Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 12

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 547-599).

CHAPITRE XII.

De la physionomie.

Presque toutes nos opinions ne se forment que par l’autorité d’autrui ; nous admirons Socrate sans le connaître, sur sa réputation ; s’il vivait à notre époque, peu d’hommes feraient cas d’un enseignement donné sous la forme simple et naïve qu’il emploie. — Presque toutes les opinions que nous avons, nous sont imposées sans que nous les ayons contrôlées ; à cela il n’y a pas de mal nous ne saurions, en ce siècle si faible, faire un plus mauvais choix, que si nous choisissions nous-mêmes. Les discours de Socrate, dont ses amis nous ont transmis la forme et le sens, n’ont notre approbation que par respect pour l’approbation universelle qui s’y est attachée de temps immémorial ; ce n’est pas par nous-mêmes que nous les connaissons, ils ne sont pas à notre usage. S’il se produisait à cette heure quelque chose de pareil, peu d’hommes l’apprécieraient à sa valeur. Nous n’apercevons, en fait de grâces, que celles qui ont du piquant, qui sont bouffies et regorgent d’artifice ; celles qui glissent, naïves et simples, échappent aisément à des organes aussi grossiers que les nôtres elles ont une beauté délicate et cachée, et il faut une vue bien nette et que rien ne voile pour découvrir cette lumière dérobée. La naïveté n’est-elle pas du reste, à notre sens, proche parente de la sottise et ne la tenons-nous pas pour un défaut ? — Socrate imprime à son âme un mouvement naturel qui est dans la manière de faire de tous ; un paysan, une femme s’expriment comme il le fait ; il parle constamment de cochers, de menuisiers, de savetiers et de maçons ; ses inductions, ses comparaisons sont tirées des actions les plus vulgaires de l’homme, de celles qui se répètent le plus ; chacun comprend ce dont il parle. Nous n’eussions jamais de nous-mêmes apporté sous une forme aussi triviale tant de noblesse et de splendeur dans le choix de ses admirables conceptions, nous qui estimons plates et basses toutes celles que ne relève pas la forme sous laquelle elles s’enseignent, qui ne distinguons la richesse que si elle s’étale en grande pompe. Notre monde est pétri d’ostentation, les hommes ne s’enflent que de vent et vont par bonds, comme les ballons. Socrate, lui, ne cherche pas à faire prévaloir de chimériques idées, son but est de nous munir de choses et de préceptes qui profitent réellement de la façon la plus immédiate à la vie : « Régler ses actions, observer la loi du devoir, suivre la nature (Lucain). » Il fut toujours un, et est constamment demeuré semblable à lui-même ; il s’est élevé à l’apogée de sa vigueur, non par boutades, mais par tempérament ; ou, pour mieux dire, il n’a rien surélevé, il a plutôt rabaissé l’homme pour le ramener à son point d’origine et tel que l’a fait la nature, à laquelle il a subordonné les aspirations, les mécomptes et les difficultés de la vie. Chez Caton, on voit bien clairement qu’il va planant sans cesse bien au-dessus des idées communes ; dans ses exploits empreints de tant de bravoure, dans sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Socrate, au contraire, va toujours rasant la terre, de ce même pas lent auquel nous allons tous ; et il émet ses plus utiles discours, se conduit dans la mort et dans les moments les plus difficiles qu’il soit donné de traverser, comme en toutes les autres choses habituelles de la vie humaine.

Quel immense service n’a-t-il pas rendu à l’homme en lui montrant, dans un langage à la portée de tous, ce qu’il peut par lui-même. — Il s’est bien trouvé que l’homme le plus digne d’être connu et d’être présenté au monde comme exemple, soit celui que nous connaissons avec le plus de certitude. Il nous a été dépeint par les hommes les plus aptes à bien juger qui aient jamais existé ; les témoignages qu’ils nous portent sur lui sont admirables d’exactitude et de compétence. — C’est une merveille qu’il ait pu discipliner les idées naissantes et si pures de l’enfant, au point que sans les altérer, ni les étirer, il soit arrivé à produire en notre âme ses plus beaux effets. Il ne nous la représente ni riche, ni ayant de hautes aspirations ; il ne nous la montre que saine, mais d’une santé bien allègre et bien nette. Mettant en jeu les ressorts les plus naturels et les plus vulgaires, par des raisonnements absolument ordinaires et communs, sans s’émouvoir ni s’exciter, il fait admettre non seulement les croyances, les actions, les mœurs mieux réglées, mais aussi les plus hautes, les plus vigoureuses qui jamais ont eu cours. C’est lui qui a ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour la rendre à l’homme chez lequel avec raison elle trouve le plus à s’employer. Voyez-le plaidant devant ses juges ; voyez par quelles raisons il se montre courageux quand il est aux prises avec les hasards de la guerre, par quels arguments il fortifie sa patience contre la calomnie, la tyrannie, la mort et même contre le caractère acariâtre de sa femme ; il n’emprunte rien ni à l’art, ni à la science ; les gens les plus simples reconnaissent chez lui les moyens et la force dont ils disposent eux-mêmes. Il n’est pas possible de revenir en arrière, ni de descendre plus bas. Il a rendu grand service à la nature humaine, en lui montrant combien elle peut par elle-même.

L’homme est incapable de modération, même dans sa passion d’apprendre ; inanité de la science. Ce qui nous est vraiment utile est naturellement en nous, mais il faut le découvrir, et c’est ce que Socrate nous enseigne. — Nous sommes chacun plus riches que nous ne pensons ; mais on nous dresse à emprunter et à quémander ; on nous façonne à nous servir plus d’autrui que de nous-mêmes. L’homme ne sait en rien s’arrêter dès qu’il a satisfait à ce dont il a besoin ; qu’il s’agisse de volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut étreindre ; son avidité est incapable de modération. J’estime qu’il en est de même de la curiosité qu’il met à savoir ; il se prépare plus de besogne qu’il n’en peut faire et bien plus qu’il ne lui est nécessaire, tirant de plus en plus parti de ce savoir au fur et à mesure qu’il lui fournit davantage de matière à utiliser : « Nous ne mettons pas plus de modération dans l’étude des lettres, que dans tout le reste (Sénèque) » ; et Tacite a raison quand il loue la mère d’Agricola de ce qu’elle contenait chez son fils le désir trop ardent d’apprendre.

La science est un bien qui, à le considérer avec calme, a, comme tous les autres biens des hommes, beaucoup de vanité et une faiblesse propre qu’elle tient de la nature ; de plus, elle coûte cher. L’acquisition en présente beaucoup plus de risques que celle de n’importe quel autre aliment ou boisson ; toute autre chose, quand nous l’avons achetée, nous l’emportons au logis et la plaçons dans un récipient quelconque, où il nous est loisible d’examiner ce qu’elle vaut, la quantité que nous en prendrons, et à quelle heure. Les sciences, nous ne pouvons, dès l’arrivée, les mettre dans un vase autre que dans notre âme ; nous les absorbons en les achetant et, quand nous sortons du marché, nous en sommes déjà ou corrompus ou amendés. Il y en a parmi elles qui ne font guère que nous gêner et nous entraver, au lieu de nous nourrir ; et telles autres, présentées comme devant nous guérir, nous empoisonnent. J’ai éprouvé du plaisir à voir que, quelque part, des hommes font, par dévotion, vœu d’ignorance, comme d’autres de chasteté, de pauvreté et de pénitence ; c’est aussi châtier nos appétits désordonnés que d’émousser cette cupidité qui nous excite à l’étude des livres, et sevrer l’âme de cette volupté que nous savourons avec tant de délices, que nous procure l’idée que nous sommes des savants ; c’est satisfaire on ne peut mieux au vœu de pauvreté que d’y joindre celle de l’esprit. — Nous n’avons pas besoin de beaucoup de science pour vivre à notre aise, et Socrate nous apprend que ce qui nous en est nécessaire est en nous ; il nous donne la manière de l’y trouver et d’en tirer parti. Toute science, au delà de celle que nous tenons de la nature, est à peu près vaine et superflue ; c’est déjà beaucoup si elle ne nous surcharge et ne nous trouble pas plus qu’elle ne nous sert : « Il faut peu de lettres à un esprit sage (Sénèque) » ; elle est pour notre esprit une cause de fièvre qui le brouille et l’inquiète. Recueillez-vous, vous trouverez en vous les arguments que vous fournit la nature pour vous préparer à la mort, et ceux-ci sont vrais et les plus propres à nous servir en cas de nécessité ; ce sont ceux qui aident le paysan et des peuples entiers à l’affronter avec autant de fermeté qu’un philosophe. Serais-je mort moins allégrement si cela m’était arrivé avant que j’aie connu les Tusculanes ? je pense que non ; et, quand je fais un retour sur moi-même, je sens que la connaissance de cet ouvrage a enrichi mon langage, mais bien peu fortifié mon courage, qui demeure tel que la nature l’a créé et ne s’arme pour ce combat que comme chacun le fait naturellement ; les livres n’ont pas tant servi à mon éducation qu’à exercer mon esprit. On pourrait même dire que la science, en essayant de nous fournir de nouveaux moyens de défense contre les accidents avec lesquels la nature nous met aux prises, ajoute plus à l’idée que nous nous faisons de la grandeur et du poids de ces accidents, qu’elle ne nous soutient par les raisons et les subtilités qu’elle nous suggère. Car ce sont vraiment des subtilités, que ce par quoi elle nous tient souvent bien vainement en éveil. Voyez combien même les auteurs qui possèdent le mieux leur sujet et les plus sages sèment autour d’un bon argument quantité d’autres secondaires et, pour qui y regarde de près, vides de sens ; ce ne sont que des arguties de mots qui nous trompent ; mais, comme cela peut avoir son utilité, je ne veux pas en discuter autrement. Ici même, il s’en trouve assez de cette nature que j’ai insérés çà et là, soit pour les avoir empruntés, soit pour les avoir imités. Encore faut-il un peu se garder de ne pas appeler force ce qui n’est que gentillesse, solide ce qui n’est que subtil, ou bon ce qui n’est que beau : « ce qui plaît au goût, ne plaît pas autant à l’estomac (Cicéron) » ; tout ce qui plaît, ne nourrit pas, a lorsqu’il s’agit de l’âme et non plus de l’esprit (Sénèque) ».

L’indifférence et la résignation avec lesquelles les pauvres supportent la mort et les autres accidents de la vie, sont plus instructives que les enseignements de la science. — À voir les efforts que fait Sénèque pour se préparer contre la mort, à le voir s’épuiser pour se raidir et garder son assurance, se démener contre cette obsession, il se serait discrédité à mes yeux si, par sa mort même, il n’eut si vaillamment soutenu sa réputation. Son agitation fébrile qui se renouvelle si souvent, dénote combien il était lui-même nerveux et surexcité. « Une âme forte s’exprime d’une manière plus calme, plus rassise… L’esprit a la même teinte que l’âme » ; ce sont là des phrases qui lui appartiennent, je les lui emprunte pour mieux le dépeindre, elles montrent combien il était préoccupé de ce moment. La façon dont Plutarque l’envisage est dédaigneuse et moins obsédante ; je la tiens pour être par cela même plus virile et plus persuasive, et serais porté à croire que son âme avait les mouvements plus calmes et plus réguliers. Le premier, plus aigu, nous pique et amène en nous des sursauts ; il fait surtout impression sur notre esprit. Le second, plus solide, nous renseigne, nous prépare, nous réconforte constamment ; il impressionne surtout notre entendement. Celui-là enchante notre jugement, celui-ci le gagne. — J’ai vu aussi d’autres écrits d’auteurs plus révérés encore qui, lorsqu’ils nous dépeignent les luttes qu’ils ont eues à soutenir contre les aiguillons de la chair, les représentent si cuisants, si puissants, si invincibles que nous, qui appartenons à la lie du peuple, sommes amenés à admirer autant l’étrangeté et l’acuité, dont nous ne nous rendons pas compte, des tentations qu’ils ont éprouvées, que la résistance qu’ils leur ont opposée.

À quoi peut nous conduire la résistance que provoquent en nous les efforts de la science ? Regardons sur terre Les pauvres gens que nous y voyons disséminés, la tête penchée sur leur travail, qui ne connaissent ni Aristote, ni Caton, ni exemples, ni préceptes, obéissant à la nature, donnent tous les jours des marques de constance et de patience plus pures et plus grandes que ne sont celles que nous étudions dans les écoles avec tant d’application. Combien en vois-je journellement qui se soucient peu de leur pauvreté, qui désirent la mort, qui la reçoivent sans alarme ni affliction. L’homme qui travaille en ce moment mon jardin, a enterré ce matin son père ou son fils. Les noms mêmes qu’ils donnent aux maladies en adoucissent et atténuent l’âpreté : la phtisie est pour eux de la toux ; la dysenterie, un cours de ventre ; la pleurésie, un refroidissement ; et, de même qu’ils en tempèrent les dénominations, ils les supportent sans s’en préoccuper outre mesure. Il faut qu’elles soient bien graves pour leur faire interrompre leur labeur journalier ; ils ne s’alitent que pour mourir : « Cette vertu simple et naïve a été changée en une science obscure et futile (Sénèque). »

C’est au milieu des désordres de la guerre civile que Montaigne écrit : excès qui se commettent, indiscipline des armées ; les meilleurs, en ces circonstances, finissent par se gâter. — J’écrivais ceci vers l’époque où, pendant plusieurs mois, fondaient directement sur moi, de tout leur poids, les charges résultant des troubles auxquels nous sommes en proie. J’avais, d’une part, les ennemis à ma porte ; de l’autre, les maraudeurs, pires encore que les ennemis, « combattant non par les armes, mais par le crime ». J’étais journellement en butte à toutes sortes de dommages du fait des hostilités : « À droite et à gauche, un ennemi redoutable me menace ; j’ai à craindre des deux côtés à la fois (Ovide). » Quelle guerre monstrueuse ! Les autres sont dirigées contre le dehors, celle-ci contre nous-mêmes ; elle se ronge, se détruit par son propre venin. Elle est d’une nature si maligne et si désastreuse, qu’elle se ruine en même temps que tout le reste ; dans sa rage, elle se déchire et se met en pièces. Nous la voyons plutôt s’éteindre d’elle-même, que faute d’aliment qui la soutienne ou parce que l’un des partis l’emporte. Aucune discipline n’y règne : elle a pour objet de mettre fin à la sédition, elle-même en est pleine ; de châtier la désobéissance, elle en donne l’exemple ; employée à la défense des lois, elle est aussi pour sa part en révolte contre celles qui la régissent. Où allons-nous ? Le seul médicament auquel on puisse avoir recours est infectieux : « Notre mal s’empoisonne du secours qu’on lui donne ; — il s’empire et s’aigrit par le remède qu’on y applique (Virgile). — Le juste et l’injuste mêlés et confondus par nos coupables fureurs, ont détourné de nous la protection des dieux (Catulle). »

Dans ces maladies des peuples, on peut, au début, distinguer ceux qui sont bien portants de ceux qui sont malades ; mais quand elles se prolongent comme dans notre cas, tout le corps s’en ressent de la tête aux pieds, aucune partie n’est exemple de corruption, car il n’y a pas d’air qui s’aspire aussi goulûment, qui se répande et pénètre comme la licence. Nos armées n’ont de consistance, ne conservent de cohésion que grâce au ciment qu’y introduit le concours de l’étranger ; avec des Français, on n’arrive plus à constituer un seul corps d’armée qui soit bien organisé et ne se débande pas. Quelle honte ! il n’y a chez nous de discipline que celle qui existe dans les éléments étrangers que nous avons appelés dans nos rangs. Quant à nous, nous nous conduisons suivant notre bon plaisir et non d’après la volonté de nos chefs ; chacun fait comme il l’entend ; le commandement a plus à faire au dedans qu’au dehors ; il lui faut suivre ses soldats, leur faire la cour, se plier à leurs exigences ; lui seul obéit, tout le reste est libre et ne connaît aucun frein. — Il me plaît de constater combien il y a de lâcheté et de pusillanimité dans l’ambition, quelle abjection et quelle servitude il lui faut pour arriver à son but ; mais je déplore de voir de bonnes natures, capables de pratiquer la justice, se corrompre tous les jours à manier et commander ce milieu où règne tant de confusion. À force de souffrir, on s’y habitue ; et l’habitude fait qu’on se résigne et qu’on imite. Nous avions assez de natures mauvaises par elles-mêmes, sans que celles qui sont bonnes et généreuses se gâtent ; si cela continue, on trouvera difficilement à qui confier la santé de cet état, au cas où il plairait à la fortune de la lui rendre : « N’empêchez pas du moins ce jeune homme de relever un siècle qui croule (Virgile) ! »

Qu’est devenu cet ancien précepte, que les soldats devaient plus craindre leur chef que l’ennemi ? Et le merveilleux exemple de ce pommier compris dans les limites d’un camp de l’armée romaine, laquelle on vit le lendemain se transporter ailleurs, laissant au propriétaire de cet arbre le compte intact de ses pommes, bien qu’elles fussent mûres à point et délicieuses ? — Je préférerais que notre jeunesse, au lieu d’employer son temps en allées et venues moins utiles, à des apprentissages moins honorables, en consacrât partie à faire la guerre sur nier sous les ordres d’un bon capitaine commandeur de Rhodes, partie à aller constater la discipline des armées turques si différente et si supérieure à la nôtre. Tandis que les expéditions rendent nos soldats plus licencieux, les leurs en deviennent plus retenus et plus craintifs, parce que là les offenses et les vols commis envers le menu peuple, qui en temps de paix se punissent de la bastonnade, atteignent en guerre une importance capitale un œuf pris sans payer, entraîne cinquante coups de bâton, c’est un prix fait à l’avance ; et pour tout autre méfait si léger qu’il soit, n’ayant pas rapport à la nourriture, on empale, on décapite séance tenante le coupable. J’ai été étonné de lire dans l’histoire de Sélim, le plus cruel conquérant qui fut jamais, que lorsqu’il subjugua l’Égypte, les beaux jardins qui environnaient Damas, situés en plein pays conquis, ouverts à tout venant et où son armée avait même ses campements, demeurèrent absolument intacts, respectés de ses soldats auxquels n’avait pas été donné le signal du pillage.

Quels que soient les abus d’un gouvernement, s’armer contre lui sous prétexte d’y remédier est inexcusable ; il faut laisser faire à la Providence. — Est-il quelque chose de si mauvais dans un gouvernement, qui vaille d’être combattu par une drogue aussi mortelle que la guerre civile ? Non, disait Favonius, pas même le renversement d’un tyran qui a usurpé le pouvoir dans une république. Platon, lui non plus, n’admet pas qu’on violente le repos de son pays pour le guérir, et n’accepte pas un remède qui le trouble, qui remet tout aux mains du hasard, fait couler le sang et cause la ruine des citoyens. Il pose comme du devoir, en pareil cas, de tout homme de bien, de laisser aller les choses et de se borner à prier Dieu d’y porter sa main toute-puissante ; il semble même avoir su mauvais gré à Dion, pourtant son grand ami, d’avoir agi quelque peu autrement. J’étais à cet égard dans les idées de Platon, avant de savoir que Platon eût existé. Nous ne pouvons assurément pas, nous chrétiens, le compter comme étant des nôtres, bien que, par la sincérité de sa conscience, il ait mérité de la faveur divine d’approcher si près la lumière de l’Évangile, au travers des ténèbres qui, de son temps, obscurcissaient le monde ; aussi je ne pense pas qu’il soit bienséant que ce soit lui, un païen, qui nous montre combien il est impie de ne pas attendre de Dieu, sans y coopérer nous-mêmes, un secours qu’il n’appartient qu’à lui de nous donner. Je me prends souvent à douter que, parmi tant de gens mêlés à nos désordres publics, il s’en trouve à l’entendement si faible, qu’on ait pu les amener à croire de bonne foi que par les pires excès on arriverait à réformer les abus ; que le salut doit sortir de la mise en action de ces mêmes moyens qui doivent indubitablement nous conduire à la damnation ; qu’en renversant le gouvernement, la magistrature, les lois sous la tutelle desquels Dieu nous a placé,[1] en démembrant notre mère et en jetant les membres en pâture à ses anciens ennemis ; qu’en donnant lieu à des frères, armés les uns contre les autres, de déployer leur courage dans ces luttes parricides, où se meurt leur patrie commune ; qu’enfin en appelant à l’aide le diable et les furies, ils apportent leur concours à la divine Providence qui incarne en elle la justice et la douceur, cette vertu par excellence. L’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance ne se donnent pas assez tout naturellement carrière par elles-mêmes amorçons-les, attisons-les sous le couvert de ces vertus si glorieuses, la justice et la dévotion. On ne peut imaginer un état de choses pire que celui où la méchanceté est devenue légitime et revêt, avec la connivence du magistrat, le manteau de la vertu « Rien de plus trompeur qu’une religion dépravée, qui couvre ses crimes de l’intérêt des dieux (Tite Live) » ; l’extrême injustice, dit Platon, est que ce qui est injuste soit tenu pour juste.

Le peuple se trouve ruiné pour de longues années par les déprédations qui se commirent alors ; et lui, Montaigne, a eu de plus à souffrir des suspicions de tous les partis, aggravées par le peu de souplesse de son caractére. — Par suite des déprédations qui se commirent alors, « tant il y avait de troubles et de désordres dans nos campagnes (Virgile) ! » le peuple a eu beaucoup à souffrir non seulement dans le présent, mais aussi pour l’avenir ; les vivants en ont pâti et, avec eux, ceux qui n’étaient pas encore nés. On le pilla, et moi par conséquent, jusque dans ses espérances, lui enlevant tout ce qui devait le faire vivre pendant de longues années : « Ce que ces bandes criminelles ne peuvent emporter ou emmener, elles le détruisent ; elles vont jusqu’à incendier d’innocentes chaumières (Ovide). — Nulle sécurité dans les villes ; dans les campagnes, tout est dévasté (Claudien). »

Outre cette épreuve, j’en eus bien d’autres à endurer. J’ai subi les inconvénients qu’entraîne la modération dans ces sortes de maladies ; j’ai été dépouillé par tous les partis j’étais Gibelin pour les Guelphes, et Guelphe pour les Gibelins, comme dit je ne sais où un de mes poètes. La situation de ma maison, mes relations avec les personnes de mon voisinage me présentaient sous un aspect, ma vie et mes actes sous un autre. On ne portait pas contre moi d’accusations formelles, je n’y donnais pas prise, ne transgressant jamais les lois (qui eût ouvert une enquête sur mon compte, n’aurait eu que des éloges à me donner) ; mais c’étaient des soupçons émis à la sourdine, qu’on se communiquait sous main et auxquels les apparences pouvaient prêter, ce qui ne manque jamais dans une confusion pareille et avec des esprits envieux ou ineptes. — J’aide d’habitude aux présomptions injurieuses que la fortune sème contre moi, par la façon que j’ai toujours eue de fuir à me justifier, m’excuser et entrer en explications, estimant que c’est exposer ma conscience à quelque interprétation fâcheuse que de plaider pour elle, « car la discussion affaiblit l’évidence (Cicéron) » ; et, comme si chacun voyait en moi aussi clair que j’y vois moi-même, au lieu de chercher à me soustraire à l’accusation, j’y donne plus de prise encore ; je renchéris plutôt sur elle, en confessant des torts ironiques et moqueurs, lorsque je ne m’en tais pas complètement comme d’une chose indigne de réponse. Aussi ceux qui jugent que mon attitude témoigne une trop hautaine confiance dans la justice de ma cause, ne m’en veulent guère moins que ceux qui y voient une preuve de faiblesse qui fait qu’elle ne peut se défendre ; les grands en particulier pensent de la sorte, parce qu’à leurs yeux, le manque de soumission est la plus grande faute qui se puisse commettre et qu’ils sont rudes pour le droit qui se connait, qui a conscience de lui-même et ne se montre ni soumis, ni humble, ni suppliant ; c’est là un obstacle auquel souvent je me suis heurté. — Un ambitieux se fût pendu de désespoir de ce qui m’advint alors, un avare en eût fait autant ; moi, je me borne à ne pas faire d’acquisitions : « Que je conserve seulement ce qui m’appartient, et même moins s’il le faut, peu m’importe ; je ne souhaite m’occuper que de moi durant les jours que les dieux veulent bien m’accorder encore (Horace). » Toutefois les pertes que j’éprouve du fait de la méchanceté d’autrui, lorsqu’il me vole ou qu’il me pille, m’affectent à peu près comme quelqu’un qui serait en proie aux tortures de l’avarice ; l’offense m’irrite encore incomparablement plus que le dommage qui m’est fait. Mille maux de toutes sortes m’ont assailli à cette époque les uns après les autres, je les eusse plus virilement supportés s’ils étaient venus fondre sur moi tous à la fois.

Dans son infortune, Montaigne, ne voyant pas d’ami à qui s’adresser, prend le parti de ne compter que sur lui-même, et de se désintéresser de tout ce qui ne le touche pas directement et qu’il ne considère plus que comme un sujet d’étude ; il arrive de la sorte à recouvrer sa tranquillité d’esprit. — Je songeais déjà auquel de mes amis je pourrais confier le soin de m’entretenir dans ma vieillesse devenue nécessiteuse et infortunée. Les ayant tous passés en revue dans mon esprit, je me trouvai dans un grand embarras. On ne saurait être recueilli dans une chute aussi lourde et de si haut, que par un ami auquel vous lie une affection solide, à toute épreuve, vrai présent de la fortune ; c’est chose rare, si même elle existe. Finalement, je reconnus que le plus sûr était de ne m’en fier qu’à moi-même de la tâche de veiller sur moi et d’assurer mes besoins ; et que, s’il m’advenait d’être mal venu dans les faveurs de la fortune, je n’avais autre chose à faire qu’à me recommander davantage à moi-même, de m’y attacher, de m’en occuper plus encore que je ne l’avais fait jusqu’alors. En toutes choses, l’homme a recours à l’appui des autres pour s’épargner de recourir à celui qu’il a en lui, lequel cependant est le seul sur lequel il puisse compter et soit assez puissant pour le tirer d’affaire s’il sait en user ; chacun court ailleurs pour assurer son avenir, parce que personne ne s’est adressé à soi-même. — J’en arrivai à conclure que ces épreuves avaient leur utilité d’abord, parce que c’est avec le fouet qu’on ramène à la raison les mauvais disciples quand celle-ci ne suffit pas, de même qu’on emploie le feu et des coins violemment enfoncés pour redresser une pièce de bois qui a gauchi. Quoique je me prêche depuis bien longtemps de ne m’en tenir qu’à moi et de ne plus m’inquiéter des choses étrangères, cela n’empêche que je tourne toujours encore les yeux sur ce qui se passe à côté ; un signe, un mot gracieux d’un grand personnage qui me fait bon visage me tentent ; et cependant Dieu sait si on s’en prive en ces temps-ci et quelle portée cela a ! J’écoute encore, sans que mon front se ride, les avances que l’on me fait pour que j’accepte des fonctions qui rapportent, et m’en défends si mollement qu’il semble que je ne demande qu’à être vaincu. Or, à un esprit si indocile il faut des corrections ; il faut rebattre et resserrer à grands coups répétés de maillet ce vaisseau qui se disjoint, se disloque, qui échappe et que nous ne pouvons retenir. En second lieu, ces accidents me servaient d’exercices pour me préparer à pis, pour le cas où je viendrais à être des premiers engloutis dans cette tempête, alors que j’avais espéré être des derniers du fait de ma bonne fortune et des conditions dans lesquelles je vis ; ils m’amenaient à m’astreindre de bonne heure à un genre de vie me préparant à ce nouvel état de choses. La véritable liberté consiste à avoir, en tout, pouvoir sur soi-même : « Le plus puissant est celui qui est maître de soi (Sénèque). » Dans des temps normaux et tranquilles, on se prépare en vue d’accidents survenant couramment et de peu d’importance ; mais dans le désarroi dans lequel nous sommes depuis trente ans, tout Français, tant comme particulier qu’au point de vue général, se voit à toute heure menacé d’un complet renversement de sa fortune ; aussi faut-il, pour que son courage soit à hauteur de tout événement, avoir pris les mesures de précaution les plus efficaces et les plus énergiques. Sachons gré au sort de nous avoir fait vivre en un siècle où la mollesse, la langueur, l’oisiveté ne sont pas de mise ; grâce à cela, tel qui n’eut jamais été connu autrement, deviendra fameux par ses malheurs. — Comme je ne lis guère l’histoire des agitations qui se produisent dans les autres pays, je n’ai pas regret de ne pas m’y être plus adonné jusqu’à présent, ma curiosité à cet égard étant amplement satisfaite par le spectacle si particulier que j’ai sous les yeux, de la mort de notre état public, des symptômes qui l’annoncent, de la forme qu’elle revêt ; ne pouvant la retarder, je suis content d’être appelé à y assister et de m’en instruire. Tout en étant émus de ce que nous voyons, nous sommes avides des fictions, des représentations théâtrales où se reproduit le jeu des tragédies dont se compose la vie humaine ; de même nous nous plaisons, en raison de leur rareté et malgré le chagrin que nous en éprouvons, à être témoins de ces tristes événements. Nous ne sommes chatouillés que par ce qui nous irrite ; c’est ainsi que les bons historiens fuient, à l’égal de l’eau dormante et d’une mer morte, les périodes de calme, et s’en dédommagent en racontant les séditions, les guerres par lesquelles ils savent qu’ils nous intéressent davantage.

Je doute que je puisse honnêtement avouer à quel prix honteux j’ai passé ma vie dans le repos et la tranquillité, quoique pendant plus de la moitié de mon existence mon pays courut à sa perte. J’apporte un peu trop d’indifférence à supporter les accidents qui ne me touchent pas directement ; et pour apprécier vis-à-vis de moi-même dans quelle mesure je suis à plaindre, je ne considère pas tant ce qu’on m’a enlevé, que ce qui m’est laissé intact en fait de liberté et de biens. Il y a quelque consolation à esquiver tantôt un mal, tantôt un autre de ceux qui nous menacent d’une façon immédiate et vont s’abattre ailleurs autour de nous. Ce qui contribue encore à ce que je me résigne, c’est qu’en ce qui a trait à l’intérêt public, plus mon affection a à s’exercer sur une plus grande étendue, plus elle est faible, d’autant qu’il est bien à moitié vrai que « nous ne sentons des maux publics que ce qui nous touche (Tite Live) », et que l’état de santé qui a précédé les désordres actuels était tel, qu’il est une atténuation aux regrets que nous devrions en éprouver. — Ce n’était du reste la santé que comparé aux troubles qui l’ont suivi ; et, de fait, nous ne sommes pas tombés de bien haut. La corruption et le brigandage qui règnent chez ceux qui détiennent les dignités et les charges, me semblent plus insupportables que chez n’importe quels autres ; être volé dans un bois offense moins que de l’être là où on devrait se trouver en sûreté. La classe élevée n’était qu’un assemblage composé uniquement de membres tarés chacun en son particulier, et tous plus les uns que les autres ; la plupart étaient affligés d’ulcères invétérés qu’on ne traitait plus et dont on ne demandait même pas la guérison.

Cet effondrement m’intéressa donc en vérité plus qu’il ne m’atterra, grâce à ma conscience qui non seulement était tranquille, mais dont j’étais fier, ne trouvant aucun reproche à me faire. En outre, comme Dieu ne nous envoie jamais les maux, pas plus que les biens, sans atténuation, ma santé, contre son ordinaire, ne laissa, durant ce temps, rien à désirer ; et si sans elle je ne suis bon à rien, avec elle il est peu de choses dont je ne sois capable. Elle me donna le moyen de faire appel à toutes mes ressources et de parer en partie avec la main le coup qui m’était porté et qui eût pénétré plus profondément ; je constatai de plus que ma force de résistance me permettait, dans une certaine mesure, de tenir bon contre la fortune et que pour me faire vider les étriers il fallait un choc violent. Cela, je ne le dis pas pour la provoquer à ne charger plus vigoureusement ; je suis entre ses mains, et me soumets à ses exigences, qu’elle fasse donc suivant son bon plaisir ; mais dire que je ne suis pas sensible à ses assauts, cela non ! Ceux que la tristesse détient et accable se laissent cependant, par intervalles, toucher par certains plaisirs s’offrant à eux, et parfois un sourire leur échappe ; je suis de même, j’ai assez d’empire sur moi pour faire qu’à l’ordinaire mon état soit calme et dégagé de pénibles obsessions ; pourtant, je me laisse quelquefois surprendre et mordre par ces accès d’humeur noire, qui m’oppressent pendant le temps que je mets à m’armer pour les chasser ou lutter contre eux.

Pour comble de malheur survint la peste ; il fut contraint d’errer à l’aventure avec sa famille six mois durant et, pendant de longues années, la main-d’œuvre fit défaut pour la culture. — Après ces déboires, m’est survenue par surcroit cette autre calamité : sur ma maison et aux alentours la peste s’est abattue avec une violence qu’on n’avait jamais vue. Les corps les plus sains sont sujets à des maladies plus graves que ceux qui sont débilités, parce qu’ils ne peuvent être terrassés que par elles il en fut de même de l’air de mon domaine, si salubre que de mémoire d’homme la contagion, bien qu’ayant sévi aux environs, n’y avait jamais pris pied ; une fois contaminé, les effets les plus étranges se produisirent : « Vieillards et jeunes gens s’entassent pêle-mêle dans le tombeau, nul n’échappe à la cruelle Proserpine (Horace). » Je passai par ce singulier état, que la vue de ma maison m’horripilait ; tout ce qui y était, demeurant sans gardien, fut à la merci de qui en eut envie. Moi, si hospitalier, j’eus beaucoup de mal à trouver un refuge pour ma famille qui, devenue errante, était un objet de frayeur pour ses amis et pour elle-même ; on la repoussait avec horreur partout où elle se présentait ; il lui fallait changer d’asile dès que quelqu’un des siens commençait à se plaindre, fut-ce d’une douleur ressentie au petit doigt, car toutes les maladies étaient considérées alors comme étant la peste, et on ne se donnait pas la peine d’approfondir. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que d’après les règles de l’art, quand on est exposé au fléau, pendant quarante jours on a à craindre d’en être atteint, et pendant tout ce temps l’imagination, vous tourmentant à sa façon, enfièvre jusqu’à votre santé. — Tout cela m’eût beaucoup moins touché, si je n’avais eu à me préoccuper des misères des autres et si je n’avais dû pendant six mois servir, dans des conditions aussi pénibles, de guide à cette caravane ; car pour moi-même, je portais avec moi mes préservatifs, savoir la résolution et la résignation. Je n’avais pas grand’peur, ce qui est particulièrement à redouter dans ce mal ; mais cependant si je m’étais trouvé seul et que j’eusse voulu prendre la fuite, je me fusse mis bien plus promptement à grande distance. Cette mort n’est pas de celles que je redouterais le plus d’ordinaire, elle est prompte, on perd vite connaissance, on ne souffre pas, on se console par ce fait que tout le monde en est menacé ; elle exclut toute cérémonie, tout deuil, la foule ne se presse pas autour de vous. Dans la contrée, un centième des gens périt : « Vous eussiez vu les campagnes désertes, les bois vides jusque dans leurs plus extrêmes profondeurs (Virgile). » Les terres que j’y possède composent la partie la plus importante de mes revenus ; leur produit dépend essentiellement de la main-d’œuvre qu’on y emploie ; une centaine d’ouvriers y travaillaient, de longtemps la culture n’en put être reprise.

Résignation des gens du peuple dans ce désastre général. — Quels exemples de résolution ne vîmes-nous pas, à ce moment, chez tous ces gens du peuple si simples ! Généralement, nul ne prenait plus soin de la vie. Les raisins, principale richesse du pays, demeurèrent suspendus aux ceps. Tous, indifférents à la mort, s’y préparaient et l’attendaient soit pour le soir, soit pour le lendemain, avec une contenance et une voix si peu effrayées, qu’il semblait que ce fût une nécessité qu’ils acceptaient, comme conséquence d’une condamnation s’étendant à tous et à laquelle nul ne pouvait se soustraire. La mort est toujours inévitable ; mais combien peu l’attendent avec résolution ; une différence de quelques heures qui nous sépare du moment fatal, la compagnie en laquelle nous allons le franchir, diversifient la manière dont nous l’envisageons. Voyez ceux-ci quoique enfants, jeunes gens et vieillards meurent tous dans l’espace d’un mois, personne parmi eux ne s’en étonne, ni ne pleure. J’en ai vu qui redoutaient d’être épargnés et de demeurer seuls comme dans une horrible solitude ; j’en ai connu qui n’avaient d’autre souci que des sépultures et se tourmentaient de voir les corps demeurer épars au milieu des champs, exposés à être dévorés par les bêtes fauves, qui ne tardèrent pas à se multiplier. Que les idées humaines affectent donc de formes diverses ! les Néorites, nation que subjugua Alexandre, déposent les corps des morts au plus profond de leurs forêts pour qu’ils y soient mangés ; c’est la seule sépulture qu’ils tiennent pour honorable. Parmi nos gens, il y en eut qui, par avance, creusèrent leur fosse ; d’autres s’y couchaient, étant encore vivants ; un de mes manœuvres y expira même, attirant la terre à lui avec ses mains et ses pieds pour s’en recouvrir. Cet effort pour se créer un abri afin de s’y endormir plus à l’aise, n’est-il pas à hauteur de ce que firent d’analogue ces soldats romains qu’on trouva, après la bataille de Cannes, la tête enfouie dans des trous qu’ils avaient eux-mêmes creusés, puis comblés de leurs propres mains, en s’y étouffant ? En somme, tout un pays en arriva subitement à s’élever par ses actes à une grandeur d’âme qui ne le cède en rien en énergie à aucune résolution concertée de propos délibéré.

Les enseignements de la science dans les grands événements de la vie, ne font que porter atteinte à notre force de résistance ; à quoi bon appeler notre attention sur les maux auxquels nous sommes exposés ? ne vaut-il pas mieux les ignorer jusqu’au moment où ils nous frappent ? — La plupart des enseignements par lesquels la science nous encourage, ont plus d’apparence que de force ; ils ornent plus qu’ils ne portent fruit. Nous avons abandonné la nature et voulons lui faire la leçon, à elle qui nous menait si heureusement et si sûrement ; et cependant, le peu qui demeure de ce qu’elle nous a appris et dont, grâce à leur ignorance, la vie des foules à l’esprit rustique et inculte garde l’empreinte, la science est tous les jours contrainte de le lui emprunter, pour fournir ses disciples de modèles de constance, d’innocence et de tranquillité. Il est étrange de voir ses adeptes, qui sont bourrés de si belles connaissances, être réduits à imiter cette sotte simplicité, lorsqu’ils veulent mettre en pratique les principes les plus élémentaires de la vertu ; et que notre sagesse doive apprendre des bêtes elles-mêmes les enseignements les plus utiles aux actes les plus grands et les plus indispensables de l’existence comment il faut vivre et mourir, ménager ce que nous possédons, aimer et élever les enfants, pratiquer la justice. C’est là un singulier témoignage de la faiblesse humaine ; et il est étrange que la raison, que nous dirigeons comme nous l’entendons, qui toujours imagine quelque diversité ou nouveauté, ne laisse subsister en nous aucune trace apparente de la nature. De celle-ci, les hommes ont fait ce que les parfumeurs font de l’huile ils l’ont tellement sophistiquée par leurs arguments et leurs raisonnements auxquels elle n’avait rien à voir, qu’elle revêt maintenant un caractère essentiellement variable, particulier à chacun, et a perdu celui qui lui était propre et s’appliquait à tous ; maintenant, pour la retrouver, il faut en appeler au témoignage des bêtes, chez lesquelles elle est restée inaccessible à la faveur, à la corruption, à la versatilité d’opinions. Il est vrai que les bêtes elles-mêmes ne suivent pas toujours exactement la route tracée par la nature, mais elles s’en écartent si peu que les ornières en sont toujours visibles ; ainsi font les chevaux qu’on mène en main : ils se livrent bien à des bonds et à des escapades, mais toujours dans la limite où leur longe le leur permet ; et ils suivent quand même celui qui les conduit ; pareillement l’oiseau qu’on dresse lorsqu’il prend son vol, il ne s’éloigne jamais plus que de la longueur de la ficelle qui le retient. — « Méditez l’exil, les tourments, la guerre, les maladies, les naufrages, pour qu’aucun malheur ne vous surprenne (Sénèque). » À quoi nous sert cette curiosité qui nous fait nous préoccuper de toutes les misères auxquelles est sujette la nature humaine, et de nous préparer avec tant de peine, même contre celles dont nous ne courons pas risque d’être atteints ? « L’appréhension de la douleur fait souffrir autant que la douleur elle-même (Sénèque) » ; non seulement le coup, mais encore le souffle et le bruit du trait dirigé contre nous, nous frappent. Agir ainsi, c’est faire comme si nous avions le délire, car ce ne peut être que sous l’effet du délire, que vous alliez dès maintenant vous faire donner le fouet parce qu’il peut arriver qu’un jour la fortune vous expose à le recevoir, et prendre dès la Saint-Jean vos robes fourrées parce que vous en aurez besoin à Noël ! Faites l’épreuve de tous les maux qui peuvent vous arriver, nous dit-on, et en particulier des plus extrêmes soumettez-vous à l’épreuve de celui-ci, assurez-vous contre celui-là. Il serait au contraire plus facile et plus naturel d’en écarter jusqu’à la pensée. On dirait vraiment qu’ils ne viendront pas assez tôt et qu’ils ne nous dureront pas assez ; on veut encore que notre esprit les étende et les allonge, et qu’avant qu’ils ne nous tiennent, il se les incorpore et s’en repaisse, comme s’ils ne pesaient pas déjà suffisamment sur nos sens : « Ils nous seront assez à charge quand ils s’appesantiront sur nous, dit un de ces maîtres, qui appartient non à l’une des sectes philosophiques les plus tendres, mais à celle dont les principes sont le plus rigoureux ; en attendant, sois agréable à toi-même et reporte ta pensée sur ce que tu aimes le mieux. À quoi te sert d’aller au-devant de l’infortune et, lui faisant accueil, gâter le présent par crainte de l’avenir, te faire malheureux dès maintenant parce que tu dois, avec le temps, le devenir ? » ce sont ses propres paroles. Peut-être est-ce quand elle nous instruit bien exactement de l’étendue de nos maux, « éclairant les mortels par une triste prévoyance (Virgile) », que la science nous rend service ; ne serait-il pas en effet bien dommage que partie de notre mal échappe à notre connaissance et que nous n’en ayons pas l’appréhension ?

L’expérience qu’elle prétend nous donner est déjà un tourment ; laissons faire la nature, elle se charge au moment voulu de suppléer à tout ce que nous ne savons pas. — Il est certain qu’à la plupart des hommes la préparation à la mort a causé plus de tourments que le passage de vie à trépas ne leur a causé de souffrance ; un auteur judicieux a fort exactement dit jadis : « La souffrance que nous ressentons par l’effet d’un mal, frappe moins les sens que l’imagination (Quintilien). » Le sentiment d’une mort imminente provoque parfois subitement en nous la résolution de ne plus éviter une chose absolument inévitable. On a vu, dans les temps passés, des gladiateurs, après s’être lâchement conduits dans le combat, recevoir courageusement la mort, présentant leur gorge au fer de l’adversaire et le conviant à les frapper. La perspective d’une mort encore éloignée comporte une fermeté de plus longue durée, par suite plus difficile à entretenir. Si vous ne savez pas mourir, ne vous en tourmentez pas la nature vous renseignera sur le moment même d’une façon complète et suffisante ; elle fera parfaitement cette besogne à votre place, n’en prenez pas souci : « En vain, mortels, vous cherchez à connaître l’heure incertaine de vos funérailles et le chemin par lequel la mort doit venir (Properce). — Il est moins douloureux de supporter un grand malheur auquel nous ne pouvons échapper et qui nous arrive subitement, que de vivre longtemps dans la crainte (Pseudo-Gallus). » Nous troublons la vie par le souci de la mort, et la mort par le souci de la vie ; l’une nous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est pas contre la mort que nous nous préparons, c’est une chose trop momentanée ; un quart d’heure de souffrance, qui est sans conséquence, qui n’a pas de suite nuisible, ne mérite pas de préceptes particuliers ; à dire vrai, nous nous préparons contre les préparations à la mort. La philosophie nous ordonne de l’avoir toujours devant les yeux, de la prévoir, de l’envisager avant le temps ; puis elle nous donne les règles à suivre, les précautions à prendre pour faire que cette prévoyance et cette pensée continue ne nous blessent pas. Les médecins ne procèdent pas autrement : ils nous accablent de maladies pour avoir occasion d’employer leur art et leurs drogues. Si nous n’avons pas su vivre, c’est bien à tort qu’on veut nous apprendre à mourir et donner à notre vie une fin qui ne soit pas conforme à son ensemble ; si, au contraire, nous avons su vivre avec calme et fermeté, nous saurons bien mourir de même. Les philosophes peuvent se vanter tant qu’ils voudront de ce que « toute leur vie a été une méditation sur la mort (Cicéron) », m’est avis que la mort n’est que le bout et non le but de la vie ; elle en est la fin, l’extrémité, mais non l’objet. Ce que la vie doit avoir en vue, ce qu’elle doit se proposer, c’est elle-même ; c’est à se régler, à se conduire, à se souffrir qu’elle doit exclusivement s’appliquer. Parmi les tâches qui lui incombent et que comprend le chapitre du savoir-vivre, qui est capital et s’étend à tout, il est sur le savoir-mourir un paragraphe qui serait des moins importants, si nos craintes n’ajoutaient à son importance.

À en juger par leur utilité et par la vérité qui en forme le fond, les leçons de la simplicité ne le cèdent guère à celles que nous prêchent les doctrines philosophiques, au contraire. Les hommes ne se ressemblent ni par leur façon de sentir ni par leur force morale ; pour leur faire du bien, il faut agir suivant le tempérament de chacun et, pour cela, suivre des voies diverses : « Sur quelque rivage que la tempête me jette, j’aborde (Horace). » Je n’ai jamais vu de paysan, d’entre mes voisins, qui se soit pris à réfléchir sur la contenance et l’assurance qu’il aurait à tenir à son heure dernière ; la nature ne l’invite à songer à la mort que lorsqu’il meurt, et, à ce moment, il a meilleure grâce qu’Aristote, sur lequel la mort pèse doublement, et par elle-même et par les longues méditations qu’il lui a consacrées. C’était l’opinion de César, qui estimait que celle dont on a eu le moins à se préoccuper, est la plus heureuse et la moins pénible : « S’affliger d’avance, c’est trop s’affliger (Sénèque). » L’idée de la mort n’est déplaisante que par le fait de notre curiosité ; c’est ainsi que toujours nous nous faisons tort, en voulant devancer et régenter ce que fait la nature. Que les docteurs, quand ils sont bien portants, s’en fassent du mauvais sang et qu’elle les porte à la mélancolie, passe encore ; mais le commun des mortels n’a, sur ce point, besoin ni de remède ni de consolation, sauf lorsque le coup le frappe, et il n’y songe qu’au moment même où il en souffre. C’est la confirmation de ce que nous disions que la stupidité et le défaut de crainte chez l’homme du peuple, lui donnent la résignation aux maux présents et une profonde indifférence pour ceux que lui réserve l’avenir ; c’est parce qu’elle est plus grossière et plus obtuse, que son âme est moins pénétrable et moins sujette à s’agiter. Pour Dieu ! s’il en est ainsi, tenons dorénavant école de bêtise : c’est la conclusion finale que la science nous fait entrevoir ; c’est aussi à cela que, tout doucement, elle achemine ses disciples.

Socrate, par ses discours et ses exemples, nous enseigne à suivre purement et simplement la nature. — Sa défense devant ses juges. — Nous ne manquerons pas de bons professeurs pour nous enseigner la simplicité naturelle. Socrate en sera ; car, autant qu’il m’en souvient, c’est à peu près dans ce sens, qu’il parle aux juges qui vont délibérer sur sa vie : « Je crains, Messieurs, si je vous prie de ne pas me condamner à mort, de prêter le flanc aux imputations que portent contre moi mes accusateurs, qui me reprochent de prétendre être plus entendu que tous autres, parce que j’aurais une connaissance qu’ils n’ont pas, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. Je sais que je n’ai ni fréquenté ni connu la mort, ni vu personne qui en ait constaté les avantages et les inconvénients, de manière à pouvoir m’en instruire. Ceux qui la craignent, présupposent la connaî tre ; pour moi, j’ignore ce qu’elle est et ce qui se passe dans l’autre monde. Peut-être n’apporte-t-elle ni bien ni mal, peut-être estelle désirable. Il est à croire pourtant qu’il y a avantage, si c’est un passage d’un lieu dans un autre, à aller vivre avec tant de grands personnages qui ne sont plus et d’être exempt d’avoir affaire désormais à des juges iniques et corrompus. Si c’est un anéantissement complet de notre être, il y a encore avantage à entrer dans une nuit longue et paisible : nous n’avons rien en effet dans la vie qui soit plus doux qu’un repos et un sommeil tranquille et profond, que les songes ne troublent pas. Les choses que je sais être mauvaises, telles qu’offenser son prochain, désobéir à son supérieur qu’il soit dieu ou homme, je les évite avec soin ; quant à celles que je ne sais être bonnes ou mauvaises, je ne saurais les redouter. — Si vous me faites mourir et que je vous laisse vivants, les dieux seuls savent qui de vous ou de moi sera le mieux partagé ; c’est pourquoi, en ce qui me touche, vous déciderez ce qu’il vous plaira. Mais, si j’ai un conseil à vous donner, comme j’ai l’habitude de ne conseiller que des choses justes et utiles, je vous dis bien nettement que, pour votre conscience, ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de me rendre la liberté, si vous ne voyez dans ma cause autre chose que ma personnalité. Et, puisque vous voilà juges de mes faits et gestes, tant publics que privés, accomplis jusqu’ici ; du but que je me proposais ; du profit que tant de citoyens, jeunes et vieux, retirent tous les jours de mes entretiens ; du bien qui en résulte pour tous ; vous ne pouvez vous acquitter convenablement des services que j’ai rendus, qu’en ordonnant que, vu ma pauvreté, je sois nourri au Prytanée, aux frais du trésor public, ainsi que souvent je vous l’ai vu, avec moins de raison, accorder à d’autres. — Ne prenez pas pour de l’obstination ou du dédain que je ne me mette pas, suivant la coutume, à vous supplier et chercher à émouvoir votre commisération. N’ayant pas plus que les autres été engendré, comme dit Homère, ni d’un bloc de bois, ni d’un bloc de pierre, j’ai des amis et des parents qui pourraient se présenter à vous en larmes et en deuil ; j’ai trois enfants éplorés, c’est là de quoi éveiller votre pitié ; mais ce serait une honte pour notre ville, qu’à mon âge, avec une réputation de sagesse telle, qu’elle est cause de ma mise en accusation, j’aille m’abaisser à une semblable attitude. Que dirait-on des autres Athéniens ? J’ai toujours adjuré ceux qui m’ont entendu parler, de ne pas racheter leur vie par une action qui serait déshonnête. Dans les guerres que nous avons faites, à Potidée, à Délie et autres où je me suis trouvé, j’ai montré par mes actes combien j’étais loin de pourvoir à ma sûreté au prix de la honte ; ce serait faire pis, que de vous détourner de votre devoir, en vous conviant à quelque chose de laid ; car ce ne sont pas mes prières qui doivent vous persuader, mais les raisons pures et solides de la justice. Vous avez fait serment aux dieux de vous y tenir. Il semblerait, en vous suppliant, que je vous soupçonne et vous reproche de ne pas croire à leur existence, et, du même coup je témoignerais contre moi-même que je ne crois pas en eux comme je le dois ; que je me défie de leur conduite, au lieu de remettre purement mon affaire entre leurs mains. J’ai toute confiance en eux, et tiens pour certain qu’ils feront en ceci selon qu’il conviendra le mieux pour vous et pour moi ; les gens de bien, qu’ils soient vivants ou morts, n’ont rien à craindre des dieux. »

Naïveté, et aussi hauteur de sentiments, de ce plaidoyer si digne de ce philosophe. — N’est-ce pas là un plaidoyer tel qu’il viendrait à l’idée d’un enfant ? Quelle élévation d’âme inimaginable, quelle franchise ! combien vrai et juste, et en quelle pressante nécessité ! Socrate a eu vraiment bien raison de le préférer à celui que le grand orateur Lysias avait écrit pour lui et qui, parfaitement conforme au style judiciaire, était indigne d’un si noble criminel. Eût-on compris des supplications dans la bouche de Socrate ? sa magnifique vertu eût faibli, alors que plus que jamais c’était le moment de se montrer. Se pouvait-il que sa riche et puissante nature s’adressât à l’art pour se défendre, et que dans la circonstance où elle pouvait s’élever plus haut que dans toute autre, il renoncât à la vérité et à la simplicité qui constituaient le plus bel ornement de sa parole, pour se parer du fard des figures de rhétorique et des artifices d’un discours appris par cœur ? II agit très sagement et demeura conséquent avec lui-même, en n’altérant pas cette existence incorruptible qu’il avait toujours menée, cette image si parfaite de l’humanité qui s’incarne en lui, pour allonger d’une année son état de décrépitude et trahir le souvenir immortel de sa fin glorieuse. Il devait sa vie non à lui-même, mais au monde pour lui servir d’exemple ; et, c’eut été un dommage public qu’il l’eût terminée dans l’oisiveté et l’obscurité. Certes une telle indifférence et un aussi faible souci de la mort qui l’attendait, méritaient que la postérité lui rendît d’autant plus justice que luimême ne se l’était pas rendue en faisant si peu cas de la vie. C’est ce qui est arrivé ; et rien n’est plus juste que ce que fit la fortune pour honorer sa mémoire : les Athéniens conçurent une telle horreur contre ceux qui avaient été cause de cette mort, qu’on les fuyait comme des excommuniés ; on tenait pour souillé tout ce qu’ils avaient touché ; personne n’entrait au bain avec eux, personne ne les saluait, ni ne les approchait, si bien que ne pouvant plus se voir un sujet de haine pour tous, ils se pendirent.

La mort y est présentée comme un simple incident de la vie ; pourquoi en effet la nature nous ferait-elle prendre en horreur ce passage de vie à trépas, indispensable à l’accomplissement de son œuvre. — Si quelqu’un estime que parmi tant d’autres exemples tirés de la vie de Socrate, que je pouvais citer à l’appui de ma thèse, j’ai eu tort de choisir celui-ci, parce que le discours qu’y tient ce philosophe est bien au-dessus de ce qui peut venir à l’idée de la généralité des hommes, je répondrai que je l’ai choisi exprès, parce que j’en pense autrement et considère que, par sa naïveté, il est à ranger bien en arrière et bien plus bas que ceux qu’on peut entendre émettre communément. Par sa hardiesse dépouillée d’artifice, par la confiance enfantine qu’il révèle, il représente bien l’impression première que fait naître la nature dans son ignorance et sa pureté ; car il y a lieu de croire que c’est la douleur qui accompagne la mort que nous sommes naturellement portés à craindre et non la mort elle-même ; celle-ci fait partie intégrante de notre être au mème degré que la vie. Pourquoi la nature nous aurait-elle inspiré de la haine et de l’horreur pour elle, qui joue un rôle si essentiel en permettant la succession et le renouvellement de ses œuvres ? Dans ce concert universel, elle sert plus à la naissance et à l’accroissement des créatures qu’à leur perte ou à leur ruine : « Ainsi se renouvellent toutes choses (Lucrèce) ; — une vie qui finit procure l’existence á mille autres (Ovide). » — La nature a inspiré aux bêtes le soin d’elles-mêmes et de leur propre conservation ; elles vont même jusqu’à redouter ce qui peut leur nuire, tel que se heurter, se blesser, que nous les maîtrisions, que nous les battions et autres accidents qu’elles peuvent concevoir ou que l’expérience leur apprend ; mais que nous les tuions, elles ne peuvent le craindre, parce qu’elles n’ont pas la faculté d’imaginer ce que peut être la mort et de s’en rendre compte ; on en voit même, dit-on, qui non seulement la souffrent gaiment (les chevaux pour la plupart hennissent en mourant et les cygnes chantent à son approche), mais la recherchent comme un besoin qu’elles éprouvent, ainsi qu’on est porté à le penser, par ce qui a été constaté chez certains éléphants.

Indépendamment de cela, la façon dont argumente Socrate n’est-elle pas admirable par sa simplicité et son énergie ? Il est incontestable qu’il est bien plus malaisé de parler et de vivre comme lui, que de parler comme Aristote et de vivre comme César ; c’est le comble de la perfection et de la difficulté, et l’art n’y peut atteindre. Nos facultés ne sont pas dressées à cet effet ; nous n’en faisons pas l’essai, et ne connaissons pas ce dont elles sont capables ; nous avons recours à celles d’autrui et laissons les nôtres inactives, tout comme on pourrait dire de moi, que je ne fais que composer ici un amas de fleurs étrangères, ne fournissant de mon propre cru que le fil qui sert à les attacher.

Montaigne s’excuse d’avoir introduit peu à peu quantité de citations dans son ouvrage ; il y a été entraîné par l’occasion que cela lui procurait d’utiliser ses loisirs. — J’ai fait il est vrai, à l’opinion publique, la concession de me parer de ces enjolivements que j’ai empruntés ; mais je n’entends ni qu’ils me couvrent, ni qu’ils me cachent ; ce serait le rebours de ce que je me propose ; je ne veux faire montre que de ce qui est à moi et qui vient de moi du fait même de la nature ; si le hasard m’eût fait suivre ma première inspiration, j’eusse été seul à prendre la parole. Malgré ce que je m’étais propose et la manière dont j’ai commencé, je multiplie de plus en plus, tous les jours, mes citations ; j’y suis amené parce que c’est le goût du siècle, et aussi par les loisirs dont je dispose. Peut-être eût-il été mieux de n’en rien faire, je le crois ; n’importe, cela peut être utile à d’autres. — Il y a des gens qui mettent en avant Platon et Homère, qu’ils n’ont jamais lus ; moi aussi, je donne bien des passages d’auteurs que j’ai pris ailleurs qu’à leur source. Comme j’ai un millier de livres autour de moi là où j’écris, sans me donner de peine et sans grand savoir je puis emprunter, séance tenante, si cela me plaît, à une douzaine de ravaudeurs de cette espèce, écrivains que je ne feuillette guère, de quoi émailler tout le présent chapitre sur la Physionomie ; à elle seule, l’introduction qui précède n’importe quel ouvrage d’un auteur allemand suffirait pour me permettre de combler le dit chapitre de citations. Et c’est ainsi que nous arrivons à capter cette gloire dont nous sommes si friands, et à tromper les sots de ce monde ! Cet amalgame de lieux communs, dont tant de gens font leur étude, ne s’applique guère qu’à des sujets communs ; ils servent à faire de l’étalage, non à nous conduire : c’est là un ridicule résultat de la science ; Socrate le critique très plaisamment chez Euthydème. J’ai vu faire des livres traitant de choses qui n’avaient jamais été étudiées par leur auteur, et dont il n’avait même pas entendu parler ; il avait chargé plusieurs savants de ses amis des recherches à faire sur telle et telle matière à y traiter et s’était, pour sa part, contenté d’en avoir conçu le projet et d’employer son talent à mettre en fagot ces documents auxquels il ne connaissait rien ; l’encre et le papier employés étaient seuls de lui. C’est là, [2] en conscience, acheter ou emprunter un livre mais non le composer ; c’est apprendre aux hommes non qu’on sait faire un ouvrage mais, ce sur quoi ils pouvaient avoir des doutes, qu’on ne le sait pas faire. Un président de parlement se vantait, devant moi, d’avoir amoncelé, dans un de ses arrêts, deux cents et tant de considérants tirés de jugements rendus par d’autres que par lui ; en le publiant, il amoindrissait la gloire en laquelle on pouvait le tenir pour un pareil chef-d’œuvre : c’était là, à mon sens, une vantardise pusillanime et absurde en raison du sujet et de la part d’un tel personnage. Je procède inversement et, parmi tant d’emprunts que je fais, suis bien aise d’en pouvoir dérober quelques-uns que je déguise et transforme pour l’usage nouveau auquel je les fais servir ; au risque de faire dire que je n’en ai pas compris le véritable sens, je leur donne une tournure particulière de ma façon, de telle sorte que le plagiat soit moins apparent. Les autres avouent leurs larcins et en font parade, aussi leur pardonne-t-on plus qu’à moi ; nous, dans notre naïveté, estimons qu’à inventer, il y a un mérite incomparablement plus grand qu’à simplement reproduire.

Il est dangereux de se mettre à écrire sur le tard, l’esprit a perdu de sa verdeur ; lui-même aurait dû s’y prendre plus tôt, mais, voulant peindre sa vie, il a dû attendre le moment où elle se déroulait tout entière à ses yeux. — Si j’avais voulu faire de la science, je m’y serais pris plus tôt ; j’aurais écrit dans un temps plus rapproché de mes études, alors que j’avais plus d’esprit et de mémoire. Pour faire métier d’écrire, mieux eùt valu m’y livrer à cet âge où j’avais toute ma vigueur, qu’à celui que j’ai actuellement ; peut-être eussé-je rencontré alors, en une saison plus propice, cette faveur si gracieuse que du fait de mon ouvrage la fortune m’a octroyée en ces derniers temps et que, tout à la fois, je suis heureux de posséder et sur le point de perdre ! Deux de mes connaissances, très bien doués sous le rapport de la littérature, ont, à mon avis, perdu la moitié de leur valeur, pour s’être refusé d’écrire à quarante ans, et avoir attendu pour le faire, qu’ils en aient soixante. La maturité a ses défauts tout comme ce qui est encore vert, ils sont même pires ; quant à la vieillesse, elle est aussi impropre à ce travail qu’à tout autre chose, et quiconque met sous presse sa décrépitude, fait une folie, s’il espère en faire sortir des idées qui ne sentent pas le disgracié, le rêveur, l’assoupi ; notre esprit se resserre et s’épaissit en vieillissant. J’étale avec pompe et abondance mon ignorance, ma science n’apparaît que maigre et piteuse ; celle-ci n’est qu’accessoire et accidentelle, celle-là constitue en moi l’essentiel et le principal. Je ne traite de rien à point nommé, si ce n’est de bagatelles, et ne parle de science que pour donner à constater que je ne sais rien. J’ai choisi pour peindre ma vie l’époque où je l’ai tout entière sous les yeux ; ce qui en reste appartient plutôt à la mort, et quand celle-ci viendra, s’il m’est donné de pouvoir, comme d’autres l’ont fait, en traduire les impressions, volontiers en quittant ce monde j’en ferai part au public.

Montaigne regrette que chez Socrate une belle âme se soit trouvée dans un corps si disgracié. — Socrate fut un modèle parfait de toutes les grandes qualités. Je regrette que, d’après ce que l’on en dit, [3] par sa laideur, son visage ait été si peu en rapport avec la beauté de son âme ; la nature, à cet égard, a été injuste envers lui qui était si passionnément épris de la beauté. Il n’y a rien de plus vraisemblable que la corrélation entre les formes du corps et les qualités de l’esprit. « Il importe beaucoup à l’âme dans quel corps elle est logée, car plusieurs qualités corporelles aiguisent l’esprit, plusieurs autres l’émoussent » ; mais en parlant ainsi Cicéron n’a en vue que la laideur hors nature occasionnée par une difformité des membres. — Nous, nous appelons aussi laideur, cette mauvaise impression que nous éprouvons au premier coup d’œil, principalement lorsqu’il se porte sur un visage dont certains détails nous dégoûtent, tels qu’un vilain teint, une tache, une expression dure ou toute autre cause dont souvent on ne se rend pas compte, alors que cependant les membres sont entiers et tels qu’ils doivent être. La laideur qui, chez La Boétie, revêtait une très belle âme, appartenait à cette catégorie ; toute superficielle, bien qu’elle soit celle qui impressionne le plus, elle n’est pourtant pas celle qui préjudicie le plus à l’état de l’esprit, et elle influe peu sur l’opinion des gens à notre endroit. — Cette autre laideur, qu’il convient mieux d’appeler difformité, est plus effective et se répercute assez souvent davantage en nous-mêmes : toute chaussure bien ajustée fait ressortir nettement la forme du pied qu’elle renferme, ce que ne fait pas une chaussure qui n’est lisse que par le cuir avec lequel elle est confectionnée. Quand il parlait de sa laideur, Socrate disait qu’il en était absolument de même de son âme, mais qu’il l’avait corrigée en la travaillant ; j’estime que, suivant son habitude, il plaisantait en parlant ainsi, car jamais âme si parfaite ne s’est faite elle-même.

Comme Platon et la plupart des philosophes, il estime singulièrement la beauté ; toutefois une physionomie avantageuse n’est pas toujours fondée sur la beauté des traits du visage. — Je ne puis répéter assez combien je tiens la beauté pour une qualité puissante et avantageuse. Socrate l’appelait « une courte tyrannie » ; Platon, « un privilège de la nature ». Nous n’en avons pas qui ait plus grand pouvoir ; elle tient le premier rang dans les rapports des hommes entre eux ; elle saisit tout d’abord, elle séduit et influence notre jugement par sa grande autorité et l’impression merveilleuse qu’elle produit : Phryné eût perdu sa cause, malgré l’excellent avocat entre les mains duquel elle l’avait remise, si, entr’ouvrant sa robe, elle n’eut gagné ses juges par l’éclat de sa beauté. Je constate que chez Cyrus, Alexandre et César, ces trois maîtres du monde, elle est entrée en ligne de compte dans leurs moyens d’action ; le premier Scipion, lui, n’en a pas tiré parti. Un même mot, chez les Grecs, désignait le beau et le bon ; et le Saint-Esprit appelle souvent bons ceux qu’il veut qualifier de beaux. Je ne serais pas éloigné de classer les divers dons faits à l’homme, comme ils le sont dans une chanson, tirée de quelque poète ancien, que Platon dit avoir été très répandue : « la Santé, la la Beauté, la Richesse ». Aristote dit que le droit de commander appartient à ceux qui ont la beauté en partage, et que lorsqu’il en est chez lesquels elle approche de l’image des dieux, ils ont, comme eux, droit à notre vénération. À quelqu’un qui lui demandait pourquoi on fréquente plus souvent et plus longtemps les personnes qui sont belles, il répondit : « Il n’y qu’un aveugle qui puisse faire une semblable question. » La plupart des philosophes, et parmi eux les plus grands, ont dû à leur beauté d’être admis dans les écoles sans avoir de redevance à payer, et doivent par suite la sagesse à son entremise. Je la considère presque à l’égal de la bonté, non seulement chez les gens qui me servent mais aussi chez les bêtes.

Il ne me semble cependant pas que les traits et la-forme du visage, non plus que les lignes d’après lesquelles on détermine certaines dispositions qui seraient en nous et ce que l’avenir nous réserve, aient un rapport direct et simple avec la laideur ; pas plus que toute bonne odeur et une atmosphère sereine ne sont un gage de santé, ni un air épais et lourd un indice d’infection en temps d’épidémie. Ceux qui accusent la beauté et les mœurs d’être en contradiction chez la femme, ne sont pas toujours dans le vrai ; car une physionomie laissant à désirer sous le rapport de la régularité des traits, peut présenter un air de probité et inspirer confiance ; comme au contraire, il m’est arrivé parfois de lire, entre deux beaux yeux, des menaces dénotant une nature mauvaise et dangereuse. Il y a des physionomies qui préviennent en leur faveur ; et, au milieu d’ennemis victorieux qui vous pressent de toutes parts et vous sont inconnus, vous ferez sur-le-champ choix de l’un plutôt que de l’autre, pour vous rendre à lui et lui confier votre vie, sans que la beauté pèse beaucoup sur votre détermination.

C’est une faible garantie que la mine, toutefois elle vaut d’être prise quelque peu en considération ; et, si j’étais chargé de châtier les gens, je me montrerais plus dur pour les pervers qui démentent et trahissent les sentiments dont ils portent l’expression sur le front ; je sévirais davantage contre la méchanceté qui se présente sous un masque bénin. — Il semble qu’il y ait des visages favorisés et d’autres malencontreux, et crois qu’il y a un certain art à distinguer, selon ce que leur figure exprime, les gens qui sont débonnaires de ceux qui sont niais, ceux qui sont sévères de ceux qui sont rudes, les malicieux de ceux qui sont chagrins, les dédaigneux des mélancoliques, et tels autres qui sont affectés de qualités différant peu les unes des autres. Il y a des beautés qui non seulement sont fières, mais encore peu avenantes ; il y en a de douces, et même de plus que douces, des fades. — Quant au pronostic de l’avenir par l’examen de ces mêmes signes, c’est là une chose sur laquelle je ne me prononce pas.

En principe, il faut suivre les indications de la nature ; les observances religieuses, sans de bonnes mœurs, ne suffisent pas au salut d’un état. — J’ai, en ce qui me touche, ainsi que je l’ai dit ailleurs bien simplement et franchement, adopté ce précepte ancien, que « nous ne saurions être en défaut, en suivant notre nature », et que « s’y conformer », est une règle qui prime toutes les autres. Je n’ai pas, comme Socrate, corrigé par la puissance de la raison mes instincts naturels, et n’ai pas eu recours à l’art pour modifier mes penchants ; je me laisse aller comme je suis venu, je ne combats rien. Les deux parties essentielles de moi-même, le corps et l’esprit, sont naturellement disposées à vivre de pair et en bon accord ; Dieu merci, car je suis né et ai grandi à une époque où les idées saines et modérées avaient peu cours. — Dirai-je, en passant, que je trouve qu’on fait plus de cas que cela ne vaut, bien qu’elle soit presque seule à avoir cours chez nous, d’une apparence de sagesse scolastique, esclave de certaines règles et soumise à la fois à l’espérance et à la crainte ? Cette doctrine qu’on nous inculque, je la voudrais non telle que les lois et les religions l’établissent, mais telle qu’elles la complètent et l’autorisent ; ayant par elle-même de quoi se soutenir sans aide, prenant naissance en nous par ses propres racines, produite par ce que nous appelons le sens commun qui se trouve en tout homme qui n’est pas organisé à l’encontre des lois de la nature : ce même bon sens qui, chez Socrate, redresse de mauvais plis, le rend obéissant aux hommes et aux dieux qui commandent dans sa ville, et courageux vis-à-vis de la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce que lui-même est mortel. Quel ruineux enseignement pour toutes les formes de gouvernement, et bien plus dommageable qu’ingénieux et utile, que de persuader aux peuples que la foi religieuse suffit à elle seule à contenter la justice divine, sans qu’il soit besoin de bonnes mœurs ; dans l’application apparaît l’énorme différence qu’il y a entre la dévotion et la conscience !

Physionomie de Montaigne ; son air naïf lui attirait la confiance. Récit de deux aventures où la bonne impression qu’il produisait et sa franchise lui ont été avantageuses. — J’ai un visage qui plaît, et par les traits et par la bonne opinion qu’à première vue il donne de moi, d’où une apparence toute contraire à celle de Socrate : « Qu’ai-je dit j’ai ? C’est j’ai eu, que je devrais dire, ô Chrémès (Térence). — Hélas, vous ne voyez plus de moi, que le squelette d’un corps affaibli ! » Il m’est souvent arrivé que simplement, sur le bon effet produit par ma prestance et mon air, des personnes qui ne me connaissaient pas, se sont pleinement confiées à moi soit pour leurs propres affaires soit pour les miennes, et cela m’a procuré dans les pays étrangers des faveurs particulières et rarement accordées. — Les deux aventures que voici valent peut-être que je les rapporte. Un quidam avait projeté de nous surprendre, ma maison et moi ; pour ce faire, il eut l’idée de se présenter tout seul à ma porte, en demandant l’entrée avec une certaine insistance. Je le connaissais de nom et croyais pouvoir me fier à lui, parce qu’il était de mes environs et qu’il y avait quelque alliance entre nous ; je lui fis ouvrir, comme je fais à chacun. Il entra tout effrayé, son cheval hors d’haleine, fort harassé, et me conta cette fable : « À une demi-lieue de là, il venait d’être rencontré par un de ses ennemis, que je connaissais aussi, de même que j’avais entendu parler de leur querelle. Cet ennemi s’était lancé à toute bride à sa poursuite ; et lui-même, mis en désarroi par la surprise et inférieur en nombre, s’était précipité chez moi pour se mettre en sûreté, en grand souci de ce qu’étaient devenus ses gens qu’il croyait, disait-il, ou morts ou prisonniers ». J’essayai bien naïvement de le réconforter, de le rassurer et lui rendre son sang-froid. Bientôt après, voilà quatre ou cinq de ses soldats qui se présentent pour entrer, avec cette même contenance témoignant même effroi ; puis d’autres, et après d’autres encore, tous bien armés et équipés, au nombre de vingt-cinq ou trente, feignant d’avoir leurs ennemis sur leurs talons. Ce mystère commençait à m’inspirer du soupçon ; je n’ignorais pas en quel siècle nous vivons, combien ma maison pouvait exciter l’envie, et connaissais plusieurs exemples de personnes de ma connaissance, auxquelles il était arrivé malheur dans des circonstances analogues. Toujours est-il que, trouvant que je n’avais pas de bénéfice à avoir commencé à faire plaisir si je n’achevais, et ne pouvant me défaire de ces gens sans tout rompre, je me laissai aller au parti le plus naturel et le plus simple comme je fais toujours, et commandai de les faire entrer. Il faut ajouter qu’à la vérité, je suis peu défiant et peu soupçonneux de ma nature ; je penche volontiers à admettre les excuses qu’on me donne et à interpréter les faits dans le sens le plus favorable ; je prends les hommes comme ils sont généralement et ne crois pas aux natures perverses et dénaturées, non plus qu’aux prodiges et aux miracles, à moins que je n’y sois forcé par des témoignages irréfutables ; en outre, je m’en remets aisément à la fortune et m’abandonne à corps perdu entre ses bras, ce dont jusqu’à ce moment j’ai eu plus occasion de me louer que de me plaindre, l’ayant trouvée plus avisée et plus amie de mes affaires que je ne le suis moi-même. Il y a dans ma vie quelques actions dont on peut dire à juste titre que la conduite en a été difficile, ou si l’on veut prudente ; admettez que j’aie été pour un tiers dans le résultat, on peut largement dire que les deux autres tiers sont de son fait. Nous échouons, ce me semble, parce que nous n’avons pas assez confiance dans ce que le Ciel fera pour nous, et que nous prétendons faire par nous-mêmes plus qu’il ne convient ; aussi combien fréquemment nos projets n’aboutissent pas ! il est jaloux de l’étendue que nous attribuons aux droits de la prudence humaine au détriment des siens, et nous les réduit d’autant plus que nous leur donnons plus d’extension. Ces gens demeurèrent à cheval dans ma cour, tandis que leur chef, qui n’avait pas voulu qu’on mit sa monture à l’écurie, disant qu’il fallait qu’il se retirât dès qu’il aurait des nouvelles de son monde, était avec moi dans ma grande salle. Il était parvenu à s’introduire chez moi et n’avait plus qu’à mettre ses desseins à exécution. Souvent depuis, il a répété (car il ne craignait pas de raconter le fait) que ma figure et ma franchise l’avaient emporté en lui sur la trahison qu’il méditait. Il remonta à cheval ; et ses gens, qui avaient les yeux fixés sur lui, attendant le signal qu’il devait leur faire, furent bien étonnés de le voir sortir, renonçant à profiter des avantages que, par sa ruse, il s’était ménagés.

Une autre fois, me fiant à je ne sais quelle trêve qui venait d’être publiée dans nos armées, je me mis en route pour un voyage dans un pays dont la traversée présentait beaucoup de dangers. Je ne fus pas plutôt éventé, que trois ou quatre groupes de cavaliers se lancèrent de divers points à ma poursuite pour me détrousser. L’un d’eux me joignit à ma troisième journée de marche et je fus assailli par quinze ou vingt gentilshommes masqués, suivis d’une ondée d’argoulets. Me voilà pris, obligé de me rendre et conduit au plus épais d’une forêt voisine ; et là, démonté, dévalisé, mes caisses fouillées, mon coffre à argent saisi, mes chevaux et tout mon équipage dispersés entre de nouveaux maîtres. Nous demeurâmes longtemps dans ce hallier à discuter sur le montant de ma rançon qu’ils fixaient si haut qu’on voyait bien que je ne leur étais guère connu, et la question fut grandement agitée entre eux si on me laisserait ou non la vie ; de fait, certaines circonstances faisaient que je courais un réel danger, « ce fut le cas de montrer du courage et de la fermeté (Virgile) ». Je m’en tenais toujours à invoquer la trêve, ne consentant à leur abandonner comme bénéfice que ce dont ils m’avaient dépouillé, ce qui n’était pas à dédaigner, sans vouloir promettre d’autre rançon. Nous en étions là après deux ou trois heures de discussion, lorsque me faisant monter sur un cheval avec lequel je ne courais pas risque de leur échapper, préposant spécialement à ma garde quinze ou vingt arquebusiers et répartissant mes gens entre d’autres, nous voilà emmenés prisonniers par divers chemins. Nous avions déjà marché la distance de trois ou quatre portées d’arquebuse, et j’en étais arrivé « à m’en remettre à l’assistance de Castor et de Pollux (Catulle) », quand soudain il se produisit chez eux un revirement bien inattendu. Je vis revenir vers moi le chef de la bande, qui me parla avec plus de courtoisie ; et, se mettant en peine de faire rechercher dans sa troupe mes hardes dispersées, il me fit rendre ce qu’il put en retrouver, jusqu’à mon coffre à argent. Le meilleur présent qu’il me fit, ce fut de me remettre enfin en liberté, le reste m’important peu à pareil moment. Je ne connais pas encore bien la véritable cause d’un changement si peu dans les habitudes, de cette volte face sans motif apparent, de ce repentir si extraordinaire dans une entreprise préméditée et exécutée de propos délibéré et justifiée par les mœurs de l’époque, car, de prime abord, je leur avais avoué le parti auquel j’appartenais et où je me rendais. Celui qui occupait le premier rang se démasqua, me donna son nom et me dit à plusieurs reprises que je devais ma délivrance à mon visage, à la liberté et à la fermeté de mes paroles, qui faisaient qu’un traitement semblable était indigne de moi, me demandant de lui donner l’assurance de lui rendre la pareille à l’occasion. Il est possible que la bonté divine voulût user, pour ma conservation, de ce moyen si aléatoire ; il me servit encore le lendemain contre des embuches pires que celles auxquelles je venais d’échapper et contre lesquelles les premiers eux-mêmes m’avaient mis en garde. Celui auquel j’eus affaire en cette dernière aventure est encore vivant et peut la confirmer ; l’auteur de la première a été tué il n’y a pas longtemps.

La simplicité de ses intentions, qu’on lisait dans son regard et dans sa voix, empêchait qu’on ne prît en mauvaise part la liberté de ses discours. Dans la répression des crimes, il n’était pas pour trop de sévérité. — Si ma physionomie ne prévenait en ma faveur, si on ne lisait dans mes yeux et dans ma voix la simplicité de mes intentions, je ne serais pas demeuré si longtemps sans qu’on me cherchât querelle ou qu’on m’offensât, étant donnée la liberté indiscrète que j’ai de dire à tort et à travers tout ce qui me vient à l’idée et de juger témérairement des choses. Cette façon peut, avec raison, paraître incivile et peu dans nos usages ; mais je n’ai rencontré personne qui l’ait jugée outrageante et malintentionnée, et je n’ai pas trouvé davantage qui que ce soit que ma liberté ait blessé, quand c’était de moi-même que les propos émanaient ; car pour ce qui est des paroles rapportées, elles ont un tout autre son et prennent un sens tout différent. — Aussi, je ne hais personne et suis peu enclin à offenser n’importe qui ; même quand la raison est en jeu, je ne me départis pas de ce sentiment ; et, quand l’occasion me mettait dans le cas de prononcer des condamnations criminelles, j’ai plutôt fait défaut à la justice : « Je voudrais qu’on n’eût pas commis de fautes, mais je n’ai pas le courage de punir celles qui ont été commises (Tite Live). » On reprochait, dit-on, à Aristote d’avoir été trop miséricordieux envers un méchant : « J’ai été à la vérité, répondit-il, miséricordieux envers l’homme, mais non envers la méchanceté. » Les jugements sont d’ordinaire d’autant plus sévères dans les peines qu’ils prononcent, que le méfait est plus horrible ; l’impression qu’il fait sur moi est inverse : l’horreur d’un premier meurtre me fait craindre d’en commettre moi-même un second, la haine que je ressens pour la cruauté commise me fait abhorrer toute imitation et incliner vers la douceur. À moi qui ne suis qu’un personnage de peu d’importance, on peut appliquer ce qu’on disait de Charille, roi de Sparte : « Il ne saurait être bon, puisqu’il n’est pas mauvais pour les méchants » ; ou bien encore, car Plutarque présente une seconde interprétation de ce mot, comme il arrive de mille autres choses qui comportent des versions diverses et contraires : « Faut-il qu’il soit bon, puisqu’il l’est même pour les méchants ! » — De même que, dans ce qui est licite, je répugne à intervenir lorsqu’il faut m’adresser à des gens auxquels cela déplaît ; quand il s’agit de choses illicites, je ne me fais pas assez de conscience, à dire vrai, de m’employer quand ceux dont cela dépend ne s’en offensent pas.

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