut dire de lui comme de Hoffmann, que sa voie littéraire était tracée au moment où il se mit à écrire, et qu’il ne pouvait guère faire que ce qu’il a fait.


II

Sa première tentative pour se remettre au travail remonte à 1818. Il avait été nommé rédacteur en chef, aux appointemens d’une guinée par semaine, soit 1 300 francs par an, d’une feuille locale fondée par les tories pour combattre « parmi les agriculteurs les infâmes doctrines de Brougham. » Quincey était encore en plein dans les cauchemars de l’opium, et sa direction s’en ressentit. Il nourrissait l’abonné d’histoires de crimes et de comptes rendus de cours d’assises ; beaucoup de numéros ne contenaient pas autre chose. Pour intermèdes à ces horreurs, des articles où le rédacteur en chef « s’efforçait d’élever les fermiers du Westmoreland dans la région des principes philosophiques[12]. » Ses lecteurs n’y comprenaient goutte et réclamaient. Quincey s’entêtait. Il finit par leur répondre dans le journal d’être sans inquiétude ; qu’il était le seul homme de toute la Grande-Bretagne capable de les initier à la philosophie allemande, et qu’il leur promettait pour la Gazette une sérieuse influence dans le monde des universités. — On se sépara.

Il fit une seconde tentative en 1819. Il avait réfléchi (je demande pardon aux économistes de ce qui va suivre) qu’étant décidément tombé dans « l’imbécillité », il ne lui restait plus qu’à se rabattre sur l’économie politique, cette « rinçure de l’esprit humain », et il s’était mis en devoir de dicter à sa femme une brochure sur les Systèmes de l’avenir. Mais il était encore trop tôt. L’opium ne lui permit pas de poursuivre, et le manuscrit des Systèmes alla rejoindre dans un tiroir le grand ouvrage philosophique sur la réforme de l’esprit humain.

Deux ans après, Quincey avait retrouvé des lueurs de liberté d’esprit. Talonné par la misère, il vint chercher du travail à Londres, et y écrivit pour une revue, en se reprenant à bien des fois et avec des difficultés inouïes, deux petits articles qui sont devenus dans la suite des années, à force d’additions et de développemens, le volume fameux des Confessions d’un mangeur d’opium anglais. La première partie parut au mois d’octobre[13] 1821, la seconde le mois suivant, toutes deux sans nom d’auteur. L’une et l’autre piquèrent vivement la curiosité. Le sujet était original, presque trop pour beaucoup de lecteurs, qui se demandèrent si ce n’était pas du roman. Mais, vraies ou fausses, fiction ou réalité, ces pages anonymes étaient très belles ; on a pu en admirer la langue souple et colorée à travers les traductions de Baudelaire que nous avons citées plus haut[14]. Elles étaient aussi très indiscrètes, et ce n’était pas pour déplaire à un public qui n’avait pas encore été rassasié de confidences intimes par les romantiques de toutes races. Nous sommes aujourd’hui saturés jusqu’à l’exaspération de confidences intimes. Nous commençons à nous rebéquer contre les écrivains qui, non contens de nous initier à leurs affaires de cœur et d’argent, nous prennent à témoin, comme Thomas de Quincey, de l’état de leurs digestions. En 1821, il y avait encore de l’inattendu dans le passage des Confessions d’un mangeur d’opium, pour n’en citer qu’un, où passe un souffle de M. Purgon et où la question « digestion » est traitée en détail, au point de vue des gens de lettres en général et de Thomas de Quincey en particulier. Moins ingénu, ce dernier aurait pu se douter, à un dîner donné en son honneur par le London Magazine, de l’amusement causé au public par certains de ses épanche mens. Il remarqua que tous les regards se fixaient sur lui, que tous les yeux riaient et que certains d’entre eux étaient évidemment « pleins de malice[15] » ; mais il ne fit aucun rapprochement entre cette circonstance, qui le choqua beaucoup, et le contenu de ses Confessions.

Son succès n’en souffrit pas, au contraire, et Quincey fut dès lors recherché des directeurs de revues. Le charme était suffisamment rompu pour qu’il pût être un collaborateur fécond, bien que toujours irrégulier. Malgré des périodes de stérilité dues à ses rechutes (une année entière en 1822), la collection de ses œuvres choisies forme aujourd’hui quatorze volumes, contenant plus de cent essais extrêmement variés de ton et de sujet, quelques fantaisies poétiques et beaucoup de souvenirs personnels. Des livres aussi morcelés s’analysent difficilement, en tout état de cause. Il n’y faut même pas songer avec Quincey, qui demeura en littérature l’homme aux « efforts spasmodiques et irréguliers », condamné aux digressions à perpétuité. Les idées ne lui manquent pas, et il y en a beaucoup d’ingénieuses, il y en a quelques-unes de vraiment originales ; mais son intelligence est, pour ainsi parler, pleine de trous, à travers lesquels les idées coulent sans qu’il puisse les retenir. C’est une vraie passoire, d’où il sort parfois des articles sans queue ni tête, par exemple l’article sur Sir William Hamilton, où Quincey parle de tout excepté de son sujet : de l’influence des chemins de fer sur l’argot, de la supériorité de Milton sur Homère, de l’admiration « bestiale » des anciens Grecs pour les exercices athlétiques, du caractère destructif des doctrines de Kant, etc., etc. Il n’y a que de son héros qu’il ne nous parle point. Quelques lignes nous apprennent où il l’avait rencontré et connu ; mais nous n’avons pas une ligne, pas un mot, sur les travaux philosophiques de William Hamilton, et cet article n’est pas unique en son genre dans la collection. Que serait-ce si Quincey ne s’était revu et refondu avec beaucoup de soin sur ses vieux jours, après avoir fait sa paix avec l’opium ? La médecine a constaté que les morphinomanes ont le « caractère versatile » et changent d’humeur, d’idée, selon qu’ils sont plus ou moins sous l’action du poison. Le même individu passe en quelques minutes de la tristesse à la gaieté, du plus sombre mutisme à une animation turbulente : une piqûre a fait le miracle. En étudiant Quincey et ses aveux perspicaces, il semble — je le dis timidement — qu’en dehors des causes intermittentes de « versatilité » dues aux alternances d’ivresse et d’état de besoin, on sente chez lui, à partir d’une certaine époque, une cause profonde et constante, agissant uniformément, de ce décousu extraordinaire de la pensée. Les solutions de continuité qui m’ont fait comparer son intelligence à une passoire n’étaient plus des accidens passagers. Il y avait désormais en lui un je ne sais quoi[16] qui les perpétuait, et produisait un émiettement général des idées aussi bien que des impulsions.

On ne peut que présumer ce qu’aurait été Quincey écrivain, dans d’autres circonstances, et en possession de tous ses moyens. On est réduit à le conjecturer d’après les idées qu’il a semées à l’aventure, le plus souvent hors de leur place. C’est un travail de reconstitution analogue à ceux qu’essaient les architectes pour les ruines antiques, et assujetti aux mêmes chances d’erreur ; la faculté métaphysique, la plus haute qui ait été donnée à l’homme, et, jadis, la pierre d’angle des vastes ambitions de Quincey, était celle de toutes qui avait le plus souffert chez lui ; il n’en faut pas davantage pour changer la physionomie d’une intelligence au point de la rendre méconnaissable.

Les spéculations personnelles avaient cédé la place, dans son esprit débilité et rétréci, à de simples antipathies ou sympathies pour les spéculations des autres, qu’il jugeait maintenant par des raisons « morales », les argumens « intellectuels » lui paraissant offrir des dangers à un bon chrétien de sa sorte, anglican intransigeant par-dessus le marché. Il affichait une aversion un peu puérile pour les« démolisseurs » en philosophie, à moins qu’après avoir déblayé le terrain, ils ne se missent incontinent à reconstruire. Kant, son ancien maître tant admiré, tant respecté, était devenu de sa part l’objet de « l’une de ces haines comme on dit qu’en éprouvent les hommes à l’égard du sinistre enchanteur, de quelque nom qu’on le nomme, dont les séductions détestables les ont attirés dans un cercle d’influences malignes[17]. » Il l’accusait d’être de ces « démolisseurs » qui dévastent les âmes, et ajoutait : « J’en ai été misanthrope plus de dix ans. » — Il est impossible de préjuger ce qu’aurait valu la métaphysique de Quincey ; pour restituer un monument, encore faut-il en posséder quelque reste, et nous sommes ici en face du néant.

Nous connaissons très bien, en revanche, ses idées sur la façon d’écrire l’histoire. Il aurait signé des deux mains, à condition d’en retrancher la philosophie et les philosophes, ces lignes de Fustel de Coulanges : « Il faut, en histoire comme en philosophie, un doute méthodique. Le véritable érudit, comme le philosophe, commence par être un douteur. » Quincey était de ceux qui ne croient pas « que tout a été dit, et qu’à moins de trouver des documens nouveaux il n’y a plus qu’à s’en tenir aux derniers travaux des modernes. » Il inclinait toujours, comme l’illustre auteur de la Cité antique (malheureusement pour Quincey, là s’arrête la ressemblance) « à écarter les opinions reçues, même quand elles avaient les avantages d’une longue possession », et à préluder à l’examen de chaque question en « faisant d’abord table rase… de tout ce qu’on avait publié antérieurement[18]. » Les faits de l’histoire, disait-il, sont les ossemens desséchés du passé : « Non seulement ils peuvent revivre, mais d’une variété infinie de vies. Les mêmes faits, considérés sous des jours différens, ou dans leurs relations avec d’autres faits, offrent éternellement matière à des spéculations nouvelles, inépuisables comme les combinaisons dont ils sont susceptibles. Ces spéculations en font à leur tour des faits nouveaux, et cela est sans fin… Je ne parle pas simplement des raisons subjectives, tirées de la différence des esprits, qui sont cause qu’il y a autant de manières d’interpréter et de juger les événemens qu’il y a d’historiens. Je prétends qu’objectivement, tous les grands faits de l’histoire doivent aux progrès des sciences sociales de prendre perpétuellement des aspects nouveaux, qui rendent perpétuellement nécessaire de les rejuger au point de vue moral. » Il disait aussi : « La chimie est la science des formes et des forces qui sont contenues à l’état latent dans tout ce qui existe, épiant l’occasion d’être. Il en est des faits de l’histoire comme des élémens chimiques : il n’y a pas non plus de fin à leurs capacités de transformation[19]. »

Quincey rejugeait les grands faits de l’histoire d’après ces principes, et remettait en question les opinions les plus vénérables. Il soutenait que l’empire romain n’a pas été détruit par les barbares, qu’il s’est détruit lui-même par les vices de sa civilisation, et que les Goths, ou les Vandales, loin d’être responsables de son effondrement, ont été les sauveurs de l’Occident. Ils ont arrêté sa décomposition en lui infusant un sang jeune et sain. « Ils ont été les restaurateurs et les régénérateurs de l’intelligence romaine épuisée. Sans eux, la population indigène de l’Italie aurait probablement été éteinte, vers le VIe ou le VIIe siècle, par la scrofule, la folie et la lèpre. » Les Romains ont été les vrais barbares ; l’Europe serait aujourd’hui beaucoup moins avancée, s’il n’y avait pas eu des Goths et des Vandales sur la terre. — Arrivé à ce point, Quincey se met en devoir de démontrer sa thèse, mais il avait compté sans les infirmités mentales qui lui interdisaient de suivre une piste ; au lieu des preuves que nous attendions, nous lisons que les auteurs de l’Histoire Auguste aimaient trop les anecdotes, et trois ou quatre argumens de la même force. Quincey se dérobe, et une idée originale prend l’aspect d’un paradoxe lancé au hasard[20].

Il en est de même pour sa théorie du paupérisme. Quincey en fait « une maladie particulière au monde chrétien. » Il affirme que le christianisme a favorisé son apparition et son développement de plusieurs manières, la principale, la plus malfaisante, ayant été d’encourager les naissances « en protégeant le principe de vie comme un mystère sacré. » N’y avait-il réellement pas d’indigens à Babylone et dans la Rome antique ? La question valait la peine d’être élucidée. Quincey passe outre sans s’y arrêter, sans l’avoir posée, et sa théorie du paupérisme[21] reste aussi une idée en l’air. Tels qu’ils sont, cependant, avec leurs énormes défauts, ses travaux d’histoire font regretter ce qu’ils auraient pu être sans l’opium.

En littérature, il procédait volontiers par généralisations. Il divisait tout ce que les hommes ont jamais composé en deux grandes classes, répondant à deux fonctions distinctes, très différentes, bien qu’en fait elles se mêlent et se confondent souvent : « — Il y a premièrement la littérature-savoir, et, secondement, la littérature-force. La fonction de la première est d’instruire, celle de la seconde de faire mouvoir ; l’une est un gouvernail, l’autre une rame ou une voile. La première ne parle qu’à l’intelligence discursive ; la seconde s’adresse en dernière analyse à l’intelligence supérieure, ou raison, mais toujours à travers des émotions de plaisir ou de sympathie… Le public a si peu réfléchi aux fonctions supérieures de la littérature, qu’on se ferait accuser de paradoxe en avançant que l’objet de donner des informations n’est pour les livres qu’une pauvre fin, et une fin secondaire… Il y a une chose plus précieuse encore que la vérité : c’est la sympathie profonde pour la vérité… La littérature-force restaure et rafraîchit continuellement l’idéal de celles de nos qualités qui sont les plus précieuses à la face du ciel. Que vous apprend le Paradis perdu ? Rien du tout. Un livre de cuisine ? Quelque chose à chaque ligne. Placerez-vous pour cela ce misérable livre de cuisine au-dessus du divin poème ? Ce que vous devez à Milton n’est pas du savoir, que vous pourriez ensuite multiplier un million de fois sans vous élever d’un échelon au-dessus de la terre. Vous lui devez de la force, c’est-à-dire l’exercice et l’expansion des capacités de sympathie avec l’infini qui sont latentes en vous. Chaque influx de cette force vous soulève au-dessus de la terre. Dès le premier pas, c’est un mouvement ascensionnel[22]. »

Nous possédons en France un exemple de littérature-force que Quincey n’aurait pas admis, parce qu’il n’avait songé qu’aux poètes en formulant sa théorie, et qui n’en est pas moins typique. Les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau ont bouleversé le monde. Ils l’agitent encore : « La révolution française ne fait que commencer, » écrivait Quincey en 1845, et nous pourrions presque en dire autant en 1896.

La littérature-savoir, poursuivait-il, a constamment besoin d’être renouvelée ; c’est un des signes de son infériorité. La littérature-force est éternelle, tout en ayant éprouvé une espèce de brisure, aussi nette que profonde, lors de l’introduction dans le monde de l’idée chrétienne du péché. Les païens ne savaient pas ce que c’est que « pécher » ; dans le sens où nous prenons le mot depuis tantôt dix-neuf siècles. Ils connaissaient « le vice » et « la vertu », opposaient « le coupable » à « l’innocent », mais tous ces mots leur représentaient des idées différentes des nôtres, puisqu’ils n’attachaient pas aux préceptes de la morale le caractère de « sainteté » qu’un chrétien attache aux dix commandemens et qui donne une saveur de sacrilège à chaque violation de la loi. Leur psychologie et leurs motifs d’action en étaient tout autres, et cela se voit de reste dans leur théâtre. On pourrait presque ramener à une seule les différences qui séparent une tragédie grecque d’une tragédie moderne. L’une est d’avant l’idée de péché, l’autre d’après ; il a suffi d’une idée pour couper en deux le monde moral et littéraire[23].

Quincey était encore sur les bancs, qu’il pensait déjà ces choses. Il les avait eues présentes à l’esprit et s’était abandonné à leur influence tandis qu’il étudiait le grec et la littérature antique. Jamais il ne les avait perdues de vue, puisqu’il y revient dans trois au moins de ses articles. L’on devait croire que, se décidant un jour à exposer ses idées sur le théâtre grec[24], il ferait ample usage d’une formule aussi féconde. L’opium, apparemment, la lui fit prendre ce jour-là en « puissant dégoût », car on n’y trouverait même pas une allusion dans la Théorie de la tragédie grecque ou dans l’Antigone de Sophocle.

Ses jugemens sur les modernes lui étaient dictés par un « John-bullisme » éhonté, dont il est le premier à plaisanter : « Quand il s’agit de mes compatriotes, qu’ils aient tort ou raison, cela ne fait aucune différence pour moi. » Son patriotisme n’était jamais si intransigeant qu’en littérature. Il y était injuste avec fureur ou délices, suivant les cas ; mais il avait ses motifs pour devenir, à l’occasion, absurde et de mauvaise foi. Quincey était grand ennemi des influences étrangères en littérature. Il adjurait les écrivains anglais de se retremper exclusivement aux sources nationales. On dirait qu’il pressentait le cosmopolitisme intellectuel de la fin du siècle et qu’il l’avait en horreur d’avance, tant il met d’ardeur à combattre les modèles étrangers. L’esprit latin lui était en particulière aversion. Toutes les armes lui sont bonnes contre la France, même les mensonges, pourvu qu’il dégoûte ses compatriotes de nous imiter. Il affirme, lui l’érudit impeccable, que nous n’avons pas eu de littérature au moyen âge, ni exercé la moindre influence, à aucune époque, sur les lettres britanniques ; ceux qui disent le contraire sont bons à enfermer. Comment la France pourrait-elle agir sur les esprits en dehors de ses frontières, elle qui ne possède pas un seul livre ayant modifié d’une façon durable « les modes de penser et d’agir et les méthodes d’éducation » des Français ? Quincey imprimait ces fantaisies patriotiques moins d’un demi-siècle après la mort de Voltaire et de Jean-Jacques[25]. Je dois dire à sa décharge qu’il n’avait pas le sens de la littérature française ; je n’en veux d’autre preuve que la phrase où, à propos de nos prosateurs et sans la moindre malice, il met Florian et Chateaubriand sur la même ligne ; Florian est même nommé le premier, mais c’est peut-être sans intention.

En principe, Quincey faisait une exception pour l’influence allemande et la recommandait à ses compatriotes. Dans la pratique, il travaillait à démolir son représentant le plus éminent : « Caliban ivre, écrivait-il, ne s’est jamais donné une idole plus débile et plus creuse que l’Allemagne moderne en la personne de Goethe. » La réputation « extravagante » de ce faux grand homme est un bel exemple de ce qu’on obtient avec le « puffisme », en ne craignant pas de frapper fort. Wilhelm Meister est une « abomination », l’un des romans les plus « répugnans » et les plus « ennuyeux » que l’on puisse lire. Hermann et Dorothée amuse les bonnes gens qui n’ont pas beaucoup de littérature. Personne n’a jamais compris un mot à Faust, ni à divers autres écrits que l’auteur avait faits à dessein inintelligibles, afin de susciter entre les critiques allemands des polémiques profitables à sa réputation. Il les aurait mis d’accord en deux mots, si le sens de ce qu’il avait dit avait eu la moindre valeur à ses propres yeux ; mais il jugeait de bonne politique d’entretenir la querelle, car il était important que son nom continuât d’agiter le monde, et parfaitement indifférent qu’on se méprît ou non sur sa pensée. » Du reste, l’idole branlait déjà sur sa base ; Quincey ne lui en donnait pas « pour deux générations » avant de s’écrouler, les défis au « bon sens » ne pouvant jamais se prolonger longtemps[26].

Il concentrait toutes ses sympathies sur la littérature anglaise, qu’il aimait avec passion dans ses manifestations les plus diverses, et sans craindre les innovations, ainsi qu’on l’a vu à propos de Wordsworth et de Coleridge. Pendant toute sa jeunesse, les lakistes avaient été vilipendés en Angleterre, beaucoup plus violemment que ne l’ont jamais été chez nous les décadens ou les symbolistes. En dehors d’une très petite église, on ne daignait connaître Wordsworth et Coleridge que pour « les piétiner, leur cracher dessus. Il n’y avait jamais eu d’exemple d’hommes tenus pour aussi abjects par l’opinion publique ; il n’y en a jamais eu depuis et il n’y en aura jamais… Ils étaient les parias de la littérature[27]. » Quincey, qui professait un véritable culte pour Milton et qui proclamait la Dunciade « immortelle[28] », — Quincey fut néanmoins l’un des premiers fidèles, et des plus fervens, de la chapelle lakiste. Bien qu’il ne le dise nulle part, il était de ceux qui pensent que l’art doit se transformer sans cesse, sous peine d’être mort, ce qui est le seul vrai malheur. Un art quelconque ne peut pas plus s’arrêter au point de la perfection qu’à tout autre ; la tragédie de Racine était parfaite, et les imitateurs de Racine ont été un fléau littéraire. En tout pays, on devrait être reconnaissant aux jeunes iconoclastes qui travaillent à briser les vieux moules, sans se soucier des quolibets de la foule : ils représentent la vie, ils sont la vie. Peu importe qu’ils soient destinés ou non à créer le nouveau moule qui s’imposera à son tour à l’admiration de cette même foule. Si ce n’est pas eux, ce sera un autre, un homme de génie à peine né peut-être, ou encore à naître, qui trouvera le terrain déblayé et les bénira de lui avoir épargné une besogne ingrate.

L’amitié n’entrait pour rien dans l’admiration que les poésies de Wordsworth et de Coleridge inspirèrent toujours à Quincey. L’idylle des lacs, entre hommes de génie, avait vécu ce que vivent les idylles. On s’en aperçut de reste à la mort de Coleridge. Six semaines après[29], sa vie intime était étalée au grand jour dans une série d’articles plus spirituels que charitables. On y voyait Coleridge dans son ménage, se disputant avec sa femme ; Coleridge prenant un individu à gages pour l’empêcher de force d’entrer chez le marchand d’opium, et passant sur le corps de son homme ; Coleridge annonçant une conférence, et les belles dames s’en retournant bredouille après l’avoir attendu plus d’une heure ; Coleridge réussissant à se réveiller pour sa conférence, et se rendormant sur l’estrade ; Coleridge se levant le soir et apparaissant en bonnet de nuit, avec plusieurs étages de mouchoirs par-dessus son bonnet ; Coleridge se mettant en traitement chez un médecin et le convertissant à l’opium[30] ; Coleridge ravagé, avili, comme Quincey lui-même et par la même cause ; ayant comme lui le sens moral intact[31] et la volonté paralysée ; devenu comme lui l’écrivain des digressions et des « passages isolés[32] », faute de pouvoir suivre une idée ; comme lui débraillé, désordonné, décousu, burlesque à la fois et-tragique : au demeurant, le dernier homme du monde pour lequel Thomas de Quincey aurait eu le droit d’être sévère, et les articles étaient signés : le Mangeur d’opium anglais.

Quatre ans après, ce fut le tour de Wordsworth, qui n’était pas mort et prit très mal la chose. On a beau être un vertueux père de famille, il n’est jamais agréable, surtout pour un poète, qu’un critique célèbre vienne dire au public à peu près ceci : « Le fameux Wordsworth (à cette époque, il était devenu fameux) vieillit mal ; il devient rougeaud. Il a des jambes — quelles jambes ! bonnes, mais pas ornementales ; c’est l’avis unanime des femmes. Et son dos ! Tout rond ! Quand on le voit par derrière, ça lui donne un air mesquin[33]. Ce que j’en dis est pour l’amour de la vérité, car je tiens en profond mépris, depuis ma plus tendre enfance, depuis que j’ai le sentiment de la vraie dignité humaine, cette passion de savoir comment les gens sont faits qu’on remarque chez tant de grandes personnes, — chez Coleridge et Wordsworth sans aller plus loin. Que me font, à moi, les jambes d’un homme[34] ? Il n’y a que son cœur et son esprit qui comptent, et ni l’un ni l’autre ne sont aimables chez Wordsworth. Il est insociable et égoïste. Il a mauvais caractère, et son arrogance ne permet pas d’entretenir avec lui des relations agréables. Croirait-on qu’il a la prétention de monopoliser les impressions sur les beautés de la nature ? Quand on essaie de placer son mot, il a une manière de ne pas écouter qui est positivement insultante[35]. Je ne me serais pourtant pas brouillé avec lui, malgré tout, sans sa femme. Elle est trop bête. Ma cuisinière avait fait des commérages, avait été malhonnête, soi-disant par mon ordre. Devait-on la croire, me connaissant ? On la crut, et ce fut le commencement de la brouille ; mais on ne l’aurait pas crue qu’il en eût été exactement de même : on ne peut pas vivre avec Wordsworth. Sa sœur était une charmante personne, qui m’a rendu beaucoup de services. Il est dommage qu’elle soit devenue folle. — Ce que je viens de vous conter vous a peut-être étonnés ? On a tant poétisé l’histoire des lakistes vivant harmonieusement en face de la nature… La vérité vraie, c’est qu’ils étaient tous mal ensemble. » — Quelques lecteurs conclurent de ces articles que Thomas de Quincey était méchant. « Petit misérable ! criait Southey. Il faut le cravacher. » Southey avait tort. Quincey n’était pas méchant. Il n’était qu’intempérant dans son langage, trop communicatif à ses heures et volens nolens, comme les ivrognes du vin ; il disait alors tout haut ce que beaucoup de braves gens, qui ne se croient pas féroces pour cela, pensent tout bas de leurs meilleurs amis.

En tout cas, ses confidences sur le caractère ou les jambes de ses anciens dieux ne l’entraînèrent jamais à se montrer ingrat envers leur génie. Ce n’est pas ici le lieu de refaire l’histoire de l’école romantique anglaise. Il suffira de dire qu’elle a été la glorification des idées de Quincey sur la nécessité de remonter aux sources nationales, de rompre avec le vocabulaire « livresque », d’entrer en communion avec la nature, et de faire en poésie une large part aux sensations. Et Quincey ne demeura point passif dans la grande bataille romantique. Il mit au service des siens tout ce qu’il possédait d’éloquence et d’influence, et fut l’un des artisans de la victoire finale de Coleridge et de Wordsworth[36] sur les défenseurs de l’esprit classique.

La passion des vers était dans sa pensée un simple retour à la nature. Il soutenait que la poésie avait été aux origines le langage « naturel » de l’humanité dans toutes les occasions solennelles ou seulement importantes, tandis que la prose avait été « l’invention », la « découverte » de quelques hommes de génie : « Quoi ? direz-vous ; les hommes parlaient en vers ? — Dans les temps primitifs, il leur aurait paru contre nature, et absurde, qui plus est, de parler en prose. Il fallait alors des raisons passionnantes pour motiver une harangue publique… et, dans les sociétés encore simples… les sentimens violens revêtent nécessairement la forme du mètre, qui autorise les termes emphatiques, les antithèses, et autres effets de rhétorique… Nous sommes convaincus qu’il a fallu plus d’efforts, un siècle avant Hérodote, pour amener les esprits à renoncer au diapason poétique avec lequel ils s’étaient accordés de longue date, qu’il n’en faudrait à un journaliste moderne pour revenir brusquement au vers lyrique[37]. »

Voilà des renseignemens assez complets sur les richesses intellectuelles dilapidées par Quincey. La nature généreuse avait réuni en sa faveur les dons du poète à ceux du penseur. Elle l’avait doté, dans sa munificence, d’une grande imagination pleine de fantaisie, et d’un esprit aigu, fécond en idées hautes et neuves. Après qu’il eut irrémédiablement gâché ces beaux présens, il ne lui resta guère, sa magnifique langue mise à part, que le pouvoir de jeter le trouble et le désarroi dans l’esprit du lecteur en le privant des lisières de la convention et du lieu commun. Mais il a exercé ce pouvoir avec génie, et rien n’a pu le lui ôter, car il tenait à la constitution intime de son esprit.

Quincey était de ceux qui sont plus frappés, en toute chose, des différences que des ressemblances. Il existe une autre famille d’esprits pour lesquels c’est l’opposé. Les premiers s’amusent beaucoup plus dans la vie ; ils ont une vision pittoresque du monde qui leur est un perpétuel divertissement. Quincey ne pouvait pas s’expliquer la fortune du mot de l’Ecclésiaste : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. » Rien ne lui paraissait plus contraire à la vérité. C’est, disait-il, la plainte d’un blasé, qui ne peut pas découvrir des jouissances nouvelles, puisqu’il ne peut plus jouir de rien. « La pénurie dont il gémit comme étant inséparable de la condition humaine n’est pas objective, dans son cas ; elle est subjective… Ce n’est pas le prenable qui est en défaut ; c’est le prenant… La vérité est qu’il n’y a rien de vieux sous le soleil. » De même qu’il n’existe pas deux feuilles pareilles dans toute la terre, il n’existe pas non plus deux actions humaines parfaitement semblables, deux sentimens tout à fait identiques. Objets matériels ou passions, événemens ou esprits sont « individualisés » à l’infini par la nature, au moyen d’un fonds inépuisable de variantes, de détails ajoutés ou supprimés, de circonstances extérieures, de nuances dans les idées et les impressions, qui lui permettent de ne jamais se répéter. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » est un de ces lieux communs faux et menteurs qui courent le monde parce que personne ne prend la peine de les considérer et de les réfuter[38]. »

A partir de 1845, Quincey entremêla ses articles de fragmens singuliers et quelquefois admirables, qu’il avait annoncés sous ce titre général : Suspiria de profundis : suite aux Confessions d’un mangeur d’opium anglais. C’est là qu’il faut chercher ses chefs-d’œuvre ; mais les Suspiria de profundis sont liés trop intimement à sa vie intérieure pour pouvoir se séparer de sa biographie.


III

Le succès ne lui avait pas tourné la tête. Plus timide et plus nerveux que jamais, Quincey se cachait du monde et de ses meilleurs amis dans les garnis de Londres ou d’Edimbourg ; il fallait quelquefois de longues recherches et beaucoup de sagacité pour retrouver sa trace. Il donnait pour excuse de ses allures mystérieuses qu’il était perpétuellement pourchassé par des créanciers, et il y avait là-dedans une part de vérité. Quincey était voué à la misère, et il n’aurait pas eu huit enfans qu’il n’en aurait été ni plus ni moins. Il était pauvre par des raisons « subjectives », comme l’auteur de l’Ecclésiaste était pessimiste. La paralysie de la volonté en avait fait dans la vie pratique un tout petit enfant, incapable de l’acte le plus simple. Il en était venu à ne pas savoir payer une note, même quand il avait l’argent. A sa mort, on trouva dans ses papiers une collection de factures qu’il avait cachées pour n’y plus penser. C’était sa manière de régler les affaires, mais ses créanciers ne l’entendaient pas ainsi et réclamaient. Quincey n’ouvrait pas leurs lettres ; il avait un flair infaillible pour deviner celles qui « le rendraient malheureux », et il les envoyait rejoindre les factures. Les créanciers se décidaient un beau jour à venir le relancer, et c’est alors qu’il prenait la fuite de taudis en taudis. Son imagination grossissante lui montrait toute une meute sur ses talons ; il se figura pendant des années avoir la moitié des logeuses d’Edimbourg à ses trousses.

Jamais on ne put lui apprendre à toucher une traite. Un directeur de revue, Charles Knight, avait pris chez lui, à Londres, ce collaborateur fugace. Un soir, plus de Quincey. Au bout de plusieurs jours, on le retrouva dans un bouge d’un quartier mal famé. Il avait reçu une traite de sa mère et n’avait pas réussi à la toucher à cause d’une horrible complication : elle n’était pas échue. Alors il s’était sauvé, de peur d’avoir à entrer dans des explications avec le domestique de son hôte sur un projet qu’il avait dû abandonner. Charles Knight le décida à revenir en lui jurant qu’il aurait son argent le lendemain matin. Quincey n’en croyait pas ses oreilles : « Quoi ? Comment ? s’écriait-il. Est-ce possible ? Est-ce qu’on peut la toucher avant l’échéance[39] ? »

Une autre fois, il tombe chez un ami au milieu de la nuit, force sa porte et lui explique gravement, dans son langage arrondi, un peu cérémonieux, qu’il lui faut absolument, à l’instant même, sept shellings six pence. Pendant ce discours, Quincey croit remarquer que le visage de son ami se rembrunit et il se rappelle fort à propos qu’il a sur lui un « document » pouvant servir de « garantie ». Il fouille dans ses poches et en tire une quantité inimaginable de bouts de ficelle, de bouts de crayon, d’objets informes, innommables, parmi lesquels se trouve enfin une petite boulette de papier : « Il la déchiffonne. C’était un billet de banque de cinquante livres sterling. » Quincey avait essayé de le changer, s’était heurté, comme pour la traite, à des difficultés insurmontables, et avait pris le parti d’aller demander à un ami « une monnaie ayant cours dans le royaume[40]. »

L’ami se recoucha, mais Quincey n’était pas au bout de ses peines. Son sentiment esthétique, qui ne le tourmentait guère pour sa toilette, ne lui permettait pas de donner une pièce blanche, ou un sou, qui ne fût pas propre et reluisant. Il s’imposait de les fourbir avec une peau avant d’en faire usage, les enveloppait dans du papier en attendant, et les mettait en lieu sûr. Autant de serrés, autant de perdus. Ses héritiers ramassèrent de ces petits paquets dans tous les coins de ses nombreux domiciles ; il s’en trouva pour une grosse somme.

Sa famille avait des demeures fixes : aux Lacs jusqu’en 1830, à Edimbourg les dix années suivantes, puis à Lasswade, près d’Edimbourg. Quincey n’en avait pas et ne pouvait pas en avoir, même quand un ami le débarrassait de ses créanciers, même quand il était censé habiter avec les siens. A peine était-il installé dans une pièce, qu’il y « neigeait », selon son expression. Il neigeait des livres, il neigeait des revues, des journaux, des paperasses, et cela envahissait tout, grimpait partout, le long des murailles, sur les sièges, sur les meubles, sur le lit, dans des ustensiles de ménage oubliés par hasard, ou arrivés, sans qu’on sut comment, dans son cabinet de travail. La logeuse y retrouvait ses baquets pleins d’épreuves d’imprimerie. Mlles de Quincey y retrouvaient leur baignoire débordante de papiers en fouillis. Le plancher ne tardait pas à disparaître sous une épaisse couche blanche, à la réserve d’un petit sentier conduisant à la cheminée, avec embranchement vers la table, où Quincey se réservait grand comme la main pour écrire. Mais la neige tombait toujours. Quand elle avait recouvert toute la table, Quincey écrivait dans sa main. Quand elle avait effacé le sentier, Quincey lui ouvrait les pièces voisines. Quand l’appartement était « enseveli », qu’il n’y avait même plus moyen de se glisser dans le lit, il donnait un tour de clef et allait recommencer ailleurs, après avoir adjuré sa logeuse de ne toucher à rien. Il était pathétique en défendant ses papiers. Sa carrière était perdue si on les dérangeait, puisqu’il ne s’y reconnaissait qu’à « la position » de chaque feuille. Il aimait mieux payer deux loyers, trois loyers… On lui a connu six de ces « dépôts » à la fois, sans compter ceux qu’il avait oubliés, ni ceux qu’il continuait à payer et qui étaient depuis longtemps balayés, loués à d’autres, ni ceux où il n’avait jamais mis le pied que dans les discours de propriétaires inventifs et sans scrupules, qui le faisaient trembler pour des papiers imaginaires. L’un lui vendait des ballots de paille pour des manuscrits. L’autre, plus malin, prenait l’argent et ne rapportait jamais rien. Tous les moyens étaient bons pour plumer Quincey.

Le visiteur qui était parvenu à le dépister et à le prendre au gîte trouvait un petit être débile, affublé de haillons, les pieds nus dans des savates, à moins qu’il n’eût des bas et pas de souliers, ou un bas à un pied et une pantoufle à l’autre. La figure, toute en front, était intelligente et fine. La bouche n’avait plus une seule dent : l’opium et la morphine les font tomber[41]. La pâleur transparente de cette chétive créature, ses mains diaphanes, ses prunelles voilées et sans regard, ses vêtemens trop larges et qui semblaient vides, lui donnaient un air immatériel, surnaturel. C’était une ombre, qui dormait les yeux ouverts tout du long du jour. « Pauvre petit ! disait Carlyle, touché de son apparence faible et misérable. C’est un innocent, et rien ne serait plus facile que de l’effacer d’un coup d’éponge. Pauvre petit Quincey ! »

Vers le soir, son cerveau s’éveillait peu à peu, et l’ombre se mettait à parler bas, d’une voix dolente et harmonieuse qui « semblait venir du pays des songes », tandis que ses yeux s’emplissaient de lueurs et que son regard « plongeait dans l’invisible. » Il avait l’air, dit un contemporain, de lire ce qu’il disait sur la muraille d’en face. — Peut-être le lisait-il en effet. Lui aussi, comme Hoffmann, cet autre visionnaire, il avait la sensation aiguë d’un monde à côté, aussi réel que le monde que nous connaissons tous, et ouvert à quiconque sait user des moyens de communication mis à notre service par la nature. Il disait : « La machine à rêver qui est implantée dans le cerveau humain n’y a pas été mise pour rien. » Elle n’est pas également puissante chez tous les hommes. Les uns « rêvent magnifiquement », les autres pauvrement ; cela dépend des complexions. Belle ou médiocre, la faculté du rêve est le canal par lequel nous pénétrons dans l’univers invisible. Quincey se rangeait parmi les privilégiés qui ont possédé cette faculté à un degré supérieur dès le jour de leur naissance, et se vantait de l’avoir développée « presque surnaturellement » par l’opium, ce qui n’était que trop vrai. Que n’avait-il pas rêvé, même en plein jour et en se promenant ? Il en parlait volontiers. Ses récits du monde occulte, murmurés de sa voix musicale, comptaient parmi les spectacles curieux d’Edimbourg : « Il racontait, dit un témoin, de profonds mystères tirés de sa propre expérience. C’étaient des visions qui lui étaient apparues dans des montagnes absolument solitaires. C’étaient des événemens qui illustraient, s’ils ne les prouvaient, les doctrines sur les rêves, les avertissemens prophétiques, la seconde vue et le magnétisme[42]. »

Une tasse de café le ramenait sur la terre en achevant de dissiper le sommeil. Le causeur s’animait et ravissait son auditoire. Il était incomparable, de l’avis de tous ceux qui l’ont entendu. Quincey causait en artiste, et non en bavard. Il savait écouter. Il élevait et élargissait tous les sujets, et il s’exprimait avec une courtoisie aristocratique rendue frappante par ses accoutremens de mendiant romantique. Les maîtres de maison d’Edimbourg ambitionnaient tous de l’avoir à dîner ; mais ce n’était point chose facile. Il ouvrait rarement les invitations ; elles étaient classées parmi les correspondances qui « le rendaient malheureux. » D’ailleurs, ouvertes ou non, il était incapable d’aller à heure fixe à un endroit donné ; l’opium avait aboli chez lui la notion du temps. Il fallait l’envoyer chercher. Le « pauvre petit » suivait le messager sans résistance, sinon de bon cœur, et les invités avaient un double régal. Celui des yeux, premièrement. Voici dans quel appareil Quincey parut un soir à un dîner de cérémonie : « Il portait un paletot en grosse étoile à longs poils, râpé, troué, et boutonné jusqu’au menton. Au cou, un mouchoir de couleur. Aux pieds, des chaussons de lisière pleins de neige. Son pantalon — quelqu’un suggéra que son pantalon était un caleçon noirci avec de l’encre, mais il n’aurait jamais pris la peine de déguiser son caleçon[43]. » Au bout de cinq minutes, personne ne pensait plus au costume de Quincey ; on était tout oreilles.

Il y avait plus difficile encore que de l’avoir ; c’était de ne plus l’avoir et de le faire repartir. L’inquiétude qui pousse l’homme à changer de place sans raison lui paraissait monstrueuse : elle tue le rêve. Quand Thomas de Quincey se trouvait bien quelque part, il y restait, sourd à toutes les insinuations. On n’avait d’autre ressource que de l’attirer par ruse et adresse à la porte de la rue, où ses instincts de noctambule devenaient le salut. L’obscurité le fascinait. Il s’y élançait, et ne reparaissait chez lui que le lendemain. Nul n’a jamais su où il allait dans l’intervalle. Les paysans des environs d’Edimbourg prétendaient qu’il se promenait la nuit dans les bois avec une lanterne. On savait par lui-même qu’il aimait à coucher à la belle étoile ; il s’élevait fréquemment, avec chaleur et amertume, contre la « barbarie » et la « brutalité » de la loi anglaise, qui assimile les dormeurs en plein air à des vagabonds. Après une nuit passée dans un sillon, le petit garçon d’un de ses amis demanda deux sous à son père pour ce pauvre bonhomme plein d’herbe et de terre.

Il ne manquait pas de gens qui s’estimaient trop heureux de le garder, et non pas seulement pour s’en amuser ; on l’aimait. Quincey restait chez eux plusieurs jours ou quelques mois, selon les circonstances, puis il disparaissait comme il était venu, sans l’avoir projeté ni savoir pourquoi. C’était le plus doux et le plus poli des commensaux, mais non le moins embarrassant. A peine osait-on le perdre de vue. Il dévastait à présent les bibliothèques, lui, Thomas de Quincey, jadis impitoyable pour Wordsworth parce qu’il avait coupé un livre avec le couteau du beurre. Il arrachait dans une édition princeps le chapitre dont il avait besoin. Il écrivait ses articles sur les marges d’un livre de luxe. Il mettait une reliure de prix dans sa cuvette. L’opium en avait fait un Vandale, un monstre, à l’égard des livres, qu’il avait tant aimés. Un bibliophile lui avait prudemment dissimulé sa bibliothèque : « Au point du jour, un cri de triomphe : Eurêka ! m’appelle dans sa chambre. Un instinct infaillible l’avait conduit droit aux livres, dont il avait déjà formé un amoncellement autour de lui. Le mieux relié de mes in-quarto gisait à terre sur un objet de literie, devant Quincey à plat ventre et en chemise… Il venait de découvrir un anachronisme très remarquable… La scène que j’avais sous les yeux me rappelait la Tentation de saint Antoine dans les toiles des maîtres hollandais[44]. »

Il mettait continuellement le feu en travaillant, au beau milieu de la nuit. C’était encore la faute de l’opium, qui lui causait de brusques sommeils. Il tombait le nez sur sa chandelle et la renversait. Tant mieux s’il l’éteignait du coup, sinon elle allumait « la neige. » Cela le réveillait, et son premier soin était de fermer sa porte à double tour, de peur qu’on n’eût l’idée d’éteindre le feu avec de l’eau : tout plutôt que de laisser mouiller ses papiers ! Il étouffait l’incendie avec sa garde-robe, quitte à avouer le lendemain qu’il ne pouvait pas quitter sa chambre faute de culottes.

Il commandait à la cuisine, sous prétexte que son estomac exigeait une nourriture spéciale, et il n’y avait pas de fin aux complications domestiques qui en résultaient. Une maîtresse de maison nous a conservé l’un des discours qu’il avait prononcés avec solennité devant ses casseroles : « Vu la dyspepsie qui afflige mon système et la possibilité de quelque trouble additionnel dans mon estomac, il se produirait des conséquences désastreuses incalculables, de nature à augmenter mon irritation nerveuse et à m’empêcher de vaquer à des affaires d’une importance capitale, si vous oubliiez découper le mouton diagonalement, plutôt que longitudinalement[45]. » Ce noble langage terrorisait les servantes écossaises, déjà impressionnées par sa tournure de sorcier et par les légendes qui couraient sur son compte. L’une d’elles s’attendait à le voir s’envoler par la cheminée. Une autre quitta précipitamment la maison et refusa d’y rentrer : « M. Quincey lui faisait trop peur — il avait des mots épouvantables ! » Il arrivait quelquefois qu’il les subjuguait : « Ah ! monsieur, s’écriait l’une de ces gothon, vous êtes un grand homme, un très grand homme ; personne ne vous comprend ! » Les hôtes étaient perdus quand la cuisinière le prenait en affection. Quelqu’un avait prié un gourmet à dîner. On servit des tripes et du flan ; c’était Quincey qui avait changé le menu à cause « de l’état de son estomac, source perpétuelle d’affliction pour lui. » On eut de la peine à apaiser l’invité[46]. »

Malgré toutes ces choses, et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de raconter, il n’aurait tenu qu’à lui de passer sa vie entière chez l’un ou chez l’autre. Il était de ceux qui gagnent les cœurs par un charme indéfinissable : « Jamais homme plus aimable, jamais homme doué d’autant de séduction n’a foulé cette terre. Le voir et le connaître, c’était l’aimer et le vénérer. Humble au point où cela devient un défaut, simple comme un enfant, chacun de ses actes, chacune de ses paroles respirait néanmoins la noblesse et accusait une nature raffinée[47]. »

Les siens l’adoraient tout les premiers. Dieu sait pourtant s’il avait été un bon père de famille ! Sa femme était morte jeune, de misère et de souci. Ses enfans s’étaient élevés tout seuls. Ce n’était pas faute de tendresse de sa part ; c’était l’opium et son cortège d’infirmités mentales. La perte de trois de ses fils l’affecta profondément sans rien changer à son train de vie. Il eut sa dernière grande rechute après la mort de l’un d’eux, en 1842. Il était remonté à cinq mille gouttes de laudanum par jour, avec quelles conséquences, ses lettres et son Journal manuscrit nous l’apprennent : « (1844)… Dès qu’il s’agit de composer, de suivre et de développer une idée, je ne me rends que trop bien compte à quel point l’intelligence est atteinte par ma condition morbide. Cette ruine m’aide avoir clair dans l’état où était Coleridge sur la fin de sa vie. J’ai compris son chaos par les ténèbres du mien, et tous deux étaient l’œuvre du laudanum… On peut encore créer des fragmens isolés, mais il manque le lien, la vie, le principe qui relie les diverses parties à un point central. Une incohérence sans bornes, une impossibilité lugubre de se rattacher à une idée dominante : tel est l’incube hideux qui pèse continuellement sur mon esprit. »

Avec la difficulté du travail était revenue la répulsion nerveuse pour la page commencée : « Ce que j’écris m’inspire tout à coup une sombre et frénétique horreur. Il n’y a pas de termes pour rendre l’ouragan subit de révélations effroyables qui s’abat sur moi, du fond d’une éternité qui n’est plus à venir, mais passée et irrévocable. Il me semble que ce que j’écrivais est enveloppé subitement dans une nappe de feu, — mon papier m’a l’air empoisonné ; — je ne peux plus en supporter la vue, et je l’ensevelis parmi d’énormes tas de lettres inachevées, d’articles commencés et abandonnés dans des circonstances analogues. Personne n’est témoin de ces crises ; je vis complètement seul dans mon cabinet de travail. »

Ailleurs : « Je connais quelqu’un qui s’est bien souvent jeté à bas de son lit, au milieu de la nuit, — tombant à genoux, tandis que la sueur inondait son visage ravagé, et criant d’une voix à réveiller toute la maison : « O Christ, aie pitié de moi pécheur ! » tant était atroce le monde d’horreurs que le sommeil ouvrait devant mes yeux[48]. »

Il n’en était plus à se sentir guetté par la folie, comme lors de ses précédons excès, mais agrippé par elle, déjà dément et marchant rapidement au suicide. La peur lui fut une fois de plus secourable. Elle lui donna la force de diminuer considérablement la dose d’opium, malgré les tortures de l’état de besoin. « J’éprouvais, raconte Quincey, des effets tellement atroces et dont les médecins ne se doutent pas, que j’étais heureux de retomber. Cependant, je persistai. J’ai redescendu l’échelle, silencieusement, sûrement… » Il trouva sa récompense au pied de l’échelle, et fut sauvé alors qu’il n’espérait plus : « Pendant six mois, pas de résultat, — un état d’une morne uniformité, — une désolation complète, — une détresse si profonde, que je ne pouvais plus me cacher l’impossibilité de continuer à vivre en portant une croix pareille. Je tenais mon Journal, comme le naufragé dans une île déserte qui n’a plus qu’un jour de vivres. Le vendredi 23 février, je pus dire pour la première fois, dans le langage de l’Écriture : « Et l’homme était assis, vêtu, et dans sa raison. » L’expression n’est pas trop forte, j’avais su tout le temps que je n’étais plus tout à fait dans mon bon sens[49]. »

Son traité avec le « noir tyran » date de cette affreuse crise, Quincey ne se berça plus de l’espoir de s’en affranchir tout à fait, mais il modéra définitivement son tribut et vécut en paix sa vieillesse. Des héritages lui avaient ramené l’aisance. Il profita de ce qu’il était au port pour résumer les expériences d’une existence féconde en erreurs et en peines. Personne ne connaît la vie intérieure de personne. Nos proches l’ignorent. Les gens avec qui nous habitons sous le même toit l’ignorent : « Elle coule à part, parallèlement à notre vie extérieure, et secrète pour tous. C’est un monde dans lequel le dernier des hommes a besoin de demeurer solitaire, et ne peut pas admettre l’être même qu’il aime le plus au monde[50]. » Mais ce courant invisible nous porte vers des conclusions qui sont le fruit, doux ou amer, de chaque destinée humaine, et dont il ne nous est pas interdit de faire profiter les autres. Quincey écrivit dans cette pensée une collection de petits morceaux en prose poétique. Le plus grand nombre ont été perdus dans « la neige », ou brûlés dans un des commencemens d’incendie allumés par son imprudence. Les autres forment les Suspiria de profundis, soupirs d’une âme fatiguée qui cherche le repos dans une vision mystique de l’univers. Ils sont d’un poète chez qui la pensée flotte toujours dans les brumes du rêve, et auquel les réalités se présentent naturellement revêtues de symboles.

Les Suspiria qui nous restent sont des hymnes à la Douleur, déesse auguste et bienfaisante, ferment de l’univers. La maudire est blasphémer. Sans elle, les grands bonheurs de la vie n’existeraient pas : « Il n’est pas de joie parfaite où il n’entre du terrible. » Il y a de la douleur dans la joie de vivre. Il y en a dans l’âme, de tout homme qui voit plus avant que la surface des choses. Elle est le « talisman » auquel nous devons les « révélations intellectuelles[51] » ; nous ne sommes rien tant que nous n’avons pas souffert. Elle est le tremblement de terre avec lequel Dieu « laboure » l’avenir. Il faut des « calamités » pour les desseins d’en haut. « Comprenez bien ceci[52]… Le temps présent et même le point mathématique périt mille fois avant que nous ayons pu affirmer sa naissance. Dans le présent, tout est fini, et aussi bien ce fini est infini dans la vélocité de sa fuite vers la mort. Mais en Dieu il n’y a rien de fini ; en Dieu il n’y a rien de transitoire ; en Dieu il n’y a rien qui tende vers la mort. Il s’ensuit que pour Dieu le présent n’existe pas. Pour Dieu, le présent, c’est le futur, et c’est pour le futur qu’il sacrifie le présent de l’homme. C’est pourquoi il opère par le tremblement de terre. C’est pourquoi il travaille par la douleur. Oh ! profond est le labourage du tremblement de terre ! Oh ! profond, profond est le labour de la douleur ! mais il ne faut pas moins que cela pour l’agriculture de Dieu. Sur une nuit de tremblement de terre, il bâtit à l’homme d’agréables habitations pour mille ans. De la douleur d’un enfant il tire de glorieuses vendanges spirituelles qui, autrement, n’auraient pu être récoltées. Avec des charrues moins cruelles le sol réfractaire n’aurait pas été remué. A la terre, notre planète, à l’habitacle de l’homme, il faut la secousse ; et la douleur est plus souvent encore nécessaire comme étant le plus puissant outil de Dieu ; oui, elle est indispensable aux enfans mystérieux de la terre[53]. »

Les Romains avaient une déesse nommée Levana, « qui conférait au nouveau-né la dignité humaine » et veillait ensuite sur son éducation[54]. « Mais ne croyez pas qu’il s’agisse ici de cette pédagogie qui ne règne que par les alphabets et les grammaires. L’éducation de Levana représente ce puissant système de forces centrales qui est caché dans le sein profond de la vie humaine et qui travaille incessamment les enfans, n’arrêtant ni jour ni nuit, leur enseignant tour à tour la passion, la lutte, la tentation, l’énergie de la résistance… »

Une pareille éducatrice ne peut que « révérer profondément les agens de la douleur. » Les chagrins des enfans, quoi qu’on en dise, sont aussi cuisans que ceux des hommes. Beaucoup de pauvres petits en meurent ; seulement, on donne un autre nom à leur maladie. « C’est pourquoi Levana s’entretient souvent avec les puissances qui font trembler le cœur de l’homme ; c’est pourquoi elle raffole de la douleur. » Quincey l’avait vue souvent en rêve, avec les trois ministres de ses desseins mystérieux, trois sœurs, « trois puissantes abstractions qui s’incarnent dans toutes les souffrances individuelles du cœur humain… Appelons-les donc Nos dames de douleur. Je les connais à fond et j’ai parcouru leurs royaumes en tout sens. Elles sont de même famille ; et leurs routes sont très distantes l’une de l’autre ; mais leur empire est sans bornes[55]. Je les ai vues souvent conversant avec Levana, et quelquefois même s’entretenant de moi. Elles parlent donc ? Oh ! non. Ces puissans fantômes dédaignent les insuffisances du langage. Elles peuvent proférer des paroles par les organes de l’homme, quand elles habitent dans un cœur humain ; mais, entre elles, elles ne se servent pas de la voix ; elles n’émettent pas de sons ; un éternel silence règne dans leurs royaumes. » Etant des symboles, elles s’expriment par signes ; à chacun de traduire leurs hiéroglyphes.

« La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater Lachrymarum, ou Notre-Dame des Larmes. C’est elle, qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. C’est elle qui était dans Rama, alors qu’on entendit une voix se lamenter, celle de Rachel pleurant ses enfans et ne voulant pas être consolée. Elle était aussi dans Bethléem, la nuit où l’épée d’Hérode balaya tous les innocens hors de leurs asiles… Ses yeux sont tour à tour doux et perçans, effarés et endormis, se levant souvent vers les nuages, souvent accusant les cieux. Elle porte un diadème sur sa tête. Et je sais par des souvenirs d’enfance qu’elle peut voyager sur les vents quand elle entend le sanglot des litanies ou le tonnerre de l’orgue, ou quand elle contemple les éboulemens des nuages d’été. Cette sœur aînée porte à sa ceinture des clefs plus puissantes que les clefs papales, avec lesquelles elle ouvre toutes les chaumières et tous les palais… C’est à l’aide de ces clefs que Notre-Dame des Larmes se glisse, fantôme ténébreux, dans les chambres des hommes qui ne dorment pas, des femmes qui ne dorment pas, des enfans qui ne dorment pas, depuis le Gange jusqu’au Nil, depuis le Nil jusqu’au Mississipi. Et comme elle est née la première et qu’elle possède l’empire le plus vaste, nous l’honorerons du titre de Madone. »

On aura reconnu dans ce qui précède une réminiscence du grand chagrin de son enfance et des visions douloureuses qui l’obsédèrent à la mort de sa sœur préférée. Le paragraphe suivant est une allusion non moins transparente aux deux pauvres idiotes, dont le sort cruel lui révéla l’existence des « parias » de toute espèce pour lesquels les sociétés humaines se montrent si dures.

« La seconde sœur s’appelle Mater Suspiriorum, Notre-Dame des Soupirs. Elle n’escalade jamais les nuages et elle ne se promène pas sur les vents. Sur son front, pas de diadème. Ses yeux, si on pouvait les voir, ne paraîtraient ni doux, ni perçans ; on n’y pourrait déchiffrer aucune histoire ; on n’y trouverait qu’une masse confuse de rêves à moitié morts et les débris d’un délire oublié. Elle ne lève jamais les yeux ; sa tête, coiffée d’un turban en loques, tombe toujours, et toujours regarde la terre. Elle ne pleure pas, elle ne gémit pas. De temps à autre elle soupire inintelligiblement. Sa sœur, la Madone, est quelquefois tempétueuse et frénétique, délirant contre le ciel et réclamant ses bien-aimés. Mais Notre-Dame des Soupirs ne crie jamais, n’accuse jamais, ne rêve jamais de révolte. Elle est humble jusqu’à l’abjection. Sa douceur est celle des êtres sans espoir… Si elle murmure quelquefois, ce n’est que dans des lieux solitaires, désolés comme elle, dans des cités ruinées, et quand le soleil est descendu dans son repos. Cette sœur est la visiteuse du paria, du juif, de l’esclave qui rame sur les galères ;… de la femme assise dans les ténèbres, sans amour pour abriter sa tête, sans espérance pour illuminer sa solitude ;… de tout captif dans sa prison ; de tous ceux qui sont trahis et de tous ceux qui sont rejetés ; de tous ceux qui sont proscrits par la loi de la tradition, et des enfans de la disgrâce héréditaire. Tous sont accompagnés par Notre-Dame des Soupirs. Elle aussi, elle porte une clef, mais elle n’en a guère besoin. Car son royaume est surtout parmi les tentes de Sem et les vagabonds de tous les climats. Cependant dans les plus hauts rangs de l’humanité elle trouve quelques autels… »

La dernière sœur n’a qu’un petit nombre de sujets. Son royaume se dépeuple au fur et à mesure qu’il se peuple, car sa verge est meurtrière ; Quincey en savait, quelque chose : « Mais la troisième sœur, la plus jeune ! — Chut ! quand nous parlons d’elle, que votre voix soit comme un murmure ! Son domaine n’est pas grand, autrement aucune chair ne pourrait vivre ; mais sur ce domaine elle est la toute-puissance. Son front couronné de tours comme celui de Cybèle s’élève presque fiers de portée de nos regards… Malgré le triple voile de crépu dont elle enveloppe sa tête, si haut qu’elle la porte, on peut voir d’en bas la lumière sauvage qui s’échappe de ses yeux, lumière de désespoir toujours flamboyante, les matins et les soirs, à midi comme à minuit, à l’heure du flux comme à l’heure du reflux. Celle-là délie Dieu. Elle est la mère des démences et la conseillère des suicides. Profondes sont les racines de son pouvoir, mais petite est la nation sur qui elle règne. Car elle ne peut appesantir sa main que sur ceux-là chez qui une nature douée de profondeurs a été bouleversée de fond en comble par des convulsions intérieures, chez qui le cœur tremble et le cerveau vacille sous les souffles combinés des tempêtes du dehors et de celles du dedans. La Madone marche à pas incertains, tantôt rapides, tantôt lents, toujours avec une grâce tragique. Notre-Dame des Soupirs s’avance avec timidité et comme furtivement. Mais leur jeune sœur n’a que des bonds imprévus, des élans de tigre. Elle ne porte pas de clefs ; car, ne venant que rarement parmi les hommes, elle arrache toutes les portes là où il lui est permis d’entrer. Et son nom est Mater Tenebrarum, Notre-Dame des Ténèbres. »

Les trois sœurs prirent Quincey dans son berceau et le bercèrent sur leurs genoux redoutables. Notre-Dame des Larmes touchait sa tête, appelait du doigt Notre-Dame des Soupirs, et ses signes, qu’aucun homme ne peut lire excepté en rêve, pouvaient se traduire ainsi : « Vois ! le voici, celui que… j’ai consacré à mes autels. C’est lui que j’ai fait mon favori. Je l’ai égaré, je l’ai séduit, et du haut du ciel j’ai attiré son cœur vers le mien. Par moi il est devenu idolâtre ; par moi rempli de désirs et de langueurs, il a adoré le ver de terre et il a adressé ses prières au tombeau vermiculeux. Sacré pour lui était le tombeau ; aimables étaient ses ténèbres ; sainte sa corruption. Ce jeune idolâtre, je l’ai préparé pour toi, chère et douce sœur des Soupirs ! Prends-le maintenant sur ton cœur, et prépare-le pour notre terrible Sœur. Et toi, — se tournant vers la Mater Tenebrarum, — reçois-le d’elle à ton tour. Fais que ton sceptre soit pesant sur sa tête. Ne souffre pas qu’une femme, avec sa tendresse, vienne s’asseoir auprès de lui dans sa nuit. Chasse toutes les faiblesses de l’espérance, sèche les baumes de l’amour, brûle la fontaine des larmes ; maudis-le comme toi seule sais maudire. Ainsi sera-t-il parfait dans la fournaise ; ainsi verra-t-il les choses qui ne devraient pas être vues, les spectacles qui sont abominables et les secrets qui sont indicibles. Ainsi lira-t-il les antiques vérités, les tristes vérités, les grandes, les terribles vérités. Ainsi ressuscitera-t-il avant d’être mort. Et notre mission sera accomplie, que nous tenons de Dieu, qui est de tourmenter son cœur jusqu’à ce que nous ayons développé les facultés de son esprit. »

Quincey ne pouvait oublier son humble amie d’Oxford-street dans cette récapitulation des souffrances humaines. Il pensait à la pauvre Anne et à sa cruelle, mais banale, histoire en écrivant la Fille du Liban[56], où une malheureuse comme elle est relevée, sauvée et glorifiée par un homme de Dieu qui la rencontre de nuit dans un carrefour de Damas, et qui n’est rien moins que l’un des quatre Évangélistes. Je suis contraint d’abréger.

Au coin d’une place, à la lueur d’un feu de bourgeons de cèdre, l’Evangéliste aperçoit une figure d’une grâce tellement éthérée qu’elle semble surnaturelle. Ce n’est pourtant qu’une femme, et là, dans ce coin solitaire, on devine ce qu’elle attend. « Pauvre fleur flétrie, gémit l’Evangéliste, est-ce donc pour offenser ainsi le Saint-Esprit que tu as été si divinement douée de beauté ? — La femme, toute tremblante, dit : Rabbi, que faire ? tout le monde m’a abandonnée. — Ecoute, dit le prophète, je suis l’envoyé de Celui que tu ne connais pas, de Celui qui a fait le Liban et les cèdres du Liban, et la lumière et les ténèbres, et la mer et les cieux, et l’armée des étoiles. Demande ce que tu voudras, et par moi tu l’obtiendras de Dieu. — Et la fille du Liban, tombant à genoux et joignant les mains, s’écria : « Seigneur, ramène-moi dans la maison de mon père. — Ma fille, ta prière a été entendue dans le ciel. Le soleil ne se couchera pas pour la trentième fois derrière le Liban avant que je t’aie ramenée dans la maison de ton père. »

Elle resta dès lors sous la garde de l’Evangéliste, qui l’instruisit dans sa foi, et, le matin du trentième jour, elle reçut le baptême. Quand le soleil s’abaissa sur l’horizon, l’Evangéliste se leva et dit : « Fille du Liban, l’heure est arrivée de remplir ma promesse. Veux-tu que Dieu l’accomplisse dans un sens meilleur et dans un monde plus heureux ? » Mais la fille du Liban s’assombrit à ces paroles ; elle voulait revoir ses collines natales et sa compagne d’enfance, une douce sœur jumelle. Les vapeurs du délire vinrent obscurcir son cerveau et d’épais nuages lui cachèrent le Liban. L’apôtre se leva une seconde fois, et, approchant de sa tempe son bâton pastoral, il dissipa les vapeurs du délire, puis tournant le bâton vers le Liban, il refoula les nuages qui le voilaient. Elle aperçut alors la maison de son père, mais n’y distingua aucune trace de sa sœur. L’Evangéliste, prenant en pitié son chagrin, dirigea ses regards vers le ciel, qui s’ouvrit, laissant voir ces mystères qui ne se révèlent qu’aux yeux des mourans. Et d’en haut se penchait vers sa couche celle qu’elle regrettait, sa sœur, qui, après l’avoir attendue vainement dans le Liban, était morte de chagrin et l’attendait dans le Paradis. — Veux-tu maintenant ? lui demanda encore l’apôtre. — Oui ! oui ! répondit-elle, et l’instant d’après la fille du Liban n’était plus qu’un blanc cadavre dans une blanche robe baptismale. Le soleil s’enfonçait sous l’horizon, et l’Evangéliste, les yeux baignés de saintes larmes, rendait grâces à Dieu d’avoir, avant que le trentième jour fût achevé, rendu la Madeleine du Liban à la maison de son père. — Une justice plus haute, plus clairvoyante, avait pardonné celle que la justice des hommes vouait à l’infamie, et la pauvre Anne, si triste et si pâle, se reposait enfin dans le Paradis.

Ces merveilleux Alléluias à la douleur sont les chefs-d’œuvre de leur auteur. On connaît maintenant Quincey tout entier, et, quand nous aurons dit que cet échappé d’un autre monde — ce « mort en vie », écrivait James Payn — cessa définitivement de se réveiller le 8 décembre 1859, nous n’aurons plus rien à ajouter. Il ne nous restera qu’à nous étonner que plusieurs en Angleterre, parmi ses dévots, aient cru rendre service à sa mémoire en le défendant d’avoir été « abondant en promesses, impuissant à l’exécution. » Si jamais homme gâcha les dons reçus en naissant, ce fut celui-là. Quincey n’avait pas vingt ans, qu’il avait déjà coupé son blé en herbe ; à l’université, il ne pouvait plus travailler qu’en s’excitant avec l’opium. Certainement, il a une excuse. Qui n’en a pas dans ce monde ? Son excuse était d’avoir eu un père malsain, d’être venu au monde malsain : s’il n’eût versé d’un côté, il eût sans doute versé de l’autre, dans l’alcool, dans la débauche, que sais-je ? mais ce qui atténue sa faute n’en avait pas atténué les conséquences, et il faut les regarder en face une dernière fois.

Carlyle l’avait bien nommé. C’était vraiment « le pauvre petit Quincey », dont il fallait se hâter de rire sous peine d’en pleurer, avec ses haillons répugnans, sa flétrissure physique et morale. Il s’est vanté quelque part d’être « un intellectuel » ; il n’avait pas tort, en ce sens que ce qui avait survécu du Quincey originel était purement intellectuel. La fibre morale était morte, bien morte. Quincey n’était plus à aucun degré une force morale, grande ou petite, mais l’atrophie des élémens actifs et énergiques de son âme ne l’avait pas empêché, ainsi qu’on l’a vu, de garder de très belles parties d’intelligence et de sensibilité. Il avait des préférences esthétiques pour le bien. Il ressemblait sous ce rapport à certains intellectuels de notre génération, qui sont amoraux, mais sauvés par le goût des élégances d’esprit, et il fut en cela un précurseur, car son temps ne connaissait pas encore ce mal, la grande plaie de l’époque actuelle : « De nos jours, disait Coleridge, les hommes sont en général supérieurs à leurs idées. Presque tous agissent et sentent plus noblement qu’ils ne pensent[57]. » C’était le contraire pour « le pauvre petit » ; il pensa toujours noblement, mais sa conduite était misérable.

Que l’on contemple maintenant cette pure intelligence. Les admirateurs de Quincey réclament pour lui plus que du talent : du génie, et ils ont raison. La plupart des critiques anglais se sont néanmoins refusés à attacher de l’importance à son œuvre, malgré ses luttes en faveur des lakistes, malgré tout ce qu’il a fait pour initier l’Angleterre à la pensée allemande, et les critiques ont eu raison. Qu’est-ce qu’un génie qui ne donne plus que des miettes de pensée, des miettes d’idées et de raisonnemens, où rien ne se tient et rien ne se suit ? Qu’est-ce que le monument littéraire d’un génie en poussière ? Quincey écrivait un jour à un ami, en parlant de ses propres ouvrages : « C’est comme si l’on trouvait de fins ivoires sculptés et des émaux magnifiques mêlés aux vers et aux cendres, dans les cercueils et parmi les débris de quelque monde oublié ou de quelque race disparue. » Des bijoux de grand prix parmi les ossemens et la poussière d’un tombeau, voilà en effet ce que Thomas de Quincey nous a laissé ; voilà quelle a été l’œuvre de l’opium.


ARVEDE BARINE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre 1895.
  2. V. le Morphinisme, par le Dr Pichon.
  3. Lettre au London Magazine du mois de décembre 1821.
  4. Œuvres complètes, Suspiria de profundis : Dreaming.
  5. Œuvres complètes : Coleridge and opium eating, Recollections of Charles Lamb, Story of a Libel.
  6. Recollections of Charles Lamb.
  7. Allusion à des vers de Wordsworth où Coleridge est ainsi désigné.
  8. Je dois dire que, d’après le Dr Bail, la mémoire, au contraire, ne serait pas « sérieusement affectée ». V. la Morphinomanie (1885).
  9. La Morphinomanie.
  10. Œuvres complètes : Samuel Taylor Coleridge.
  11. Œuvres complètes : Oliver Goldsmith.
  12. Japp, De Quincey’s Life, etc.
  13. D’après M. Japp. Un autre biographe, M. David Masson, dit septembre.
  14. V. la Revue du 1er novembre.
  15. London Reminiscences.
  16. La paralysie de la volonté, me dit un médecin, car tout effort d’attention exige un effort de volonté. L’une meurt en même temps que l’autre.
  17. Œuvres complètes, German studies and Kant in particular (1836).
  18. Revue du 1er mars 1896. Fustel de Coulanges, par M. Paul Guiraud.
  19. Greece under the Romans (1836).
  20. Philosophy of roman history (1839).
  21. Greece under the Romans.
  22. The poetry of Pope (1848).
  23. Œuvres complètes : Oxford (1835). — Glance al the works of Mackintosh (1846). — The Theban Sphinx (1849).
  24. Theory of greek tragedy (1840). — The Antigone of Sophocles (1846).
  25. Œuvres complètes : John Paul Frederick Richter (1821). — Lord Carliste on Pope (1851). — The poetry of Pope (1848) ; et passim.
  26. Goethe as reflected in his novel of Wilhelm Meister (1824). Cet article avait été écrit à l’occasion de la traduction de Wilhelm Meister, par Carlyle. Quincey y attaquait aussi très violemment le traducteur et sa préface. — V. Gœthe (1835).
  27. Recollections of Charles Lamb.
  28. Note sur Pope. Sans date, mais postérieure, selon toute vraisemblance, à 1830.
  29. Coleridge est mort le 25 juillet 1834. Les articles intitulés Samuel Taylor Coleridge, par le Mangeur d’opium anglais, ont commencé à paraître au mois de septembre suivant.
  30. Ce dernier détail se trouve dans un article postérieur : Coleridge and opium-eating (1845).
  31. Lettre de Coleridge à son médecin.
  32. Coleridge, par H. D. Traill (Londres, Macmillan).
  33. Œuvres complètes : The lake poets : William Wordsworth (1839). — William Wordsworth and Robert Southey (183 ! )). — Southey, Wordsworth and Coleridge (1839).
  34. Id. : Professor Wilson (1829).
  35. Id. : Gradual estrangement from Wordsworth (1840).
  36. On the genius of Thomas de Quincey, par Shadworth H. Hodgson.
  37. Style (1840). — Philosophy of Herodotus (1842).
  38. Œuvres complètes : Charlemagne (1832), et passim.
  39. Passages of a working life, par Charles Knight.
  40. The Book-Hunter, par John Hill Burton.
  41. Pichon, loc. cit.
  42. Memoirs of a literary veteran, par R. P. Gillies.
  43. John Hill Burton, loc. cit.
  44. John Hill Burton, loc. cit.
  45. Mrs Gordon, Memoir of Wilson.
  46. J. G. Bertram, Some Memoirs of Books, Authors and Events.
  47. Recollections of the Glasgow Period, par Colin Rae-Brown.
  48. Japp, loc. cit.
  49. Japp, loc. cit.
  50. Fragment inédit. Japp.
  51. Suspiria, etc. : Vision of life.
  52. Suspiria, etc. : Savannah-la-Mar.
  53. Traduction Baudelaire.
  54. Suspiria, etc. : Levana and our Ladies of Sorrow.
  55. Une grande partie de ce qui suit a été traduit par Baudelaire.
  56. The Daughter of Lebanon. Quincey a réuni ce fragment aux Confessions.
  57. Anima poetæ.