Essais de littérature pathologique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 336-373).
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ESSAIS
DE LITTÉRATURE PATHOLOGIQUE[1]

III
L’ALCOOL. — EDGARD POE
(Première partie)

Œuvres complètes et lettres. — Edgar Allan Poe, par John Ingram (2 vol. ; Londres, 1880). — Edgar Allan Poe, par George Woodberry (1 vol. ; Boston, 1894).

Il y a des noms qui éveillent des rumeurs de bataille, des réputations qui sentent la poudre. Edgar Poe a été longtemps, aux États-Unis, l’un de ces hommes dont on n’a pas le droit de parler avec calme. Il semblait que ce fût faire acte de faiblesse, et presque de relâchement moral, que de garder son sang-froid, de rester impartial, en face d’un si grand pécheur. On s’admirait si, d’aventure, on osait se taire par charité chrétienne ; quelques semaines après la mort de Poe, un de ses anciens collaborateurs écrivait avec des larmes dans la plume : « Un scrupule généreux porte tous ceux qui l’ont intimement connu à ensevelir dans l’ombre de l’oubli ses faiblesses, ou plutôt tous les traits distinctifs de sa personnalité[2]. » Quant à ceux que ne gênait aucun scrupule, loin d’ensevelir, ils travaillaient à déterrer, et les défouisseurs trouvent toujours quelque chose ; ils profitent de ce que les morts ne peuvent pas réclamer. Les inimitiés que Poe avait soulevées de son vivant se cristallisèrent en une biographie malveillante et dure[3], qui faillit fausser à jamais sa physionomie, même pour ses dévots, et l’on sait s’il en a manqué en France. Le monde crut qu’il avait été une façon de démoniaque, et les raffinés l’en trouvèrent plus grand, tandis que les simples s’en affligeaient.

Les amis personnels d’Edgar Poe n’abandonnèrent point sa mémoire, mais ils s’y prirent mal ; ils ont aidé à la légende, sans le vouloir, par un système de réticences qui multipliait les erreurs, ou aggravait les soupçons, alors qu’il n’y aurait eu de recours que dans une absolue franchise. Il fallait crier sur les toits, au lieu d’essayer de le cacher, que la nature l’avait marqué pour le delirium tremens, et que les hasards de l’existence avaient encore diminué les chances qui lui restaient d’y échapper. Il fallait le montrer ivre, se maudissant lui-même à travers son délire, et appelant le poison ou la balle qui le délivrerait de sa honte. On ne lui reprochera pas, à celui-là, de ne pas avoir lutté. Ce n’est pas Edgar Poe qui aurait plaisanté, comme Hoffmann, de sa déchéance physique et morale, ou protesté cyniquement, comme Thomas Quincey, qu’il ne regrettait que de ne pas avoir commencé plus tôt. Il est touchant de bonne volonté dans ses efforts contre l’envahissement du vice, de sincérité dans ses remords après chaque défaite. Le premier venu le morigénait : il courbait la tête et remerciait. On le dénonçait publiquement : alors il mentait, mentait, avec la maladresse éperdue du criminel qui perd la tête en se voyant découvert. Il jura jusqu’au dernier jour qu’il guérirait, et se crut plusieurs fois sauvé ; l’alcoolisme le ressaisissait en pleine allégresse de délivrance, et lui faisait faire un pas de plus vers l’hôpital. Sa vie a été tragique, sa fin ignoble, mais c’est ainsi qu’il est vrai, et émouvant, et attachant malgré tout ; et c’est ainsi que nous allons tâcher de le montrer[4].

I

Il descendait d’une bonne famille anglaise, établie on Irlande au temps de Cromwell. Vers le milieu du XVIIIe siècle, un Poe émigra en Amérique, où il ne trouva point la fortune. Son fils, qui fut le grand-père du poète, était simple charron à Baltimore, quand la guerre de l’indépendance lui fournit l’occasion de se distinguer et de gagner le surnom de général Poe, « en récompense de ses services révolutionnaires[5] », rapporte l’histoire. On raconte aussi que Lafayette, à son dernier voyage aux États-Unis, baisa la terre de son tombeau en disant : « — Ici repose un noble cœur. » C’était un rude homme, plein de vertu, énergique, le contraire d’un sentimental et d’un névrosé. Peut-être convient-il néanmoins de faire remonter jusqu’à lui, si ce n’est plus haut encore, les germes de l’alcoolisme qui a ravagé une partie de sa descendance. Je remarque les lignes que voici dans une lettre adressée à Edgar Poe par l’un de ses cousins : « — (15 juin 1843)… Il y a une chose contre laquelle je tiens à vous mettre en garde, et qui a été le grand ennemi de notre famille : l’usage immodéré de la bouteille[6]. »

On ne sait rien de la femme du « général », sinon qu’elle lui donna plusieurs enfans. L’aîné était un fils, David, qui apporta tout à coup dans cet intérieur puritain les surprises et les scandales d’un tempérament morbide et d’une âme mal affermie. C’était un impulsif, de vie décousue et inutile, que la phtisie dévorait et qui aiguillonnait la phtisie par son ardeur au plaisir, l’un de ces adolescens mal nés que leur instinct pousse parmi les mauvaises compagnies, et qui apparaissent dans les familles graves et pieuses comme une punition d’en haut pour quelque péché lointain et ignoré. Le Dieu du vieux Poe était Celui qui a dit : « — Je suis le Dieu fort et jaloux, qui punis l’iniquité des pères sur les enfans en la troisième et quatrième génération… » David fut la verge divine sous laquelle cet homme de fer courba la tête : son fils, son propre fils, était fou de théâtre et jouait lui-même en amateur. Le général Poe l’avait destiné au barreau. L’âge venu, il l’envoya au loin, en Géorgie, chez un homme de loi, mais l’attrait des coulisses était devenu irrésistible. David s’enfuit pour rejoindre une troupe ambulante et y devenir ce qu’il y a peut-être de plus lamentable au monde, un cabotin sans talent, gouaille par le public et traînant sa pitrerie où il peut. Son père ne voulut plus le connaître et l’abandonna à son sort.

Parmi les camarades de ce pauvre garçon se trouvait une jolie fille appelée Elisabeth, phtisique comme lui. C’était une enfant de la balle, née d’une comédienne de Londres et d’un père quelconque. Sa mère l’avait amenée toute petite en Amérique, où elle avait grandi sur les planches en jouant « les rôles d’enfans, les nymphes et les amours », puis, un beau jour, elle s’était trouvée seule au monde : sa mère était partie avec un pianiste qui avait consenti à l’épouser, et ni l’un ni l’autre n’avaient plus reparu. Elisabeth se tira d’affaire en fille de ressources. Le public l’aimait. Elle avait un jeu fripon et une petite voix aigrelette qui la servaient à merveille dans l’opérette, ou ce qui en tenait lieu il y a un siècle. Le répertoire de Shakspeare était aussi de son emploi, et elle s’en acquittait honorablement ; cependant, d’après la critique américaine du temps, Ophélie et Cordélia convenaient moins à ses dons naturels que les rôles un peu canailles. La même critique rendait hommage à ses vertus domestiques. Un premier mariage avec un acteur avait été très vite dénoué par la mort. Trois mois après, David Poe empruntait de l’argent pour se mettre en ménage et épousait la jolie veuve.

Il lui apportait un corps usé par la phtisie et la boisson. Ce n’était pas un ivrogne ; aucun témoignage n’autorise à l’en accuser. ; c’était un alcoolique, chose très différente, puisqu’on voit la médecine donner ce nom à des gens qui n’ont été coupables que d’excès légers, mais répétés. David Poe avait été connu dès sa première jeunesse pour rechercher les sociétés joyeuses où les bouteilles circulent largement, et ce n’est pas sa vie de bohème parmi d’autres bohèmes qui avait pu le corriger. Sa femme étant aussi une dégénérée et une phtisique, leurs enfans à naître n’avaient qu’une chance d’être sains : c’était de ressembler par-dessus leurs têtes aux grands-parens Poe, et c’est, malheureusement, ce qui n’arriva pas.

L’existence des jeunes mariés ressemblait à celle que mènent les comédiens de nos troupes de sous-préfecture. Ils roulaient de ville en ville, très peu payés et comptant sur les représentations à bénéfice pour avoir du pain. On a conservé de leurs bonimens au public. Ils y avouaient sans fausse honte qu’une salle vide serait « la misère », et la salle ne se remplissait pas toujours. Leurs enfans vinrent au monde entre des pots de fard et des notes impayées, au sortir d’une représentation et presque à la veille d’une autre, car la mère n’avait guère le loisir d’être malade.

Ils en eurent trois. William, l’ainé, fut un demi-fou, qui buvait et qui mourut jeune, après une existence de casse-cou. Une tradition de famille en fait un adolescent de génie, ayant écrit de très beaux vers qui se sont perdus. Edgar était le second ; il naquit le 19 janvier 1809. Leur sœur Rosalie était presque idiote et a fini dans un hospice.

Ainsi, l’hérédité s’était acharnée sur leur race. Sur trois, elle n’en avait pas pardonné un seul, et les désordres qu’on relève chez les enfans de David Poe sont précisément ceux qui menacent les enfans des alcooliques. — « L’observation clinique, dit le docteur Le Gendre, a révélé qu’il peut exister chez les enfans des alcooliques, soit un besoin inné de boire, soit des troubles purement fonctionnels du système nerveux, soit des altérations organiques des centres nerveux. Le goût des boissons alcooliques sommeille, comme tant d’aptitudes héréditaires, jusqu’au jour où une occasion le rend manifeste. C’est quelquefois de très bonne heure, pendant l’enfance, si l’individu grandit dans un milieu où règne l’abus de l’alcool ; c’est habituellement plus tard, entre quinze et vingt-cinq ans pour les garçons[7]. » Ces lignes s’appliquent admirablement à la famille d’Edgar Poe.

On croit que David Poe n’existait plus au moment de la naissance de sa fille. Quelques mois après, Elisabeth agonisait à son tour. Elle expira vers la fin de 1811, dans un dénûment profond.

S’il fallait une preuve que la vie morale des Puritains s’inspirait des duretés de l’Ancien Testament et des vengeances de Javeh, bien plus que des miséricordes de l’Evangile, on la trouverait dans la conduite du général Poe à la mort de sa belle-fille. Il y avait là trois orphelins, dont l’aîné avait cinq ans. Le général Poe ne s’occupa pas de ces innocens, et il ne paraît pas que sa femme se soit mise plus en peine que lui de ce que devenait la chair de leur chair et le sang de leur sang. Des étrangers charitables se partagèrent les petits abandonnés. Edgar échut à un riche négociant en tabac, nommé John Allan, qui n’avait pas d’enfant, et dont la femme avait été séduite par les yeux brillans et l’étrange précocité d’une figure parlante, qu’elle ne comprenait point. Les jugemens légers du monde vantèrent la bonne étoile de ce petit meurt-de-faim, destiné désormais à des lambris dorés, et il ne le crut lui-même que trop en grandissant. Son éducation fut faussée par ce malentendu énorme. M. Allan n’avait cédé qu’avec répugnance au caprice de sa femme pour le rejeton d’une souche méprisée, et, dans son for intérieur, il lui faisait la charité, alors qu’Edgar Poe. trompé par les apparences, s’accoutumait à penser et agir en enfant d’adoption, qui peut compter sur les privilèges attachés à ce titre. Il est impossible d’absoudre les faiseurs d’aumônes dont les imprudences préparent des amertumes aussi légitimes.

En attendant l’heure des déceptions et des rancunes, les Allan s’amusaient de ce joli petit garçon inquiétant qui ornait leur maison à la façon d’un animal exotique. On l’accoutumait à se donner en spectacle. Il était pomponné, adulé, bourré de cadeaux et d’argent ; il lui manquait d’être élevé, parce que les Allan, avec toutes leurs bonnes intentions, n’y pensaient pas, ne savaient pas s’y prendre. C’était le plus grand malheur qui pût lui arriver. On a constaté qu’à certains legs morbides correspondait chez l’enfant un affaiblissement de l’être moral, une « insuffisance héréditaire du moi[8] », pour parler comme les médecins. L’éducation est alors le seul remède. Son efficacité, son heureuse puissance, ont été proclamées par la science, Dieu merci ! Que deviendrions-nous sans cela, nous les pères et les mères, à l’apparition dans le monde de cet inconnu, un nouveau-né ! L’éducation s’empare de ce moi « insuffisant », inconsistant, désagrégé pour ainsi dire, et elle lui reconstitue un « noyau solide », une charpente, au moyen de « complexus d’idées fortement enchaînées », qui lui deviennent des habitudes morales. A force d’emboîter et de cheviller l’enfant dans les attitudes d’esprit qui font l’honnête homme, l’éducation lui rend plus difficile de s’en écarter. Mais, sans elle, tout est perdu pour un Edgar Poe. Il le savait bien, et il en a voulu aux Allan de ne pas lui avoir imposé une discipline dans son enfance. Il s’en est plaint dans un de ses plus beaux contes, William Wilson[9], qui est aussi l’un de ceux où il a mis le plus de souvenirs personnels, arrangés et satanisés pour les besoins de l’intérêt dramatique : — « Je suis, raconte son héros, le descendant d’une race qui s’est distinguée en tout temps par un tempérament imaginatif et facilement excitable ; et ma première enfance prouva que j’avais pleinement hérité du caractère de famille. Quand j’avançai en âge, ce caractère se dessina plus fortement ; il devint, pour mille raisons, une cause d’inquiétude sérieuse pour mes amis, et de préjudice positif pour moi-même. Je devins volontaire, adonné aux plus sauvages caprices ; je fus la proie des plus indomptables passions. » Les parens de William Wilson se montrèrent misérablement impuissans à arrêter ses tendances mauvaises : — « Il y eut de leur côté quelques tentatives, faibles, mal dirigées, qui échouèrent totalement, et qui tournèrent pour moi en triomphe complet. A partir de ce moment, ma voix fut une loi domestique ; et, à un âge où peu d’enfans ont quitté leurs lisières, je fus abandonné à mon libre arbitre, et devins le maître de toutes mes actions, — excepté de nom. »

Les panégyristes d’Edgar Poe ont aussi reproché aux Allan, et très durement, de ne pas l’avoir compris. Cela est facile à dire, lorsqu’eux-mêmes n’ont cessé de se contredire devant cet être mystérieux qui restait impénétrable, tout en ne pouvant jamais se dominer. Nous avons tous une part de ce que Thomas Quincey appelait l’Incommunicable, mais elle est plus ou moins grande. L’Incommunicable était presque tout l’homme chez Poe, âme solitaire s’il en fut. Il a été dès l’enfance, même pour ses camarades de jeu, « celui qui ne se laisse pas lire », le « maître des secrets qui ne veulent pas être dits[10]. » Peut-être ne dépendait-il pas de lui de se livrer ; certaines natures se restent incompréhensibles à elles-mêmes ; leurs instincts sont trop obscurs. Plaignons ceux qui ont la responsabilité de ces sphinx.

En 1815, les Allan allèrent passer plusieurs années en Angleterre. Ils emmenèrent leur protégé, qu’ils mirent dans une pension des environs de Londres, longuement décrite, et délicieusement, dans le conte déjà cité : « Mes premières impressions de la vie d’écolier sont liées à une vaste et extravagante maison du style d’Elisabeth, dans un sombre village d’Angleterre, décoré de nombreux arbres gigantesques et noueux, et dont toutes les maisons étaient excessivement anciennes. En vérité, c’était un lieu semblable à un rêve et bien fait pour charmer l’esprit que cette vénérable vieille ville. En ce moment même je sens en imagination le frisson rafraîchissant de ses avenues profondément ombreuses, je respire l’émanation de ses mille taillis et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche, déchirant à chaque heure, de son rugissement soudain et morose, la quiétude de l’atmosphère brune dans laquelle s’enfonçait et s’endormait le clocher gothique tout dentelé. »

Ce poétique village abritait la plus poétique des pensions : — « La maison ! — quelle curieuse vieille bâtisse cela faisait ! — Pour moi, quel véritable palais d’enchantement ! Il n’y avait réellement pas de fin à ses détours, — à ses incompréhensibles subdivisions. Il était difficile, à n’importe quel moment donné, de dire avec certitude si l’on se trouvait au premier ou au second étage. D’une pièce à l’autre on était toujours sûr de trouver trois ou quatre marches à monter ou à descendre. Puis les subdivisions latérales étaient innombrables, inconcevables, tournaient et retournaient si bien sur elles-mêmes, que nos idées les plus exactes relativement à l’ensemble du bâtiment n’étaient pas très différentes de celles à travers lesquelles nous envisageons l’infini. Durant les cinq ans de ma résidence, je n’ai jamais été capable de déterminer avec précision dans quelle localité lointaine était situé le petit dortoir qui m’était assigné en commun avec dix-huit ou vingt autres écoliers.

« La salle d’études était la plus vaste de toute la maison et même du monde entier ; du moins je ne pouvais m’empêcher de la voir ainsi. Elle était très longue, très étroite et lugubrement basse, avec des fenêtres en ogive et un plafond en chêne… Eparpillés à travers la salle, d’innombrables bancs et des pupitres, effroyablement chargés de livres maculés par les doigts, se croisaient dans une irrégularité sans fin, — noirs, anciens, ravagés par le temps, et si bien cicatrisés de lettres initiales, de noms entiers, de figures grotesques et d’autres nombreux chefs-d’œuvre du couteau, qu’ils avaient entièrement perdu le peu de forme originelle qui leur avait été réparti dans les jours très anciens. »

Dans un angle de la salle « d’où émanait la terreur », une enceinte solide contenait le révérend docteur Bransby, principal de la pension et pasteur du village ; deux fonctions que le jeune Poe avait peine à concilier, avec sa logique embarrassante d’enfant qui ignore les mascarades dont vit la société. Il n’arrivait pas à comprendre que le même homme qui avait grondé et fouetté toute la semaine se métamorphosât le dimanche, à heure fixe, en consolateur onctueux, porte-parole de la bonté divine et infinie : — « Avec quel profond sentiment d’admiration et de perplexité, dit-il, avais-je coutume de le contempler, de notre banc relégué dans la tribune, quand il montait en chaire d’un pas solennel et lent ! Ce personnage vénérable, avec ce visage si modeste et si bénin, avec une robe si bien lustrée et si cléricalement ondoyante, avec une perruque si minutieusement poudrée, si raide et si vaste, pouvait-il être le même homme qui, tout à l’heure, avec un visage si aigre et dans des vêtemens souillés de tabac, faisait exécuter, férule en main, les lois draconiennes de l’école ? Oh ! gigantesque paradoxe, dont la monstruosité exclut toute solution ! »

La suite de William Wilson offre un curieux mélange du réel avec le chimérique. Les événemens sont de pure fantaisie ; Poe n’a jamais assassiné personne, même symboliquement, et son héros se vante en se donnant pour une fleur de perversité.. Les souvenirs qu’il avait laissés à la pension étaient plus doux : « C’était un enfant de beaucoup de vivacité et de moyens, disait le docteur Bransby quand on l’interrogeait sur son ancien élève. Il aurait été un très bon petit garçon si ses « parens » ne l’avaient pas gâté, mais ils le gâtaient et lui donnaient un argent de poche extravagant, qui lui permettait toutes sortes de sottises. Je l’aimais bien tout de même[11]. » D’autre part, la grande tragédie de la vie de Poe éclate d’une façon si saisissante dans William Wilson, que ce récit fantastique se trouve être ce qu’on a jamais écrit sur lui de plus profondément vrai.

Il s’agit, dans le conte, d’un enfant de génie qui est, de naissance, un impulsif, et dont les impulsions deviennent plus violentes et plus perverses avec les années. Sa nature impérieuse lui a donné un grand ascendant sur ses camarades, un seul excepté, qui s’est présenté à l’école le même jour que lui, et qui a même nom, même taille, même visage. Quand l’un paraît, on voit l’autre, et on ne les distinguerait point, sans une infirmité qui empêche l’étranger « de jamais élever la voix au-dessus d’un chuchotement très bas. » C’est la seule différence qui existe entre William Wilson et son double, car « sa voix, pourvu qu’il parlât bas, devenait le parfait écho de la mienne[12]. »

Autant le reste de la classe était soumis au despotisme de « l’enfant de génie », autant son double mettait de persistance à le contrarier. Il ne se contentait pas, comme celui de Musset dans la Nuit de décembre, de soupirer en montrant du doigt la colline ou les cieux. Il était la Conscience d’une âme violente, résolue à ne pas céder sans combat à des impulsions inexplicables non moins que honteuses. A toute heure, en tout lieu, il se plaçait entre la faute et le héros du conte, qu’il s’efforçait de retenir, tantôt lui insinuant un bon conseil dans un de ses « chuchotemens significatifs », tantôt lui donnant d’un ton impératif un avertissement solennel. Repoussé avec impatience, et bientôt avec haine, il revenait à la charge et redoublait ses importunités, plus odieuses chaque jour à celui qui ne lui obéissait qu’en frémissant. Ce qu’il serait advenu de William Wilson dans d’autres conditions, avec la direction morale qui lui fit défaut par la faiblesse ou l’incurie des siens, chacun est libre d’en penser ce qu’il lui plaira, selon ses idées et selon sa foi. Abandonné à lui-même, il devint ce qu’est devenu Edgar Poe. Les germes morbides que l’enfant avait reçus en héritage grandirent chez l’adolescent, qui commença à boire. A mesure qu’il s’enfonçait dans le vice, les reproches de « l’autre » lui étaient plus insupportables. Il essayait de fuir ce double abhorré, qui semblait trouver une volupté féroce à lui murmurer à l’oreille sa dégradation. Deux ou trois fois, il crut s’en être délivré ; mais sa conscience refusait de mourir et se réveillait au milieu d’une orgie, ou au moment de commettre une mauvaise action. Cette lutte monstrueuse est racontée par Poe avec une passion émouvante. Son William Wilson fuit de contrée en contrée dans une « agonie d’horreur », comme jadis Caïn sous la malédiction de l’Eternel, et ne trouve nulle part de sûreté contre la voix qui « pénètre la moelle de ses os. — Je fuyais en vain. Ma destinée maudite m’a poursuivi, triomphante, et me prouvant que son mystérieux pouvoir n’avait fait jusqu’alors que de commencer. A peine eus-je mis le pied dans Paris, que j’eus une preuve nouvelle du détestable intérêt que le Wilson prenait à mes affaires. Les années s’écoulèrent, et je n’eus point de répit. Misérable ! — A Rome, avec quelle importune obséquiosité, avec quelle tendresse de spectre il s’interposa entre moi et mon ambition ! — Et à Vienne ! — et à Berlin ! — et à Moscou ! Où donc ne trouvai-je pas quelque amère raison de le maudire du fond de mon cœur ? Frappé d’une panique, je pris enfin la fuite devant son impénétrable tyrannie comme devant une peste, et jusqu’au bout du monde j’ai fui, j’ai fui en vain. »

L’adolescent s’était fait homme, l’homme s’était entièrement adonné à la boisson, et l’alcool accomplissait son œuvre : — « Son influence exaspérante sur mon tempérament héréditaire me rendait de plus en plus impatient de tout contrôle. » En cet état, William Wilson résolut de s’affranchir coûte que coûte de souffrances dont l’inutilité était manifeste. Dans une nuit de plaisir, il assassina son double au fond d’une chambre écartée : « Quelle langue humaine peut rendre suffisamment cet étonnement, cette horreur qui s’emparèrent de moi au spectacle que virent alors mes yeux… Une vaste glace se dressait là où je n’en avais pas vu trace auparavant ; et, comme je marchais frappé de terreur vers ce miroir, ma propre image, mais avec une face pâle et barbouillée de sang, s’avança à ma rencontre d’un pas faible et vacillant. »

Avant d’expirer, le mourant lui adressa ces paroles : — « Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi, — mort au Monde, au Ciel et à l’Espérance ! En moi tu existais, — et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t’es radicalement assassiné toi-même ! »

Edgar Poe n’a pas eu le malheur, quelque bas qu’il ait pu tomber, de survivre à sa conscience ; en cela encore, j’oserai même dire en cela surtout, son conte est bien un conte ; mais un conte dont l’idée générale s’adapte si parfaitement à ce que l’on sait de lui à présent, qu’il fallait lui faire sa place dans une histoire de l’homme. C’est l’énigme douloureuse de sa propre destinée d’alcoolique que Poe a transportée ici dans le monde surnaturel ; c’est sa cause qu’il plaide quand il implore notre indulgence en termes hésitans et timides : « Je soupire… après la sympathie — j’allais dire la pitié — de mes semblables. Je voudrais leur persuader que j’ai été en quelque sorte l’esclave de circonstances qui défiaient tout contrôle humain. Je désirerais qu’ils découvrissent pour moi, dans les détails que je vais leur donner, quelque petite oasis de fatalité dans un Sahara d’erreur. » Combien cette prière humble et discrète est éloignée du droit au vice que tant de gens réclament de nos jours avec une sorte d’arrogance, au nom des mêmes fatalités héréditaires. On était moins coulant avec soi-même au temps de Poe. S’il arrivait — et cela est toujours arrivé — qu’on désertât la lutte contre les instincts mauvais, c’était sans se considérer comme justifié d’avance. On croyait alors qu’il restait le secours divin, là où manquait le secours humain. Cette pensée avait heureusement supprimé l’inéluctable pour l’imagination, et c’est être déjà à moitié vainqueur que de croire à la victoire. La foi, qui fait marcher les paralytiques, donne aussi des forces contre la tentation. Les plus incroyans ne peuvent refuser à la religion d’avoir été un puissant tremplin pour les grands élans et les efforts désespérés, ne fût-ce que par la confiance qu’elle donnait à l’homme, et que nous voyons qu’il a entièrement perdue.

Edgar Poe était dans sa douzième année quand les Allan le ramenèrent en Amérique. L’ombre expiatoire qui ne devait pas tarder à l’envelopper commençait à devenir visible ; il faudrait avoir renoncé à toute humanité pour lui refuser la pitié qu’il sollicite.


II

A son retour d’Europe, il poursuivit ses études dans une école de Richmond, admiré des autres écoliers, plutôt qu’il n’en était aimé, pour ses brillantes facultés et son adresse aux exercices du corps : « Malgré toutes ses supériorités, raconte l’un d’entre eux[13], il n’était pas l’âme de l’école, ni même son favori… Poe était volontaire, capricieux, disposé à être impérieux, et pas toujours bon, ni même aimable, quoiqu’il eût le premier mouvement généreux. » On lui reprochait aussi de rester un livre fermé, d’être toujours, comme il l’était déjà à six ans, « celui qui ne se laisse pas lire » ; la jeunesse a de l’éloignement pour ces âmes scellées qui semblent avoir quelque chose à cacher. Enfin, l’on n’était pas indifférent, dans cette démocratie, à la modestie de ses origines. Ses visées à la domination parurent déplacées chez un fils de cabotin, élevé par charité ; on le lui fit sentir ; il n’y fut pas insensible. A dix-sept ans, il entra à l’université de Virginie[14]. Le jeu et les boissons fortes y étaient de grandes causes de désordre. Poe fit sa compagnie habituelle des plus ardens au plaisir, et les déconcerta par l’étrangeté de ses façons de s’amuser. L’usage était de se réunir entre étudians pour jouer aux cartes en buvant du punch. Le nouveau venu apportait au jeu une « extravagance », selon l’expression d’un témoin, qui fut mal vue des coteries aristocratiques, et sa manière de s’enivrer leur parut du peuple. Les autres étudians buvaient parce qu’ils y trouvaient leur agrément. Poe, ainsi que l’a expliqué Baudelaire, « ne buvait pas en gourmand, mais en barbare… comme accomplissant une fonction homicide. » On lit dans une lettre d’un de ses camarades d’université : « La passion de Poe pour les boissons fortes était aussi marquée et aussi particulière que sa passion pour les cartes. Ce n’était pas le goût du breuvage qui l’attirait ; il saisissait un plein verre, sans eau ni sucre, et l’avalait d’un trait, sans le goûter. Il en avait le plus souvent son compte ; mais quand il avait résisté, il était rare qu’il revînt à la charge. »

Il a bu « en barbare » sa vie durant. L’ivrognerie n’a jamais été pour lui une source de voluptés sensuelles, ni même intellectuelles ; elle ne lui apportait que la suppression d’un besoin douloureux. Il avalait l’alcool par grandes lampées, sous l’impulsion d’une espèce de volonté désordonnée qui sommeillait quelquefois des mois entiers, pour se réveiller en sursaut au moment le plus inattendu. Ses excès gardèrent jusque près de la fin ce caractère d’intermittence. Il redevenait sobre tandis qu’autour de lui tout n’était qu’occasions et tentations ; il cessait brusquement de l’être lorsqu’il paraissait le plus en sûreté. Ces bizarreries portent un nom en médecine, la dipsomanie. L’absence d’observations précises ne permet pas d’affirmer qu’Edgar Poe ait été en effet un dipsomane ; mais tout ce qu’on sait de lui vient à l’appui de cette supposition : — « Tous les auteurs, écrit le docteur Magnan[15], distinguent aujourd’hui la dipsomanie de l’alcoolisme, celle-ci est une forme particulière de monomanie instinctive, puisant le plus souvent son origine dans l’hérédité ; l’alcoolisme, au contraire, est un simple empoisonnement qui se traduit chez tous de la même manière… »

« Les ivrognes, dit de son côté le docteur Trélat, sont des gens qui s’enivrent quand ils trouvent l’occasion de boire. Les dipsomanes sont des malades qui s’enivrent toutes les fois que leur accès les prend. »

Selon les mêmes savans, l’accès en fait des manières d’aliénés. Le docteur Trélat a accueilli dans un ouvrage sur la Folie lucide le cas d’une femme à qui la dipsomanie avait coûté fortune et situation : « On ne pouvait, dit-il, sans être pris d’une vive compassion, entendre le récit des efforts qu’elle a faits pour se guérir d’un penchant qui lui a toujours été si funeste. Quand elle sentait venir son accès, elle mettait dans le vin qu’elle buvait les substances les plus propres à lui en inspirer le dégoût. C’était en vain. Elle y a mêlé jusqu’à des excrémens. En même temps, elle se disait des injures… La passion, la maladie était toujours plus forte… que les reproches et que le dégoût. »

Si l’on veut bien rapprocher les efforts de cette malheureuse des luttes dont William Wilson nous a donné le spectacle, on ne pourra songer sans horreur à ces infortunés qui sont écartelés entre leur maladie et leur conscience, et à la légèreté avec laquelle tant d’hommes préparent ce supplice à leurs descendans. On a vu plus haut que la médecine est parvenue à constater, chez les enfans des alcooliques, des altérations anatomiques des centres nerveux. C’est la réponse à Baudelaire, lorsqu’il demandait, dans une de ses notices sur Poe : « Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau ?… Y a-t-il donc des âmes sacrées, vouées à l’autel, condamnées à marcher à la mort et à la gloire à travers leurs propres ruines ?… Leur destinée est écrite dans toute leur constitution, elle brille d’un éclat sinistre dans leurs regards et dans leurs gestes, elle circule dans leurs artères avec chacun de leurs globules sanguins[16]. » Baudelaire ne s’est trompé que sur un point. La « Providence diabolique », qui prépare le malheur des Edgar Poe dès le berceau, c’est notre misérable imprévoyance, qui empêche les pères, au milieu des excès, de songer à leurs descendans. Elle ne réside pas là-haut dans le ciel. Elle est beaucoup plus près. Elle est assise à notre foyer, elle nous berce sur ses genoux, et rit à l’idée qu’elle pourrait nous vouloir du mal. Pauvre Providence humaine, ignorante et aveugle !

Poe ne resta qu’un an à l’université. En voyant le train des choses, le chiffre de ses dettes, M. Allan s’alarma et le prit dans ses bureaux. Il s’enfuit, comme avait fait son père vingt-trois ans plus tôt. « Il m’a quitté, écrivait M. Allan, à cause d’une affaire de jeu à l’université, à Charlottesville, parce que (je suppose du moins que c’est pour cela) j’ai refusé de sanctionner une règle adoptée là-bas par les fournisseurs et autres individus, qui baptisent dettes d’honneur toutes les inconséquences. » Le jeune révolté avait gagné Boston, la tête bourdonnante de rêves de gloire. C’était à la poésie qu’il comptait demander l’immortalité. Il publia une plaquette de mauvais vers auxquels personne ne fit attention, et se trouva bientôt à bout de ressources. Jusqu’à ces derniers temps, on n’avait su que par lui-même ce qu’il était alors devenu. Il en avait dicté un récit sur la fin de sa vie, un jour qu’il n’était pas dans son bon sens ; c’est ce qui l’excuse un peu. L’histoire est longue ; j’abrège.

La Grèce était soulevée contre le Turc, et l’âme de l’adolescent tressaillait d’enthousiasme aux grandes actions d’une poignée de héros. Il partit pour offrir son bras aux insurgés. Passant par la France, — est-ce à l’aller ? est-ce au retour ? Poe laissait dans l’ombre sa campagne de Grèce, — il fut gravement blessé en duel, et soigné par une étrangère de haut rang, qui devint son ange tutélaire. Après des aventures « terribles », qu’il avait retracées en les adoucissant dans un roman intitulé la Vie d’un artiste[17], il s’était rembarqué pour l’Amérique, sur les instances de sa bienfaitrice, qui lui montrait la gloire au bout de la carrière des lettres. Quand on lui demandait pourquoi il n’avait jamais publié son roman, il répondait que c’était impossible en anglais à cause de souvenirs trop personnels, qui auraient blessé sa famille, mais qu’il en avait été imprimé une traduction française, et que l’ouvrage avait été attribué chez nous à Eugène Sue.

Il n’y a pas un seul mot de vrai dans cette histoire, et elle n’en a que plus d’intérêt à titre de symptôme moral. Poe s’était fabriqué sans plus de façons les débuts dans la vie qui seyaient à un nourrisson du romantisme. On vient de découvrir qu’il s’était engagé tout prosaïquement dans l’armée américaine (le 26 mai 1827) quand il n’avait plus su que faire à Boston ; son dossier existe encore au ministère de la guerre de Washington. On le mit dans les bureaux de l’artillerie, et il fut un bon petit soldat, très sobre dans un milieu où ce n’était guère l’usage, et très occupé d’une seconde plaquette de vers[18] qui est beaucoup meilleure que la première. Il se trouvait dans un de ces heureux intervalles où sa manie le laissait en repos. L’apaisement se faisait en lui et autour de lui, les ténèbres se dissipaient de dessus sa route. M. Allan, informé de sa situation, l’aida à entrer à l’Ecole militaire de West-Point, et son mauvais destin parut conjuré.

A peine à l’école, il fut repris de ses « accès », qu’accompagnèrent des redoublemens de bizarrerie, — Il avait un air harassé et ennuyé qu’on n’oubliait plus, dit un de ses compagnons de chambrée. Un rien l’irritait. Mal noté, sans cesse puni, il fut finalement chassé pour indiscipline, et se trouva devant la porte, un beau matin du mois de mars 1831, avec douze sous dans sa poche et pas d’asile. Mme Allan était morte, M. Allan remarié, sur le point d’être père de famille, et désireux d’avoir le moins possible à démêler avec le vivant souvenir d’une fantaisie malheureuse. Il est hors de doute qu’il n’avait pas le droit d’abandonner Poe après lui avoir donné des habitudes de luxe et l’avoir laissé se leurrer de l’espoir d’un grand héritage. Il n’est pas davantage douteux que le code de morale de M. Allan l’autorisait à ce crime, car c’en est un. Sa conscience ne lui reprochait rien. Il avait beaucoup dépensé pour Edgar Poe, qui l’avait très mal récompensé de ses soins. Ce n’était pas sa faute si ce garçon « sans principes » et de cœur « ingrat » s’obstinait à se croire le fils de la maison, alors qu’il n’en était que l’un des pauvres et qu’il avait remis de ses propres mains au secrétaire de la guerre une lettre de recommandation où son bienfaiteur précisait la nature de leurs relations : « Je vous avoue franchement, monsieur, disait la lettre, que (ce jeune homme) ne m’est parent à aucun degré, et que je m’intéresse activement à beaucoup d’autres, guidé uniquement par le sentiment que ma sollicitude est acquise à tout homme dans le malheur. » Le Ciel préserve les malheureux de certains philanthropes ! Pour en finir avec un sujet pénible, Edgar Poe voulut revoir M. Allan pendant sa dernière maladie (1834) ; mais le moribond, levant son bâton, lui commanda de sortir, et il obéit sans répliquer un mot, trop convaincu que les choses étaient dans l’ordre pour essayer de lutter. Il a dit dans un de ses premiers contes, composé un peu après vingt ans : « Le mal est la conséquence du bien… c’est de la joie qu’est né le chagrin ; soit que le souvenir du bonheur passé fasse l’angoisse d’aujourd’hui, soit que les agonies qui sont tirent leur origine des extases qui peuvent avoir été[19]. » Sa sortie honteuse du logis où son caprice avait longtemps fait loi donnait raison à ce précoce désenchantement. Il crut désormais que nos joies ne sont que des visions, d’où sortent des réalités, qui sont nos maux. C’est une des idées qui ont le plus contribué à la morne tristesse de son œuvre.

Le voilà avec ses douze sous dans une rue de West-Point. Il trouva le moyen d’arriver à New-York, et même d’y publier des vers[20], où perçait enfin son génie et qui ne furent cependant pas plus remarqués que les précédens. De New-York, il vint à Baltimore, où il colporta chez les éditeurs de singuliers récits qui « n’apprenaient rien » et « n’avaient pas de morale » ; tout le monde les lui refusa. Sans pain, sans vêtemens, il périssait de misère, si un journal local ne s’était avisé pour se faire une réclame de proposer un prix de cent dollars au meilleur conte en prose. Poe en envoya un paquet et eut le prix d’emblée pour le Manuscrit trouvé dans une bouteille, qui n’est pourtant ni instructif ni édifiant, tant était immense, irrécusable, sa supériorité sur ses concurrens. Ce ne fut qu’une trêve avec la faim. Il n’en fut pas plus avancé pour ses affaires littéraires, bien que le journal eût publié l’œuvre primée ; sa marchandise n’était pas de défaite aux États-Unis, il y a trois quarts de siècle. Au mois de mars 1835, — il y avait juste quatre ans qu’il agonisait, — un homme de lettres de Baltimore le trouva mourant d’inanition… « à deux doigts du désespoir[21] », et le secourut, le recommanda, tant et si bien qu’une revue de Richmond le prit dans ses bureaux et lui fit même la grâce de publier ses contes. C’était plus que n’aurait osé demander son protecteur, qui écrivait au directeur de la revue : « — (13 avril 1835.) Il a un volume de contes très bizarres entre les mains de ***, à Philadelphie, qui lui promet depuis plus d’un an de les publier. C’est un garçon de beaucoup d’imagination et un peu porté vers l’effrayant. Il travaille en ce moment à une tragédie, mais je le dirige vers les gros ouvrages quelconques qui rapportent de l’argent… » Il y a des situations où il faut en passer par le gros ouvrage Poe le comprenait et s’y mit de bon courage, mais il devait entendre trop souvent, trop longtemps, le même conseil. Il lui en sourdit au cœur une grande amertume contre son pays, qui s’obstinait à le croire fourvoyé dans la poésie.

Sa physionomie parlait pourtant pour lui. De l’avis unanime, elle était criante de génie, et, qui plus est, du génie à la mode depuis Manfred et Lara, Edgar Poe y aidait par des collets et des cravates « à la Byron », des attitudes d’homme fatal et de longs regards perçans qui magnétisaient les femmes, mais il n’aurait pas eu besoin de ces singeries. La nature s’était chargée de le grimer pour son rôle de poète romantique en lui mettant une bouche douloureuse et des yeux de fou, sombres et étincelans, dans une face spiritualisée par la pâleur du teint et l’énormité du front. On ne le vit jamais rire, très rarement sourire. Toujours replié sur lui-même, sans relations cordiales avec le reste de l’humanité, il ne lui déplaisait pas d’avoir l’attrait d’une énigme et de dérouter également la curiosité, soit qu’il parût accablé d’une tristesse tragique, soit que son visage décelât les orages de passions tumultueuses. Il ne passait nulle part inaperçu. Plusieurs femmes demeurèrent saisies en l’apercevant pour la première fois. — « Je n’oublierai jamais, raconte l’une d’elles, le matin où je fus appelée au salon pour le recevoir. Avec sa belle tête fière et droite, ses yeux noirs où passaient les éclairs électriques du sentiment et de la passion, un mélange particulier et inimitable de douceur et de hauteur dans son expression et dans ses manières, il m’adressa la parole avec calme et gravité, presque froidement et, pourtant, avec quelque chose de si sérieux, que je ne pus m’empêcher d’en être profondément impressionnée. » Ces lignes nous livrent le secret du succès de Poe auprès des femmes, dont il a toujours recherché la société et la conversation. Il savait leur persuader qu’il les prenait au sérieux, et leur sexe y est très sensible.

Le Manuscrit trouvé dans une bouteille avait paru le 12 octobre 1833. Edgar Poe avait dès lors en portefeuille Bérénice, qui ne fut publiée qu’en mars 1835, l’Ombre, Morella, Hans Pfaall, Metzengerstein, et je ne parle que des meilleurs. Il allait écrire trois de ses chefs-d’œuvre, Ligeia, William Wilson, la Chute de la maison Usher. Son dernier recueil de vers contenait quelques-unes de ses pièces les plus intéressantes. Il entrait dans l’arène sachant ce qu’il voulait faire et comment il le ferait, muni de principes arrêtés, dont il ne dévia jamais, sur l’essence de la poésie, son but, ses limites, le but et les limites de la fiction en prose. Il avait déjà commencé le patient travail sur lui-même qu’il poursuivit sans relâche jusqu’à sa mort, et qui finissait quelquefois par effacer de ses œuvres jusqu’aux dernières traces de spontanéité. Edgar Poe a beaucoup écrit, et peu créé. Il se refaisait indéfiniment, avec un goût très sûr, disent les critiques américains qui ont pu comparer entre elles les versions successives du même conte, réimprimées çà et là et quelquefois avec d’autres titres ou sous une autre signature. En Europe, nous sommes privés de le connaître dans la liberté de son premier jet[22], et c’est une difficulté de plus pour pénétrer sa laborieuse méthode.


III

Le petit volume de vers de 1831 contient une préface où Poe expose ses idées sur la poésie : « Dans mon opinion, dit-il, un poème diffère d’un ouvrage de science en ce qu’il a pour objet immédiat le plaisir, non la vérité ; et du roman en ce qu’il a pour objet un plaisir imprécis. Il n’est un poème que dans la mesure où ce dernier objet a été rempli. En effet, tandis que les images présentées par le roman éveillent des sensations précises, celles de la poésie doivent donner des sensations imprécises, et, pour atteindre cette fin, la musique est un élément essentiel, car rien n’est moins précis que notre interprétation d’un son harmonieux. Combinée avec une idée qui donne du plaisir, la musique est de la poésie. Sans cette idée, la musique est simplement de la musique ; et l’idée sans la musique est de la prose, par cela même qu’elle est précise. »

Il n’admit jamais qu’il pût exister de vraie poésie sans « l’indéfini de la sensation », pas plus que de vraie musique : « Si vous exprimez avec des sons des idées trop définies, écrivait-il beaucoup plus tard, dans sa maturité, vous enlevez tout aussitôt à la musique son caractère spirituel, idéal, intrinsèque et essentiel. Vous faites évanouir son caractère voluptueux de rêve. Vous dissolvez l’atmosphère de mysticité dans lequel elle flotte. Vous tarissez l’haleine de la fée. La musique devient une idée tangible et facile à saisir, — elle est une chose de la terre : elle est grossière. » Il en va de même pour les vers, et le plus grand éloge que l’on puisse faire d’un poète, c’est de dire qu’il « a l’air de voir avec son oreille[23]. »

Pour rester conséquent avec lui-même, il avait dû exclure du domaine de la poésie les passions en même temps que les idées. Ni les convoitises ni les haines des hommes ne sont dignes de la forme d’art qui procure à l’intellect ses voluptés les plus hautes ; elles exigent une clarté brutale dont ne sauraient s’accommoder les limites rigoureuses de l’expression poétique. — Et, continuait Poe, « si nous bannissons la passion de la vraie poésie, de la poésie pure…, si nous en écartons même l’émotion quasi divine de l’amour, — combien plus en rejetterons-nous tout le reste ? » « Tout le reste » comprenait bien des choses, mais tout particulièrement l’élément moral et didactique qui était pour les compatriotes de Poe la seule fin de la littérature, son unique raison d’être. Ce fut leur grande querelle. Nous la retrouverons, avec plus d’âpreté des deux côtés, à propos des œuvres en prose.

Ainsi qu’il arrive toujours, Edgar Poe avait déduit son système de son propre tempérament poétique. Il vivait dans un état de rêve où il n’avait que des sensations imprécises, quoique d’une extrême violence. Tous ceux qui l’ont approché ont été frappés des absences d’esprit de cet homme qui regardait sans voir, absorbé dans une vision à laquelle il ne s’arrachait qu’avec souffrance, et qu’il rappelait avec ardeur, convaincu qu’elle lui ouvrait le monde surnaturel. Il raconte qu’il avait trouvé des procédés pour se remettre à volonté dans l’état où les « extases » descendaient sur lui, et ces procédés n’étaient pas du tout ce que l’on pourrait croire d’après son vice. Loin de sortir de son verre, ses chères visions n’avaient pas de plus grand ennemi que l’alcool ; leur fuite était le résultat certain et la grande punition de ses excès. Chaque ivresse le rendait malade pour plusieurs jours, et c’était fini des beaux songes, en attendant les cauchemars du délire alcoolique. Quand sa « santé physique et mentale » lui permettait la contemplation avec « son œil de visionnaire », nous savons ce qu’il voyait ; il ne s’est pas lassé de le décrire, et n’a guère décrit que cela. Ses paysages mêmes sont bien rarement pris dans la nature. Ce sont presque tous des paysages de rêve, construits par son imagination avec les formes indécises et mouvantes que lui suggérait dans ses longues promenades son cerveau de névrosé.

Dans la pièce de vers intitulée Pays de songe, le poète traverse une région située hors de l’espace et hors du temps. Par une route obscure et solitaire, que fréquentent seuls les mauvais anges, il arrive dans la patrie des songes, et voici ce qu’il voit : « — Vallées sans fond et fleuves sans fin, gouffres, cavernes et forêts titaniques, dont nul œil ne peut discerner les contours à travers la brume qui pleure ; montagnes s’abîmant éternellement dans des mers sans rivages ; mers se soulevant sans trêve et se gonflant vers des cieux enflammés ; lacs étalant à l’infini leurs eaux solitaires — leurs eaux solitaires et mortes, leurs calmes eaux — calmes et glacées sous la neige des lis penchés.

« Près des lacs qui étalent ainsi leurs eaux solitaires, leurs eaux mortes et solitaires — leurs tristes eaux, tristes et glacées sous la neige des lis penchés — sur les montagnes — le long des rivières qui murmurent tout bas, qui murmurent sans cesse — sous les bois gris, — dans les marécages où gîtent le crapaud et le lézard — près des mares sinistres et des étangs où les goules font leur demeure, — dans tous les lieux maudits, — dans les recoins les plus lugubres, — le voyageur rencontre avec terreur les Ombres voilées du Passé — fantômes drapés de blanc qui tressaillent et soupirent en passant — fantômes vêtus de linceuls, fantômes d’amis que l’agonie a depuis longtemps rendus à la Terre — et au Ciel… »

Il n’apercevait le monde réel qu’à travers des vertiges et à l’état de fantasmagorie. Des bouquets d’arbres sur un gazon sont pour lui « comme des explosions de rêves. » Il voit les ombres d’un bois arrosé par un ruisseau se détacher des troncs et tomber dans l’eau, qui les « boit » et « devient plus noire de la proie qu’elle avale », tandis que « d’autres ombres naissent à chaque instant des arbres, prenant la place de leurs aînées défuntes. » Il y avait des jours, — les bons, d’après lui, — où Poe pouvait dire comme le héros de Bérénice, son très proche parent : « — Les réalités du monde m’affectaient comme des visions, et seulement comme des usions, pendant que les idées folles du pays des songes devenaient en revanche, non la pâture de mon existence de tous les jours, mais positivement mon unique et entière existence elle-même. »

Il n’était peut-être rien dont il fût aussi fier que de ses relations, qui ne faisaient point doute pour lui, avec le monde occulte. — « Ceux qui rêvent éveillés, disait-il, ont connaissance de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis. Dans leurs brumeuses visions, ils attrapent des échappées de l’éternité, et frissonnent, en se réveillant, de voir qu’ils ont été un instant sur le bord du grand secret. » La foule imbécile les traite de fous ; que leur importe ? La science les appelle des malades ; béni soit leur mal, bénies les souffrances dont l’excès leur fait perdre la conscience d’eux-mêmes : — « Celui-là qui ne s’est jamais évanoui n’est pas celui qui découvre d’étranges palais et des visages bizarrement familiers dans les braises ardentes ; ce n’est pas lui qui contemple, flottantes au milieu de l’air, les mélancoliques visions que le vulgaire ne peut apercevoir ; ce n’est pas lui qui médite sur le parfum de quelque fleur inconnue, — ce n’est pas lui dont le cerveau s’égare dans le mystère de quelque mélodie qui jusqu’alors n’avait jamais arrêté son attention. » Dans le royaume des sensations, le superhomme, c’est le névrosé ; Poe le savait par expérience et s’en vantait volontiers.

Il ne prétendait pas garder de ses extases des idées nettes sur le monde occulte. Il avait été « au bord de la compréhension, » et il était revenu sans avoir pu passer plus avant ; mais c’était déjà beaucoup, c’était plus que le reste des hommes, sauf quelques privilégiés de sa sorte, et encore ils sont presque tous dans les maisons de fous. Les idées confuses qu’il rapportait de ses incursions dans l’au-delà s’harmonisaient avec les paysages dont on a vu plus haut des échantillons. Elles produisent dans ses vers, qu’elles peuplent de fantômes aussi imprécis que le milieu dans lequel ils se meuvent, des effets inimitables, d’une poésie subtile et comme impalpable. C’est l’école du brouillard transportée dans la poésie, par quelqu’un qui vivait ce brouillard, si l’on me passe l’expression, pour lequel c’était une nécessité de nature et non un artifice.

L’une de ces idées confuses, à clarté pâle de nébuleuse, domine toute son œuvre, et ce n’est pas encore dire assez. Edgar Poe a été hanté, obsédé dès son enfance, par la pensée inéclaircie de la mort. Que savons-nous d’elle ? Rien ; pas même où elle commence. Est-on sûr de ne pas se tromper lorsqu’on descend au tombeau ceux qui vous furent chers ? Est-on sûr qu’il ne survive pas dans ce que nous appelons un cadavre de sourdes volontés qui suffisent pour de tragiques souffrances ? Est-on sûr que « la paix du sépulcre » ne soit pas une effroyable ironie ? Poe avait vécu depuis le collège sous l’oppression de ces doutes. A quinze ans, il avait vu mourir une jeune femme qui lui avait été bonne et maternelle. Il alla pendant des mois méditer la nuit au cimetière, lui superstitieux, lui qui eut toujours peur dans le noir, sur le mystère que renfermait cette tombe. Une pièce de sa jeunesse, la Dormeuse, indique que la mort lui parut tout d’abord un refuge, dont il souhaita la douceur à ceux qu’il aimait : « Vers minuit, au mois de juin, à la clarté mystique de la lune, une vapeur assoupissante, humide et trouble, s’exhalait du disque d’or, et, coulant doucement, goutte à goutte, sur le sommet tranquille de la montagne, se glissait, lente et harmonieuse, dans les profondeurs sans fin de la vallée. Le romarin se penche sur la tombe ; le lis s’incline indolemment vers l’onde ; s’enveloppant de brouillard, les ruines s’effritent et entrent dans le repos du néant ; le lac semble un Léthé ; il a l’air de vouloir s’endormir et ne jamais se réveiller. Toute Beauté sommeille ! »

Une jeune femme s’est couchée la fenêtre ouverte parmi ces vapeurs malsaines, qui se glissent dans sa chambre et l’enveloppent de leur suaire. Faut-il l’éveiller, l’avertir ? Non. Souhaitons-lui plutôt, nous tous qui l’aimons, de ne jamais rouvrir ses belles paupières aux longs cils : « — Elle dort ! Oh ! puisse son sommeil être plus profond encore ! Puisse le Ciel la prendre en sa garde sacrée ! Que cette chambre se change en une plus sainte, ce lit en une couche plus lugubre. Je supplie Dieu qu’il la fasse dormir pour toujours, tandis que les esprits aux formes incertaines flotteront au-dessus de ses yeux clos !

« Elle dort, mon amour ! Puisse son sommeil être profond aussi bien qu’éternel ! Que les vers du tombeau rampent doucement autour d’elle ! Qu’au loin, dans la forêt vague et vénérable, un sépulcre lui ouvre ses portes… »

Poe n’envisagea pas longtemps la mort avec cette confiance. Elle lui apparut de bonne heure accompagnée d’un cortège de spectres et d’épouvantemens. A force de vivre par la pensée dans les tombeaux, en compagnie des vers et des cercueils, il entendit causer les putréfactions et sut les sensations des déliquescences. Les charniers lui enseignèrent leur métaphysique. Il reçut les confidences des mortes aux belles paupières, chastement drapées dans leur linceul de toile fine, et succomba à la hantise des secrets que lui murmuraient leurs bouches en décomposition. La préoccupation de la mort le tyrannisa au point de ne plus distinguer que cet unique chaînon dans le prodigieux miracle de la vie universelle, éternellement renaissante. De cette obsession est né (en 1843) un poème saisissant, le Ver conquérant, qu’Edgar Poe inséra plus tard dans une réédition de Ligeia, l’un des contes en prose de sa jeunesse. C’est là que Baudelaire le trouva et le traduisit, non sans profit pour lui-même. Quand Victor Hugo écrivait au poète des Fleurs du mal : « Vous avez doté le ciel de l’art d’on ne sait quel rayon macabre ; vous avez créé un frisson nouveau », Victor Hugo n’avait pas eu entre les mains une édition complète d’Edgar Poe : il y aurait vu que Baudelaire a été son disciple, le plus grand de tous.

Nous citerons le Ver conquérant en entier. C’est un des pôles de la pensée de Poe dans les dix dernières années de sa vie, la vision dans laquelle se résumaient la plupart des autres : « Voyez ! c’est nuit de gala depuis ces dernières années désolées ! Une multitude d’anges, ailés, ornés de voiles et noyés dans les larmes, est assise dans un théâtre pour voir un drame d’espérances et de craintes, pendant que l’orchestre soupire par intervalles la musique des sphères.

« Des mimes, faits à l’image du Dieu très haut, marmottent et marmonnent tout bas et voltigent de côté et d’autre ; pauvres poupées qui vont et viennent au commandement de vastes êtres sans forme qui transportent la scène çà et là, secouant de leurs ailes de condor l’invisible Malheur !

« Ce drame bigarré ! — oh ! à coup sûr, il ne sera pas oublié, avec son Fantôme éternellement pourchassé par une foule qui ne peut pas le saisir, à travers un cercle qui toujours retourne sur lui-même, exactement au même point ! Et beaucoup de Folie, et encore plus de Péché et d’Horreur font l’âme de l’intrigue !

« Mais voyez, à travers la cohue des mimes, une forme rampante fait son entrée ! Une chose rouge de sang qui vient en se tordant de la partie solitaire de la scène ! Elle se tord ! Elle se tord ! — Avec des angoisses mortelles les mimes deviennent sa pâture, et les séraphins sanglotent en voyant les dents du ver mâcher des caillots de sang humain.

« Toutes les lumières s’éteignent, — toutes, — toutes ! Et sur chaque forme frissonnante, le rideau, vaste drap mortuaire, descend avec la violence d’une tempête, — Et les anges, tout pâles et blêmes, se levant et se dévoilant, affirment que ce drame est une tragédie qui s’appelle l’Homme, et dont le héros est le Ver conquérant. »

Le rideau tombé, reste l’épilogue, qui se joue dans les dessous du théâtre. Les poupées humaines dont les obscures puissances qui président à nos destinées tiraient les ficelles retrouvent sous la terre d’autres volontés sans forme qui les tourmentent de plus belle. Poe rapporte dans un de ses contes qu’il entrevit une fois la scène complémentaire du drame, et l’on n’a rien écrit de plus propre à donner le cauchemar.

Une nuit, une voix inarticulée lui dit : Lève-toi, et regarde. — En même temps, une main le tirait. Il obéit : — « Je regardai. La figure voilée qui me retenait encore par le poignet avait entr’ouvert les tombes de l’humanité tout entière. De chacune d’elles s’échappait une faible lueur, la phosphorescence de la pourriture, en sorte que mon regard pouvait discerner les corps ensevelis, en proie aux vers, et dormant leur sommeil, lugubre et solennel. Mais, hélas ! ceux qui dormaient vraiment étaient de beaucoup les moins nombreux ; bien des millions ne dormaient pas du tout ; et ils semblaient se débattre faiblement ; et il y avait comme une inquiétude générale et douloureuse ; et l’on entendait bruire sinistrement les linceuls dans les profondeurs de ces fosses sans nombre ; et parmi ceux qui avaient l’air de reposer tranquillement, j’en vis beaucoup qui avaient plus ou moins changé la position raide et incommode qui leur avait été donnée au moment où ils avaient été enterrés.

« Et, pendant que je regardais, la voix reprit : — N’est-ce pas là, — oh ! n’est-ce pas là un spectacle lamentable[24] ? »

Les poésies d’Edgar Poe où l’on ne sent point passer la mort sont en minorité, et ce sont rarement les plus belles.

Il avait débuté par des vers abominablement boiteux, dit un critique américain[25] qui a eu les éditions originales entre les mains. Sa forme s’épura sous l’influence d’un travail acharné, sans que ses progrès d’ouvrier lui donnassent la tentation d’écrire des vers de plein soleil. La vraie poésie restait pour lui celle qui suggère, plutôt qu’elle ne peint ou n’explique. Il voulait que « chaque note de la lyre » allât réveiller l’un de ces « échos… indistincts mais augustes » qui sont les appels à l’âme, lancés de la région lointaine et supra-terrestre où habite la poésie pure. Les poètes qui se contentent « d’imiter ce qui existe dans la Nature » n’éveillent jamais ces échos, quelque exacte que, soit leur imitation ; aussi n’ont-ils pas droit au nom sacré d’artiste. Amiel a dit : « Un paysage est un état d’âme » : Poe avait complété d’avance sa pensée en écrivant : — « L’art est la reproduction de ce que les sens perçoivent dans la Nature à travers le voile de l’âme[26]. » Il résumait en ces termes le rôle de la poésie dans le monde : « Le sentiment poétique est le sens du beau, du sublime et du mystique. De là dérivent directement, — d’une part, l’admiration pour les choses de la Terre, les belles fleurs, les forêts plus belles encore, les vallées brillantes, les rivières et les montagnes éclatantes, — d’autre part, l’amour pour les étoiles scintillantes et les autres gloires enflammées du Ciel, — et enfin, inséparablement uni à cet amour et à cette admiration pour le Ciel et la Terre, l’invincible désir de savoir. La poésie est le sentiment de la félicité intellectuelle ici-bas et l’espérance d’une félicité intellectuelle supérieure au-delà de ce monde. Elle a pour âme l’imagination. Bien qu’elle puisse exalter, enflammer, purifier ou dominer les passions humaines, il ne serait pas difficile de prouver qu’elle n’a avec elles aucune connexion nécessaire et inévitable… » De l’absence de connexion, Poe en arrivait très vite, ainsi qu’on l’a déjà vu, à l’incompatibilité.

Sa filiation poétique est extrêmement simple. Adolescent, il imitait Byron, prodiguait les apostrophes et les points d’exclamation et affectait des sentimens titaniques entièrement opposés à son naturel : — « Les sentimens ne me sont jamais venus du cœur et mes passions sont toujours venues de l’esprit », dit l’Egœus de Bérénice, l’un des personnages qui ne sont qu’un reflet de l’auteur. Les passions romantiques ne sont en général que des passions de tête. Edgar Poe aurait donc pu continuer à byroniser sans hypocrisie, et tout aussi bien que les autres, mais il y renonça de très bonne heure pour s’abandonner à l’influence de Coleridge. Il lui a fait de larges emprunts pour ses théories littéraires, et il avait étudié ses vers avec fruit, la Ballade du vieux marin en première ligne. De son intimité intellectuelle avec cet illustre mangeur d’opium, auprès duquel les désordres de Quincey n’étaient que jeux innocens, est résultée une œuvre poétique qui n’a pas cent pages, sur lesquelles on peut en négliger la moitié. L’autre moitié, dont la forme prête souvent à la discussion, est néanmoins d’un grand poète, si l’on entend par là celui qui a reçu ce qui ne s’acquiert ni ne s’imite, une étincelle de l’essence divine. Il est facile d’avoir beaucoup plus de talent qu’Edgar Poe, sauf dans deux ou trois pièces de la fin de sa vie, où il n’y a malheureusement plus que du talent ; il ne dépend de personne d’avoir des sensations neuves, des perceptions qui révèlent au lecteur un aspect encore inaperçu de la beauté du monde, ou de ses joies, ou de ses douleurs, ou des « volontés sans forme » dont l’humanité est le jouet. Poe avait reçu le rayon d’en haut, devant lequel chacun de nous doit s’incliner avec respect, que l’on aime ou non les œuvres qu’il a fait éclore.


IV

Quand on veut être clair, on n’écrit pas en vers. On se sert de la prose. Elle est faite pour cela, et « il n’y a pas d’idée qui ne puisse s’énoncer clairement, poursuivait Poe en paraphrasant le vers de Boileau, du moment qu’on la conçoit bien. » Et, non seulement la prose peut toujours être claire, mais elle doit toujours l’être, quelque indistincts que soient les objets à dépeindre, quelque fugaces les sensations à analyser. C’est une question d’application et de discernement. Poe ne croyait pas aux inspirés qui écrivent comme la Pythie rendait des oracles, sous la dictée du dieu : « Créer, disait-il, c’est combiner, soigneusement, patiemment, et avec intelligence. » En ce qui le concernait, il combinait les impressions « psychiques plutôt qu’intellectuelles » qu’il rapportait du pays des songes ou du monde occulte. Ses contes ne différaient pas sur ce point de ses poésies. Il y employait de même toutes les ressources d’un esprit lucide à saisir l’insaisissable, et à le saisir plus fortement, à l’étreindre, n’étant plus content ici de le suggérer, et exigeant qu’en prose ces choses obscures devinssent lumineuses, que ces sensations vagues devinssent aiguës et pénétrantes. La difficulté, qu’il ne se dissimulait pas, était de fixer en langage humain, sans leur enlever leur fluidité, des idées qui ne sont plus ou ne sont pas encore des idées, des phénomènes pour lesquels le mot impression est déjà trop désignatif. Il appelait ces brumes intellectuelles les fantaisies de l’âme. Leur demeure est sur les confins de l’inconnaissable ; aussi avait-il désespéré d’abord de les exprimer avec les moyens grossiers dont disposent les hommes ; il lui avait fallu « sa foi dans le pouvoir des mots » pour oser l’entreprendre. La confiance lui était venue en travaillant. Il avait trouvé tout de suite le procédé, qu’il nous livre complaisamment ; il aimait à donner ses recettes au public, sans doute parce qu’il en était fier.

Son art de conteur est extraordinairement méthodique et laborieux. Poe laissait le moins possible au hasard. Il voulait qu’avant de prendre la plume, on eût sa fin dans la tête : « Ce n’est, disait-il, qu’en ayant sans cesse son dénouement devant les yeux, en faisant concourir tous les incidens et le ton général du récit au développement de l’intention que nous pouvons donner à l’action l’air de logique et d’enchaînement qui lui est indispensable. » — L’intention de William Wilson, c’est la scène finale où un homme réussit à tuer sa conscience, ainsi qu’Edgar Poe tremblait de le faire lui-même dans un accès d’alcoolisme. L’intention du Cœur révélateur, c’est encore la scène finale, où la conscience est au contraire la plus forte et oblige un criminel à se livrer à la justice. L’homme a tué. Il a enterré le cadavre dans sa chambre et fait disparaître jusqu’aux dernières traces de son crime. Il assiste à la descente de la police avec un sourire de sécurité, lorsqu’il entend tout à coup le cœur de sa victime battre sous le plancher : « — C’était un bruit sourd, étouffé, fréquent, ressemblant beaucoup à celui que ferait une montre enveloppée dans du coton. » Chose étrange, les policiers ont l’air de ne rien entendre, et pourtant « le bruit monte, monte toujours. » L’homme s’efforce de le couvrir en parlant haut et en remuant les chaises ; mais le bruit devient « plus fort, — plus fort ! — toujours plus fort ! » Il perd la tête, crie, et se démène. Le bruit redouble, impérieux, dominant tous les autres bruits, jusqu’à ce que l’assassin vaincu s’écrie : « — J’avoue la chose ! — arrachez ces planches ! c’est là, c’est là ! — c’est le battement de son affreux cœur ! »

L’intention de l’Ombre, — un chef-d’œuvre de trois pages, datant de sa première jeunesse, — c’est une « impression psychique », encore très vague à cette époque de sa vie, à peine exprimable, de la vie dans la mort. Des jeunes gens se sont enfermés pour noyer dans le vin la pensée de la peste qui dépeuple leur ville. Ils se forcent à rire et à chanter, mais leurs rires sonnent faux et il y a de l’hystérie dans leurs chansons, car l’un des convives vient d’être frappé devant son verre et gît aux pieds de ses amis, que ses yeux éteints ont l’air de fixer avec amertume. Un phénomène inexplicable réduit graduellement ces jeunes fous au silence. La chambre est tendue de draperies noires. « — Et voilà que du fond de ces draperies… s’éleva une ombre, sombre, indéfinie, — une ombre semblable à celle que la lune, quand elle est basse dans le ciel, peut dessiner d’après le corps d’un homme ; mais ce n’était l’ombre ni d’un homme, ni d’un dieu, ni d’aucun être connu. Et frissonnant un instant parmi les draperies, elle resta enfin, visible et droite, sur la surface de la porte d’airain. » Les convives baissaient les yeux, n’osant la regarder. A la longue, l’un d’eux se hasarda à lui demander sa demeure et son nom. Elle répondit : « — Je suis Ombre, et ma demeure est… tout près de ces sombres plaines infernales qui enserrent l’impur canal de Caron ! — Et alors, nous nous dressâmes d’horreur sur nos sièges, et nous nous tenions tremblans, frissonnans, effarés ; car le timbre de la voix de l’ombre n’était pas le timbre d’un seul individu, mais d’une multitude d’êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accens connus et familiers de mille et mille amis disparus. »

L’intention de Morella et de Ligeia, c’est la sensation singulière de déjà vu, de déjà ouï, que nous éprouvons quelquefois sans pouvoir la rattacher à aucun incident de notre existence. Edgar Poe inclinait à y reconnaître comme un écho d’une existence antérieure. Il croyait sans y croire à une métempsycose individuelle, dépendant de la force de volonté de chacun de nous. Pour qu’on ne s’y trompât point, il avait donné à Ligeia, son œuvre préférée, une longue épigraphe dont voici le passage essentiel : « — L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »

L’intention du Silence — un autre petit chef-d’œuvre — est la même qu’avait eue Pascal en écrivant son chapitre de la Misère de l’homme. Tel est le malheur naturel de notre condition, que nous ne la supporterions pas sans l’agitation perpétuelle de la vie, qui nous distrait et nous tire hors de nous-mêmes : « Rien ne peut. nous consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser. » Le héros de Poe est assis dans un désert lugubre et désolé, sans autre compagnie que de gigantesques nénuphars qui « soupirent l’un vers l’autre dans cette solitude, et tendent vers le ciel leurs longs cous de spectres, et hochent de côté et d’autre leurs têtes sempiternelles. » L’homme est pâle et tremblant, mais il supporte son sort, car les manifestations de la vie emplissent le désert, et c’est autour de lui une agitation et un fracas perpétuels. Alors le démon, irrité, « maudit de la malédiction du silence la rivière et les nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel, et le tonnerre, et les soupirs des nénuphars. Et ils furent frappés de la malédiction, et ils devinrent muets… et il ne s’éleva plus… le moindre murmure, ni l’ombre d’un son dans tout le vaste désert sans limites… Et l’homme frissonna, et il fit volte-face et il s’enfuit loin, loin, précipitamment… »

L’intention du Démon de la perversité, c’est de fournir une explication de la nature humaine moins insuffisante que celles des métaphysiciens et des phrénologues (Poe a l’air de croire que les deux n’en font qu’un). L’intention d’un groupe nombreux de récits, dont la Chute de la maison Usher est la perle, c’est de rendre sensible l’obsession de la Mort et des problèmes insolubles qu’elle soulève. D’autres contes ne sont que des rébus d’une ingéniosité supérieure, auxquels Poe n’attribuait avec raison qu’une valeur d’art très secondaire ; il aurait donné dix fois le Scarabée d’or ou l’Assassinat de la rue Mourgue pour William Wilson. D’autres encore (le Canard an ballon, Aventure sans pareille d’un certain Hans Pfaal, etc.) annoncent sans l’égaler le roman scientifique de Jules Verne ; et d’autres ont été composés pour amuser le lecteur, ou pour tenir de la place dans une revue à court de copie, ou pour mettre quelques dollars dans la poche de l’auteur[27]. Mais quelle qu’eût été l’intention, c’est-à-dire, en bon français, le sujet, l’idée générale de l’œuvre, Poe ne s’y était arrêté qu’après avoir décidé en lui-même « l’effet à produire », qui peut varier beaucoup avec un même sujet, selon la façon de l’envisager. L’un ne se choisit pas sans l’autre ; la règle est absolue ; mais le reste va ensuite tout seul : « — Ayant fait choix d’un effet qui soit premièrement neuf, et secondement vigoureux, je cherche s’il vaut mieux le mettre en lumière par les incidens ou par le ton, — ou par des incidens vulgaires et un ton particulier, — ou par des incidens singuliers et un ton ordinaire — ou par une égale singularité de ton et d’incidens ; — et puis je cherche autour de moi, ou plutôt en moi-même, les combinaisons d’événemens ou de tons qui peuvent être les plus propres à créer l’effet en question[28]. »

Tous ceux qui ont lu le Cœur révélateur savent que l’effet à produire est ici la terreur, et que Poe a su la porter au degré d’intensité où elle devient pénible. On n’oublie plus les angoisses du vieil homme qu’un mouvement de l’assassin a réveillé et qui s’est dressé sur son lit en criant : — « Qui est là ? » — L’assassin s’arrête. Il reste complètement immobile pendant une heure entière, et le vieillard est toujours sur son séant, aux écoutes, paralysé par la terreur et exhalant dans les ténèbres le gémissement « sourd et étouffé qui s’élève du fond d’une âme surchargée d’effroi… La Mort qui s’approchait avait passé devant lui avec sa grande ombre noire… Et c’était l’influence funèbre de l’ombre inaperçue qui lui faisait sentir, — quoiqu’il ne vît et n’entendît rien, — qui lui faisait sentir la présence de ma tête dans la chambre. »

Edgar Poe se complaisait aux effets de terreur, sachant bien qu’il y excellait. Il en a qui semblent empruntés à de monstrueux cauchemars. Rappelez-vous l’épouvante de l’assassin, dans le Chat noir, lorsqu’il entend sortir du mur le miaulement du chat, muré par mégarde avec le cadavre : « — Une voix me répondit du fond de la tombe ! — une plainte, d’abord voilée et entrecoupée, comme le sanglotement d’un enfant, puis, bientôt, s’enflant en un cri prolongé, sonore et continu, tout à fait anormal et anti-humain, — un hurlement, — un glapissement, moitié horreur et moitié triomphe, — comme il peut en monter seulement de l’Enfer, — affreuse harmonie jaillissant à la fois de la gorge des damnés dans leurs tortures, et des démons exultant dans la damnation. » — Il en a d’un raffinement barbare. Rappelez-vous, dans la Chute de la maison Usher, ce frère qui a enterré sa sœur vivante, qui entend ses efforts pour briser sa bière, et qui reste cloué sur son siège par une peur au-dessus de la raison humaine. — Il en a aussi de grossiers, qui s’en prennent à nos nerfs, dans le Puits et le Pendule par exemple, où un condamné contemple d’un œil hébété l’acier tranchant qui s’abaisse sur sa poitrine avec la lenteur d’un poids d’horloge. Il en a d’oppressans et d’aigus, de fous, de surnaturels, et tous, dans tous les genres, sont insurpassables : — « Depuis Pascal peut-être, écrivait Barbey d’Aurevilly, il n’y eut jamais de génie plus épouvanté, plus livré aux affres de l’effroi et à ses mortelles agonies, que le génie panique d’Edgar Poe ! »

La critique américaine lui reprochait d’avoir emprunté aux romantiques allemands le goût des histoires lugubres. Poe se défendait de s’être inspiré de n’importe qui et expliquait la tristesse de son œuvre par celle de son âme : « La vérité, disait-il, c’est qu’il n’y a pas un de ces récits — à une seule exception près — dans lequel un lettré puisse reconnaître les caractères qui distinguent la pseudo-horreur dite germanique… S’il est vrai que la terreur soit le thème d’un grand nombre de mes productions, je soutiens que cette terreur ne vient pas d’Allemagne, mais de mon âme[29]. » Il disait vrai. Sa science extraordinaire de la peur, à tous les degrés et dans toutes ses variétés, n’avait été empruntée à personne. Poe n’en avait pas eu besoin. Il n’avait eu, comme il le dit, qu’à regarder dans son âme, son âme misérable, vouée par l’alcool à toutes les épouvantes, car c’est ici que son vice rejoint son génie et influe puissamment sur son œuvre. Si l’ivrognerie nuisait au rêveur, dont elle faisait envoler les visions, il y avait d’autre part certaines impressions, semi-physiques et semi-morales, toujours brutales, que Poe devait aux boissons meurtrières avec lesquelles il s’assommait, au sens propre du mot, et la Peur venait en tête, conformément aux observations des médecins sur les alcooliques, Les phénomènes intellectuels qui accompagnent le délire alcoolique, a dit l’un d’eux[30], « consistent surtout en troubles hallucinatoires… presque toujours de nature pénible, éveillant des craintes de toute espèce, et pouvant déterminer des impressions morales dont la plus légère serait l’étonnement et la plus forte une terreur profonde. » Edgar Poe laissa de bonne heure derrière lui la phase de l’étonnement pour entrer dans celle de la terreur profonde et marcher de peur en peur vers le suicide et la folie. Ses contes en reçurent une coloration morbide, à force d’être lugubre, qui a été pour une bonne part dans leur succès en France. L’alcool avait pareillement familiarisé Poe avec un autre de ses effets ordinaires, le vertige moral, si admirablement dépeint dans le plus philosophique de ses contes, le Démon de la perversité. Tout le monde connaît le trouble des sens qui fait qu’on se jette dans le vide de peur d’y tomber. Il a son pendant, infiniment plus redoutable, dans la sphère des maladies morales, où il prend le nom d’impulsion criminelle. D’après Edgar Poe, aucun de nous ne vient au monde complètement indemne de ce stigmate psychologique, qu’il faut se résoudre à compter parmi les mobiles primordiaux de l’âme humaine. Il nous arrive à tous de faire une chose « simplement à cause que nous sentons que nous ne le devrions pas ». Le vertige moral coexiste fort bien avec une lucidité parfaite de l’intelligence et de la conscience. Il semble alors qu’il y ait dans le même individu un acteur et un spectateur, une volonté aveugle et sourde qui va droit à un but qu’elle ne connaît pas, et une conscience muette qui la regarde faire avec horreur. Le héros du Démon de la perversité n’en est pas là ; il n’y a pas lieu de s’attendrir sur son sort, puisqu’il avait mérité depuis longtemps d’être pendu et que ses impulsions l’ont seulement contraint à prononcer tout haut, malgré lui et avec désespoir, le mot qui le dénonce et le perd. Autre est le cas du meurtrier du Chat noir, conte atroce, dans lequel l’effet de vertige moral se combine avec l’effet de terreur. Ici, un homme commet des abominations sous la brusque poussée d’une idée-force, et Poe a mis une insistance dramatique, qui fait de ces pages la plus poignante des confessions, à nous expliquer que ces mouvemens irrésistibles, par lesquels un être doux et pur est changé en brute quand ce n’est pas en criminel, sont nés, ont crû, multiplié, éclaté, ont tué une âme et perdu toute une famille, sous la fatale influence, l’influence exécrée de l’alcool. On n’ose penser à ce qu’a été l’existence de ce malheureux qui y voyait si clair dans son mal et en était à se demander s’il finirait par le crime !

Les effets de fantastique, au rebours, sont purement artificiels dans les contes de Poe ; il est bien entendu que nous n’y faisons pas rentrer les phénomènes du monde occulte, qui ne lui présentaient rien de surnaturel ; il y reconnaissait comme Hoffmann les manifestations de forces qui ne demeuraient mystérieuses que faute d’avoir été étudiées scientifiquement, ainsi qu’on tâche de le faire de nos jours. Nous voulons parler du fantastique proprement dit. Poe y arrivait au degré d’illusion que l’on sait par des trucs habiles et prudens, dont il n’a pas plus fait mystère que des autres. Il a même pris un plaisir malicieux à démonter sous nos yeux l’un de ses « effets » les plus célèbres, celui du petit poème appelé le Corbeau, et à dévoiler comment il en était arrivé de fil en aiguille, sans l’avoir prémédité, à créer l’impression de surnaturel dont frissonnent les personnes nerveuses. Poe n’a rien écrit de plus instructif sur les côtés artificiels de son œuvre que la Genèse d’un poème, rien aussi de plus imprudent ; il casse notre joujou pour nous montrer ce qu’il y a dedans. Bien que le Corbeau soit dans toutes les mémoires, j’en citerai quelques strophes afin de faciliter les rapprochemens :

« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela et rien de plus.

« Ah ! distinctement je me souviens que c’était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain, m’étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore, — et qu’ici on ne nommera jamais plus.

« Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fantastiques, inconnues pour moi jusqu’à ce jour ; si bien qu’enfin, pour apaiser le battement de mon cœur, je me dressai, répétant : C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l’entrée à la porte de ma chambre ; — c’est cela même et rien de plus.

………………………………….

« Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre : — il se percha, s’installa, et rien de plus.

« Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : Bien que ta tête — lui dis-je — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! Le corbeau dit : Jamais plus !

…………………………………

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. — Le corbeau dit : Jamais plus !

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans ta tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! — Le corbeau dit : Jamais plus.

« Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever — jamais plus. »

Poe raconte qu’il a composé le Corbeau selon toutes les règles. Avant de se mettre en peine d’un sujet, il avait commencé par décider qu’il allait écrire en vers, que sa pièce serait courte, à la portée du premier venu, et sans autre prétention que d’être une jolie chose, quoi qu’en pussent dire les puritains, adversaires scandalisés de l’Art pour l’Art. Ces préliminaires réglés, il avait adopté le ton de la tristesse comme le plus favorable à son objet, et cherché quelque curiosité artistique et littéraire qui donnât du ragoût à son morceau. Il trouva le refrain never more, jamais plus, qui est bref et sonore. Mais sous quel prétexte faire répéter indéfiniment never more à un être doué de raison ? L’idée d’un animal savant surgit dans son esprit, et il pensa « tout naturellement » à un perroquet, qui se métamorphosa immédiatement en corbeau à cause du « ton voulu », sans arriver encore à donner une impression de tristesse ; l’image d’un corbeau savant échappé de sa cage, déplumé comme ils le sont en captivité, n’a rien qui dispose l’esprit aux émotions mystiques ; elle le prépare plutôt à une scène comique. Le poète eut beau prendre pour sujet la mort d’une belle femme et donner pour interlocuteur à son oiseau l’amant pleurant sa maîtresse défunte, le danger du grotesque diminuait : il n’était pas aboli.

Il ne pouvait l’être que par un emploi discret du fantastique. L’amant fut chargé de créer par son trouble, par son excitation superstitieuse, l’atmosphère irréelle dont l’auteur avait besoin. Il est fait de main d’ouvrier, cet homme énervé par la fatigue et le chagrin, qui ne sait s’il veille ou s’il rêve, et s’anime à croire au caractère prophétique ou démoniaque de l’oiseau, tout en sachant parfaitement que celui-ci ne fait que répéter sa leçon. A mesure qu’il se persuade, il nous persuade. On n’aperçoit plus le corbeau qu’à travers une lumière extra-terrestre, évocatrice d’idées confuses, et le poète a si bien réussi, que des gens en furent hallucinés : « Quelle vie ! — Quelle puissance ! écrivait Elisabeth Browning, l’auteur d’Aurora Leigh[31]. Le Corbeau a fait sensation en Angleterre — une sensation d’horreur, ainsi qu’il convenait… J’entends parler de personnes qui sont hantées par le jamais plus, et l’une de mes connaissances, qui a le malheur de posséder un buste de Pallas, n’ose plus le regarder dès qu’il fait un peu nuit. »

Il n’est pas impossible qu’Edgar Poe ait inventé après coup les trois quarts de la Genèse d’un poème ; il était coutumier de ces sortes de mystifications. Le dernier quart suffit à montrer les dangers que l’abus du procédé a fait courir à son originalité. A force de calculer, de se gratter et regratter, d’être appliqué et méticuleux, il aurait senti l’huile, sans le grain de folie qui déconcertait sans cesse les plans les mieux ourdis, et qu’il communique à tous ses personnages, puisqu’ils sont tous lui, toujours lui. Quand l’intérêt de l’histoire, ainsi qu’il arrive continuellement dans ses contes, « repose sur une imperceptible déviation de l’intellect, sur une hypothèse audacieuse, sur un dosage imprudent de la Nature dans l’amalgame des facultés[32], » alors ce n’est plus calcul de sa part, c’est la force même des choses, c’est la déviation de son propre intellect qui se réfléchit dans son récit et le protège contre l’excès de méthode et de clarté. Quand il décrit avec persistance « l’hallucination, laissant d’abord place au doute, bientôt convaincue et raisonneuse comme un livre ; — l’absurde s’installant dans l’intelligence et la gouvernant avec une épouvantable logique ; — l’hystérie usurpant la place de la volonté, la contradiction établie entre les nerfs et l’esprit, et l’homme désaccordé au point d’exprimer la douleur par le rire » — il ne choisit pas son sujet, son ton, son effet à produire : il les subit, et le reste n’est que vantardise. Quand il oppose[33] aux génies sereins qui n’ont pour habitacles que des cerveaux sains, harmonieusement équilibrés, ces autres génies qui sont « une maladie mentale, ou plutôt une malformation organique de l’intelligence », c’est à lui-même qu’il pense : « Les hommes m’ont appelé fou ; mais la science ne nous a pas encore appris si la folie est ou n’est pas le sublime de l’intelligence, — si presque tout ce qui est la gloire, si tout ce qui est la profondeur, ne vient pas d’une maladie de la pensée, d’un mode de l’esprit exalté aux dépens de l’intellect général… Nous dirons donc que je suis fou[34]. » C’est parce qu’il nous traîne perpétuellement au spectacle des « chancellemens et des abattemens de la raison malade[35] », étudiés directement sur lui-même, que nous oublions son côté artificiel sous l’empire d’un malaise analogue à celui qu’on éprouve en visitant un asile d’aliénés. On peut dire d’Edgar Poe, en se servant de ses propres expressions, que la malformation organique de son intelligence a été son génie même. C’est marquer du même coup ses limites, et son rang secondaire dans l’échelle des esprits créateurs.

Edgar Poe conteur procède à la fois de Coleridge et des romantiques allemands, de Coleridge pour les idées générales, des romantiques allemands pour la technique. Il possédait son Hoffmann sur le bout du doigt[36]. Non content de lui emprunter son genre, il avait appris à son école à donner de la réalité aux fantaisies les plus extravagantes, par la précision et la vérité du détail. Son instinct l’avait bien servi dans le choix d’un modèle. Poe s’était engagé dans la voie où toutes ses qualités devaient trouver leur emploi, les mauvaises comme les bonnes, les tares de l’intelligence aussi bien que les dons des fées. S’il n’avait pas eu devant lui d’autre pierre d’achoppement que son ivrognerie, l’alcool lui aurait certainement permis de donner tout ce qu’il avait à donner ; car l’œuvre d’un conteur fantastique ne saurait jamais être bien considérable.

Mais le malheur voulut qu’il n’eût pas de succès dans son pays, je parle du franc succès qui impose un écrivain aux masses. Pour beaucoup de raisons, qui n’étaient pas toutes mauvaises, les Américains de 1840 étaient incapables de goûter des histoires comme Morella ou Bérénice. Ils sentaient que l’auteur avait du talent, et ne s’en efforçaient que davantage de le pousser dans une autre route, par bonne intention, inattentifs aux blessures qu’ils infligeaient à une âme endolorie. Edgar Poe a cruellement souffert de cette lutte contre la critique et le public. Malgré son orgueil, qui était immense, il a dû plus d’une fois mendier son pain, et il lui a fallu trop souvent accommoder son œuvre au goût de l’acheteur et de l’abonné. A chacun ses responsabilités ; les compatriotes de Poe ne lui ayant fait grâce d’aucune des siennes, il est juste de leur rendre la pareille. Nous allons raconter un drame où les torts les plus graves ne sont pas du côté de l’accusé.


ARVEDE BARINE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 novembre 1896.
  2. Écrivains étrangers, par Teodor de Wyzewa (1896, Perrin).
  3. Memoir of Poe, par Rufus Wilmot Griswold. Le révérend Rufus Griswold avait accepté de Poe la mission d’éditer ses œuvres après lui. Il inspirait toute confiance à la famille, qui lui livra les papiers du mort. L’usage qu’il crut devoir en faire — par conscience à ce qu’on assure — prouve à quel point les esprits étaient montés contre Poe en Amérique.
  4. Parmi les nouvelles publications qui ont aidé à rendre à Poe sa physionomie véritable, une mention spéciale est due à la biographie de M. Georges Woodberry : Edgar Allan Poe (Boston, 1894). — M. Woodberry est le premier qui ait pu nous dire ce qu’Edgar Poe avait fait de son temps, de dix-huit à vingt et un ans, et qui ait enfin éclairci le mystère de sa mort. Son livre est riche en documens inédits et écrit avec modération, sinon avec sympathie.
  5. Woodberry, Edgar Allan Poe.
  6. The Century illustrated (New-York, septembre 1894).
  7. L’Hérédité et la pathologie générale.
  8. Le Gendre, loc. cit.
  9. William Wilson ; traduction de Baudelaire. J’avertis, une fois pour toutes, que j’aurai recours à cette admirable traduction le plus souvent possible, c’est-à dire pour presque tous les Contes et plusieurs pièces de vers.
  10. L’Homme des foules.
  11. Athenœum, 19 octobre 1878.
  12. Les italiques ne sont pas de nous.
  13. Le colonel John Preston.
  14. A Charlottesville, dans la Virginie.
  15. Magnan, De l’alcoolisme.
  16. Écrit on 1856.
  17. Voici le titre complet : The life of un artist, at home and abroad.
  18. Publiée en 1829.
  19. Bérénice.
  20. Poetas. New-York, 1831.
  21. Journal de Kennedy.
  22. La grande édition, qui vient d’être publiée à Chicago (Stone et Kimball), et qui est destinée à être définitive, donne toujours le dernier texte. Elle contient toutefois les variantes des poésies.
  23. Marginalia. Voyez aussi les articles de critique d’Edgar Poe, en particulier celui qui a pour titre : The poetic principle.
  24. The premature burial. Ce conte ne figure pas parmi ceux que Baudelaire a traduits.
  25. Woodberry.
  26. Marginalia.
  27. Ses œuvres d’imagination en prose comprennent une soixantaine de contes, quelques fantaisies qui échappent à tout classement, un roman : Aventures d’Arthur Gordon Page, qui offre peu d’intérêt, malgré deux ou trois scènes dramatiques, et un fragment d’un autre roman d’aventures, le Journal de Julins Rodman, qu’il ne termina jamais, sentant, lui-même que c’était manqué. Edgar Poe n’était pas fait pour les œuvres de longue haleine, et il s’en rendait compte.
  28. The Philosopha of Composition. Baudelaire a traduit ce morceau sous ce titre : La Genèse d’un poème, et l’a placé à la fin du volume de contes intitulé : Histoires grotesques et sérieuses.
  29. Préface (1840).
  30. Magnan. loc. cit.
  31. Lettre à Poe. Le Corbeau a paru le 29 janvier 1845. J’ai à peine besoin de rappeler que Mrs browning n’était encore, à cette date, que miss Harrett.
  32. Baudelaire, préface des Histoires extraordinaires.
  33. Fifty suggestions.
  34. Éléonore.
  35. Écrivains francisés, par Emile Hennequin.
  36. On se rappelle peut-être certaine consultation de Hoffmann, dédiée aux artistes, sur les rapports qui existent entre les différens crus de vin et l’inspiration. Il recommandait le bourgogne pour l’opéra sérieux, le vin du Rhin pour la musique d’église, et ainsi de suite. Poe s’est approprié ce passage peu connu, en le démarquant, dans un conte appelé Bonbon, qui n’a pas été traduit en français.