Essais/édition Musart, 1847/16

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 136-140).
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CHAPITRE XVI.

c’est folie de rapporter le vrai et le faux au jugement de notre suffisance.


Ce n’est pas à l’aventure sans raison que nous attribuons à simplesse et ignorance la facilité de croire et de se laisser persuader ; car il me semble avoir appris autrefois que la créance était comme une impression qui se faisait en notre âme ; et à mesure qu’elle se trouvait plus molle et de moindre résistance, il était plus aisé à y empreindre quelque chose. D’autant que si l’âme est vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. Voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles. Mais aussi, de l’autre part, c’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance outre la commune. J’en faisais ainsi autrefois ; et si j’oyais parler ou des esprits qui reviennent, ou du pronostic des choses futures, des enchantements, des sorcelleries, ou faire quelque autre conte où je ne pusse pas mordre, il me venait compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et, à présent, je trouve que j’étais pour le moins autant à plaindre moi-même ; non que l’expérience m’ait depuis rien fait voir au-dessus de mes premières créances, et si n’a pas tenu à ma curiosité ; mais la raison m’a instruit que, de condamner ainsi résolument une chose pour fausse et impossible, c’est se donner l’avantage d’avoir dans la tête les bornes et limites de la volonté de Dieu et de la puissance de notre mère nature ; et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance.

Si nous appelons monstres, ou miracles, ce où notre raison ne peut aller, combien s’en présente-t il continuellement à notre vue ? Considérons au travers de quels nuages et comment à tâtons on nous mène à la connaissance de la plupart des choses qui nous sont entre mains ; certes, nous trouverons que c’est plutôt accoutumance que science qui nous en ôte l’étrangeté ; et que ces choses-là, si elles nous étaient présentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu’aucunes autres. Celui qui n’avait jamais vu de rivière, à la première qu’il rencontra, il pensa que ce fût l’Océan ; et les choses qui sont à notre connaissance les plus grandes, nous les jugeons être les extrêmes que nature fasse en ce genre. La nouvelleté des choses nous incite, plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de révérence de cette infinie puissance de nature, et plus de reconnaissance de notre ignorance et faiblesse. Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de foi, desquelles, si nous ne pouvons être persuadés, au moins les faut-il laisser en suspens ? car, de les condamner impossibles, c’est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusqu’où va la possibilité. Si l’on entendait bien la différence qu’il y a entre l’impossible et l’inusité, et entre ce qui est contre l’ordre du cours de nature et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas témérairement, ni aussi ne décroyant pas facilement, on observerait la règle de Rien trop, commandée par Chilon.

Quand on trouve dans Froissard que le comte de Foix sut, en Béarn, la défaite du roi Jean de Castille à Juberoth, le lendemain qu’elle fut advenue, et les moyens qu’il en allègue, on s’en peut moquer, et de ce même que nos annales disent que le pape Honorius, le propre jour que le roi Philippe-Auguste mourut à Mantes, fit faire ses funérailles publiques et les manda faire par toute l’Italie ; car l’autorité de ces témoins n’a pas à l’aventure assez de rang pour nous tenir en bride. Mais quoi ! si Plutarque, outre plusieurs exemples qu’il allègue de l’antiquité, dit savoir de certaine science que, du temps de Domitien, la nouvelle de la bataille perdue par Antoine en Allemagne, à plusieurs journées de là, fut publiée à Rome et semée par tout le monde le même jour qu’elle avait été perdue ; et si César tient qu’il est souvent advenu que la renommée a devancé l’accident, dirons-nous pas que ces simples gens-là se sont laissé piper après le vulgaire, pour n’être pas clairvoyants comme nous ? Est-il rien de plus délicat, plus net et plus vif que le jugement de Pline, quand il lui plaît de le mettre en jeu ? rien plus éloigné de vanité ? Je laisse à part l’excellence de son savoir, duquel je fais moins de compte. En quelle partie de ces deux là le surpassons-nous ? Toutefois, il n’est si petit écolier qui ne le convainque de mensonge, et qui ne lui veuille faire leçon sur le progrès des ouvrages de nature.

Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques de saint-Hilaire, passe ; son crédit n’est pas assez grand pour nous ôter la licence d’y contredire ; mais de condamner d’un train toutes pareilles histoires, me semble singulière impudence. Ce grand saint Augustin témoigne avoir vu, sur les reliques des saints Gervais et Protais à Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue ; une femme, à Carthage, être guérie d’un cancer par le signe de la croix qu’une femme nouvellement baptisée lui fît ; Hesperius, un sien familier, avoir chassé les esprits qui infestaient sa maison, avec un peu de terre du sépulcre de notre Seigneur ; et cette terre depuis transportée à l’église, un paralytique en avoir été soudain guéri ; une femme en une procession ayant touché à la châsse saint Etienne, d’un bouquet, et de ce bouquet s’étant frotté les yeux, avoir recouvré la vue pieça perdue ; et plusieurs autres miracles où il dit lui-même avoir assisté : de quoi accuserons-nous et lui et deux saints évêques, Aurelius et Maximinus, qu’il appelle pour ses recors[1] ? sera-ce d’ignorance, simplesse, facilité ? ou de malice et imposture ? Est-il homme en notre siècle si impudent qui pense leur être comparable, soit en vertu et piété, soit en savoir, jugement et suffisance ?

C’est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l’absurde témérité qu’elle traîne quand et soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas ; car après que, selon votre bel entendement, vous avez établi les limites de la vérité et de la mensonge, et qu’il se trouve que vous avez nécessairement à croire des choses où il y a encore plus d’étrangeté qu’en ce que vous niez, vous vous êtes déjà obligé de les abandonner. Or, ce qui me semble apporter autant de désordre en nos consciences, en ces troubles où nous sommes de la religion, c’est cette dispensation que les catholiques font de leur créance. Il leur semble faire bien les modérés et les entendus quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en débat ; mais, outre ce qu’ils ne voient pas quel avantage c’est à celui qui vous charge de commencer à lui céder et vous tirer arrière, et combien cela l’anime à poursuivre sa pointe, ces articles-là, qu’ils choisissent pour les plus légers, sont aucunes fois très-importants. Ou il faut se soumettre en tout à l’autorité de notre police ecclésiastique, ou du tout s’en dispenser ; ce n’est pas à nous à établir la part que nous lui devons d’obéissance. Et davantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de notre Église qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus étrange, venant à en communiquer aux hommes savants, j’ai trouvé que ces choses-là ont un fondement massif et très-solide, et que ce n’est que bêtise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre révérence que le reste. Que ne nous souvient-il combien nous sentons de contradiction en notre jugement même ! combien de choses nous servaient hier d’articles de foi, qui nous sont fables aujourd’hui ! La gloire et la curiosité sont les fléaux de notre âme ; celle-ci nous conduit à mettre le nez partout, et celle-là nous défend de rien laisser irrésolu et indécis[2].

  1. Témoins. Recors, du verbe latin recordari, se souvenir.
  2. Ces observations de l’auteur sont pleines de sagesse. Grand nombre d’écrivains de nos jours pourraient se les appliquer, et se montrer moins tranchants sur des questions que souvent ils ignorent.