Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 11

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 527-545).

CHAPITRE XI.

Des boiteux.

Critique du changement opéré dans le calendrier par la réforme grégorienne. — Il y a deux ou trois ans, qu’en France, l’année a été réduite de dix jours. Que de changements devaient résulter de cette réforme ; c’était au fond remuer à la fois le ciel et la terre ! Et cependant tout est demeuré en place : mes voisins font à leur heure leurs semailles, leurs récoltes, leurs transactions commerciales ; les jours propices et les jours néfastes existent, et tout cela exactement comme de tous temps. Nos habitudes ne se ressentaient pas de l’erreur, pas plus qu’elles ne se ressentent de la correction intervenue, tant il y a partout d’incertitude, tant notre compréhension des choses est grossière, obscure et obtuse ! On dit que la question pouvait se régler d’une façon moins incommode, en retranchant comme l’a fait Auguste, pendant quelques années, aux années bissextiles, aussi longtemps qu’il eût été nécessaire pour arriver à la concordance voulue, le jour qu’elles ont en plus et qui, maintenant comme avant, est une gêne et cause du trouble. De ce qu’on n’a pas procédé ainsi, nous sommes encore de quelques jours en avance ; toutefois ce moyen demeure pour pourvoir à l’avenir aux corrections à faire, en fixant qu’après une période de tant et tant d’années, ce jour supplémentaire sera toujours supprimé, de telle sorte que l’erreur ne pourra dorénavant excéder vingt-quatre heures. — Nous n’avons d’autre mesure du temps que les années, et il y a bien des siècles que le monde en use ; cependant c’est une mesure que nous n’avons pas encore achevé de déterminer, et nous sommes encore dans le doute sur les formes diverses que les autres nations lui donnent et les raisons qui les leur ont fait adopter. Il est des gens qui disent qu’en vieillissant les cieux s’abaissent sur nous et empêchent ainsi la détermination exacte des jours et même des heures ! Plutarque va jusqu’à dire des mois, il est vrai que de son temps l’astronomie n’était pas encore arrivée à déterminer le mouvement de la lune ! Ce sont là, n’est-ce pas, de bonnes conditions pour l’enregistrement des événements du passé ?

Vanité des recherches de l’esprit humain ; on veut souvent découvrir les causes d’un fait, avant d’être assuré que ce fait est bien certain. — Je rêvassais tout à l’heure, comme je le fais souvent, combien la raison humaine est un instrument vague et mal réglé. C’est ainsi qu’on voit ordinairement les ::② hommes auxquels on cite des faits, s’amuser plus volontiers à en rechercher les causes qu’à en vérifier la réalité. Ils passent par— dessus toute investigation préliminaire, mais en examinent avec soin les conséquences, ou encore, sans s’inquiéter de la chose, s’enquièrent immédiatement des causes. Plaisants chercheurs de causes ! Cette connaissance n’intéresse que celui qui a la direction et non nous, qui n’avons qu’à prendre les choses telles qu’elles sont et qui en avons l’usage entier et absolu suivant ce qui convient à nos besoins, sans qu’il nous soit nécessaire d’en pénétrer ni l’origine, ni le principe ; le vin en est-il plus agréable à qui sait comment il se fabrique et d’où il provient ? Au contraire, le corps et l’âme entravent et altèrent le droit qu’ils ont d’user de ce qui est et d’eux-mêmes, quand ils y mêlent ce que la science en pense ; les effets nous touchent, les moyens pas du tout. Fixer et répartir est du domaine de qui est maître ou gouverne, comme accepter est le fait du sujet et de l’apprenti. — Reprenons ce que nous disions de cette habitude. À l’annonce d’une chose, on commence d’ordinaire par dire : « Comment cela se fait-il ? » Il faudrait dire « Mais, d’abord, cela est-il ? » Notre raisonnement est capable de reconstituer cent mondes comme le nôtre et d’en trouver les principes et l’organisation ; il ne faut pour cela ni base, ni matériaux ; laissez-le aller ; « habile à donner du corps à la fumée (Perse) », il construit aussi bien sur le vide que sur le plein, avec rien qu’avec quelque chose. Je trouve que de presque tout, il faudrait dire : « Cela n’est pas. » C’est une réponse que j’emploierais souvent si j’osais ; mais on crie aussitôt que parler ainsi dénonce de l’ignorance et de la faiblesse d’esprit, et il me faut la plupart du temps faire le bateleur de compagnie avec ceux qui m’entourent et deviser sur des sujets et des contes frivoles auxquels je n’ajoute aucune foi ; sans compter que c’est en vérité un peu rude et bien empreint de l’esprit de contradiction, que de nier catégoriquement un fait qu’on vous énonce ; d’autant que peu de gens manquent, surtout quand la chose est difficile à croire, d’affirmer qu’ils l’ont vue et de produire des témoins dont l’autorité nous empêche de contredire. Il en résulte qu’avec cette manière de faire, nous connaissons les causes et effets de mille choses qui n’ont jamais existé, et que le monde discute sur mille sujets dont le pour et le contre sont aussi faux l’un que l’autre : « Le faux approche si fort du vrai, que le sage ne doit pas s’engager dans un défilé si dangereux (Cicéron). »

La vérité et le mensonge ont même physionomie ; le port, le goût, les allures sont pareils nous les regardons du même ceil. Non seulement nous sommes lâches par le peu de défense que nous imposons à la tromperie, mais nous cherchons et nous nous convions encore à nous y enferrer ; par vanité nous aimons à nous embrouiller, cela semble faire partie intégrante de notre être.

Comment s’accréditent de prétendus miracles. Autorité que prend sur nous toute croyance qui a de nombreux adeptes et est éclose depuis un certain temps déjà ; que ne va-t-on au fond des choses ? — J’ai vu, de mon temps, naître plusieurs miracles. Bien qu’ils se soient étouffés dès l’origine, nous pouvons prévoir quels développements ils auraient pris si, arrivés à maturité, ils eussent vécu ; car il ne faut que trouver le bout du fil, on en dévide alors autant qu’on veut. Il y a en effet beaucoup plus loin de rien à la plus petite chose du monde, que de cette petite chose à la plus grande. Or les premiers qui sont mêlés aux commencements d’une chose extraordinaire, s’apercevant, par l’incrédulité qu’ils rencontrent lorsqu’ils se mettent à conter leur histoire, où git la difficulté de persuader, vont étayant ce point faible de quelque preuve fausse, d’autant, qu’en outre de ce que « les hommes ont tendance à donner cours à des bruits incertains (Tite Live) », nous nous faisons naturellement conscience de rendre avec usure ce qu’on nous a prêté, en y ajoutant quelque peu de notre cru. L’erreur que nous commettons personnellement, donne d’abord naissance à celle qui se propage dans le public ; et celle-ci, à son tour, confirme l’erreur individuelle première. Ainsi la chose se forme, allant s’affermissant par son passage de main en main, si bien que chaque témoin nouveau est mieux informé que celui dont il tient la nouvelle, et que celui qui vient en dernier lieu est plus convaincu que le premier. C’est une progression naturelle : quiconque croit quelque chose, estime que c’est faire œuvre de charité que de convaincre quelque autre ; et, pour ce faire, il ne craint pas d’ajouter de sa propre invention, à ce qu’il raconte, autant qu’il juge nécessaire pour triompher de la résistance et du manque de conviction qu’il croit exister chez autrui. — Moi-même, qui me fais un scrupule excessif de mentir et qui ne me soucie guère d’imposer ce que je dis, ou qu’on y croie, je constate cependant que lorsque je parle sur une question, si je suis échauffé soit par la résistance de mon auditoire, soit par la chaleur même de ma narration, en dehors de ce que j’ai à en dire je grossis, j’enfle le sujet par mon ton de voix, mes gestes, l’accent et la force de mes expressions, et même par les amplifications et extensions que je me permets non sans dommage pour la vérité initiale. Je ne le fais cependant qu’avec cette restriction que, dès que quelqu’un me rappelle à moi-même et me demande la vérité dans toute sa nudité et sa crudité, c’en est fait aussitôt de toute exagération, je la lui donne sans emphase ni commentaires. Un langage vif et bruyant, comme d’ordinaire est le mien, se laisse volontiers aller à l’hyperbole. — Il n’est rien à quoi les hommes soient plus généralement disposés qu’à chercher à propager leurs opinions ; quand, à cet effet, les moyens habituels nous font défaut, nous y ajoutons le commandement, la force, le fer et le feu. C’est un malheur d’en être arrivé à ce que la meilleure preuve de la vérité d’une chose, soit la multitude des gens qui y croient, alors que cette foule comprend tant de fous et si peu de sages, « comme s’il n’y avait rien de plus commun que de ne pas avoir de bon sens (Cicéron). Belle autorité pour la sagesse, qu’une multitude de fous (S. Augustin) ». Il est difficile de se former un jugement ferme, qui soit à l’encontre d’opinions généralement admises. Ce sont les simples d’esprit qui, sur le seul exposé des faits, croient tout d’abord ; puis, par l’autorité du nombre et des témoignages que l’on fait remonter aussi haut que possible, cela gagne ceux qui ont l’esprit le plus ouvert. Pour moi, quand je ne crois pas quelqu’un m’affirmant une chose, je n’y croirais pas davantage fussent-ils cent à me circonvenir, et ce n’est pas par le temps depuis lequel elle règne que je juge une idée.

Il y a peu de temps, un de nos princes, en proie à la goutte qui avait altéré son bon sens naturel et sa vigoureuse santé, se laissa si fortement persuader par ce qu’on disait des cures merveilleuses opérées par un prêtre qui, à l’aide de paroles et de gestes, guérissait toutes les maladies, qu’il fit un long voyage pour aller le trouver. Celui-ci, par un puissant effet de suggestion, parvint à lui endormir son mal pour quelques heures, si bien que ses jambes, pendant ce court Intervalle, lui fournirent le service auquel elles ne satisfaisaient plus depuis longtemps. Si le hasard eût voulu que cinq ou six aventures de ce genre se produisissent, cela eût suffi pour accréditer un miracle de cette nature. On reconnut depuis que celui qui obtenait ce résultat, y mettait tant de simplicité et si peu d’artifice, qu’on ne jugea pas qu’il y eût lieu de le poursuivre judiciairement. C’est à cela qu’on arriverait dans la plupart des cas semblables, si on les examinait à fond. « Nous admirons les choses qui trompent par leur éloignement (Sénèque) » ; notre vue nous fait ainsi souvent apercevoir au loin des images qui nous semblent étranges et qui se réduisent à rien, quand on en approche : « Jamais la renommée ne s’en tient à la vérité (Quinte-Curce). »

La plupart d’entre eux reposent sur des riens et on se perd à leur chercher des causes sérieuses ; le seul miracle que Montaigne ait constaté, c’est lui-même. — C’est merveilleux comme certaines légendes des plus répandues tiennent à des causes frivoles et ont des origines insignifiantes. C’est même là ce qui empêche les informations d’aboutir : tandis qu’on s’évertue à rechercher des causes et des fins sérieuses et importantes comme il convient pour des choses de si grand renom, on perd trace des vraies qui nous échappent pas leur petitesse ; pour aboutir dans ces investigations, il est certain qu’il faut un inquisiteur bien prudent, attentif et subtil, qui n’ait ni parti pris, ni préoccupation. — Jusqu’à présent, miracles et événements étranges se cachent de moi et, en fait de monstres et de miracles bien caractérisés, je n’ai vu que moi-même. Avec l’usage et le temps, on se familiarise avec tout ce qui est étrange ; malgré cela, plus je me tâte et me connais, plus ma difformité m’étonne et moins je me comprends.

Histoire d’un miracle bien près d’être accrédité, qui ne reposait que sur de simples plaisanteries. — C’est surtout le hasard qui produit et fait accepter de tels accidents. — Passant avant-hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude d’un miracle qui venait d’avorter ; depuis plusieurs mois il amusait le voisinage, et, des provinces voisines, qui commençaient à s’en émouvoir, accouraient par grosses troupes des gens de toutes conditions. Un jeune homme de la localité s’était, pour se jouer, mis à contrefaire une nuit, chez lui, la voix d’un esprit, sans penser à autre malice qu’à badiner un moment. Cela lui ayant réussi mieux qu’il n’espérait, afin de donner plus de sel à sa farce, il y associa une fille du village, tout à fait stupide et niaise, puis finalement un troisième individu, tous trois de même âge et aussi simples d’esprit ; puis, transformant leur prêche à domicile en prêche public, ils se cachèrent sous l’autel de l’église, ne se révélant que la nuit et défendant qu’on apportât de la lumière. Des paroles qui tendaient à la conversion du monde et menaçaient du jour du jugement (sujets qui, par l’autorité qui s’y attache et le respect qu’ils commandent, se prêtent le plus à l’imposture), ils en vinrent à produire quelques visions et apparitions, mais si naïves et absurdes, qu’à peine y a-t-il rien de si grossier dans les jeux des petits enfants. Qui sait cependant à quel degré cette mauvaise plaisanterie eût trouvé créance, si le hasard s’y fut un peu prêté ? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison et porteront probablement la peine de la sottise commune ; je ne sais si quelque juge ne se vengera pas sur eux de la sienne. Ici, la supercherie ayant été découverte, on y voit clair ; mais dans nombre de cas analogues, sur lesquels nous ne sommes pas suffisamment édifiés, je suis d’avis que nous réservions notre jugement, aussi bien pour que contre.

Tous les préjugés de ce monde viennent de ce que nous ne voulons ni douter, ni avouer notre ignorance. — Il s’engendre beaucoup d’abus en ce monde ou, pour être plus catégorique, tous les abus de ce monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de manifester notre ignorance, et que nous somines tenus d’accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter ; nous parlons de toutes choses, comme si c’étaient des préceptes indéniables que nous émettons. L’usage, à Rome, voulait que ce dont un témoin déposait pour l’avoir vu de ses yeux et ce qu’un juge prescrivait avec toute la certitude que lui donnait sa science, fussent énoncés sous cette forme : « Il me semble ». On me porte à haïr les choses les plus vraisemblables, quand on me les impose comme infaillibles ; j’aime ces expressions Peut-être, — En quelque sorte, — On dit, — Je pense, et autres semblables qui atténuent et modèrent la témérité de nos propos ; et, si j’avais eu à élever des enfants, je leur eusse si bien inculqué cette façon de répondre dubitative et non tranchante : Qu’est-ce ? — Je ne saisis pas, Il se pourrait, — Est-il vrai ? qu’ils auraient semblé plutôt des apprentis à soixante ans, que des docteurs à dix, comme cela est aujourd’hui. Qui veut guérir de son ignorance, doit l’avouer.

Iris est fille de Thaumantis ; l’admiration est la base de toute philosophie ; l’investigation est la source du progrès, l’ignorance l’arrête net. Et cependant, il y a une certaine ignorance forte et généreuse qui, sous le rapport de l’honneur et du courage, ne le cède en rien à la science ; ignorance qui, pour se produire, n’exige pas moins de savoir que pour faire montre de science. J’ai vu, dans mon enfance, le compte rendu d’un procès que Corras, conseiller au parlement de Toulouse, fit imprimer et qui portait sur ce fait étrange de deux hommes qui se donnaient tous deux pour un même individu. Il me souvient (et je ne me souviens que de cela) qu’il me parut avoir démontré que l’imposture de celui qu’il déclarait coupable était si étonnante, dépassait tant ce que pouvait en démêler notre entendement et aussi le sien, à lui qui était juge, que je trouvais bien hardi l’arrêt par lequel il fut condamné à être pendu. Nous devrions admettre des arrêts rendus en cette forme : « La cour n’y comprend rien » ; ils témoigneraient encore plus de liberté et de bon sens que les juges de l’Aréopage qui, ayant à prononcer dans une cause qu’ils ne parvenaient pas à approfondir, ordonnèrent que les parties se représenteraient dans cent ans.

De ce que les livres saints nous relatent des miracles, il n’en faut pas conclure qu’il doive s’en opérer de nouveaux de notre temps. — Les sorcières dans mon pays courent risque de la vie, chaque fois que les dénonce quelqu’un qui vient attester que ce qu’elles ont rêvé s’est réalisé. — Nos livres sacrés, qui reproduisent la parole divine, renferment eux aussi des prédictions semblables (celles-ci certaines et irrécusables) ; pour en faire application aux événements modernes, comme nous n’en distinguons pas les causes et ne savons par quels moyens ils se réaliseront, il faut une autre intelligence que la nôtre, et il n’appartient peut-être qu’à ce seul et omnipotent témoignage de nous éclairer et de nous dire « C’est à celui-ci, à celui-là, et non à tel autre que ceci s’applique. » Dieu doit assurément être cru ; mais non le premier venu qui s’étonne de son propre récit (et nécessairement il s’en étonne, quand le fait dépasse la portée de nos sens), soit qu’il parle de faits imputés à autrui, soit qu’il s’accuse lui-même.

Montaigne n’admet pas qu’on maltraite personne parce qu’il a des opinions contraires aux nôtres. — Je suis lourd d’esprit et m’en tiens un peu à ce qui a corps et est vraisemblable, évitant sur ce point le défaut déjà signalé par les anciens : « Les hommes sont portés à ajouter foi à ce qu’ils ne comprennent pas ; — l’esprit humain est disposé à croire plus aisément ce qui est obscur (Tacite). » Je vois bien qu’on se courrouce et qu’on m’interdit le doute sous peine des pires injures, c’est là un nouveau procédé de persuasion. Mais, Dieu merci, ce n’est pas à coups de poing qu’on peut imprimer une direction à ma manière de voir. J’admets que ceux auxquels on vient à reprocher qu’une opinion qu’ils émettent est entachée de fausseté se révoltent contre une semblable appréciation ; pour moi, quand je ne partage pas une opinion, je me borne à la trouver hardie et difficile à admettre. Comme tout le monde, je condamne les affirmations contraires aux miennes, mais sur un ton qui n’a rien d’impérieux. Celui qui pour prouver ce qu’il soutient, se montre arrogant et autoritaire, montre que chez lui la raison ne tient pas grande place. Tant qu’il ne s’agit que d’une simple discussion sur les mots, telle qu’il s’en produit dans les écoles, les arguments des uns peuvent présenter autant d’apparence de vérité que ceux des autres « pourvu qu’ils discutent la vraisemblance et n’affirment pas (Cicéron) » ; mais lorsqu’on en vient à traiter des effets qui en sont la conséquence, ceux qui conservent leur calme ont bien de l’avantage.

Pourquoi ôter la vie aux sorciers pour se défendre contre de prétendus actes surnaturels ? la plupart du temps les accusations portées contre eux sont sans fondement. — Pour en arriver à tuer les gens accusés de sorcellerie, il faut avoir une clarté bien vive et bien nette des griefs qui leur sont inputés ; la vie humaine est une réalité trop incontestable, pour être prise en garantie des faits surnaturels et fantastiques qu’on leur prête. Il n’est pas ici question de ceux qui font emploi de drogues et de poisons, ce sont des homicides de la pire espèce ; et cependant, même dans ce cas, il ne faut pas, dit-on, toujours croire à leurs aveux : on en a vu s’accuser parfois d’avoir tué des personnes qu’on retrouvait vivantes et bien portantes. — Quant à ces autres accusations extravagantes qu’on voit se produire contre ces prétendus sorciers, je dirai volontiers que c’est déjà bien assez qu’un homme, si recommandable qu’il soit, soit cru quand ce qu’il dit est naturel ; et que, lorsqu’il s’agit de choses surnaturelles, au-dessus de ce que nous pouvons comprendre, il ne doit l’être, qu’autant qu’il a reçu du ciel qualité à cet effet. Ce privilège qu’il a plu à Dieu d’attacher à certains de nos témoignages, ne doit pas être avili en en usant à la légère. J’ai eu les oreilles rebattues de mille contes tels que ceux-ci : « Trois personnes l’ont vu tel jour au levant ; trois autres l’ont vu le lendemain à l’occident ; à telle heure, en tel lieu, il était habillé de telle sorte » ; si bien que j’arriverais à ne pas m’en croire moi-même. Combien je trouve plus naturel et plus vraisemblable que deux hommes mentent, que le fait d’un autre qui, en douze heures de temps, porté par les vents, serait passé d’orient en occident ; il est bien plus naturel que notre entendement soit déplacé, emporté par le tourbillon d’idées de notre esprit détraqué, plutôt que l’un de nous, en chair et en os, ne s’envole sur un balai, le long du tuyau de sa cheminée, parce qu’un esprit étranger s’est emparé de lui ! Ne cherchons pas des illusions venant du dehors et qui nous soient inconnues, alors que perpétuellement nous sommes agités par d’autres qui nous sont propres et existent en nous. Il me semble qu’on est excusable de ne pas croire un miracle, au moins quand il est possible de le démasquer et de l’expliquer par des raisons plausibles, et je suis de l’avis de saint Augustin : « qu’il vaut mieux incliner vers le doute que vers l’assurance, dans ce qui est difficile à prouver et dangereux de croire ».

Il est très porté à penser que ces gens ont l’imagination malade et sont fous plutôt que criminels. — Il y a quelques années, je passais sur le territoire d’un prince souverain qui, pour rabattre mon incrédulité, me fit la faveur de me montrer, en sa présence, enfermés dans un local spécial, dix ou douze prisonniers de ce genre, parmi lesquels une vieille femme, vraie sorcière par sa laideur et sa difformité et très fameuse, depuis longtemps, en ce métier. Je vis des preuves, des aveux qu’elle avait faits spontanément, et je ne sais trop quel stigmate indélébile sur cette malheureuse. Je m’enquis, je questionnai tout à mon aise, y apportant toute l’attention que je pouvais, car je ne suis pas homme dont le jugement se laisse beaucoup influencer par des préventions. Finalement, je leur eusse en conscience administré de l’ellébore plutôt que de la ciguë, « leur cas me paraissant plus voisin de la folie que du crime (Tite Live) ». Pour traiter ces maladies, la justice a des moyens qui lui sont propres. Quant aux objections et arguments que les gens de bonne foi m’ont présentés là et souvent ailleurs, je n’en ai pas trouvé de concluants et qui n’eussent comporté des solutions autres, chaque fois plus vraisemblables que les leurs. Il est vrai que les preuves et les raisonnements basés sur les faits et l’expérience, je ne les dénoue pas ; du reste ils n’ont pas de bout : je les tranche souvent comme Alexandre fit du nœud gordien. Après tout, c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’y trouver raison de faire brûler un homme tout vif.

Prestantius dit de son père (et on cite d’autres exemples), qu’assoupi et endormi plus lourdement que par l’effet d’un profond sommeil, il s’imagina être une jument et servir de bête de somme à des soldats ; et ce qu’il s’imaginait être, il l’était réellement. Si les sorciers peuvent avoir des songes qui sont des réalités, et si parfois les songes peuvent se manifester par des effets, je ne crois cependant pas que notre volonté en soit responsable devant la justice. — J’en parle comme quelqu’un qui n’est pas juge, ne siège pas dans les conseils des rois et s’estime bien loin d’en être digne, mais en homme du peuple, dressé et voué à s’en rapporter au sens commun dans ses actes et ses paroles. Qui tiendrait compte de mes rêveries pour se mettre en opposition avec la moindre loi de son village, avec une opinion, une coutume existantes, se ferait grand tort, et m’en ferait un non moins considérable ; car de ce que je dis, je ne garantis rien, sinon que c’est ce que j’avais en tête, sous une forme confuse et incertaine, quand je l’ai écrit. C’est ici comme une sorte de conversation où je parle de tout, et ce ne sont nullement des avis que j’émets : « Je n’ai pas, comme tant d’autres, honte d’avouer que j’ignore ce que je ne sais pas (Cicéron) » ; je ne serais pas si hardi dans mes propos si j’étais de ceux que l’on doit croire, et c’est ce que j’ai répondu une fois à un grand personnage qui se plaignait de l’âpreté et de l’insistance de mes conseils : « Je vois que vous êtes tout disposé à prendre parti dans un sens, je vous soumets l’autre de mon mieux pour éclairer votre jugement, mais non pour le contraindre ; Dieu qui dispense le courage, vous mettra à même de choisir. » Je ne suis pas présomptueux au point de seulement désirer que ce que j’en pense, puisse faire pencher d’un côté plutôt que d’un autre dans des questions de cette importance ; ma situation ne m’a pas habitué à aboutir à de si hauts et si considérables résultats. Je reconnais avoir nombre de travers d’esprit et aussi de manières de voir, dont volontiers je chercherais à dégoûter mon fils si j’en avais un ; et de fait, ce qui est vrai n’est pas toujours chez l’homme ce dont il s’accommode le mieux, tant il est de bizarre composition.

Réflexions sur un proverbe italien qui attribue aux boiteux des deux sexes plus d’ardeur aux plaisirs de l’amour. — À ce propos, et cela ne s’y rattacherait-il pas, peu importe, un proverbe très répandu en Italie dit que celui qui n’a pas couché avec une boiteuse, ne connaît pas Vénus dans ce qu’elle a de plus doux. Le hasard ou quelque fait particulier a, il y a bien longtemps, introduit ce dicton dans le peuple ; il s’applique aux hommes comme aux femmes, car la reine des Amazones répondit à un Scythe qui la conviait à l’amour : « Ce sont les boiteux qui le font le mieux (Théocrite). » Dans cette république féminine, pour éviter que les mâles ne s’emparassent du pouvoir, on leur estropiait dès l’enfance les bras, les jambes et autres membres qui leur donnaient avantage sur la femme, qui ne se servait d’eux que pour le surplus dont nous usons d’elle. J’eusse émis comme raison de cette supériorité, que le mouvement détraqué d’une boiteuse peut procurer un plaisir nouveau dans les rapports sexuels que l’on a avec elle et accentuer la jouissance chez ceux qui en essayent ; mais je viens de trouver que les philosophes anciens ont déjà élucidé la question et posent que chez une boiteuse, les jambes et les cuisses ne se nourrissant pas, par suite de son infirmité, comme cela devrait être, il en résulte que les parties génitales placées plus haut sont mieux nourries, se développent davantage et deviennent plus vigoureuses ; ou encore que ce défaut empêchant de prendre de l’exercice, ceux qui en sont atteints dépensent moins leur force et en sont mieux disposés pour les jeux de Vénus. C’est cette même raison qui faisait que les Grecs reprochaient aux tisserandes d’être plus ardentes que les autres femmes, parce que le métier qu’elles font les empêche, elles aussi, de prendre un exercice suffisant. S’il en est ainsi, de tels raisonnements peuvent nous mener loin, et je pourrais ajouter au sujet de ces dernières que le trémoussement continu que leur occasionne leur travail quand elles sont assises, les éveille et les sollicite, comme il arrive aux dames par suite de l’ébranlement et de l’agitation de leurs carrosses.

L’esprit humain admet comme raisons les choses les plus chimériques ; souvent on explique un même effet par des causes opposées. — Ces exemples ne confirment-ils pas ce que je disais au commencement de ce chapitre que la recherche de la cause devance souvent en nous la constatation de l’effet, et cela s’étend tellement loin, que nous arrivons à juger non ce qui est, mais ce qui n’existe même pas ? Outre cette facilité à trouver des interprétations à tout songe quel qu’il soit, notre imagination est encore tout aussi portée à recevoir aisément de fausses impressions sur les plus frivoles apparences. Par la seule autorité de ce dicton ancien très connu, je me suis autrefois laissé aller à croire que j’avais éprouvé plus de plaisir avec une femme parce qu’elle était mal bâtie et à considérer cette infirmité comme ajoutant à ses grâces.

Le Tasse, dans la comparaison qu’il établit entre la France et l’Italie, dit avoir remarqué que nous avons les jambes plus grêles que les gentilshommes italiens, et l’attribue à ce que nous sommes continuellement à cheval. De cette cause, Suétone tire une conclusion tout opposée ; car, dit-il, celles de Germanicus étaient devenues plus fortes par la pratique continue de ce même exercice. Rien n’est si souple, si déréglé que notre entendement. Il est comme le soulier de Théramène, qui s’adaptait à tous les pieds ; il est double et divers, et donne également à ce à quoi il s’applique des formes multiples et variées : « Fais-moi don d’une drachmne d’argent, » disait un philosophe de l’école des Cyniques à Antigone. « Ce n’est pas là un présent digne d’un roi, » répondit celui-ci. « Donne-moi alors un talent, » reprit le philosophe. « Ce n’est pas un présent qui convienne à un Cynique, » repartit Antigone. — « Souvent il est bon de mettre le feu dans un champ stérile et de brûler les restes de paille, soit que cette chaleur prépare les voies et ouvre les pores secrets par lesquels la sève monte dans les herbes nouvelles, soit qu’elle rende la terre plus rude et resserre ses veines ouvertes aux pluies fines, à un soleil trop ardent ou aux froids pénétrants de Borée (Virgile). »

C’est ce qui a amené les Académiciens à poser en principe de douter de tout, ne tenant rien pour absolument vrai non plus que pour absolument faux. — « Toute médaille a son revers » ; c’est pourquoi Clitomaque disait jadis que Carnéade, en entreprenant de déraciner chez l’homme la manie de tout analyser, c’est-à-dire l’envie et la témérité de juger tout ce qui s’offre à lui, avait entrepris plus que les travaux d’Hercule. Cette pensée si osée de Carnéade lui était née, à mon avis, de l’impudence qu’étalaient anciennement ceux qui faisaient profession de savoir et de leur outrecuidance démesurée. — Ésope était exposé en vente avec deux autres esclaves. Un acheteur s’enquit auprès de l’un d’eux de ce qu’il savait faire ; celui-ci, pour se faire valoir, dit monts et merveilles il savait ceci, il savait cela, etc. L’autre en dit autant et plus de lui-même. Quand vint le tour d’Ésope et qu’on lui demanda à lui aussi ce qu’il savait faire : « Rien, répondit-il, ces deux-ci ont tout pris, ils savent tout. » — La même chose s’est produite dans les écoles de philosophie. L’audace de ceux qui attribuaient à l’esprit humain l’aptitude à tout savoir, en a amené d’autres à émettre, par dépit et contradiction, qu’il n’est capable de rien ; ceux-ci portent cette ignorance à l’extrême, comme ceux-là font de la science ; de telle sorte qu’on ne peut nier que l’homme ne soit immodéré en toutes choses, et qu’il ne s’arrête que lorsqu’il y est contraint par l’impuissance où il se trouve de passer outre.