Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre III/Chapitre 13

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIIp. 599-705).

CHAPITRE XIII.

De l’expérience.

L’expérience n’est pas un moyen sûr de parvenir à la vérité, parce qu’il n’y a pas d’événements, d’objets absolument semblables ; on ne peut, par suite, juger sainement par analogie. — Il n’y a pas de désir plus naturel que celui de connaître. Nous essayons tous les moyens qui peuvent nous y amener et, quand la raison n’y suffit pas, nous faisons appel à l’expérience : « C’est par différentes épreuves que l’expérience a créé l’art, nous montrant, par l’exemple d’autrui, la voie à suivre (Manilius). » Ce second procédé est beaucoup moins sûr que le premier et moins digne ; mais la vérité est chose de si grand prix, que nous ne devons rien dédaigner de ce qui peut nous y conduire. — La raison a tant de formes que nous ne savons laquelle choisir, l’expérience n’en a pas moins ; et les conséquences que nous cherchons à tirer de la comparaison des événements n’offrent pas toute certitude, d’autant qu’ils ne sont jamais identiques. Ce que l’on retrouve toujours dans les choses les plus ressemblantes, c’est la diversité et la variété. Comme exemple le plus typique de ressemblance parfaite, les Grecs, les Latins et nous-mêmes, nous citons celle des œufs entre eux ; il s’est cependant trouvé des gens, notamment quelqu’un à Delphes, qui y distinguaient des différences, n’en prenaient jamais un pour un autre, et qui, en ayant de plusieurs poules, savaient reconnaître de laquelle était l’œuf. La dissemblance s’introduit d’elle-même dans nos ouvrages ; nul art ne peut réaliser une entière similitude : ni Perrozet, ni un autre ne peuvent si soigneusement polir et blanchir l’envers de leurs cartes, que certains joueurs n’arrivent à les distinguer, rien qu’à les voir glisser entre les mains d’un autre. La ressemblance n’unifie pas au même degré que la différence ne diversifie. La nature s’est fait une obligation de ne pas créer une chose qui ne soit dissemblable de toutes les autres de même nature.

Par cette même raison, la multiplicité des lois est inutile, jamais le législateur ne pouvant embrasser tous les cas. — C’est pourquoi je ne partage pas l’opinion de celui-là qui pensait, par la multiplicité des lois, brider l’autorité des juges en leur laissant peu à décider. Il ne sentait pas que leur interprétation laisse autant de liberté et de champ où se mouvoir, que leur confection. C’est se moquer que de croire restreindre nos discussions et y couper court, en nous rappelant constamment le texte précis de la Bible, d’autant que notre esprit trouve pour critiquer le sens qu’un autre y attache, autant d’arguments que pour soutenir notre propre interprétation, et que commenter prête à non moins d’animosité et de discussions acerbes qu’inventer. — Nous voyons quelle était son erreur, car nous avons en France plus de lois qu’il n’en existe dans tout le reste du monde réuni et plus qu’il n’en faudrait pour en doter tous les mondes d’Épicure : « Nous souffrons autant des lois, qu’on souffrait autrefois des crimes (Tacite) » ; et pourtant nous avons tant laissé à nos juges sur quoi opiner et décider, que jamais la liberté avec laquelle ils en usent n’a été plus puissante et plus scandaleuse. Qu’ont gagné nos législateurs à faire choix de cent mille cas et faits particuliers et d’y attacher cent mille lois ? ce nombre n’est en aucune proportion avec la diversité infinie des actions humaines la multiplicité de nos inventions n’atteindra jamais la variété des exemples qu’on peut citer ; en ajouterait-on cent fois autant qu’il y en a déjà, qu’on ne ferait pas que, dans les événements à venir, il s’en trouve un seul dans le nombre si grand de milliers qui ont été choisis et enregistrés, qui se puisse juxtaposer et appareiller à un autre si exactement qu’il n’y ait quelque circonstance qui diffère et n’exige quelque modification dans le jugement à intervenir. Il y a peu de corrélation entre nos actions, qui sont en perpétuelle transformation, et nos lois, qui sont fixes et immobiles. Le plus désirable à l’égard de celles-ci, c’est qu’elles soient aussi peu nombreuses, aussi simples que possible et conçues en termes généraux ; et encore mieux vaudrait, je crois, n’en pas avoir du tout, que de les avoir en aussi grand nombre que nous les avons.

Celles de la nature nous procurent plus de félicité que celles que nous nous donnons ; les juges les plus équitables, ce serait peut-être les premiers venus, jugeant uniquement d’après les inspirations de leur raison. — Les lois de la nature nous procurent toujours plus de félicité que celles que nous nous donnons ; témoin l’âge d’or que les poètes nous ont depeint, et l’état dans lequel nous voyons vivre des nations qui n’en connaissent pas d’autres. Nous en trouvons qui, pour tous juges, ont recours, pour trancher leurs différends, au premier passant qui traverse leurs montagnes ; d’autres qui élisent, les jours de marché, quelqu’un d’entre eux qui, sur-le-champ, prononce sur tous leurs procès. Quel danger y aurait-il à ce que les plus sages d’entre nous règlent les nôtres de même façon, selon les circonstances et ce qui leur en semble, sans avoir à tenir compte des précédents ni des conséquences ? À chaque pied son soulier, à chaque cas particulier sa solution propre. Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, faisait acte de sage prévoyance, en prescrivant qu’il n’y fut compris aucun étudiant en jurisprudence, de peur qu’avec cette science, portée par nature à engendrer les altercations et les divisions, le goût des procès ne vint à s’implanter dans ce nouveau monde ; il jugeait, comme Platon, que « jurisconsultes et médecins sont de mauvais éléments dans un pays ».

Pour vouloir être trop précis, les textes de loi sont conçus en termes si obscurs (obscurité à laquelle ajoutent encore, ici comme en toutes choses, les interprétations), qu’on n’arrive pas, dans les contrats et testaments, à formuler ses idées d’une façon indiscutable. — Pourquoi notre langage usuel, si commode pour tout autre usage, devient-il obscur et inintelligible quand il est employé dans les contrats et testaments ; et que des gens qui s’expriment si clairement quand ils parlent ou qu’ils écrivent, ne trouvent pas, lorsqu’il s’agit d’actes de cette nature, possibilité de dire ce qu’ils veulent, sans prêter au doute et à la contradiction ? C’est parce que les princes en cet art se sont tellement appliqués à faire choix de mots qui en imposent, de formules si artistement arrangées, ont tellement pesé chaque syllabe, épluché avec tant de subtilité tous les termes, que l’on s’embarrasse et s’embrouille dans cette infinité de formules et de si menus détails, au point qu’on n’y distingue plus ni règles, ni prescriptions et qu’on n’y comprend absolument rien : « Tout ce qui est divisé au point de n’être que poussière, devient confus (Sénèque). » Qui a vu des enfants essayant de diviser en un nombre de fractions déterminé une certaine quantité de vif argent ? plus ils le pressent, le pétrissent et s’ingénient à l’obliger à obéir à leur fantaisie, plus ils irritent la fluidité de ce métal rebelle, qui échappe à leurs efforts et va s’émiettant en globules qui s’éparpillent à l’infini. Il en est ici de même en multipliant les subtilités, on apprend aux gens à introduire de plus en plus ce qui prête au doute, on nous incite à étendre et diversifier les difficultés, on les augmente et on en met partout. En semant les questions qu’il faudra élucider, en les retaillant pour qu’elles acquièrent plus de netteté, on fait fructifier et foisonner de par le monde l’incertitude et les querelles ; telle la terre qu’on rend d’autant plus fertile qu’on l’ameublit davantage et qu’on la remue plus profondément : « C’est la doctrine qui produit les difficultés (Quintilien). » Nous doutions avec Ulpian, nous doutons davantage encore avec Bartholus et Baldus. Il eût fallu effacer les traces de cette innombrable diversité d’opinions et non point s’en parer et en rompre la tête à la postérité. Je ne sais qu’en dire ; mais on sent par expérience que tant d’interprétations désagrègent la vérité et la rendent insaisissable. Aristote a écrit pour être compris ; s’il ne l’est pas, un autre moins habile que lui, qui cherche à saisir des idées qui ne sont pas les siennes, y réussira encore moins. Nous mettons à nu la matière, nous l’épandons en la délayant ; d’un sujet nous en faisons mille et, à force de multiplier et de subdiviser, nous en arrivons à cette infinité d’atomes qu’avait imaginée Épicure. — Jamais deux hommes n’ont jugé une même chose d’une même façon ; et il est impossible de trouver deux opinions exactement semblables, non seulement chez plusieurs hommes, mais chez un même homme à des heures différentes. Ordinairement, je trouve à douter de points sur lesquels les commentaires n’ont pas daigné s’exercer ; je trébuche aisément là où ne se présente aucune difficulté, comme certains chevaux que je connais, qui bronchent plus souvent dans des chemins sans aspérités.

Qui peut nier que les explications n’augmentent les doutes et l’ignorance, quand on voit qu’il n’y a aucun livre soit humain, soit divin, sur lequel tout le monde ne s’acharne sans que les interprétations mettent fin aux difficultés ? Le centième commentateur le laisse à celui qui vient après lui, plus épineux et plus scabreux que ne l’avait trouvé le premier qui a entrepris de l’expliquer. Quand avons-nous jamais dit entre nous d’un livre : « Ce livre a été suffisamment analysé, il n’y a désormais plus rien à en dire » ? — Ceci apparaît encore mieux dans la chicane. On donne l’autorité des lois a une infinité de docteurs, à une infinité d’arrêts, et à autant d’interprétations arrivons-nous cependant à mettre un terme quelconque à ce besoin d’interpréter ; constate-t-on quelque progrès et acheminement vers la tranquillité ; nous faut-il moins d’avocats et de juges que lorsque cette énorme masse qu’est devenu le droit, en était encore à sa première enfance ? Au contraire nous en obscurcissons et ensevelissons la compréhension, que nous ne découvrons plus qu’au travers de quantité de clôtures et de barrières. Les hommes méconnaissent la maladie de leur esprit il ne fait que fureter et être en quête ; il va sans cesse tournoyant, bâtissant, s’empêtrant dans sa besogne, comme nos vers à soie, comme « une souris dans de la poix », et il s’y étouffe. De loin, il pense remarquer je ne sais quelle apparence de clarté et de vérité imaginaires ; mais, pendant qu’il y court, tant de difficultés lui barrent la route, soulevant des empêchements, de nouvelles enquêtes à faire, qu’elles l’égarent et l’enivrent ; c’est à peu près le cas des chiens d’Esope qui, croyant apercevoir un corps mort flotter sur la mer et n’en pouvant approcher, entreprirent de boire toute l’eau pour y arriver à sec et en crevèrent. C’est la même idée qu’émettait un certain Cratès, disant des écrits d’Heraclite, « qu’ils avaient besoin d’un lecteur qui fut bon nageur », pour que la profondeur et le poids de sa doctrine ne l’engloutissent et ne le suffoquassent.

Si les interprétations se multiplient à ce point, la cause en est à la faiblesse de notre esprit, qui, en outre, ne sait se fixer ; en ces siècles on ne compose plus, on commente. — C’est uniquement la faiblesse de chacun de nous, qui fait que nous nous contentons de ce que d’autres, ou nous-mêmes, avons trouvé dans cette chasse à laquelle nous nous livrons pour arriver à savoir ; un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a toujours place pour qui viendra après nous, et même pour nous, en nous y prenant autrement. Nos investigations sont sans fin, nous ne nous arrêterons que dans l’autre monde. C’est signe que notre esprit est à court quand nous nous déclarons satisfaits, ou qu’il est las. Nul esprit généreux ne s’arrête de lui-même il va toujours de l’avant et plus qu’il n’a de force, il a des élans qui l’emportent au delà de ce qu’il peut ; s’il n’avance, s’il ne presse, ne s’accule, ne se heurte, ne tourne sur lui-même, c’est qu’il n’est vif qu’à moitié ; ses poursuites sont sans limite et sans forme déterminée ; il se nourrit d’admiration, de recherches, d’ambiguïté ; ce qu’indiquait assez Apollon, en nous parlant toujours en termes à double sens, obscurs et détournés qui, ne donnant jamais pleine satisfaction, ne faisaient qu’amuser et travailler l’imagination. Nous sommes continuellement agités d’un mouvement qui n’a rien de régulier, qui ne se modèle sur rien et est sans but ; nos inventions s’échauffent, se succèdent et apparaissent sans interruption aucune : « Ainsi voit-on dans un ruisseau qui coule, une eau roulant sans cesse après une autre, dans un ordre qui est éternellement le même. L’une suit l’autre, l’autre la fuit ; celle-ci toujours pressée par celle-là et la devançant toujours. Toujours l’eau s’écoule dans l’eau ; c’est toujours le même ruisseau et toujours une eau nouvelle (la Boétie). »

Interpréter les interprétations donne plus de mal qu’interpréter les choses elles-mêmes, nous faisons plus de livres sur des livres que sur des sujets autres ; nous ne savons que nous commenter les uns les autres. Tout fourmille de commentaires, et très rares sont les auteurs proprement dits. La principale science de nos siècles, ce qui nous vaut le plus de réputation, n’est-ce pas de pouvoir comprendre les savants ; n’est-ce pas la fin dernière et la plus habituelle de nos études ? Nos opinions se entent les unes sur les autres : la première sert de tige à la seconde, la seconde à la troisième, nous montons ainsi l’échelle degré par degré, et il arrive de la sorte que le plus haut monté a souvent plus d’honneur que de mérite, car il ne fait que s’élever d’un rien sur l’épaule de l’avant-dernier.

Combien souvent et peut-être sottement, ai-je fait que mon livre parle de lui-même ? C’est sottise, ne serait-ce que pour cette raison que j’eusse du me souvenir de ce que je dis des autres qui font de même : « Ces œillades si fréquentes, adressées à leur ouvrage, témoignent que leur cœur a pour lui de tendres sentiments ; et même lorsqu’ils le rudoient et affectent de le traiter avec dédain, ce ne sont là que mignardises et coquetteries d’affection maternelle » ; c’est ce que nous dit Aristote, en ajoutant que l’estime et le mépris vis-à-vis de soi-même se traduisent souvent avec le même air arrogant. J’ai pourtant une excuse : « C’est que, sur ce point, j’ai plus qu’un autre le droit de prendre cette liberté parce que c’est précisément de moi, de mes écrits comme de toutes mes autres actions quelles qu’elles soient, que traite mon livre, et que mon sujet veut que j’y revienne souvent » ; mais je ne sais trop si cette raison, tout le monde voudra l’admettre.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que les discussions ne roulent guère que sur des questions de mots ; et, si dissemblables que soient les choses, il se trouve toujours quelque point qui fait que chacun les interprète à sa façon. — En Allemagne, les doutes auxquels ont donné lieu les propres idées de Luther ont produit autant et plus de divisions et de discussions, que lui-même n’en a soulevé par ses interprétations des saintes Écritures. Les termes employés sont la cause de tous nos débats ; si je demande ce que veulent dire nature, volupté, cercle, substitution, la question porte sur des mots, on y répond par des mots. « Qu’est-ce qu’une pierre ? — C’est un corps. » Que quelqu’un poursuive : « Et un corps, qu’est-ce ? — Une substance. — Et qu’est-ce qu’une substance ? » et ainsi de suite ; qui l’on interroge de la sorte finit par être hors d’état de répondre. C’est un simple échange d’expressions où l’une en remplace une autre, et où souvent la seconde est plus inconnue que la première ; je sais mieux ce qu’est un homme, que je ne comprends quand on me dit que c’est un animal, un mortel, un être raisonnable ; pour me délivrer d’un doute, on m’en soumet trois ; c’est la tête de l’hydre. — Socrate demandait à Memnon ce que c’était que la vertu : « Il y a, lui répondit celui-ci, vertu d’homme, vertu de femme, de magistrat, d’homme privé, d’enfant, de vieillard. — Voilà qui va bien, s’écria Socrate ; nous étions en quête d’une vertu, tu nous en apportes un essaim. » Nous posons une question, on nous en donne le contenu d’une ruche. Si aucun événement, aucune formation extérieure ne ressemblent entièrement à d’autres, la dissemblance, par un ingénieux mélange opéré par la nature, n’est non plus jamais complète. Si nos visages n’étaient pas semblables, l’homme ne pourrait être distingué de la bête ; et s’ils se ressemblaient, un homme ne se distinguerait pas d’un autre. Toutes les choses se tiennent par quelque similitude, l’identité avec un exemple donné n’est jamais absolue ; par suite, la relation tirée de l’expérience est toujours imparfaite et en défaut. Toutefois les comparaisons se joignent entre elles par quelque bout ; c’est ce qui arrive aux lois que, par quelque interprétation détournée, forcée et indirecte, on assortit à chacun des cas qui se présentent.

Imperfection des lois ; exemples d’actes d’inhumanité et de forfaits judiciaires auxquels elles conduisent ; combien de condamnations plus criminelles que les crimes qui les motivent ! — Les lois morales afférentes aux devoirs particuliers de chacun vis-à-vis de soi-même étant, comme nous le voyons, si difficiles à dresser, il n’est pas étonnant que celles qui gouvernent des individus en si grand nombre le soient plus encore. Considérez les formes de la justice qui nous régit : elles constituent un vrai témoignage de l’imbécillité humaine, tant elles présentent de contradictions et d’erreurs ! La faveur et la rigueur qu’on y trouve, et il s’en trouve tant que je ne sais si l’impartialité y existe aussi souvent, sont des maladies, des difformités qui font partie intégrante de la justice et sont dans son essence. — Des paysans, au moment même ou j’écris, viennent m’avertir en toute hâte qu’ils ont aperçu à l’instant, dans une forêt qui m’appartient, un homme meurtri de cent coups, respirant encore, qui leur a demandé de lui donner par pitié de l’eau et un peu d’aide pour se soulever. Ils n’ont pas osé l’approcher, disent-ils, et se sont enfuis, de peur d’être attrapés par les gens de justice, comme il arrive à ceux rencontrés près d’un homme assassiné, et d’avoir à rendre compte de l’accident, ce qui eût été leur ruine complète, n’ayant ni le moyen ni l’argent nécessaires pour démontrer leur innocence. Que pouvais-je leur dire ? il est certain qu’en satisfaisant à ce devoir d’humanité, ils se fussent compromis.

Combien avons-nous découvert d’innocents qui ont été punis sans, veux-je dire, qu’il y ait de la faute des juges ; et combien y en a-t-il que nous ne connaissons pas ? — Voici un fait arrivé de mon temps Des gens sont condamnés à mort pour homicide ; l’arrêt est sinon prononcé, du moins on est d’accord et ce qu’il doit porter est arrêté. Là-dessus, les juges sont informés par les officiers d’une cour voisine, ressortissant de la leur, que des prisonniers qu’ils détiennent, avouent catégoriquement cet homicide et font sur cette affaire une lumière indubitable. On délibère si, nonobstant, on doit suspendre et différer l’exécution de l’arrêt rendu contre les premiers ; on considère la nouveauté du cas, ses conséquences sur les entraves qui en résulteraient pour l’exécution des jugements ; on envisage que la condamnation a été juridiquement prononcée, que les juges n’ont aucun reproche à se faire ; en somme, ces pauvres diables sont immolés aux formes de la justice. — Philippe de Macédoine, ou quelque autre, pourvut à pareille difficulté de la manière suivante : Il avait, par un jugement en règle, condamné un homme à une grosse amende envers un autre ; la vérité ayant été découverte quelque temps après, il se trouva qu’il avait jugé contrairement à l’équité. D’un côté il y avait l’intérêt de la cause qui était juste, de l’autre celui des formes judiciaires qui avaient été bien observées ; il satisfit aux deux, en laissant subsister la sentence telle qu’elle était et compensant de ses propres deniers le dommage fait au condamné. Mais là, l’accident était réparable ; mes gens, eux, furent irrémédiablement pendus. Combien ai-je vu de condamnations plus criminelles que le crime pour lequel elles avaient été prononcées !

Montaigne partage l’opinion des anciens, qu’il est prudent, qu’on soit accusé à tort ou à raison, de ne pas se mettre entre les mains de la justice. Puisqu’il y a des juges pour punir, il devrait y en avoir pour récompenser. — Tout ceci me fait souvenir de ces principes qui avaient cours jadis : « Celui qui veut le triomphe du droit dans les questions générales, est obligé de le sacrifier dans les questions de détail ; l’injustice dans les affaires de peu d’importance, est le seul moyen de faire que les grandes se règlent avec équité. » La justice humaine est comme la médecine pour laquelle toute chose utile est, par cela même, juste et honnête ; cela répond à ce qu’admettent les StoÏciens « que la nature elle-même, dans la plupart de ses œuvres, va à l’encontre de ce qui est juste » ; les Cyrénaïques, « que rien n’est juste par soi-même ; ce sont les coutumes et les lois qui déterminent ce qui l’est et ce qui ne l’est pas » ; les Théodoriens, « que. le larcin, le sacrilège, les actes immoraux de toute nature sont justifiés aux yeux du sage, du moment qu’il reconnaît qu’il peut y avoir profit ». À cela, pas de remède, et j’en suis arrivé à penser, comme Alcibiade, que je ne me livrerai jamais, si j’en ai la possibilité, à un homme qui a droit de vie et de mort sur moi, devant lequel mon honneur et ma vie dépendent du talent et de l’habileté de mon avocat plus que de mon innocence. — Je ne voudrais me risquer que devant une justice ayant qualité pour connaître de mes bonnes actions comme de mes mauvaises, de laquelle j’aurais autant à espérer qu’à craindre. Une indemnité n’est pas suffisante à l’égard d’un homme qui fait mieux encore que de ne pas commettre de faute. Notre justice ne nous présente que l’une de ses mains, encore est-ce la main gauche ; et quiconque, quel qu’il soit, ayant affaire à elle, s’en tire toujours avec perte.

En Chine, les institutions et les arts, qui diffèrent considérablement des nôtres et que nous ne connaissons qu’imparfaitement, l’emportent en plusieurs points, par leur excellence, sur ce qui se passe chez nous. Dans cet empire, où ni les anciens ni nous n’avons pénétré et dont, d’après l’histoire, la population est si considérable et si diverse de la nôtre, des officiers sont envoyés par le prince pour inspecter l’état des provinces ; et, de même qu’ils punissent ceux qui commettent des malversations dans leur charge, ces officiers récompensent d’autre part par de réelles libéralités ceux qui se sont distingués dans l’exercice de leurs fonctions et ont fait plus que leur devoir n’exigeait. On se présente à eux, non seulement pour satisfaire à ce qu’on doit, mais pour être rémunéré ; non pour être simplement payé de ce qui vous est dû, mais[1] encore pour recevoir des gratifications.

Il n’a jamais eu de démêlés avec la justice, et il est si épris de liberté, qu’il irait n’importe où s’il sentait la sienne menacée. — Nul juge, Dieu merci, ne m’a encore parlé comme juge, en quelque cause que ce soit, nous concernant moi ou un autre, au criminel comme au civil. Je ne suis jamais entré dans une prison, pas même pour la visiter ; mon imagination m’en rend la vue désagréable, même du dehors. Je suis si languissant de liberté, que si l’on me défendait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais en quelque sorte plus mal à mon aise ; et tant que je trouverai un endroit où la terre et la mer soient libres, je ne séjournerai pas dans un lieu où il faudrait me cacher. Mon Dieu, que je souffrirais donc de la condition où je vois tant de gens, astreints à demeurer en un point déterminé du royaume, auxquels sont interdits l’entrée des grandes villes, des résidences royales, l’usage des chemins publics, parce qu’ils ont transgressé les lois ! Si celles sous lesquelles je vis, me menaçaient seulement le bout d’un doigt, je m’en irais immédiatement me ranger sous d’autres, où qu’il me faille aller. Toute ma petite prudence, je l’emploie, durant les guerres civiles qui nous affligent, à ce qu’elles n’entravent pas ma liberté d’aller et de venir.

Les lois n’ont autorité que parce qu’elles sont lois, et non parce qu’elles sont justes. Quant à lui, il a renoncé à leur étude, c’est lui seul qu’il étudie ; pour le reste, il s’en remet simplement à la nature. — Les lois ont de l’autorité, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois ; c’est la base mystérieuse de leur pouvoir ; elles n’en ont pas d’autres, celle-ci leur suffit. Elles sont souvent faites par des sots ; plus souvent par des gens qui, en haine de l’égalité, manquent d’équité ; mais toujours par des hommes, qui transportent dans leur œuvre leur frivolité et leur irrésolution. Il n’est rien comme les lois pour commettre aussi largement et aussi couramment de si lourdes fautes ; quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, n’est pas dans le vrai, c’est même la seule raison qui ne puisse être invoquée. Les lois françaises prêtent quelque peu la main, par leur déréglement et leur laideur, au désordre et à la corruption qui se manifestent dans leur application et exécution ; leur teneur en est si peu claire et repose sur des principes si variables, que ceux qui leur désobéissent, qui les interprètent, les appliquent et les observent mal, sont excusables. Quelle que soit l’expérience que nous avons, celle qui nous vient de ce que nous voyons à l’étranger, ne servira guère à nos institutions, tant que nous tirerons si peu de profit de celles que nous nous sommes données à nous-mêmes, avec lesquelles nous sommes plus familiarisés et qui, certes, suffisent bien à nous instruire de ce qu’il nous faut. — Je m’étudie moi-même plus que tout autre sujet ; cette étude constitue toute ma physique et ma métaphysique : « Par quel art Dieu gouverne le monde ? par quelle route s’élève et se retire la lune ? comment, réunissant son double croissant, se retrouve-t-elle chaque mois dans son plein ? d’où viennent les vents qui commandent à la mer et quelle est l’influence de celui du midi ? quelles eaux forment continuellement les nuages ? un jour viendra-t-il qui détruira le monde (Properce) ? — Cherchez, vous que tourmente le besoin d’approfondir les mystères de la nature (Lucain) ». Dans ce grand tout, je m’abandonne, ignorant et insouciant, à la loi générale qui régit le monde ; je la connaîtrai assez, quand j’en sentirai les effets. Ma science ne peut la détourner de sa route ; elle ne se modifiera pas pour moi, ce serait folie de l’espérer ; folie plus grande encore de m’en tourmenter, puisque nécessairement elle est la même pour tous, s’exerce au grand jour et s’applique à tous. La bonté, la puissance de Celui qui le dirige, nous déchargent de toute ingérence dans ce gouvernement. Les recherches, les contemplations des philosophes ne servent d’aliment qu’à notre curiosité. Ils ont grandement raison de nous renvoyer aux règles de la nature. Mais à quoi sert une si sublime connaissance ? ils falsifient ses règles et nous la présentent elle-même avec un visage maquillé, si haut en couleurs et tellement sophistiqué, qu’il en résulte tous ces portraits si différents d’un sujet si constamment le même. — La nature nous a pourvus de pieds pour marcher ; nous lui devons aussi la prudence, pour nous guider dans la vie. Cette prudence n’est pas, comme on l’a imaginé, un composé de finesse, de force et d’ostentation ; comme la nature elle-même, elle est facile, tranquille, salutaire et de la plus grande efficacité, comme a dit quelqu’un, chez celui qui a le bonheur de savoir l’employer naïvement et à propos, c’est-à-dire naturellement. S’abandonner tout simplement à la nature, est la manière la plus sage de se confier à elle. Oh ! que l’ignorance et l’absence de curiosité constituent un doux, un moelleux et sain oreiller pour y reposer une tête bien pondérée.

Que ne prêtons-nous plus d’attention à cette voix intérieure qui est en nous et suffit pour nous guider ? Quand nous constatons que nous nous sommes trompés en une circonstance, ne devrions-nous pas être en défiance à tout jamais dans les circonstances analogues ? — J’aimerais mieux bien saisir ce qui se passe en moi, que de bien comprendre Cicéron. Par l’expérience que j’ai de moi, j’ai assez de quoi devenir sage, si j’étais bon écolier. Qui se remémore les accès de colère qu’il a eus et jusqu’où cette fièvre l’a emporté, voit combien cette passion est laide, plus que ne le fait apercevoir Aristote, et il en conçoit contre elle une haine mieux justifiée. Qui se souvient des maux qu’il a soufferts, de ceux dont il a été menacé, des circonstances sans gravité qui ont pu le troubler, se prépare par là aux agitations futures et à bien juger son état. La vie de César ne nous est pas d’un exemple plus efficace que la nôtre ; que ce soit celle d’un empereur ou celle d’un homme du peuple, c’est toujours une vie en butte à tous les accidents humains. Prêtons l’oreille à cette voix intérieure, elle nous dira tout ce qu’il nous importe particulièrement de connaître. — Celui qui se souvient de s’être si grandement et si souvent trompé en s’en rapportant à son propre jugement, n’est-il pas un sot de n’en pas être à tout jamais en défiance ? Quand j’arrive à être convaincu, par les raisons qu’on m’oppose, que mon opinion est erronée, ce n’est pas tant ce qui vient de m’être dit et mon ignorance dans ce cas particulier que je retiens, ce serait de peu de profit ; c’est d’une façon plus générale ma débilité, la trahison de mon entendement que je constate, et j’en conclus que tout l’ensemble est à réformer. Dans toutes mes erreurs je fais de même et je sens que cette règle m’est de grande utilité dans la vie ; je ne regarde pas, en l’espèce, le fait comme une pierre qui accidentellement me fait broncher ; il me révèle qu’il est à craindre que mon allure ne soit, en tout, autre qu’il ne faut, et me dispose à la régler. Savoir qu’on a dit ou fait une sottise, n’est rien ; ce qu’il faut apprendre c’est qu’on n’est qu’un sot, chose de bien autre conséquence et bien autrement importante à connaître. Les faux pas que ma mémoire me fait si souvent commettre, lors même qu’elle est le plus sûre d’elle-même, ne sont pas inutiles. Maintenant, elle a beau me jurer qu’elle est certaine d’elle-même, je n’y crois plus ; la première objection qu’on fait à son témoignage me met sur mes gardes, et je n’oserais me fier à elle pour quelque chose de sérieux, ni m’en porter garant quand il s’agit de choses accomplies pour autrui ; au point que si ce que je fais faute de mémoire, d’autres ne le faisaient plus souvent encore par mauvaise foi, je croirais toujours sur un fait ce qu’un autre en dit, plutôt que ce que j’en dis moi-même. — Si chacun épiait de près les effets et les circonstances des passions qui le dominent, comme je l’ai fait moi-même pour celles dont je suis atteint, il les verrait venir et ralentirait un peu leur violence et leur course. Elles ne nous sautent pas toujours à la gorge du premier coup ; elles commencent par nous menacer, puis nous envahissent par degré : « Ainsi l’on voit, au premier souffle des vents, la mer blanchir, s’enfler peu à peu, soulever ses ondes et bientôt, du fond des abîmes, porter ses vagues jusqu’aux nues (Virgile). » Le jugement tient chez moi la première place, du moins s’y applique-t-il avec soin. Il laisse mes appétits aller leur train ; ni la haine, ni l’amitié, ni même l’affection que je me porte à moi-même ne l’altèrent et ne le corrompent ; et, s’il ne peut modifier les autres éléments de moi-même comme il le conçoit, toujours est-il qu’il ne se laisse pas pervertir par eux : il fait jeu à part.

Se connaître soi-même est la science capitale ; celui qui sait, hésite et est modeste ; l’ignorant est affirmatif, querelleur et opiniâtre. — Cet avertissement « de se connaître soi-même » doit être pour chacun d’une importance capitale, puisque le dieu de science et de lumière la fit inscrire au fronton de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller ; Platon dit que la prudence n’est autre que la mise en application de cette maxime et Socrate, dans Xénophon, la développe avec grands détails. En toute science, ceux-là seuls qui s’en occupent en aperçoivent les difficultés et les obscurités, car il faut encore certaine connaissance pour remarquer qu’on ignore ; c’est en poussant une porte, qu’on sait si elle nous est fermée. C’est ce qui a donné naissance à cet aphorisme de l’école de Platon qui semble n’être qu’un simple trait d’esprit : « Ceux qui savent n’ont pas à s’enquérir, puisqu’ils savent ; ceux qui ne savent pas, n’ont pas davantage à le faire, puisque pour s’enquérir il faut savoir ce dont on s’enquiert. » Ici « se connaître soi-même » signifie que, bien que chacun se montre très affirmatif, satisfait de lui-même et se croit suffisamment entendu, de fait il ne sait rien, comme le démontre Socrate à Euthydème. Moi, qui ne pense pas autrement, je trouve que ces paroles ont une profondeur et sont d’une variété d’application si infinie, que ce que j’apprends n’a d’autre résultat que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. À ma faiblesse si souvent constatée, je dois ma disposition d’esprit à la modestie, à obéir aux croyances qui me sont d’obligation, à apporter un calme constant et de la modération dans mes opinions, et la haine que j’éprouve pour cette arrogance importune et querelleuse, ennemie capitale de toute discipline et de toute vérité, de ceux qui ne croient et ne se fient qu’à eux-mêmes. Écoutez-les professer ; les premières sottises qu’ils mettent en avant, ils les formulent dans un langage de prophète et de législateur : « Rien n’est plus honteux que d’affirmer et de décider, avant d’avoir compris et de savoir (Cicéron). » — Aristarque disait qu’on avait à peine trouvé anciennement sept sages dans le monde entier et que, de son temps, on aurait peine à trouver sept ignorants ; n’aurions-nous pas plus de raison que lui, de le dire de notre époque ? L’affirmation et l’opiniâtreté sont des signes indéniables de la bêtise : tel convaincu d’ignorance cent fois par jour, se pavane nonobstant aussi affirmatif, aussi entier dans ses dires après qu’avant ; vous diriez que depuis sa dernière avanie, on lui a infusé quelque âme nouvelle et retrempé l’entendement, ainsi qu’il arrivait à cet ancien fils de la Terre qui reprenait une ardeur et une force nouvelles dans chacune de ses chutes : « qui, lorsqu’il avait touché sa mère, sentait une nouvelle vigueur renaître dans ses membres épuises (Lucain) » ; cet entêté imbécile pense peut-être reprendre un nouvel esprit pour recommencer une nouvelle lutte. C’est par expérience que j’accuse l’ignorance humaine d’être, d’après moi, ce que produit de plus certain l’école du monde. Ceux qui ne veulent pas reconnaître qu’il en est ainsi, soit par mon propre exemple, à la vérité sans conséquence, soit par le leur, qu’ils le reconnaissent par ce qu’en pensait Socrate, le maître des maîtres, dont Antisthène disait à ses disciples : « Allons, vous et moi, écouter Socrate ; là, je serai disciple au même degré que vous. » Ce même philosophe, dissertant sur ce dogme de la secte des Stoïciens à laquelle il appartenait, « que la vertu suffit à assurer le bonheur de la vie et que l’on n’avait besoin de rien autre », ajoutait : « sinon de la force d’âme de Socrate ».

Étudiant sans cesse les autres pour se mieux connaître, Montaigne en était arrivé à les juger avec assez de discernement. Quel service on rend à qui sait l’entendre, de lui dire avec franchise ce qu’on pense de lui ! — L’attention que, depuis si longtemps, j’apporte à me considérer, me dispose à juger aussi des autres avec assez de discernement, et il est peu de choses dont je parle avec plus de compétence et de réussite. Il m’est arrivé souvent de voir et de distinguer plus exactement qu’ils ne s’en rendaient compte eux-mêmes, les bonnes et mauvaises dispositions en lesquelles se trouvaient mes amis ; il en est que j’ai étonnés par l’exactitude de mes indications et que j’ai mis en garde contre eux-mêmes. Habitué depuis l’enfance à étudier ma vie en me mirant dans celle des autres, j’ai acquis, sous ce rapport, une réelle aptitude à les scruter ; et, pour peu que j’y pense, je ne laisse guère échapper rien de ce qui se produit autour de moi pouvant y aider contenances, humeurs, raisonnements. J’étudie tout, ce qu’il me faut éviter comme ce qu’il me faut imiter. Aussi, chez mes amis, je reconnais, par ce qu’ils font, l’état d’âme dans lequel ils se trouvent ; non cependant pour classer en genres et en chapitres cette infinie variété d’actions si diverses par leur nature et leur forme, et rattacher ensuite ces premiers groupes à des classes et ordres déjà déterminés, « car on ne saurait dire tous les noms, ni distinguer toutes les espèces, tant le nombre en est grand (Virgile) ». Aux savants de parler et émettre ce qui leur vient à l’idée en bien précisant et entrant dans le détail ; chez moi qui ne vois que ce que l’usage m’apprend sans qu’aucune règle me guide, les appréciations ne prennent corps qu’à la longue, comme chose qui ne peut se dire tout d’une fois et en bloc, tout n’étant pas à l’unisson et parfaitement réglé dans les âmes communes et d’ordre inférieur comme sont les nôtres. La sagesse est un bâtiment solide et qui constitue un tout ; chaque pièce y a sa place et porte sa marque : « Il n’y a que la sagesse qui soit tout entière renfermée en elle-même (Cicéron). » Je laisse aux artistes, et ne sais s’ils en viennent à bout quand il s’agit de choses si confuses, si ténues, où le hasard a tant de part, de ranger par catégories ces variétés infinies de physionomies, de fixer nos indécisions et d’y introduire de l’ordre. Non seulement je trouve difficile de rattacher nos actions les unes aux autres, mais, même pour chacune, de lui trouver une qualité essentielle qui permette de la désigner d’une manière qui lui soit propre, tant elles apparaissent multiples et sous des aspects divers, suivant le point de vue où l’on se place. — On estime que les natures comme celle de Persée, roi de Macédoine, sont rares : « Son esprit ne se préoccupait d’aucune façon d’être, il menait indifféremment tous les genres de vie, et avait des habitudes si libres en leur essor et si changeantes que ni lui-même, ni les autres ne pouvaient déterminer ce qu’il était. » Cette peinture me paraît pouvoir s’appliquer à peu près à tout le monde, et, par-dessus tout, à quelqu’un que j’ai vu taillé sur le même modèle et duquel on pourrait, je crois, dire avec plus d’exactitude encore qu’il est mal équilibré, allant toujours sans motif plausible d’un extrême à l’autre ; sa vie, qui se passe sans éclat, ne présente ni revers, ni contrariétés sérieuses ; il n’a aucune faculté nettement caractérisée ; il est vraisemblable que ce qu’on pourra en supposer un jour, c’est qu’il affecte et s’étudie à passer pour un être qu’on ne peut pénétrer ». — Il faut des oreilles bien résistantes pour s’entendre juger franchement ; et, comme il est peu de monde qui puisse le souffrir sans mordre, ceux qui se hasardent à nous rendre ce service, nous donnent un témoignage d’amitié qui n’est pas ordinaire ; car c’est aimer sincèrement que de risquer de nous blesser et de nous offenser pour notre bien. Je trouve rude de juger quelqu’un dont les mauvaises qualités l’emportent sur les bonnes ; chez celui qui veut juger l’âme d’autrui, Platon exige trois qualités capacité, bienveillance et hardiesse.

Montaigne estime qu’il n’eût été bon à rien, sauf à parler librement à un maître auquel il eût été attaché, à lui dire ses vérités et faire qu’il se connut lui-même ; pareil censeur bénévole et discret serait chose précieuse pour les rois, auxquels la gent maudite des flatteurs est si pernicieuse. — On me demandait une fois à quoi je pensais que j’eusse été bon, si on se fût avisé de m’employer quand j’étais en âge de servir : « alors qu’un sang plus vif courait dans mes veines et que la vieillesse jalouse n’avait pas encore blanchi mes tempes (Virgile) ». A rien, répondis-je ; et je me pardonne volontiers de ne savoir faire quoi que ce soit qui m’eût fait l’esclave de quelqu’un. Mais j’eusse été capable de dire ses vérités à mon maître et de contrôler ses mœurs, s’il l’eût voulu. Je ne l’aurais pas fait en gros, en mettant en œuvre les procédés des écoles de philosophie, procédés dont je ne sais pas user et que je ne vois pas avoir produit de réels changements chez ceux qui les connaissent ; mais en l’observant pas à pas, aux moments opportuns, jugeant par moi-même ses faits et gestes, un à un, simplement, naturellement, lui faisant voir ce que communément on pensait de lui à l’encontre de ce qu’auraient pu lui dire ses flatteurs. Il n’est pas un de nous qui ne vaudrait moins que les rois, s’il était continuellement corrompu, comme ils le sont, par cette engeance maudite. Comment ne le seraient-ils pas, alors qu’Alexandre, grand roi en même temps que grand philosophe, ne put s’en défendre ? J’aurais eu assez de fidélité, de jugement et de liberté pour cela. — Une semblable charge ne serait pas attitrée, sans quoi elle perdrait son efficacité et son mérite ; c’est un rôle qui ne saurait être dévolu indifféremment à tout le monde, car la vérité elle-même n’a pas le privilège de pouvoir être dite à toute heure et sur toutes choses ; son usage, si noble qu’il soit, est circonscrit et a ses limites. Il arrive souvent, étant donné le monde tel qu’il est, que la rapporter à l’oreille du prince, non seulement ne sert de rien, mais peut être nuisible, et même constituer une injustice à son égard ; car on ne me fera pas croire qu’une remontrance, même dictée par un sentiment pieux, ne puisse être une faute et que l’intérêt de la chose qui la motive ne doive souvent céder à celui qu’il y a à respecter les convenances. Je voudrais, pour un tel métier, un homme satisfait de son sort, « qui voulut être ce qu’il est, et rien de plus (Martial) », et qui soit né dans une situation sociale moyenne, parce que d’une part, ne redoutant pas de faire tort par là à son avancement, il n’aurait pas crainte de toucher vivement et profondément le cœur du maître, et que, de l’autre, étant de condition moyenne, il lui serait plus facile d’être en communication avec toutes sortes de gens. Ce soin ne devrait incomber qu’à un seul ; attribuer le privilège d’une telle liberté et familiarité à plusieurs, entraînerait des atteintes au respect qui auraient leurs inconvénients ; surtout, et pour cette même raison, je requerrais de lui le silence le plus absolu.

Un roi n’est pas à croire quand, pour se faire gloire, il se vante de supporter avec constance les attaques de ses ennemis, tandis que, pour son profit et se corriger, il ne peut souffrir la liberté de langage d’un ami qui n’a d’autre but que d’éveiller son attention, le reste dépendant de lui. Or, il n’est pas de catégorie d’hommes qui, plus qu’eux, ait besoin de sincères avertissements émis en toute liberté. Leur vie se passe en public ; ils ont à se concilier l’opinion de tant de gens témoins de leurs actes, que, la coutume étant de leur taire tout ce qui pourrait leur faire modifier leur manière d’être, ils se trouvent, sans s’en apercevoir, encourir la haine et la malédiction de leurs peuples par des circonstances qu’il leur eût été souvent possible d’éviter, sans même que ce fut au détriment de leurs plaisirs, s’ils avaient été avertis et redressés à temps. D’ordinaire leurs favoris regardent à leurs propres intérêts plus qu’à celui de leur maître ; et cela leur réussit, car il n’est que trop vrai que la plupart des services qu’une véritable amitié peut rendre à un souverain, sont rudes et périlleux à entreprendre ; aussi demandent-ils non seulement beaucoup d’affection et de franchise, mais encore du courage.

Ses Essais sont, à son avis, un cours expérimental, fait sur lui-même, d’idées afférentes à la santé de l’âme et à celle du corps ; il va donner ci-après un aperçu du régime qu’il a observé toute sa vie durant. — En somme, toutes ces boutades que j’entasse ici pêle-mêle, constituent une sorte de recueil des essais auxquels je me suis livré dans le cours de ma vie ; ce qui s’y trouve, afférent à la santé de l’âme, fournit, sur bien des points, nombre d’exemples qui peuvent instruire, pourvu qu’on prenne le contrepied de ce que j’ai dit ou fait moi-même. Quant à ce qui est de la santé du corps, personne n’est à même d’en parler avec plus d’expérience que moi, car sur ce point l’expérience est chez moi dans toute sa pureté, elle n’y a été ni corrompue ni altérée par les pratiques de l’art, ou par des idées préconçues ; et quand il est question de médecine, elle est là dans son domaine, la raison lui cède complètement la place. Tibère disait que quiconque avait vécu vingt ans, devait être en état de savoir ce qui lui était nuisible ou salutaire, et à même de se passer de médecin. C’est une manière de voir qu’il pouvait tenir de Socrate, lequel recommandait très fort à ses disciples, comme une étude de première importance, celle de leur santé ; ajoutant qu’il était difficile qu’un homme de jugement s’observant dans ses exercices, son boire et son manger, ne discernât pas mieux que tout médecin ce qui lui était bon ou mauvais. — La médecine faisant profession d’avoir toujours l’expérience pour pierre de touche dans ses opérations, Platon dit avec raison que pour être de vrais médecins, il faudrait que ceux qui entreprennent d’exercer cet art, aient passé par toutes les maladies qu’ils veulent guérir, par tous les accidents et circonstances sur lesquels ils ont à prononcer. Il serait donc rationnel qu’ils aient eu les maladies syphilitiques pour savoir les traiter ; et, en vérité, je m’en fierais davantage à qui ce serait le cas, parce que les autres nous guident comme celui qui peint la mer, les écueils et les ports, assis devant sa table, sur laquelle il fait en toute sécurité évoluer l’image d’un navire ; mettez-le en présence de la réalité, il ne sait comment s’y prendre. Ils décrivent nos maux à la manière d’un tambour de ville qui publie un cheval ou un chien perdu : il est, dit-il, de telle couleur, de telle taille, a les oreilles de telle façon ; mais présentez-lelui, il ne le reconnaîtra seulement pas. Pour Dieu ! que la médecine me soit un jour d’un secours efficace et indiscutable, comme je crierais de bonne foi : « Enfin, je reconnais une science dont je vois les effets (Horace) ! » Les arts qui promettent de nous tenir le corps et l’âme en santé, nous promettent beaucoup, mais aussi il n’y en a pas qui tiennent moins ce qu’ils promettent. De notre temps ceux qui exercent ces professions sont, de nous tous, ceux chez lesquels on en constate le moins les effets ; tout ce qu’on peut dire d’eux, c’est qu’ils vendent des drogues médicinales ; mais qu’ils soient médecins, on ne peut en convenir. — J’ai assez vécu pour constater quelles pratiques m’ont conduit aussi loin ; pour qui voudrait en goûter, comme j’en ai fait l’essai, il peut me tenir pour à même de le renseigner. En voici quelques-unes que je relate telles que le souvenir m’en vient ; bien que je n’aie pas de façon de faire qui n’ait varié suivant les accidents qui me sont survenus, il est cependant certaines de ces pratiques que j’ai suivies plus que d’autres ; j’enregistre ici celles dont j’ai usé le plus souvent jusqu’à cette heure.

Montaigne conservait le même genre de vie qu’il fût malade ou bien portant ; il fuyait la chaleur émanant directement du foyer. — Mon genre de vie est le même que je sois malade ou bien portant ; je fais toujours usage du même lit, mes heures ne varient pas, je mange et bois les mêmes choses ; je n’ajoute rien, seulement je me modère plus ou moins, suivant ma force ou mon appétit. Ma santé, c’est le maintien sans complication de mon état habituel. La maladie amène, il est vrai, une rupture d’équilibre dans un sens, mais si j’en croyais les médecins, ils le détermineraient dans l’autre, et, grâce à ma mauvaise fortune et à leur art, je serais alors complètement jeté hors de ma route. — Je ne crois à rien plus fermement qu’à ceci : Que je ne saurais être incommodé par les choses auxquelles je suis depuis si longtemps accoutumé ; c’est à nos habitudes à arranger notre vie comme cela leur plaît elles sont toutes-puissantes à cet égard, elles sont le breuvage de Circé qui transforme nos natures comme bon lui semble. Combien de nations, à trois pas de nous, estiment ridicule notre crainte du serein, qui nous paraît à nous avoir une action si nuisible ; et combien s’en moquent nos bateliers et nos paysans ! Vous rendez un Allemand malade en le faisant coucher sur un matelas, comme un Italien sur la plume, et un Français sans rideau et sans feu. L’estomac d’un Espagnol ne résiste pas à la manière dont nous mangeons ; ni le nôtre à boire comme les Suisses. — À Augsbourg, un Allemand m’a amusé en s’élevant contre l’incommodité de nos foyers, auxquels il faisait le même reproche que celui dont nous usons pour condamner leurs poêles ; et, en vérité, cette chaleur lourde, l’odeur qui, lorsqu’ils sont échauffés, se dégage des matériaux dont ils sont construits, portent à la tête chez la plupart de ceux qui n’y sont pas habitués ; c’est là un effet auquel j’échappe. Mais, en somme, la chaleur qu’ils donnent est égale, constante, pénètre partout ; ils ne produisent ni flamme, ni fumée ; on ne reçoit pas, comme chez nous, le vent qui s’introduit par le conduit de nos cheminées ; tout cela fait que ce mode de chauffage supporte bien la comparaison avec le nôtre. Que n’imitons-nous l’architecture romaine ? On dit qu’anciennement à Rome le feu se faisait en dehors et en contre-bas des maisons, d’où la chaleur se communiquait dans toute l’habitation par des tuyaux qui, logés dans l’épaisseur des murs, embrassaient tout le pourtour des locaux qu’ils devaient échauffer, ce que j’ai vu clairement décrit dans je ne sais quel passage de Sénèque. Mon Allemand m’entendant louer les commodités et les beautés de sa ville qui, certes, le mérite, se mit à me plaindre de ce que je devais la quitter, et, parmi les inconvénients que je devais rencontrer ailleurs, plaça en première ligne les maux de tête que les cheminées m’y occasionneraient, Il avait entendu quelqu’un s’en plaindre et s’imaginait que cela nous était particulier, ne s’apercevant pas par habitude qu’il en était de même chez lui. — Toute chaleur produite par le feu m’affaiblit et m’alourdit ; Evenus disait que le feu est le meilleur condiment de l’existence, j’use de préférence de tout autre moyen pour échapper au froid.

Les coutumes d’un pays sont parfois le contraire de celles de quelque autre nation. Tendance que nous avons à aller chercher ailleurs, dans l’antiquité notamment, des arguments que notre époque nous fournirait amplement. — Nous n’estimons pas les vins provenant du tonneau quand déjà il est bas ; en Portugal, le fumet en est très prisé et ces vins sont servis sur la table des princes. De fait, chaque nation a des coutumes et des usages qui non seulement sont inconnus à d’autres nations, mais qui y paraissent sauvages et étonnants. Quelle appréciation porter sur cè peuple, qui ne tient compte que des témoignages imprimés, qui ne croit les hommes que dans leurs livres, et la vérité que si elle est d’un âge respectable ? Nos sottises, d’après lui, acquièrent de la dignité quand nous les avons mises sous presse ; et dire « je l’ai lu », au lieu de : « je l’ai entendu dire », a pour lui une valeur bien autrement grande. Moi, qui ai même foi dans ce qui sort de la bouche des hommes qu’en ce qui vient de leur main, qui sais qu’on écrit aussi indiscrètement que l’on parle, et qui estime mon siècle autant qu’un autre des temps passés, je crois aussi volontiers un ami qu’Aulu-Gelle et Macrobe, ce que j’ai vu que ce qu’ils ont écrit ; et, de même qu’on ne tient pas la vertu pour plus grande parce qu’elle date depuis plus longtemps, je pense que la vérité n’est pas plus sage de ce qu’elle est plus vieille. Je dis souvent que c’est pure sottise de recourir aux exemples que nous trouvons à l’étranger et que l’on prône tant dans les écoles ; les temps actuels nous en fournissent aussi abondamment qu’aux époques d’Homère et de Platon. L’idée contraire ne proviendraitelle pas de ce que nous nous attachons plus à l’honneur de reproduire une citation qu’à la vérité de ce que nous exposons, comme si, en empruntant ses arguments à la boutique de Vascosan ou à celle de Plantin, on prouvait davantage qu’en s’appuyant sur ce qui se voit dans son village ? ou bien encore de ce que nous n’avons pas assez d’esprit pour analyser et faire ressortir la valeur de ce qui se passe sous nos yeux et l’apprécier assez finement pour en tirer des conclusions ? Car dire que l’autorité nous manque pour faire qu’on ajoute foi à notre témoignage, ne se peut admettre ; d’autant que, à mon avis, les choses les plus ordinaires, les plus communes, les plus connues pourraient, si nous savions trouver la meilleure manière de nous y prendre, nous mettre en présence des plus grands miracles de la nature, et nous fournir les plus merveilleux exemples, surtout quand nos observations portent sur les actions humaines.

Exemples de quelques singularités résultant de l’habitude. — Laissant donc, sur ce sujet, les exemples que je connais par les livres, tels que celui que cite Aristote, d’Andron l’Argien qui traversait sans boire les sables arides de la Libye, j’ai ouï dire, devant moi, à un gentilhomme qui a rempli honorablement plusieurs charges, qu’il était également allé sans boire, de Madrid à Lisbonne, en plein été. C’est un homme très vigoureux pour son âge et qui n’a rien d’extraordinaire dans les habitudes courantes de la vie, si ce n’est de demeurer, m’a-t-il dit, deux ou trois mois, voire même une année, sans boire. Il sent de l’altération, mais il la laisse passer, et dit que c’est un appétit qui se dissipe aisément de soi-même, et que, lorsqu’il boit, c’est plus par caprice que par besoin ou plaisir.

Autres exemples d’autre sorte. Il n’y a pas longtemps, je rencontrai l’un des hommes les plus savants de France, d’entre ceux possédant une grande fortune. Il travaillait dans un des coins d’une salle qu’on lui avait garnie de tapisseries, et, autour de lui, ses valets, sans se gêner, faisaient un grand vacarme. Il me dit, et Sénèque en rapporte autant de lui-même, que ce tintamarre lui allait fort, ce tapage ramenant en quelque sorte sa pensée en lui, comme si, pour échapper au bruit, il était obligé de se replier sur lui-même, de se concentrer, pour pouvoir méditer. En étudiant à Padoue, il avait si longtemps travaillé dans un local où s’entendaient continuellement le roulement des voitures et le tumulte de la place, qu’il s’était habitué non seulement à n’en être pas incommodé, mais à ne pouvoir même s’en passer pour bien travailler. — Socrate répondait à Alcibiade qui s’étonnait de ce qu’il pouvait supporter les criailleries continuelles de sa femme : « Cela me fait comme, à ceux qui y sont habitués, le bruit continu des norias qui servent à puiser l’eau. » — Je suis tout le contraire, j’ai l’esprit impressionnable et facile à distraire ; aussi quand je suis mal disposé, le moindre bourdonnement de mouche m’est insupportable.

Sénèque, dans sa jeunesse, s’était fortement appliqué, à l’exemple de Sextius, à ne rien manger qui eût eu vie ; cela dura un an et il s’en trouvait bien, nous dit-il. Il y renonça uniquement pour qu’on ne le soupçonnât pas d’être favorable à certaines religions nouvelles, en suivant cette règle qu’elles prônaient. Il s’était également mis, vers le même temps, comme le recommande Attale, à ne plus coucher sur des matelas cédant sous le poids du corps et, jusqu’à la fin de ses jours, il n’en employa que de résistants ; ce que l’usage faisait considérer à son époque comme acte d’austérité de sa part, nous le tenons aujourd’hui pour du raffinement.

Nos goûts sont susceptibles de se modifier quand nous nous y appliquons ; il faut faire en sorte, surtout quand on est jeune, de n’en avoir aucun dont nous soyons les esclaves. — Regardez combien est différente ma manière de vivre de celle de mes valets de ferme ; combien les Scythes et les Indiens différent de moi comme force et comme tournure. — J’ai retiré de la mendicité, pour les prendre à mon service, des enfants qui, bientôt après, m’ont quitté, abandonnant ma cuisine et ma livrée, pour revenir à leur existence première ; depuis, j’en ai rencontré un qui, pour son dîner, ramassait des moules dans la rue et que ni mes prières, ni mes menaces n’ont pu détourner -de la saveur et de la douceur qu’il trouvait à vivre ainsi dans l’indigence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptés, tout comme les riches ; on dit même qu’ils ont une hiérarchie et des dignitaires tout comme dans l’ordre social. — Ce sont là des effets de l’entraînement, qui peut non seulement nous amener à tel genre de vie qu’il lui plaît (et, disent les sages, il est bon de s’arrêter au meilleur qui, de ce fait, se trouvera facilité), mais aussi nous préparer aux changements et aux variations qui peuvent survenir ; et c’est le plus noble et le plus utile des apprentissages que nous puissions faire. Les meilleures des qualités physiques qui me sont propres, c’est de me prêter à tout et que rien ne me soit indispensable ; j’ai des penchants qui me sont plus personnels, auxquels je reviens plus fréquemment et qui me sont plus agréables que d’autres, mais avec bien peu d’efforts je m’en détourne, et très aisément j’en adopte qui sont tout le contraire. Un jeune homme doit introduire du trouble dans ce qu’il s’est imposé comme règle, afin que sa vigueur soit toujours en éveil, ne s’altère pas et n’arrive à l’énervement ; il n’y a pas de train de vie si sot et si débile, que celui de qui est astreint à une discipline et un réglement constants : « Veut-il se faire porter jusqu’à la première borne milliaire, l’heure est prise dans son traité d’astrologie ; s’est-il frotté le coin de l’œil et lui en cuit-il, le collyre devra être composé d’après son horoscope (Juvenal) ». S’il m’en croit, il ira jusqu’à commettre des excès, autrement la moindre débauche l’abat, et il devient gênant et désagréable en société. Ce qu’il y a de plus fâcheux pour un homme du monde, c’est d’être d’une délicatesse l’obligeant à un mode d’existence particulier, et c’est le cas s’il ne peut se plier et s’assujettir à toutes les exigences. Il y a de la honte à ne pas faire par impuissance, ou à ne pas oser ce qu’on voit faire à ses compagnons ; les gens de ce tempérament n’ont qu’à rester chez eux et observer leur régime. Nulle part une semblable attitude ne convient ; mais, dans la profession des armes, c’est un vice capital qui ne peut s’admettre, parce que l’homme de guerre, ainsi que le disait Philopoemen, doit être accoutumé à toutes les variations et irrégularités de la vie.

Habitudes qu’avait contractées Montaigne dans sa vieillesse ; passer la nuit au grand air l’incommodait, soin qu’il mettait à se tenir le ventre libre. — Quoique j’aie été dressé, autant qu’on l’a pu, à la liberté et à l’indifférence, je ne m’en suis pas moins, en vieillissant, arrêté davantage par nonchalance à certaines manières de faire (mon âge ne me permet plus de me corriger, je ne peux désormais que chercher à me maintenir dans mon état actuel), et l’habitude a déjà, sans que j’y pense, si bien imprimé en moi son caractère à l’égard de certaines choses, que c’est pour moi faire des excès, que de m’en départir. — Je ne puis sans m’y entraîner : dormir à la belle étoile ; manger entre mes repas ; me coucher après déjeuner ou souper, sans mettre un assez grand intervalle, comme qui dirait trois[2] longues heures ; m’unir à la femme, si ce n’est avant de m’endormir ; entrer en sa possession, en restant debout ; demeurer en sueur ; boire de l’eau ou du vin purs ; rester longtemps la tête découverte ; me faire couper les cheveux après dîner ; je ne me passerais pas de gants plus malaisément que de chemise ; c’est un besoin pour moi de me laver chaque fois au sortir de table et lorsque je me lève ; avoir un ciel de lit et des rideaux me semble de première nécessité. — Je dînerais sans nappe, mais il ne me siérait pas de me passer de serviette blanche à chaque repas, comme cela se fait chez les Allemands ; je les salis plus qu’ils ne le font, eux et les Italiens, parce que j’ai peu recours aux cuillères et aux fourchettes. Je regrette que l’usage n’ait pas pris de faire comme j’ai vu commencer chez les rois, de changer de serviette, comme d’assiette, à tous les services. — Nous savons que Marius, ce soldat qui a tant peiné, devint, dans sa vieillesse, fort délicat sur la boisson et qu’il ne buvait que dans une coupe affectée à son usage personnel ; moi, je préfère également certaine forme de verre, ne bois pas volontiers dans un verre ordinaire, et n’aime pas à être servi par le premier venu ; tout verre en métal me déplaît auprès de ceux faits d’une matière claire et transparente : il est besoin que mes yeux, dans la mesure où ils le peuvent, participent à la jouissance qu’éprouve mon palais. — C’est ainsi que je dois à l’usage certaines habitudes efféminées. De son côté, la nature m’a aussi apporté les siennes, telles que e dne pouvoir faire plus de deux repas complets en un jour, sans surcharger mon estomac ; non plus que de me passer complètement de l’un d’eux, sans avoir des vents, la bouche desséchée et mon appétit qui proteste. — Je suis incommodé si je demeure longtemps exposé au serein ; depuis quelques années lorsque, dans des circonstances de guerre, j’y reste toute la nuit, ce qui est courant, au bout de cinq ou six heures mon estomac commence à s’en trouver mal, j’éprouve de violentes douleurs de tête, n’atteins pas le jour sans vomir, et, quand les autres vont déjeuner, moi je vais dormir et suis ensuite aussi dispos qu’avant. J’avais toujours entendu dire que le serein ne tombe que lorsque vient la nuit ; mais un seigneur que je fréquentais assez longuement et intimement en ces dernières années, convaincu que le serein est plus âpre et plus dangereux quand le soleil décline, une heure ou deux avant son coucher, ce qui fait qu’il l’évite à ce moment et ne s’inquiète pas de celui de la nuit, a failli me faire partager non tant son raisonnement que ses sensations. Ainsi le doute même et les recherches auxquelles nous nous livrons pour nous enquérir de ce qui est vrai ou de ce qui ne l’est pas, agissent sur notre imagination et nous changent ! — Ceux qui cèdent brusquement à ces opinions diverses, marchent à leur ruine complète ; aussi combien je plains quelques gentilshommes qui, par la sottise de leurs médecins, se sont, dans toute la force de leur Jeunesse, séquestrés de leur propre mouvement ; mieux vaut encore contracter un rhume, que de ne pouvoir plus jamais, parce qu’on en a perdu l’habitude, vivre de la vie commune, dont nous avons à faire si grand usage. Fâcheuse science vraiment que celle qui nous gâte les heures les plus douces de l’existence ! Attachons-nous par tous les moyens à ce que nous possédons ; le plus souvent on s’affermit dans la possession, en s’y opiniàtrant, et on corrige son tempérament, comme fit César, qui triompha du haut mal à force de le mépriser et de lui résister. On doit adopter les règles qui sont les meilleures mais non s’y assujettir, sauf à celles, s’il en existe, dont l’observation est obligatoire et utile.

Les rois et les philosophes ont journellement à vider leurs intestins ; il en est de même des plus grandes dames. Ceux dont la vie se passe en public, se doivent de garder un certain décorum ; la mienne est obscure, ne relève que de moi et bénéficie par suite de toutes les libertés qui sont dans la nature ; en outre, je suis soldat et gascon, un peu sujets l’un et l’autre à l’indiscrétion ; je puis donc dire de cet acte ce que j’en pense. Il faut s’y livrer la nuit, à des heures déterminées ; on y arrive par l’habitude en s’y astreignant ainsi que j’y suis parvenu. Mais il ne faut pas s’asservir, comme je l’ai fait en vieillissant, à avoir besoin de local et de siège spécialement aménagés pour cet usage, ni s’en trouver empêché parce que, par paresse, on aura trop différé ; toutefois, on est bien un peu excusable de rechercher du soin et de la propreté là comme ailleurs, même quand il s’agit des choses les plus malpropres : « l’homme est de sa nature un animal propre et délicat (Sénèque) ». De toutes les fonctions naturelles, c’est celle dans laquelle il m’est le plus pénible d’être interrompu. J’ai vu beaucoup de gens de guerre incommodés par le déréglement de leur ventre ; le mien et moi n’avons jamais failli au moment précis, qui est au saut du lit, sauf quand une pressante occupation ou une maladie nous dérangent.

Ce que les malades ont de mieux à faire, c’est de ne rien changer à leur mode de vie habituel ; lui-même ne s’est jamais abstenu de ce qui lui faisait envie ; il en a été ainsi des plaisirs de l’amour, qu’il a commencé si jeune à connaître que ses souvenirs ne remontent pas jusque-là. — Je ne juge donc pas, comme je l’ai dit, que les malades puissent mieux assurer leur rétablissement autrement qu’en s’en tenant au genre de vie dans lequel ils ont été nourris et élevés ; tout changement, quel qu’il soit, nous étonne et nous blesse. Pouvez-vous croire que les châtaignes puissent faire mal à un Périgourdin ou à un Lucquois, le lait et le fromage aux gens de la montagne ? En les leur interdisant, non seulement vous changez leur mode d’existence, mais vous leur en imposez un contraire au leur ; c’est une modification à laquelle même un homme bien portant ne saurait résister. Ordonnez à un Breton qui a soixante-dix ans, de ne boire que de l’eau ; enfermez un homme de mer dans une étuve ; défendez la promenade à un domestique basque, c’est les priver de mouvement et finalement d’air et de lumière : « La vie est-elle d’un si grand prix, qu’on nous force à renoncer à cesser de vivre pour prolonger notre existence ? car je ne pense pas qu’il faille mettre au nombre des vivants, ceux auxquels on rend incommode l’air qu’ils respirent et la lumière qui les éclaire (Pseudo-Gallus). » Si les médecins ne font pas d’autre bien, ils font du moins qu’ils préparent de bonne heure les patients à la mort, en sapant peu à peu et réduisant en eux l’usage de ce que nous offre la vie.

Que je fusse bien portant ou malade, je me suis d’ordinaire laissé aller à satisfaire mes appétits ; je donne une grande autorité à mes désirs et à mes penchants ; je n’aime pas à guérir le mal par le mal, et je hais les remèdes qui m’importunent plus que la maladie. Être sujet à la colique et obligé de m’abstenir du plaisir de manger des huitres, sont deux maux au lieu d’un ; le mal nous tiraille d’un côté, le régime de l’autre. Puisqu’on est exposé à des mécomptes, courons plutôt la chance que ce soit après avoir donné satisfaction à ce qui nous cause du plaisir. Le monde fait les choses au rebours : il s’imagine que rien ne peut être utile, s’il n’est en même temps pénible ; ce qui est facile, lui est suspect. Mon appétit, en plusieurs choses, s’est de lui-même assez heureusement accommodé de ce qui convient à la santé de mon estomac ; quand j’étais jeune, les sauces piquantes et relevées m’étaient agréables ; depuis, mon estomac s’en est fatigué et mon goût a aussitôt fait de même. Le vin nuit aux malades, c’est la première chose dont je me dégoûte et la répugnance que j’en éprouve est insurmontable. Tout ce que je prends de désagréable m’est nuisible ; et rien ne me nuit, quand j’en ai envie et que cela me sourit. — Aucun acte qui m’était tout à fait agréable ne m’a causé de dommage ; aussi m’est-il arrivé de faire céder à mon plaisir, dans une large mesure, n’importe quelle ordonnance médicale ; et, tout jeune, « alors que couvert d’une robe éclatante, l’Amour voltigeait sans cesse autour de moi (Catulle) », je me suis prêté aussi licencieusement et inconsidérément qu’un autre aux désirs qui m’étreignaient, « et ai acquis quelque gloire dans ce genre de combat (Horace) » plus, toutefois, par la persistance et la durée de mon attachement que par ma vigueur : « À peine si je me souviens d’y avoir triomphe jusqu’à six fois consécutives (Ovide). » Il y a certes du malheur et du miracle à confesser combien j’étais jeune quand, pour la première fois, je me rencontrai asservi à ses lois ; ce fut bien un effet du hasard, car c’était longtemps avant d’être en âge de pouvoir distinguer et choisir ; mes souvenirs sur ce qui me touche ne remontent pas si loin, et mon cas peut marcher de pair avec celui de Quartilla, qui ne se souvenait pas de sa virginité : « Aussi ai-je eu de bonne heure du poil sous l’aisselle, et ma barbe précoce étonna ma mère (Martial). » — Les médecins font ployer, le plus souvent avec utilité, leurs prescriptions devant la violence des envies excessives qui se produisent chez leurs malades ; nul désir intense ne peut être imaginé si étrange et si pernicieux, que la nature ne le fasse tourner à notre avantage. Et puis, que de contentement dans la satisfaction d’une fantaisie ! cela, suivant moi, importe par-dessus tout, ou au moins plus que toute autre considération. Les maux les plus graves et les plus ordinaires sont ceux qui proviennent du fait de notre imagination ; et ce dicton espagnol : « Que Dieu me défende contre moi-même ! » me plaît à divers titres. Je regrette quand je suis malade de ne pas avoir quelque désir que j’aurais plaisir à assouvir, la médecine aurait bien de la peine à m’en détourner ; du reste j’en suis maintenant là que, même quand je suis bien portant, je ne fais plus guère que vouloir et espérer ; c’est pitié d’être arrivé à cet état de langueur et d’affaiblissement, que l’on ne puisse faire que souhaiter.

L’incertitude de la médecine autorise toutes nos envies. — L’art de la médecine n’est pas tellement bien fixé, que nous ne soyons fondés à faire ce qui nous convient ; il change suivant les climats et les phases de la lune, selon Fernel et selon l’Escale. Si votre médecin trouve mauvais que vous dormiez, que vous fassiez usage de vin, ou de telle viande, ne vous désolez pas ; je vous en trouverai un autre qui ne sera pas de son avis ; la variété des arguments et des opinions en matière de médecine, embrasse toutes sortes de formes. J’ai vu un malheureux qui, pour guérir, se laissait torturer par la soif, au point de tomber en pàmoison, et dont se moquait plus tard un autre médecin qui condamnait ce régime, comme nuisible ; vraiment c’était avoir bien employé sa peine ! Tout récemment, est mort de la pierre un homme de cette profession pour combattre son mal, il avait recours à une abstinence complète ; ses confrères disent que ce jeûne lui était absolument contraire, qu’il l’avait asséché et lui avait cuit le sable dans les rognons.

Montaigne avait un timbre de voix élevé ; dans la vie courante, l’intonation de notre voix est à régler suivant l’idée qu’on veut rendre. — J’ai constaté que lorsque je suis blessé ou malade, causer m’agite et me nuit autant que tout ce que je puis faire de désordonné ; j’ai peiné à parler et cela me fatigue, parce que mon timbre de voix est élevé et demande un effort, si bien que, souvent, lorsqu’il m’est arrivé de parler à l’oreille de hauts personnages, les entretenant d’affaires importantes, je les ai mis dans la nécessité de me demander de baisser la voix.

Voici une anecdote plaisante : Quelqu’un, dans une école grecque, parlait sur un ton élevé comme je fais moi-même ; le maître de cérémonies lui manda de parler moins haut : « Qu’il m’envoie, répondit-il, le ton sur lequel il veut que je parle. » À quoi, l’autre lui répliqua qu’il prît le ton des oreilles de celui auquel il s’adressait. C’était bien dit, sous condition que cela signifiât : « Parlez suivant ce que vous avez à traiter avec votre auditeur » ; si au contraire il avait voulu dire : « Il suffit qu’il vous entende, réglez votre son de voix en conséquence », je ne trouve pas qu’il eût été dans le vrai. — Le ton et le mouvement de la voix concourent en effet à l’expression et à la signification de ce qui se dit ; c’est à celui qui parle à la conduire pour lui faire exprimer ce qu’il veut. Il y a un ton de voix pour instruire, un autre pour flatter, un autre pour tancer ; non seulement il faut que la voix parvienne à qui l’on s’adresse, mais il faut parfois qu’elle le frappe, le transperce. Quand je réprimande mon domestique avec une dureté de ton marquant mon mécontentement, il ferait bon qu’il vînt me dire : « Mon maître, je vous entends parfaitement, parlez plus doucement. » « Il y a une sorte de voix faite pour l’oreille, non tant par son étendue que par sa propriété (Quintilien). » La parole appartient moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute ; celui-ci doit se disposer à la recevoir d’après le sens qu’elle exprime, comme au jeu de paume où le joueur qui reçoit la balle, s’apprête et se meut dans un sens ou dans un autre, selon qu’il voit le geste de celui qui l’envoie et suivant la forme du coup.

Les maladies, comme tout ce qui a vie, ont leurs évolutions dont il faut attendre patiemment la fin ; laissons faire la nature, nous luttons en vain ; dès notre naissance, nous sommes voués à la souffrance et, arrivés à la vieillesse, l’effondrement est forcé. — L’expérience m’a encore appris que nous nous perdons par notre peu de patience. Les maux ont leur vie, des limites déterminées, leurs maladies et leur état de santé. La constitution des maladies est formée sur le même modèle que celle des animaux : elles ont leur évolution, leur durée fixées dès leur origine ; qui essaie de les abréger en tentant de leur imposer de force sa volonté quand elles nous tiennent, les allonge et les multiplie, les excite au lieu de les apaiser. Je suis de l’avis de Crantor : « Qu’il ne faut pas contrecarrer les maux avec obstination et étourdiment, ni leur laisser prendre le dessus par manque d’énergie ; mais qu’il faut leur céder naturellement, suivant l’état qu’ils présentent et celui dans lequel nous sommes. » On doit livrer passage aux maladies, et je trouve qu’elles s’arrêtent moins chez moi, parce que je les laisse faire ; j’ai été débarrassé de certaines qui passaient pour opiniâtres et tenaces, elles se sont usées d’elles-mêmes sans que j’y aide, sans que l’art intervienne et même contre ses règles. Laissons un peu faire la nature, elle entend mieux ses affaires que nous. « Mais un tel en est mort ! » vous dit-on. C’est vrai et vous ferez de même ; si ce n’est de ce mal, ce sera d’un autre. Combien n’y ont pas échappé qui avaient trois médecins à leurs trousses ! L’exemple est un miroir où tout se reflète vaguement et sous tous les aspects. Si la médecine qui vous est offerte est agréable, acceptez-la, c’est toujours autant de bien acquis pour le moment présent ; je ne m’arrêterai ni au nom ni à la couleur si elle est délicieuse et appétissante, le plaisir est une des principales formes sous lesquelles se manifeste le profit. ― J’ai laissé vieillir et mourir en moi, de mort naturelle, des rhumes, des attaques de goutte, des relâchements d’entrailles, des battements de cœur, des migraines et autres accidents qui m’ont abandonné quand j’étais déjà à moitié résigné à leur compagnie ; on s’en débarrasse plus en usant de courtoisie, qu’en les bravant. Il faut supporter avec résignation les lois inhérentes à notre condition ; nous sommes faits pour vieillir, nous affaiblir, être malades en dépit de toute médecine. C’est la première leçon que les Mexicains font à leurs enfants quand, au sortir du ventre de leur mère, ils les accueillent en disant : « Enfant, tu es venu au monde pour endurer ; endure, souffre et taistoi. » Il n’est pas juste de se plaindre de ce qu’il arrive à quelqu’un, ce qui peut arriver à chacun : « Plains-toi, mais seulement si l’on applique à toi seul une loi qui soit injuste (Sénèque). »

Voyez un vieillard qui demande à Dieu de lui maintenir sa santé entière et vigoureuse, autrement dit de lui rendre sa jeunesse ; n’est-ce pas folie ? son état ne le comporte pas : « Insensé, pourquoi, dans tes vœux puérils, demander des choses irréalisables (Ovide) ? » La goutte, la gravelle, les indigestions, sont l’apanage d’un âge avancé, comme la chaleur, les pluies, les vents, celui des longs voyages. Platon ne croit pas qu’Esculape se soit mis en peine de chercher, par les régimes qu’il prescrivait, à faire durer la vie dans un corps gâté et affaibli, inutile à son pays, hors d’état de remplir ses fonctions et de produire des enfants sains et robustes ; et il ne trouve pas qu’un pareil rôle puisse convenir à la justice et à la prudence divines, qui doivent tout conduire en vue d’un but utile. Mon bonhomme, c’en est fait ; on ne saurait vous redresser ; pour le reste, on vous replâtrera, on vous étançonnera un peu, on prolongera même vos misères de quelques heures, « comme fait celui qui, pour soutenir un bâtiment, l’étaie dans les endroits où il menace ruine ; mais un jour vient où tout l’assemblage venant à se rompre, les étais s’écroulent sous l’édifice (Pseudo-Gallus) ». Il faut apprendre à souffrir ce qu’on ne peut éviter. Notre vie est composée, comme l’harmonie des mondes, d’éléments contraires et de tons variés doux et stridents, aigus et sans sonorité, grêles et graves ; le musicien qui aimerait les uns et délaisserait les autres, quel parti pourrait-il en tirer ? Il faut qu’il sache user de tous simultanément et les mêler. Nous devons faire de même des biens et des maux, car ils sont parties intégrantes de notre vie ; notre être n’est possible qu’avec ce mélange, les uns ne sont pas moins nécessaires que les autres. Essayer de réagir contre cette nécessité, c’est renouveler l’acte de folie de Ctésiphon qui entreprenait de lutter à coups de pied avec sa mule.

Je consulte peu quand je sens que ma santé s’altère, parce que les médecins abusent trop, quand ils nous tiennent à leur merci ; ils nous rebattent les oreilles de leurs pronostics. Il m’est arrivé autrefois d’avoir été surpris par eux aux prises avec le mal ; ils m’ont outrageusement accablé de leur science et de leurs airs d’importance, me menaçant tantôt de violentes douleurs, tantôt de mort prochaîne. Je n’en étais ni abattu, ni décontenancé, mais froissé et excité ; et si mon jugement même ne s’en trouvait ni modifié, ni troublé, j’en étais cependant quelque peu gêné ; puis, il faut entrer en lutte avec eux, et il en résulte toujours de l’agitation.

Dans ses maux, Montaigne aimait à flatter son imagination : atteint de gravelle, il s’applaudit que ce soit sous cette forme qu’il ait à payer son tribut inévitable à l’âge ; c’est une maladie bien portée, qui ne le prive pas de tenir sa place dans la société et le prépare insensiblement à la mort. — Je suis aux petits soins avec mon imagination ; si je le pouvais, je la déchargerais de toute peine et de toute contestation ; il faut la secourir et la flatter, la tromper même, si on le peut. C’est une tâche à laquelle mon esprit s’entend, il n’est pas en peine de trouver de bonnes raisons pour toutes choses, et s’il persuadait comme il prêche, il me serait d’un très heureux secours. En désirez-vous un exemple ? voici le langage qu’il tient : « C’est pour mon plus grand bien que j’ai la gravelle. Des crevasses se produisent naturellement dans les édifices qui ont mon âge ; à ce moment, ils sont arrivés au point où ils se disjoignent et perdent leur aplomb ; c’est une loi commune, et il n’a pas été fait un nouveau miracle en ma faveur. C’est là une redevance que je paie à la vieillesse et je ne saurais m’en tirer à meilleur compte. L’accident qui m’arrive est celui auquel sont le plus sujets les hommes de mon temps, et cela doit me consoler d’être en compagnie ; partout se voient des gens affligés de ce mal, et leur société m’en est d’autant plus honorable qu’il s’attaque plus volontiers aux grands ; par essence, il a de la noblesse et de la dignité. Parmi les hommes qui en sont frappés, il en est peu qui s’en tirent à meilleur marché que moi, car il leur en coûte la peine de suivre un régime désagréable et l’ennui de drogues à prendre chaque jour, tandis que je dois à ma bonne fortune, grâce à des dames qui, plus gracieusement que mon mal n’est douloureux, m’avaient offert la moitié de celui dont elles étaient atteintes elles-mêmes, de n’avoir jamais avalé qu’à deux ou trois reprises différentes, quelques-unes de ces infusions de panicaut et de turquette dont l’usage est courant, qui m’ont paru faciles à prendre et ont été du reste sans effet. Mes compagnons de misère ont à acquitter mille vœux qu’ils ont faits à Esculape et à payer autant d’écus à leur médecin, pour obtenir cet écoulement aisé et abondant de sables, dont je suis souvent redevable à la nature. La décence de ma tenue, quand je suis en société, ne s’en ressent même pas ; je puis demeurer dix heures sans uriner, aussi longtemps que quelqu’un bien portant. — La crainte de ce mal, ajoute mon esprit, t’effrayait autrefois quand il t’était inconnu ; les cris et le désespoir de ceux qui l’exagèrent par leur manque de résignation te le faisaient prendre en horreur. C’est un mal qui frappe les membres par lesquels tu as le plus péché, tu es un homme de conscience : « Le mal qu’on n’a pas mérité, est le seul dont on ait droit de se plaindre (Ovide). » Regarde celui-ci comme un châtiment ; il est si doux auprès de tant d’autres qui pouvaient l’atteindre, qu’il témoigne d’une faveur toute paternelle ; considère combien il est tardif ; il n’incommode et n’occupe que l’époque de ta vie qui, d’une manière ou d’une autre, est désormais perdue et stérile ; elle remplace, comme si c’était une chose convenue à l’avance, la licence et les plaisirs de la jeunesse. La crainte, la pitié que ce mal inspire communément est pour toi un motif de gloire, faiblesse dont tes amis retrouvent encore quelques traces en toi, bien que ton jugement en fasse fi et que ta raison en soit guérie. Il y a du plaisir à entendre dire de soi : Quelle énergie ! Quelle patience ! On te voit épuisé de souffrance, pâlir, rougir, trembler, vomir jusqu’au sang, souffrir de contractions et de convulsions étranges, de grosses larmes tomber parfois de tes yeux, rendre des urines épaisses, noires, effrayantes, ou les avoir arrêtées par quelque pierre aux arêtes aiguës qui labourent et écorchent cruellement le canal de l’urètre ; et nonobstant, tu t’entretiens avec les assistants, conservant ta contenance d’habitude, plaisantant par moments avec ceux qui t’entourent, tenant ta place dans une conversation sérieuse, démentant tes douleurs par ta parole et triomphant de tes souffrances ! Te souvient-il de ces gens des temps passés, qui recherchaient les maux avec tant d’avidité, afin de tenir leur vertu en haleine et lui donner sujet de s’exercer ? Suppose que ce soit pour te faire prendre place dans les rangs glorieux de cette école, dans laquelle tu ne serais jamais entré de ton plein gré, que nature t’a mis en cet état. — Si tu me dis que c’est un mal dangereux et mortel, tous autres ne sont-ils pas dans le même cas ? car c’est une tromperie de la médecine que d’en excepter qui, d’après elle, ne mènent pas directement à la mort ; qu’importe qu’ils y conduisent accidentellement et si, glissant et biaisant, ils gagnent insensiblement mais sûrement la voie qui y mène ! Tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant ; la mort n’a pas besoin de l’intervention de la maladie pour te tuer. Chez certains, les maladies ont éloigné la mort ; ils ont vécu plus longtemps, parce qu’il leur semblait sans cesse être mourants ; d’autant qu’il en est des maladies comme des plaies, il y en a qui sont des remèdes et sont salutaires. La colique est fréquemment aussi vivace que nous ; on voit des hommes chez lesquels elle a persisté depuis leur enfance jusqu’à leur plus extrême vieillesse ; et s’ils ne lui eussent faussé compagnie, elle les eût accompagnés plus loin encore ; vous la tuez plus souvent qu’elle ne vous tue. Et lors même qu’elle te serait un indice de a mort prochaîne, ne rendrait-elle pas service à un homme de ton âge, en lui donnant à réfléchir sur sa fin dernière ? — Enfin, et c’est ce qu’il y a de pire, rien ne peut plus te guérir. Arrange-toi donc comme tu voudras ; au premier jour, la loi commune te réclamera. Considère avec quel art et combien doucement ta maladie te dégoûte de la vie et te détache du monde, non avec violence et tyrannie, ainsi qu’il arrive de tant d’autres maux que tu vois aux vieillards qu’ils tiennent continuellement entravés par leur faiblesse et leurs douleurs sans leur laisser aucun répit, mais par des avertissements et des enseignements répétés à intervalles entremêlés de longs moments de repos, comme pour te donner le moyen de méditer et de repasser sa leçon à ton aise. Pour te permettre de bien juger et de prendre ton parti en homme de cœur, elle t’expose l’état complet de la situation, en bien comme en mal, et dans un même jour le fait une vie tantôt allègre, tantôt insupportable. Si tu n’étreins pas la mort, du moins tu mets ta main dans la sienne une fois chaque mois, ce qui te donne l’espérance qu’un jour elle t’attrapera sans menace préalable. Tu auras été si souvent conduit jusqu’au port que, confiant qu’il en sera toujours ainsi, vous vous trouverez, toi et ta confiance, avoir passé l’eau sans vous en apercevoir. On n’est pas fondé à se plaindre des maladies qui partagent loyalement le temps avec la santé. »

Passant habituellement par les mêmes phases, on sait au moins avec elle à quoi s’en tenir ; et, si les crises sont particulièrement pénibles, quelle ineffable sensation quand d’un instant à l’autre le bien-être succède à la douleur ! — Je suis reconnaissant à la fortune de ce qu’elle me livre si souvent assaut avec les mêmes armes : elle m’y façonne, m’y dresse par l’usage, m’y endurcit et m’y habitue ; je sais à peu près maintenant à quelles conditions j’en suis quitte. Faute de mémoire naturelle, je m’en crée sur le papier ; dès qu’il survient dans mon mal quelque symptôme nouveau, je le mets par écrit, de telle sorte qu’à cette heure, étant passé par à peu près tous les cas qui peuvent se produire, si j’ai quelque doute sur ce qui me menace, je consulte, comme des livres sibyllins, ces notes décousues, où je ne manque jamais de trouver dans mon expérience du passé, quelque pronostic favorable qui me console. L’habitude me permet aussi d’espérer mieux pour l’avenir, car ces évacuations se produisent depuis si longtemps déjà, qu’il est à croire que la nature ne modifiera pas la façon dont elles s’opèrent et qu’il ne m’adviendra rien de pire que ce que je ressens. En outre, les effets de cette maladie s’accordent assez avec mon tempérament vif et aimant à en venir promptement au fait. Quand ses attaques sont peu intenses, elle me fait peur, parce qu’alors elles se prolongent ; si au contraire, sans que je les aie provoqués, ses accès sont violents etbien francs, elle me secoue de fond en comble, mais ce n’est l’affaire que d’un jour ou deux. — Mes reins sont demeurés quarante ans sans que j’en souffre ; depuis tantôt quatorze ans cela a changé. Nous avons nos périodes de maladie, comme il y a des périodes de santé, et peut-être cel accident touche-t-il à sa fin. L’âge a affaibli la chaleur de mon estomac ; la digestion s’en trouvant moins bien faite, les matières arrivent aux reins moins bien travaillées ; pourquoi ne pourrait-il pas arriver qu’un phénomène venant à affaiblir la chaleur des reins au point qu’ils ne puissent plus produire ces concrétions pierreuses, la nature doive pourvoir à cette purgation par une autre voie ? Les ans ont incontestablement tari en moi bien des rhumes ; pourquoi ne tariraient-ils pas aussi ces résidus dont se forme le gravier ? — Autre considération Est-il rien de si doux que cette soudaine transformation, quand d’une douleur excessive j’en arrive, après l’évacuation de ces calculs, à recouvrer, avec la soudaineté de l’éclair, cette belle lumière qu’est la santé, si nette, si complète, ainsi que cela advient à la suite de mes plus soudaines et douloureuses coliques ! Y a-t-il rien dans la douleur dont je souffrais, qui puisse contrebalancer le plaisir que j’éprouve d’un revirement aussi rapide ? Combien la santé me semble plus belle après la maladie dont elle est si voisine, si contiguë, qu’il me semble les voir en présence l’une de l’autre, toutes deux au plus fort de leur intensité, s’efforçant à qui mieux mieux de se tenir tête et de se contrecarrer ! De même que les Stoïciens disent que les vices ont leur utilité et ont été introduits pour donner du prix à la vertu et la mettre en relief, avec moins de hardiesse et plus de raison nous pouvons dire que la nature nous prête la douleur pour faire honneur à la volupté et à la tranquillité, et nous les faire mieux apprécier. Quand Socrate eut été débarrassé de ses fers, et qu’il éprouva cette sensation agréable d’être délivré de l’engourdissement que leur poids lui causait dans les jambes, il se plut à constater l’étroite alliance de la douleur avec la volupté, si intimement associées l’une à l’autre que tour à tour elles se succèdent et s’engendrent réciproquement, ajoutant que, pour ce bon Esope, il y aurait eu là matière à une belle fable.

La gravelle a encore l’avantage sur d’autres maladies de ne pas entraîner d’autres maux à sa suite, de laisser au patient l’usage de ses facultés, la possibilité de vaquer à ses occupations, même à ses plaisirs, et de ne pas altérer sa tranquillité d’esprit, s’il ne prête pas l’oreille à ce que peuvent lui représenter les médecins. — Ce que je vois de pire dans les autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas aussi graves dans leurs effets que dans leur issue ; on est un an à se refaire, sans cesser d’être en proie à la faiblesse et à la crainte. Il y a tant de hasard, tant de degrés à franchir pour se tirer complètement d’affaire, qu’on n’y arrive pas ; avant qu’on vous ait enlevé les bandages dont vous étiez affublé, qu’on vous ait débarrassé de votre bonnet, qu’on vous ait rendu l’usage de l’air, du vin, de votre femme, des melons, c’est grand miracle si vous n’êtes pas retombé en quelque autre misère. Mon mal a cet avantage qu’il disparaît du coup, alors que les autres laissent toujours quelque impression et altération qui rendent le corps susceptible de contracter une autre maladie, toutes se prêtant la main les unes aux autres. — Parmi nos maux, ceux qui se contentent de prendre pied chez nous sans chercher à s’étendre et à y introduire toute leur séquelle, sont excusables ; mais ceux-ci sont courtois et gracieux, dont le passage nous est de quelque utile conséquence. Depuis que j’ai ma colique, je suis, ce me semble, plus que par le passé, exempt d’autres accidents ; c’est ainsi que depuis je n’ai plus de fièvre, je me figure que les vomissements excessifs et fréquents que j’ai, me purgent ; d’autre part, les dégoûts que j’éprouve, les jeunes extraordinaires par lesquels je passe, font que mes humeurs malignes se résolvent, et que la nature vide dans ces pierres ce qu’elle a de superflu et de nuisible. Qu’on ne vienne pas me dire que c’est une médecine qui m’est vendue trop cher ; qu’est-ce auprès de ces breuvages sentant si mauvais, des cautères, des incisions, des suées, des sétons, des diètes et de tant d’autres modes de traitement qui, au lieu de nous guérir, nous apportent souvent la mort, parce que nous ne pouvons résister à leur violence et à leur importunité ? De la sorte, dans mes crises, je me dis que c’est une médecine qui opère ; en dehors d’elles, je me considère comme complètement et à tout jamais délivré.

Voici encore un des avantages particuliers de mon mal c’est qu’à peu de chose près, il fait son jeu à part et me laisse faire le mien, dans lequel il n’entre que si le courage vient à me manquer ; alors que j’en souffrais le plus, je suis resté dix heures à cheval. Avec lui, il suffit de souffrir ; pour le reste jouez, soupez, faites ceci et encore cela si vous le pouvez, vos débauches vous seront plus utiles que nuisibles, dites donc à quelqu’un atteint de la vérole, de la goutte ou qui a une hernie, de faire de même ! Les autres maladies nous imposent des obligations de toutes natures, entravent bien autrement nos occupations, troublent tout notre organisme et il nous faut en tenir compte dans tous les actes de la vie ; celle-ci ne fait que nous pincer la peau, elle laisse à notre disposition notre entendement et notre volonté, et aussi la langue, les pieds, les mains ; elle vous éveille plus qu’elle ne vous assoupit. L’âme est atteinte quand nous avons la fièvre ; l’épilepsie la terrasse ; une violente migraine la réduit à l’impuissance ; en un mot elle est influencée par toute maladie qui a action sur notre être tout entier et sur ses parties les plus nobles. Dans mon cas, elle n’est pas inquiétée ou, si elle vient à l’être, c’est de sa faute, c’est qu’elle se trahit elle-même, qu’elle s’abandonne et se démonte. Il n’y a que les fous pour se laisser persuader que ces corps durs et pleins, qui se forment dans les rognons, peuvent se dissoudre par des breuvages ; quand ils viennent à se mettre en mouvement, il n’y a rien autre à faire qu’à leur livrer passage, d’autant qu’ils se l’ouvriraient bien eux-mêmes.

Je constate encore dans mon mal cette supériorité, c’est qu’il nous laisse peu à deviner ; avec lui, nous sommes exempts du trouble dans lequel les autres maux nous jettent par l’incertitude que nous avons sur leurs causes, leurs effets et leurs progrès, trouble qui est infiniment pénible. Ici, nous n’avons que faire des consultations des docteurs ; ce que nous en ressentons nous montre en quoi le mal consiste et où il git.

Par ces arguments, les uns forts, les autres faibles, et agissant comme fit Cicéron à propos de sa vieillesse, cette autre maladie, je tâche d’endormir et d’amuser mon imagination, j’essaie de graisser mes plaies. Si demain elles s’aggravent, demain j’y pourvoirai par d’autres échappatoires. — Ce qu’il y a de vrai, c’est que depuis peu de temps, les plus légers mouvements font que je rends par les reins du sang tout pur ; pour quelle raison ? Cela ne m’empêche pourtant pas de me mouvoir comme auparavant et de suivre mes chiens à la chasse avec une ardeur toute juvénile et que rien n’arrête ; c’est avoir bien facilement raison d’un aussi grave accident, qui ne me cause qu’une lourdeur un peu plus prononcée et de l’irritation dans la partie du corps qui en est le siège. Cette recrudescence du mal doit provenir de quelque grosse pierre qui comprime mes rognons et se forme à leurs dépens ; cet organe, et avec lui ma vie, se vide ainsi peu à peu, non sans que j’en éprouve un soulagement naturel, comme de l’expulsion de matières qui me sont désormais une gêne et une superfluité. Lorsque je sens quelque chose qui s’écroule en moi, ne vous attendez pas à ce que j’aille m’amuser à me tåter le pouls ou analyser mes urines, pour y cher cher quelle précaution ennuyeuse je pourrais prendre ; ce sera assez temps quand le mal se fera sentir sans que, par peur, j’en allonge la durée. Qui craint de souffrir, souffre au delà de ce qu’il craint. Ajoutons que le doute et l’ignorance de ceux qui se mêlent d’expliquer les ressorts de la nature et ses progrès en nous, et émettent de par leur art des pronostics si fréquemment entachés d’erreur, doivent nous convaincre que ses ressources infinies nous sont totalement inconnues ; la plus grande incertitude, la plus grande diversité, la plus grande obscurité règnent dans ce que nous pouvons espérer ou redouter d’elle. Sauf la vieillesse qui est un signe indubitable de l’approche de la mort, je ne vois dans tous les autres accidents que peu d’indications sur lesquelles nous puissions nous baser pour deviner l’avenir. Je ne me juge que par ce que je ressens réellement, et non en en raisonnant ; à quoi cela me servirait-il de faire autrement, puisque je ne veux opposer au mal que l’attente et la patience ? — Voulez-vous savoir ce que je gagne à suivre cette ligne de conduite ? voyez chez ceux qui font le contraire, qui recherchent tant d’avis et de conseils divers, combien souvent leur imagination s’en trouve mal sans que leurs appréhensions soient justifiées. J’ai maintes fois pris plaisir, dans des moments d’accalmie, alors que tout danger était passé, à parler de ces accidents aux médecins, comme si je les sentais venir ; j’étais ainsi bien à l’aise pour écouter les horribles conclusions dont ils me menaçaient ; j’en devenais encore plus reconnaissant à Dieu de ses grâces et plus convaincu de la vanité de leur art.

Montaigne était grand dormeur, cependant il savait s’accommoder aux circonstances. Sa petite taille lui faisait préférer aller à cheval qu’à pied dans les rues et quand il y avait de la boue. — Il n’est rien qu’on doive plus recommander à la jeunesse que l’activité et la vigilance ; notre vie n’est que mouvement. Je m’ébranle difficilement et suis lent en toutes choses à me lever, à me coucher, à prendre mes repas ; pour moi, sept heures c’est matinal ; et, là où je suis mon maître, je ne dîne pas avant onze heures et ne soupe qu’après six. — J’ai autrefois attribué à la lourdeur et à l’assoupissement que me causait un sommeil trop prolongé, des fièvres et des maladies que j’ai eues, et j’ai toujours regretté de me rendormir le matin. Platon est d’avis que l’excès de sommeil est plus mauvais que les excès de boisson. J’aime à avoir un lit qui soit dur, à coucher seul, sans femme, comme font les rois, et à être assez couvert. On ne me bassine jamais mon lit ; mais depuis que la vieillesse me gagne, on me donne, quand besoin en est, des draps chauds pour m’envelopper les pieds et me mettre sur l’estomac. On trouvait à redire à ce que le grand Scipion fût dormeur ; à mon avis, on ne lui faisait ce reproche que parce qu’on n’en avait pas d’autre à lui adresser. Si je suis quelque peu délicat dans mes habitudes, c’est plutôt dans mon coucher que dans toute autre chose ; mais tout comme un autre, je me fais à la nécessité et m’en accommode. Dormir a été et n’a cessé d’être la plus grande occupation de ma vie ; à l’âge où je suis arrivé, je dors encore fort bien huit ou neuf heures tout d’un trait. Quand il y a utilité, je me dégage de cette propension à la paresse et j’en éprouve un mieux évident ; le changement m’est un peu pénible, mais c’est l’affaire de trois jours. — Je ne vois guère de gens qui aient moins de besoins que moi quand les circonstances l’exigent, qui s’entraînent avec plus de continuité et anxquels les corvées pèsent moins. Mon corps est capable de supporter une vie agitée qui se prolonge, mais il ne s’accommode pas d’une agitation véhémente et soudaine. Maintenant, cependant, j’évite les exercices violents qui peuvent me mettre en sueur : mes membres se fatiguent avant qu’ils ne se soient échauffés. Je reste facilement debout toute une journée et me promener n’est jamais un ennui pour moi ; mais je n’aime pas à aller par les villes autrement qu’à cheval, et cela, depuis ma première enfance ; parce que lorsque je vais à pied, je me crotte jusqu’à l’échine, et que les gens qui, comme moi, sont de petite taille, n’en imposant pas, courent risque, dans les rues, d’être coudoyés et bousculés. J’aimais aussi, quand je me reposais, soit assis, soit couché, à avoir les jambes à hauteur de mon siège, ou plus haut.

Le métier des armes est, de toutes les occupations, la plus noble et la plus agréable. — Il n’est pas d’occupation plus agréable que le métier des armes ; noble dans son exécution (car la plus forte, la plus généreuse, la plus belle de toutes les vertus, c’est la vaillance), cette occupation est également noble par ce qui en est le mobile, rien n’étant en effet plus utile, plus juste, s’étendant davantage à tout, que la protection du repos et de la grandeur de son pays. On se complaît dans la compagnie de tant de gens nobles, jeunes, actifs, dans ces spectacles répétés de tant de situations tragiques, cette liberté de rapports dépouillés d’artifice, ce genre de vie måle et sans cérémonie ; dans cette variété de mille actions diverses, ces accents généreux de musique guerrière qui vous soutiennent, vous échauffent les oreilles et surexcitent l’âme ; dans l’honneur que cela vous procure, et jusque dans les difficultés et les moments pénibles qui s’y rencontrent et dont Platon tient si peu de compte que, dans sa République, il y fait participer les femmes et les enfants. Ce métier, volontairement embrassé, vous met à même de remplir des tâches et de courir tels risques que vous le jugez bon, suivant leur importance et l’éclat qui doit vous en revenir ; et si même vous venez à succomber pour la cause à laquelle vous vous êtes consacré, voyez combien « il est beau de mourir les armes à la main (Virgile) ». Craindre les périls communs auxquels tant de gens sont exposés, ne pas oser ce que tant d’âmes de toutes natures et le peuple entier osent, c’est le propre d’un cœur lâche et bas au delà de toute mesure ; se trouver en compagnie rassure même les enfants. D’autres peuvent vous surpasser en science, en grâce, en force, en fortune, cela tient à des causes étrangères auxquelles vous pouvez vous en prendre ; mais vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous, si vous vous montrez d’une fermeté d’âme inférieure à la leur. La mort est plus abjecte, plus languissante, plus pénible dans un lit que dans un combat ; la fièvre et les catarrhes sont aussi douloureux et mortels qu’un coup de feu. Celui qui est fait à supporter vaillamment les accidents de la vie ordinaire, n’a point à grandir son courage pour se faire soldat : « Vivre, mon cher Lucilius, c’est combattre (Sénèque). »

Montaigne était d’excellente constitution ; chez lui les maux du corps n’avaient que peu de prise sur l’âme. — Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu la gale. Se gratter est une des satisfactions les plus douces que l’on puisse éprouver et qui est toujours à votre portée, mais ce qui s’ensuit est par trop importun ; c’est surtout à mes oreilles que je m’en prends, les ayant sujettes par moment à des démangeaisons.

Je suis né avec tous mes sens bien entiers, atteignant presque à la perfection. Mon estomac est facile et bon, ma tête solide et, le plus souvent, l’un et l’autre demeurent tels quand j’ai la fièvre ; j’ai de même l’haleine bonne. J’ai dépassé l’âge auquel chez certains peuples, et non sans quelque raison, il était tellement admis que la vie devait prendre fin après une durée déterminée, qu’ils n’admettaient pas que ce terme fût dépassé ; même maintenant, j’ai encore des moments, bien que courts et irréguliers, où je suis tellement en pleine possession de moi-même, que c’est presque la santé et le bien-être de ma jeunesse. Il n’est question ici, bien entendu, ni de vigueur, ni de jouissances intimes ; il n’y a pas de raison pour qu’elles se soient maintenues chez moi au delà des limites qui leur sont propres, et « mes forces ne me permettent plus de braver les intempéries du ciel à la porte d’une maîtresse (Horace) ». — Mon visage et mes yeux décèlent immédiatement ce qui se passe en moi, c’est par là que commencent tous les changements que j’éprouve ; ils s’y manifestent même plus violents qu’ils ne sont, et souvent je fais pitié à mes amis avant d’en ressentir la cause. Mon miroir ne me surprend pas quand il me met à même de constater de semblables transformations ; car, même dans ma jeunesse, il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir un teint, une mine défaite de mauvais augure, sans que rien d’extraordinaire me fût survenu, si bien que les médecins ne trouvant quoi que ce soit qui justifiât cette altération de ma figure, l’attribuaient à l’état de mon esprit en butte à quelque passion qui me rongeait intérieurement ; ce en quoi ils se trompaient. Si mon corps se comportait aussi à mon gré que mon âme, nous marcherions un peu plus à notre aise ; j’avais alors celle-ci, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction et en fête, ce qui est mon cas le plus ordinaire tant par nature que de parti pris. « Jamais les troubles de mon âme n’ont influé sur mon corps (Ovide) » ; je tiens, au contraire, que maintes fois, par son influence salutaire, elle l’a relevé de ses chutes ; lui, est souvent abattu, au lieu qu’elle, lorsqu’elle n’est pas enjouée, est du moins tranquille et reposée. J’ai eu la fièvre intermittente pendant quatre ou cinq mois ; elle m’avait complètement altéré la physionomie ; aussi longtemps qu’elle a duré, mon esprit a conservé non seulement tout son calme, mais même toute sa gaîté. Quand je n’éprouve pas de douleurs, l’affaiblissement et la langueur que je ressens, ne m’attristent guère. Que de défaillances physiques je connais, dont le nom seul me fait horreur et que je redouterais moins que les mille passions qui agitent l’esprit et auxquelles je vois des gens être en proie ! J’ai pris le parti de ne plus courir, j’ai déjà assez de me traîner, mais je ne me plains pas de ma décadence qui est dans l’ordre naturel des choses : « Qui s’étonne de trouver des goîtres dans les Alpes (Juvenal) ? » Je ne regrette pas davantage de ne pas devoir durer autant et sans plus de décrépitude qu’un chêne.

Ses préoccupations n’ont pas souvent troublé son sommeil et ses songes étaient rarement tristes. — Je n’ai pas à me plaindre de mon imagination ; j’ai eu dans ma vie peu de préoccupations qui aient seulement interrompu mon sommeil, et, sauf quand cela répondait à mon désir, j’étais toujours contrarié lorsqu’elles m’éveillaient. — J’ai rarement des songes ; quand j’en ai, je rêve de choses fantastiques et chimériques, produites d’ordinaire par des pensées plaisantes, plutôt ridicules que tristes. Je tiens pour vrai que nos songes sont les loyaux interprètes des dispositions dans lesquelles nous sommes ; mais il faut un certain art pour en saisir la relation et les comprendre : « Il n’est pas surprenant en effet que les hommes retrouvent en songe les choses qui les occupent dans la vie, qu’ils méditent, qu’ils voient, qu’ils font lorsqu’ils sont éveillés (Attius). » Platon va plus loin et dit qu’il rentre dans les services que la prudence doit nous rendre, de tirer des songes des indications qui nous révèlent l’avenir ; je ne vois rien à l’appui de cette thèse, si ce n’est les merveilleux exemples que nous en citent Socrate, Xénophon, Aristote, tous personnages dont l’autorité est irréprochable. Les historiens disent que les Atlantes n’ont jamais de songes et aussi qu’ils ne mangent rien qui ait eu vie ; j’associe ces deux choses, parce que la seconde donne peut-être la cause de la première ; Pythagore ne recommande-t-il pas de se nourrir d’une façon particulière, quand on veut avoir des songes conformes à ce que l’on souhaite ? Ceux que j’ai sont bénins, ils ne m’agitent pas et, sous leur action, aucune parole ne m’échappe. J’ai vu, de mon temps, certaines personnes en être extraordinairement agitées ; Théon le philosophe rêvait en se promenant tout endormi, et la valet de Périclès en faisait autant sur les toits et le faîte même de sa maison.

Il était peu délicat sous le rapport de la nourriture ; la délicatesse est du reste le fait de quiconque affecte une préférence trop marquée pour quoi que ce soit. — À table, je n’ai guère de préférence ; je prends le premier mets venu, celui qui est le plus à ma portée, et n’aime pas à passer d’un goût à un autre. La multiplicité des plats et des services me déplaît autant que tout autre excès en n’importe quoi. Je me contente facilement d’un petit nombre de mets, et ne partage pas l’opinion de Favorinus qui veut que, dans un festin, on vous retire un plat avant que vous n’en ayez pleinement satisfait votre estomac pour vous en substituer toujours un nouveau, tient pour misérable un souper où on n’a pas servi à satiété aux convives des croupions d’oiseaux d’espèces diverses, et estime que seul le becfigue vant d’être mangé tout entier. — Quand je suis en famille, je mange beaucoup de viandes salées ; par contre, je préfère le pain qui n’a pas de sel et, chez moi, mon boulanger n’en fournit pas d’autre pour ma table, bien que ce ne soit pas l’usage du pays. — Dans mon enfance, on a eu surtout à me corriger du refus que je faisais de choses que généralement on aime beaucoup à cet âge : les sucreries, les confitures, les pâtisseries cuites au four. Mon gouverneur combattit en moi cette répulsion pour ces mets délicats, comme une sorte de délicatesse outrée ; et, de fait, elle ne témoigne autre chose qu’un goût difficile, quel que soit ce à quoi cela s’applique. Qui fait passer à un enfant d’aimer d’une façon trop particulière et exclusive le pain bis, le lard ou l’ail, combat également chez lui un penchant à la friandise. Il est des gens qui, lorsqu’on leur sert des perdrix, semblent prendre beaucoup sur eux et faire acte de résignation, regrettant le bœuf et le jambon ; ils l’ont belle, c’est de la délicatesse au premier chef, c’est un goût qui marque, chez un favorisé de la fortune, une lassitude qui fait que les choses ordinaires et habituelles ont seules du piquant : « C’est le luxe qui voudrait échapper à l’ennui des richesses (Sénèque). » Renoncer à faire bonne chère avec ce qu’un autre considère comme tel, apporter une attention particulière à sa table, « ne pas savoir te contenter d’un plat de légumes pour ton dîner (Horace) », est le caractère essentiel de ce vice. Il y a bien là, à la vérité, une différence avec le cas que je cite ; si on a des besoins impérieux, il vaut évidemment mieux que ce soit pour des choses faciles à se procurer, mais c’est toujours un défaut que d’avoir des manies quelles qu’elles soient. Jadis, je considérais comme fort délicat un de mes parents qui, par suite d’un long temps passé à naviguer, avait désappris à se servir de lit et à se déshabiller pour se coucher.

Dès le berceau, il a été habitué à vivre comme les gens de la plus basse classe et à se mêler à eux ; cette fréquentation l’a rendu sympathique au sort des malheureux. — Si j’avais des enfants mâles, je leur aurais volontiers désiré la bonne fortune que j’ai eue. L’excellent père que Dieu m’a donné, pour lequel je n’ai rien pu faire que de lui vouer une reconnaissance, bien vive il est vrai, pour sa bonté à mon égard, me fit élever, dès le berceau, dans un pauvre village qui lui appartenait et où il me laissa tant que je fus en nourrice et encore au delà, me dressant à vivre dans les conditions de la plus basse classe : « C’est un grand pas fait vers la liberté, que de savoir régler son estomac (Sénèque). » Ne vous chargez jamais, et chargez encore moins vos femmes, de l’élevage de vos enfants ; laissez à la fortune le soin de les former comme s’élèvent les enfants du peuple, en n’écoutant que les lois de la nature ; laissez-les, en suivant les usages, s’habituer ainsi à la frugalité et à l’austérité ; qu’ils soient dans l’avenir plutôt dans le cas de voir leurs privations s’adoucir, que s’aggraver. L’idée de mon père tendait à autre chose encore, c’était à m’unir au peuple, à ces hommes qui ont besoin de notre aide ; il voulait que je fusse porté à regarder plutôt du côté de ceux qui me tendent les bras, que de ceux qui me tournent le dos ; ce fut pour cette même raison qu’il me fit tenir sur les fonts baptismaux par des personnes de condition très inférieure, pour me créer ainsi des obligations vis-à-vis d’elles et faire que je m’y attache.

Son dessein n’a pas mal réussi ; je m’occupe volontiers des petits, soit parce qu’il y a à cela plus de gloire, soit par un sentiment naturel de compassion, vertu qui a une grande action sur moi. Le parti que dans nos guerres civiles je réprouve, je le condamnerais bien plus sévèrement s’il était florissant et prospère ; tandis qu’au contraire, je me montrerais mieux disposé pour lui, si je le voyais malheureux et écrasé. — Combien j’ai de considération pour le beau caractère de Chélonis, cette fille et femme des rois de Sparte ! Quand, dans les désordres de la ville, Cléombrote son mari se trouva l’emporter sur Léonidas son père, en excellente fille elle accompagna celui-ci en exil, embrassant contre le vainqueur la cause de celui tombé dans le malheur. Lorsque la chance vint à tourner, elle changea de parti comme avait fait la fortune et prit courageusement celui de son mari qu’elle suivit partout où son infortune lui fit porter ses pas, n’ayant, ce semble, d’autre préférence que de se ranger du côté où elle faisait le plus besoin et où sa pitié trouvait le plus à s’exercer. — Je serais davantage porté à imiter l’exemple de Flaminius qui s’employait beaucoup plus pour ceux qui avaient besoin de lui que pour ceux en situation de lui venir en aide, qu’à faire comme Pyrrhus qui s’humiliait devant les grands et se montrait orgueilleux vis-à-vis des petits.

Il n’aimait pas à rester longtemps à table ; les anciens Grecs et Romains entendaient beaucoup mieux que nous cette jouissance. — Demeurer longtemps à table m’ennuie et m’est mauvais parce que, je mange tant que j’y suis, probablement par habitude, ce moyen étant le seul qui, lorsque j’étais enfant, me permettait d’y faire bonne contenance. C’est pourquoi, chez moi, bien qu’on s’y attarde peu, j’y prends place d’ordinaire un peu après les autres, comme faisait Auguste ; mais je cesse de faire comme lui, en ce que souvent aussi il en quittait avant eux, tandis qu’après j’aime, au contraire, à me livrer assez longuement au repos et à entendre causer, pourvu que je n’y prenne pas part parler l’estomac plein me fatiguant et me faisant mal, autant que crier et discuter avant le repas m’est un exercice salutaire et agréable.

Les Grecs et les Romains des temps anciens agissaient plus raisonnablement que nous, en consacrant, quand aucune autre occupation extraordinaire ne les en empêchait, plusieurs heures et la majeure partie de la nuit aux repas, qui sont du nombre des principaux actes de la vie, mangeant et buvant avec moins de hâte que nous dont toutes les actions sont accomplies précipitamment ; ils se livraient à ce plaisir naturel tout à loisir et l’utilisaient mieux que nous, l’entremêlant d’intermèdes de divers genres utiles et agréables.

Indifférent à ce qu’on lui servait, il se laissait aller à manger de tout ce qui paraissait sur la table. — Ceux qui, à table, ont à prendre soin de moi, peuvent aisément m’empêcher de manger ce qu’ils estiment m’être nuisible ; car, en fait de mets, je ne désire jamais ce que je ne vois pas et ne trouve jamais à y redire. Par contre, ils perdent leur temps à me prêcher de m’abstenir de ceux qui sont servis ; c’est au point que lorsque je veux jeûner, il faut que je mange à part de ceux qui soupent et qu’on ne me présente que ce que comporte bien exactement une collation en règle, parce que si je me mets à table, j’oublie ma résolution. Quand je demande qu’on change la manière dont certaines viandes sont apprêtées, mes gens savent que c’est signe que je n’ai pas grand appétit et que je n’y toucherai pas. — Toutes celles qui peuvent être mangées telles, je les aime peu cuites et avancées, au point même, pour certaines, que leur odeur s’en trouve altérée. Je ne suis contrarié que lorsqu’elles sont dures ; pour le reste, elles peuvent être n’importe comment, ce m’est aussi indifférent et me touche aussi peu que possible ; si bien, qu’à l’inverse de ce qu’on éprouve généralement, il m’arrive de trouver même le poisson trop frais et trop ferme. Ce n’est pas parce que j’ai de mauvaises dents, je les ai toujours eues aussi bonnes qu’il se peut, et ce n’est que maintenant que l’âge commence à les menacer ; dès l’enfance, j’ai pris l’habitude de me les frotter avec une serviette le matin et au commencement et à la fin de chaque repas.

C’est une grâce que Dieu nous fait quand la mort nous gagne peu à peu, ce qui est l’effet de la vieillesse ; du reste, indissolublement liée à la vie, on en constate en nous la présence et les progrès durant tout le cours de notre existence. — À ceux que Dieu soustrait à la vie par parcelle, c’est une grâce qu’il leur fait, c’est le seul avantage de la vieillesse ; notre dernière mort en sera d’autant moins étendue et nuisible, ne tuant plus en nous que la moitié ou le quart d’un homme. Voilà une de mes dents qui vient de tomber sans douleur, sans effort, elle était arrivée au terme de sa durée ; cette partie de mon être et plusieurs autres sont déjà mortes ; d’autres, d’entre les plus actives et qui tenaient le premier rang quand j’étais dans la force de l’âge, le sont à moitié. C’est ainsi que je fonds et échappe à moi-même. Quelle bêtise ce serait de la part de mon entendement, de s’affecter, au même degré, du saut final de cette chute déjà si prononcée, que si je m’effondrais tout d’une pièce ; j’espère qu’il ne la commettra pas. — À la vérité, j’éprouve une grande consolation, quand je pense à ma mort, de m’imaginer qu’elle sera de celles qui s’accomplissent dans des conditions justes et naturelles, et que ce que désormais je puis demander à cet égard à la destinée, ne peut plus être qu’une faveur que je ne saurais revendiquer comme un droit. Les hommes sont portés à croire qu’autrefois, comme leur taille, la durée de leur existence était plus grande ; ils se trompent, car Solon, qui vivait en ces temps reculés, indique soixante-dix ans comme en étant la limite extrême. Moi, qui ai tant adoré, et en toutes choses, cette « excellente médiocrité » des temps passés, et qui ai tant considéré une juste moyenne comme la perfection, puis-je prétendre à une vieillesse démesurée et extraordinaire ? Tout ce qui nous arrive contre l’ordre habituel de la nature peut être fâcheux, mais nous devons toujours faire bon accueil à ce qui est conforme à ses lois : « Tout ce qui se fait naturellement, doit être tenu pour bon (Cicéron). » C’est ainsi, dit Platon, que la mort due à des plaies ou à des maladies, est mort violente ; tandis que celle qui nous surprend, occasionnée par la vieillesse, est de toutes la plus légère et empreinte même de douceur : « Les jeunes gens meurent de mort violente, les vieillards de maturité (Cicéron). » — Partout et en tout, la mort se mêle et se confond avec la vie ; le déclin de celle-ci fait songer à l’heure où viendra celle-là, son action s’accentue à mesure que nous approchons du terme fatal. J’ai des portraits qui me représentent à l’âge de vingt-cinq ans et de trente-cinq ; il m’arrive de les comparer à celui d’aujourd’hui ; combien il s’en faut que ce soit encore moi ! ma physionomie actuelle diffère bien plus des précédentes, que de celle que j’aurai quand je viendrai à trépasser. — C’est par trop abuser de la nature, que de la tracasser si longtemps à l’avance par des soins qui l’obligent à nous quitter ; elle finit par se lasser de nous suivre, en nous voyant abandonner la direction de nous-mêmes, nos yeux, nos dents, nos jambes et tout le reste à la merci de soins étrangers que nous mendions, et nous en remettre entièrement aux mains de l’art.

Montaigne n’a jamais acquis la certitude que certains mets lui fussent nuisibles, mais ses goûts ont subi des changements et des revirements. — Je ne suis très amateur ni de salades, ni de fruits, sauf de melons. Mon père n’aimait aucune sauce, je les aime toutes. Trop manger me gêne ; mais je ne suis pas encore certain qu’il y ait des viandes qui, par leur nature même, me soient nuisibles, pas plus que je ne constate que la lune, quand elle est pleine ou nouvelle, le printemps ou l’automne aient action sur moi. Il se produit en nous des effets qui ont lieu à des moments indéterminés et dont nous ne nous rendons pas compte ; ainsi les raiforts par exemple : longtemps je n’en ai pas été incommodé, puis je m’en suis mal trouvé ; à présent, je m’en accommode à nouveau très bien. Pour plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi se modifiant ; du vin blanc je suis passé au vin clairet, et du vin clairet me voici revenu au vin blanc.

Je suis friand de poisson, et les jours maigres sont pour moi des jours où je me régale, comme me sont fêtes aussi les jours de jeûne ; je crois (il en est qui le disent) qu’il est de plus facile digestion que la viande. Je me fais conscience de manger de celle-ci, les jours où le poisson est d’obligation ; mon goût est de même et se fait scrupule de mêler l’un à l’autre, il y a entre eux, ce me semble, une trop grande différence.

Circonstances dans lesquelles il lui est arrivé parfois de ne pas prendre de repas ; tout régime trop longtemps suivi cesse d’être efficace. — Dans ma jeunesse, il m’est arrivé de me passer parfois de quelque repas pour avoir meilleur appétit le lendemain et ; de la sorte, accroître mon plaisir en me disposant à mieux profiter et à jouir plus vivement de l’abondance que je prévoyais, agissant en cela au rebours d’Epicure qui jeûnait et faisait maigre pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance ; ou bien je jeûnais pour me conserver dispos en vue d’un travail quelconque de corps ou d’esprit, l’un comme l’autre devenant honteusement paresseux chez moi quand je suis surchargé d’aliments ; d’autant que je déteste ce fonctionnement simultané si peu raisonnable de l’imagination, cette déesse si saine et si alerte, et de l’estomac, ce petit dieu alourdi et bruyant quand il est gonflé des émanations des sucs qu’il procrée. Je m’en abstenais encore, quand j’avais cet organe fatigué, ou enfin lorsque je n’avais pour me tenir compagnie personne qui me convint, car je dis avec ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange, qu’avec qui on mange ; et je loue Chilon de n’avoir pas voulu s’engager à se trouver à un festin auquel le conviait Périandre, avant de connaître quels étaient les autres convives ; il ne saurait en effet y avoir pour moi de plus grand attrait, de sauce si appétissante, qui vaillent ceux résultant de la société avec laquelle on s’y rencontre. — Je crois qu’il est plus sain de manger doucement, moins à la fois et plus souvent ; mais je tiens à satisfaire pleinement mon appétit et ma faim, et ne prendrais pas goût à me condamner à faire par jour, comme on l’ordonne aux malades, trois ou quatre chétifs repas où je serais rationné ; et puis, qui peut me donner l’assurance que les bonnes dispositions dans lesquelles je suis ce matin, je les retrouverai encore à souper ? Profitons, nous surtout qui sommes vieux, du premier moment favorable qui vient ; laissons aux faiseurs d’almanachs les espérances et les pronostics. Le fruit essentiel que je retire de la santé, ce sont les jouissances qu’elle nous permet ; tenons-nous-en à la première qui se présente, que nous avons sous la main et que nous connaissons. J’évite de m’astreindre trop longtemps à un même régime ; celui qui en suit un et veut qu’il lui profite, ne doit pas le prolonger indéfiniment ; sans cela, nous nous y endurcissons, notre organisme y perd de son activité ; six mois après, l’estomac y est si bien acoquiné que tout l’avantage que vous en retirez est d’avoir perdu la liberté de faire autrement sans en éprouver d’inconvénients.

Il ne sert de rien non plus de se trop couvrir ; on s’y habitue et cela n’a plus d’effet. — Je porte de simples bas de soie, et pas plus en hiver qu’en été je n’ai les jambes et les cuisses autrement couvertes. En raison de mes rhumes, je me suis laissé aller à me tenir la tête plus chaude, ainsi que le ventre à cause de mes coliques ; en peu de jours, ces deux maux s’y sont habitués et ont dédaigné mes précautions ordinaires ; une simple coiffe avait fait place à un capuchon ; un bonnet, à un chapeau doublé ; aujourd’hui, les fourrures de mon pourpoint ne me servent plus que d’enjolivement ; et tout cela ne me fait plus aucun effet, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, et sur ma tête une calotte. Suivez une semblable gradation, cela vous mènera loin ; aussi n’en ferai-je rien, et volontiers, si j’osais, je reviendrais sur ce que j’ai déjà commencé. Avec cette mode, vous survient-il quelque nouvel inconvénient, les réformes que vous avez déjà introduites ne vous sont plus d’aucune utilité : vous vous y êtes habitué, il vous faut en chercher d’autres. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer dans des régimes particuliers, auxquels ils s’astreignent superstitieusement ; ce qu’on fait ne suffit pas, il faut plus encore ; et après, encore davantage ; on n’en a jamais fini.

Nos occupations et nos plaisirs nous portent à donner plus d’importance au souper qu’au dîner ; l’estomac, d’après Montaigne, s’accommode mieux du contraire. — Pour mes occupations et notre plaisir, il est beaucoup plus commode de supprimer le dîner, comme faisaient les anciens, et de remettre à faire un repas copieux à l’heure où on se retire chez soi pour y prendre du repos, et ainsi ne pas interrompre la journée ; c’est ce que je faisais autrefois. Au point de vue de la santé, l’expérience m’a depuis enseigné qu’au contraire il vaut mieux maintenir le dîner, la digestion se faisant mieux quand on est éveillé. — Je ne suis guère sujet à être altéré, pas plus quand je me porte bien que lorsque je suis malade ; dans ce dernier cas, j’ai assez fréquemment la bouche sèche, mais ce n’est pas de la soif, et d’ordinaire je ne bois que lorsque, en mangeant, l’envie m’en vient, généralement quand déjà le repas est bien avancé. Je bois assez copieusement pour un homme qui ne présente rien de particulier ; en été, dans un repas auquel j’assiste avec appétit, non seulement j’outrepasse les limites dans lesquelles se tenait Auguste qui ne buvait jamais que trois fois, mais pour ne pas aller à l’encontre de la règle posée par Démocrite qui défendait de s’arrêter à quatre, comme nombre portant malchance, je me laisse aller jusqu’à cinq si besoin est, ce qui fait environ trois demi-setiers, car je me plais à faire usage de verres de petite capacité et les vide chaque fois, ce que d’autres se gardent de faire comme contraire aux convenances. Je trempe mon vin, le plus souvent avec moitié, parfois avec un tiers d’eau ; et quand je suis chez moi, par suite d’une ancienne habitude prise sur le conseil donné à mon père par son médecin, qui lui aussi agissait de même, le mélange s’opère à l’office, deux ou trois heures avant qu’on le serve. On dit que cet usage de tremper le vin avec de l’eau, remonte à Cranaüs, roi d’Athènes ; pour ce qui est de son utilité, je l’ai entendu discuter. J’estime plus convenable et meilleur pour la santé, de n’en user pour les enfants qu’après seize ou dix-huit ans et, jusque-là, de ne leur faire boire que de l’eau. La manière de vivre la plus usitée et communément suivie, est celle qui est préférable ; toute singularité me semble à éviter, et j’aime aussi peu voir un Allemand mettre de l’eau dans son vin, qu’un Français qui le boirait pur ; l’usage, auquel tout le monde se conforme, fait loi dans les choses de cette espèce.

Il n’aimait pas l’air confiné ; était plus sensible au chaud qu’au froid ; avait bonne vue, mais elle se fatiguait aisément ; il était d’allure vive ; à table, il mangeait avec trop d’aviditė. — Je crains un air lourd à respirer et ne puis supporter la fumée ; la première réparation que je me hâtai de faire exécuter chez moi, fut celle des cheminées et des cabinets d’aisance qui, chose insupportable, laissent communément à désirer dans les bâtiments d’ancienne construction ; et au rang des incommodités que l’on rencontre à la guerre, je place ces épais nuages de poussière dans lesquels, pendant la chaleur, il faut demeurer des journées entières. J’ai la respiration libre et facile ; le plus souvent, quand j’ai des refroidissements, mes poumons demeurent indemnes et je n’ai pas de toux.

Un été pénible m’est plus contraire que l’hiver, parce qu’outre l’incommodité de la chaleur dont on peut moins se défendre que du froid, et en dehors de l’action des rayons de soleil sur la tête, mes yeux supportent mal leur éclat éblouissant ; actuellement, je ne pourrais même pas dîner, assis devant un feu ardent dont je recevrais la réverbération.

Quand je lisais plus que je ne le fais maintenant, pour amortir la blancheur du papier, je couvrais mon livre d’une feuille de verre et ma vue s’en trouvait fort soulagée. Jusqu’à présent, je n’emploie pas de lunettes et j’y vois aussi loin que jamais et que n’importe qui ; il est vrai que lorsque le jour tombe, je commence, quand je lis, à éprouver du trouble et de la faiblesse ; mais tout travail, par- ticulièrement la nuit, m’a toujours fatigué les yeux. C’est là un pas en arrière à peine sensible, auquel viendra s’en ajouter un second, à celui-ci un troisième, puis à ce dernier un quatrième ; reculant ainsi de plus en plus chaque fois, je finirai par insensiblement être devenu complètement aveugle, avant que je ne m’aperçoive de la décadence et de la vieillesse de ma vue, tant les Parques apportent d’artifice à détordre l’écheveau de notre vie. De même, je ne suis pas bien certain que mon ouïe n’ait pas tendance à devenir dure ; et vous verrez que je l’aurai à moitié perdue, que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui me parlent. Il faut exercer une action bien forte et bien continue sur l’âme, pour l’amener à sentir comme elle s’en va peu à peu.

Ma marche est vive et assurée, et je ne sais lequel des deux, de mon esprit ou de mon corps, je puis le plus difficilement arrêter en un point donné. Il faut qu’un prédicateur soit bien de mes amis, pour captiver mon attention pendant toute la durée d’un sermon. Dans les cérémonies, où chacun est si guindé dans son attitude, où j’ai vu des dames ne laissant même pas errer leurs regards, je ne suis jamais venu à bout de faire que quelque chose en moi ne battit la campagne ; j’ai beau être assis, je n’en demeure pas plus calme. La servante de Chrysippe le philosophe disait de son maître, quand il buvait en compagnie de gens sur lesquels le vin agissait, et que seul il n’en ressentait aucun effet, qu’il n’était ivre que des jambes que, par habitude, il remuait sans cesse en quelque po- sition qu’il fût. On a pu dire de même de moi dès mon enfance, que j’avais du vif-argent dans les pieds ou qu’ils étaient atteints de fo- lie, tant je suis porté naturellement à me remuer et à me déplacer n’importe où je me trouve.

Je mange avec voracité, ce qui est indécent et de plus nuisible à la santé, voire même au plaisir que l’on éprouve en mangeant ; dans ma hâte, je me mords souvent la langue et parfois les doigts. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, donna un souf- flet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignaient à mâcher comme on vous apprend à marcher, avec grâce. Je ne prends pas le temps de causer, ce qui est un si doux assaisonne- ment des repas, quand les propos qui s’y tiennent sont à l’avenant, agréables et ne se prolongeant pas.

Conditions pour un bon repas ; il est des gens qui dé- daignent ce genre de plaisir, ce dédain est le fait d’un esprit maladif et chagrin. — Nos plaisirs se jalousent et s’en- vient les uns les autres ; ils se heurtent et se contrarient récipro- quement. Alcibiade, qui s’entendait fort à faire bonne chère, allait jusqu’à bannir la musique des repas, afin qu’elle ne troublât pas la douceur des conversations, ajoutant, d’après ce que Platon nous rapporte, qu’« appeler des musiciens et des chanteurs dans les festins, est un usage de gens communs qui sont hors d’état de causer et de s’entretenir entre eux d’une façon utile et agréable, alors que les gens intelligents savent si agréablement le faire ». Varron veut pour un bon repas « des convives de mine avenante, de conversation agréable, qui ne soient ni muets, ni bavards ; des mets délicats et proprement servis, un local approprié et aussi un beau temps ». C’est une fête qui ne demande pas peu d’apprêts et qui ne cause pas un médiocre plaisir qu’une bonne table bien préparée ; ni les grands chefs militaires, ni les philosophes les plus renommés n’en ont dédaigné ni l’usage ni la science. Ma mémoire garde le souvenir de trois repas de ce genre, qui me furent souverainement agréables, dont la fortune m’a gratifié à diverses époques de ma vie, alors qu’elle était dans tout son épanouissement ; désormais, ces fêtes me sont interdites par mon état de santé, car chacun en est pour soi-même le principal charme et en goute les attraits suivant les bonnes dispositions de corps et d’esprit dans lesquelles il se trouve. — Moi, qui ne vais toujours que terre à terre, je n’aime pas cette sagesse, contraire à la nature de l’homme, qui voudrait nous rendre dédaigneux et ennemis des attentions que nous pouvons avoir pour le corps ; j’estime qu’il est aussi injuste de repousser les plaisirs que nous offre la nature, que de s’y trop attacher. Xerxès, pouvant se donner toutes les voluptés humaines, était un sot de proposer un prix à qui lui en trouverait d’autres ; mais celui-là ne l’est guère moins qui se prive de celles que la nature nous procure. Il ne faut ni les poursuivre, ni les fuir ; il faut les accepter. Je les prise un peu plus, et leur fais un plus gracieux accueil que par le passé, m’abandonnant plus volontiers maintenant à ce penchant naturel. Il ne nous sert de rien d’exagérer leur inanité, elle apparaît et se fait assez sentir d’elle-même. Grand merci à notre esprit maladif et chagrin de nous dégoûter d’elles, comme il l’est de luimême ; il se comporte et traite tout ce qu’il reçoit, tantôt d’une façou, tantôt d’une façon contraire, selon son tempérament insatiable, vagabond et versatile : « Dans un vase impur, tout ce que vous y versez, se corrompt (Horace). » Appliqué à scruter attentivement et à un point de vue tout particulier les avantages que nous offre la vie, quand j’y regarde d’un peu près, je n’y trouve guère que du vent. Quoi d’étonnant ? tout en nous est-il autre chose que du vent ? et encore, plus sagement que nous, le vent se plaît à bruire, à s’agiter, à se contenter de ce qui lui est propre, sans désirer la stabilité, la solidité qui ne sont pas du nombre des propriétés qu’il possède.

Les plaisirs de l’âme sont peut-être supérieurs à ceux du corps ; les plus appréciables sont ceux auxquels l’une et l’autre participent simultanément. — Les plaisirs qui sont le fait exclusif de notre imagination, comme du reste les déplaisirs qui ont même origine, l’emportent sur les autres, au dire de certains et comme le marquait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas extraordinaire : notre esprit les forge à sa fantaisie et sans que rien l’entrave ; j’en vois tous les jours des exemples remarquables et probablement fort désirables. Mais, porté pour ceux qui participent de notre imagination et de la réalité, et étant de goût peu raffiné, je ne puis mordre si pleinement à ces seules conceptions imaginaires et me laisse tout lourdement aller aux plaisirs qui sont dans la loi générale qui régit l’humanité et que notre corps et notre esprit ressentent à la fois. — Les philosophes de l’école cyrénaïque veulent qu’à l’instar de ce qui se produit pour la douleur, les plaisirs qui intéressent le corps aient sur nous plus d’action, parce que l’âme n’y demeure pas étrangère : c’est justice. Il est des gens, dit Aristote, d’une stupidité farouche, qui en sont dégoûtés ; j’en connais d’autres qui, par ambition, font comme s’ils l’étaient. Que ne renoncent-ils aussi à respirer ? que ne vivent-ils d’eux-mêmes et ne refusent-ils la lumière, parce qu’elle leur est donnée gratuitement et ne leur coûte ni peine, ni frais d’invention ? Je voudrais voir Mars, Pallas ou Mercure pourvoir à leur existence, au lieu que ce soit Vénus, Cérès et Bacchus. Chercheront-ils la quadrature du cercle, tout en étant juchés sur leurs femmes ? Je n’aime pas qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit dans les nuages, quand nous avons le corps à table ; je ne veux pas que l’esprit s’y cloue et s’y vautre, je veux qu’il y participe, qu’il s’y asseie et non qu’il s’y couche. Aristippe soutenait les droits du corps, comme si nous n’avions pas d’ame ; Zénon ne considérait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps : tous deux étaient dans l’erreur. La philosophie de Pythagore était, dit-on, toute contemplative ; celle de Socrate a uniquement pour objet les mœurs et les actes, et Platon tient le milieu entre les deux ; ceux qui parlent ainsi, nous en content. La mesure exacte nous a été donnée par Socrate ; Platon penche bien plus de son côté que de celui de Pythagore et cela lui convient bien mieux. Quand je danse, je suis tout à la danse ; quand je dors, tout au sommeil ; et même, quand je me promène solitairement dans un beau verger, si mes pensées se sont un moment portées sur des choses étrangères qui viennent à se présenter à moi, je les ramène l’instant d’après à la promenade, au verger, à la douceur de la solitude et à moi-même.

Tout ce qui est de nécessité, la nature, en bonne mère, l’a rendu agréable, et le sage use des voluptés comme de toutes autres choses. — La nature, en bonne mère, a fait que les actions auxquelles elle nous incite pour nos besoins, nous avons également plaisir à les accomplir ; elle nous y convie non seulement par la raison, mais encore par le désir qu’elle nous en suggère, et c’est un tort que d’aller à l’encontre de ses règles. Quand je vois César, et aussi Alexandre, aux moments les plus ardus de leurs grands travaux, jouir si pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit là amollir l’âme ; je dis que c’est la fortifier que de subordonner, grâce à la vigueur de leur courage, aux pratiques de la vie ordinaire leurs violentes occupations et leurs laborieuses pensées ; et sages ils eussent été, s’ils avaient cru que celles-là constituaient la partie normale de leur existence, tandis que celles-ci en étaient la phase extraordinaire ! — Nous sommes de grands fous. Nous disons : « Il a passé sa vie dans l’oisiveté ; — Je n’ai rien fait aujourd’hui. » Eh quoi ! n’avez-vous pas vécu ? C’est là non seulement votre occupation essentielle, mais celle qui fait de vous quelqu’un. « Si on m’eût mis à même, dites-vous encore, de conduire de grandes affaires, j’aurais montré ce dont j’étais capable. » Avez-vous su méditer et diriger votre vie ? Vous avez, dans ce cas, accompli la plus grande des besognes qui nous incombent. Pour se manifester et fructifier, la nature n’a que faire de la fortune ; son action s’exerce à tous les degrés sociaux sans se révéler, comme aussi à découvert. Si vous avez su régler vos mœurs, vous avez fait bien plus que celui qui a composé des livres ; en sachant prendre du repos, vous avez plus fait que celui qui a conquis des villes et des empires.

Le plus grand, le plus glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est de vivre à propos, autrement dit de faire chaque chose en son temps ; tout le reste- : régner, thésauriser, bâtir, ne sont au plus qu’accessoires et menus détails. Je prends plaisir à voir un général d’armée, au pied d’une brèche à laquelle il va donner l’assaut, se dégager complètement de ses préoccupations et recouvrer sa liberté au dîner, pour deviser avec ses amis ; à voir Brutus, ayant le ciel et la terre qui conspirent contre lui et la liberté romaine, dérober à la surveillance continue qu’il exerce sur ses troupes quelques heures de nuit pour, en toute tranquillité d’esprit, lire Polybe et y prendre des notes. C’est le fait des âmes sans envergure, écrasées par le poids des affaires, de ne pouvoir s’en affranchir et ne savoir ni les laisser ni les reprendre : « Braves compagnons qui avez souvent partagé avec moi les plus rudes épreuves, noyons aujourd’hui nos soucis dans le vin ; demain, nous nous remettrons à parcourir les vastes mers (Horace). »

Que ce soit par plaisanterie, ou autrement, que l’on parle du vin théologal et scolastique passé en proverbe, et des agapes des adeptes de la Sorbonne, je trouve qu’ils ont bien raison de dîner d’autant plus confortablement et agréablement, qu’ils ont employé utilement et sérieusement la matinée aux exercices de leur école ; la conscience d’avoir bien dépensé le reste de leur temps est un juste et savoureux condiment de celui qu’ils passent à table. C’est ainsi que vivaient les sages ; et cette inimitable et continue propension à la vertu qui nous frappe d’étonnement chez les deux Caton, cette humeur sévère jusqu’à être importune, se sont sans difficulté soumises aux lois qui régissent la nature humaine, à celles de Vénus et de Bacchus comme aux autres, et ils se sont complu à les observer, obéissant en cela aux préceptes de la secte à laquelle ils appartenaient, qui voulaient que pour être parfait le sage soit expert et entendu dans l’usage des voluptés qui sont dans l’ordre naturel des choses,[3] comme en tout autre devoir de la vie : « Qu’il ait le palais délicat autant que le jugement (Cicéron). »

Les délassements siéent aux âmes fortes comme aux autres, ainsi que le montre l’exemple d’Epaminondas, de Scipion et de Socrate. — Se détendre et se prêter aisément à la vie commune honore considérablement, ce me semble, une âme forte et généreuse et lui sied on ne peut mieux. Epaminondas se mêlant aux danses des jeunes gens de sa ville, chantant, faisant de la musique, y apportant toute son attention, n’estimait pas que ce fut déroger à l’honneur qu’il s’était acquis par ses glorieuses victoires et à l’extrême rectitude de mœurs qui était en lui. — Parmi tant de traits admirables de la vie du premier Scipion, si recommandable qu’on le jugeait digne de descendre des dieux, il n’en est aucun qui ajoute davantage à son charme que de se le représenter flånant sur le bord de la mer et y jouant comme un enfant, en compagnie de Lælius, à ramasser et collectionner des coquilles, ou courir l’un après l’autre à qui mieux mieux ; et, lorsqu’il faisait mauvais temps, s’amusant et s’évertuant à écrire des comédies, où il retraçait les faits et gestes les plus ordinaires des basses classes ; ou à se le figurer en Sicile, occupé qu’il était de ces merveilleuses opérations qu’il allait entreprendre en Afrique contre Annibal, visitant quand même les écoles et assistant aux leçons des philosophes, au point de fournir en cela des armes contre lui aux ennemis qu’il avait à Rome et qu’aveuglait l’envie qu’ils lui portaient. Y a-t-il quelque chose de plus remarquable chez Socrate que, vieux comme il l’était, il se soit mis à apprendre à danser, se soit fait enseigner la musique, et qu’il considérât comme bien employé le temps qu’il y passait ? Nous le voyons à la fois demeurer en extase, debout, durant une journée entière et la nuit qui suivit, en présence de toute l’armée grecque, absorbé et ravi par quelque profonde pensée, et être le premier, parmi tant de vaillants que comprenait cette armée, à voler au secours d’Alcibiade que les ennemis accablaient, à le couvrir de son corps et, par la force des armes, le dégager de la foule ; à la bataille de Délium, relever et sauver Xénophon renversé de cheval ; être encore le premier de tout Athènes, indignée comme lui d’un spectacle si odieux, à s’interposer pour arracher Théramène aux satellites des trente tyrans qui le conduisent à la mort, et, bien que suivi uniquement de deux autres citoyens qu’a entrainés son exemple, n’y renoncer que sur les instances de Théramène lui-même. Recherché par une beauté dont lui aussi est épris, il ne se départ pas de la plus sévère abstinence. Continuellement à la guerre il va nu-pieds même sur la glace, porte le même vêtement hiver comme été, surpasse tous ses compagnons par sa patience à supporter les fatigues ; lorsqu’il assiste à un festin, il ne mange pas autrement qu’à son ordinaire. Pendant vingt-sept ans, sans que jamais son visage accuse la moindre émotion, il endure la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les violences de sa femine, et finalement la calomnie, la tyrannic, la prison, les fers et le poison. Et cependant, si ce même homme, pour satisfaire à un devoir de politesse, avait à tenir tête à quelqu’un le verre en main, il était, de toute l’armée, celui qui s’en tirait le mieux ; il ne refusait pas aux enfants de jouer aux noisettes, ni de courir avec eux sur un cheval de bois, et cela il le faisait de bonne grâce, car, dit la philosophie, tout sied également bien au sage, et l’honore. De tels faits abondent dans la vie de Socrate ; et qu’on considère sa doctrine ou ses actes, on ne saurait jamais s’empêcher de le reconnaître comme un modèle de perfection en tous genres. Il est peu d’exemples d’existence aussi remplie et aussi pure, et on fait tort à notre instruction en nous en proposant d’autres, comme cela arrive journellement, qui, faibles et défectueuses, sont à peine bonnes à envisager à un point de vue unique, et nous reportent quasiment en arrière, plus propres à corrompre qu’à corriger. Les bonnes gens du commun s’y trompent ; il est bien plus facile, pour gagner un objectif à atteindre et ne point s’égarer, de prendre des biais habilement ménagés que de s’y porter naturellement, à découvert, par la grande voie y conduisant directement ; mais aussi, c’est bien moins honorable et on n’y gagne pas en recommandation.

L’âme ne doit pas fuir les plaisirs que lui offre la nature, mais elle doit les goûter avec modération et montrer une égale fermeté dans la volupté comme dans la douleur. ― La grandeur d’âme ne consiste pas tant à s’élever et aller de l’avant, qu’à savoir régler sa conduite et la circonscrire dans de justes limites ; elle tient comme étant grand tout ce qui est suffisant, et témoigne de son élévation en préférant les choses moyennes à celles qui sont éminentes. Il n’est rien de si beau et de si légitime que de bien remplir son rôle d’homme dans toutes ses parties. Il n’est pas de science si ardue que de bien savoir vivre * naturellement cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage, c’est de mépriser l’existence.

Qui veut isoler son âme, le fasse hardiment s’il le peut, lorsque le corps se portera mal, afin de lui éviter la contagion. En dehors de cela, au contraire, que toujours elle l’assiste et le favorise, qu’elle ne lui refuse pas de participer à ses plaisirs naturels et de s’y complaire comme dans un bon ménage, y apportant, si elle est plus sage que lui, de la modération, de peur que l’abus ne fasse que le déplaisir s’y mêle. L’intempérance est la peste de la volupté ; la tempérance n’en est pas le fléau, elle en est l’assaisonnement. Eudoxe, qui faisait de la volupté le souverain bien, et ses compagnons qui, avec lui, y attachaient un si haut prix, la savourèrent dans tout ce qu’elle a de plus doux, grâce à la tempérance qui chez eux fut tout particulièrement exemplaire.

Je commande à mon âme de considérer de même œil la douleur et la volupté : « La dilatation de l’âme dans la joie n’est pas moins anormale que sa contraction dans la douleur (Cicéron) », de les envisager avec la même fermeté : l’une gaiement, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle peut, d’être aussi soigneuse de calmer l’une, que de ne point s’absorber dans l’autre. Apprécier sainement les biens qui nous échoient, a pour conséquence naturelle de juger sainement nos maux : la douleur, tout à ses débuts, a quelque chose qui ne se peut éviter ; la volupté, poussée à l’excès, quelque chose dont il faut se garder. Platon les met sur le même rang et veut que ce soit la tâche de la force d’âme de combattre les étreintes de la douleur, comme les attraits excessifs et enchanteurs de la volupté. Ce sont deux sources bien heureux qui y puise où il convient, au moment opportun et dans la mesure du nécessaire, qu’il soit cité, homme ou bête. La première est à prendre comme une médecine, quand il y a nécessité et le moins possible ; l’autre, quand on a soif, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que ressent un enfant ; que, lorsque la raison lui vient, elles se subordonnent à elle, c’est là ce qui constitue la vertu.

Pour lui, Montaigne, il n’a point hâte de voir passer le temps, et, quand il ne souffre pas, il le savoure, jouissant du calme qui s’est fait en lui, sans préoccupation de l’avenir, ce poison de l’existence humaine. — J’ai un vocabulaire à moi je dis que je passe le temps, quand il m’est mauvais et incommode ; lorsqu’il m’est bon, je ne veux pas le passer, je le savoure, je m’y arrête. Il est à franchir au plus vite, quand il nous est mauvais ; à faire durer le plus qu’on peut, lorsqu’il nous est bon. Ces expressions banales : « passe-temps » et « passer le temps », peignent bien la manière d’en user de ces gens prudents qui ne pensent pas avoir meilleur emploi de la vie, que de la voir couler, s’échapper ; de la passer en biaisant autant qu’il est en eux ; de l’ignorer et la fuir comme une chose ennuyeuse et à dédaigner. Elle me fait un effet tout autre ; je trouve qu’elle est commode et qu’elle a du prix, même quand elle est comme chez moi en sa décadence finale. La nature nous l’a mise en main, entourée de telles conditions favorables, que nous n’avons à nous en prendre qu’à nous si elle nous est à charge ou nous échappe sans avoir été employée utilement : « La vie de l’insensé est désagréable, inquiète ; sans cesse elle n’a que l’avenir en vue (Sénèque). » Je me prépare pourtant à la perdre sans regret, mais parce que c’est dans l’ordre des choses, et non parce qu’elle est pénible et importune ; du reste, il ne convient bien qu’à ceux-là seuls qui se plaisent dans la vie, de ne pas éprouver de déplaisir à la quitter. Il y a bénéfice à en jouir et j’en jouis deux fois autant que les autres, parce que la jouissance s’en mesure au plus ou moins d’application que nous y apportons. Surtout à cette heure, où je m’aperçois que la mienne touche de si près à sa fin, je veux en accentuer le cas que j’en fais, arrêter la promptitude de sa fuite par ma promptitude à la ressaisir, et compenser la rapidité avec laquelle elle s’écoule par l’intensité dont j’en use ; à mesure que diminue le temps durant lequel je dois encore en avoir possession, je m’applique davantage à rendre cette possession plus profonde et plus complète.

Les autres ressentent la douceur que produisent en nous la satisfaction et la prospérité ; je la ressens comme eux, mais ce n’est pas seulement en passant et sans m’y attacher. Il faut l’étudier, la savourer, la ruminer, pour bien rendre à celui qui nous l’octroie, toute la grâce que nous lui en devons. On jouit de tous les plaisirs comme on fait du sommeil, sans s’en rendre compte. Pour que même le bien-être que j’éprouvais à dormir ne m’échappât pas ainsi stupidement, je m’avisai jadis qu’on me troublât pendant que je reposais, afin de n’en pas être inconscient. — J’analyse mes jouissances ; je ne m’en tiens pas à la surface, j’approfondis et oblige ma raison, devenue chagrine et dégoûtée, à y prêter attention. Suis-je dans un moment de calme ? y a-t-il quelque plaisir qui me produise une sensation agréable ? je ne le laisse pas gaspiller par les sens, j’y associe mon âme, non pour s’y engager, mais pour qu’elle en éprouve de l’agrément ; non pour qu’elle y demeure indifférente, mais pour qu’elle en soit consciente ; je l’emploie, pour sa part, à se complaire dans cet état satisfaisant, à peser et estimer le bonheur qu’il me cause et par là à l’augmenter. Elle mesure ainsi combien elle est redevable à Dieu du repos de sa conscience et de celui que lui laissent les autres passions auxquelles elle est sujette, et de ce que le corps est dans son état naturel, jouissant sagement et en connaissance de cause des fonctions douces et agréables que, dans sa bonté, il a plu au Tout-Puissant de nous attribuer pour compenser les douleurs qu’à son tour sa justice nous inflige. Elle apprécie de la sorte de quel prix est pour elle d’être en telle situation que, partout où elle porte la vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte, nul doute ne troublent son atmosphère ; son imagination peut, sans en souffrir, se représenter toute difficulté passée, présente ou future. Cet état acquiert toute sa valeur, quand on le compare à ceux qui sont autres ; quand, les envisageant sous les mille formes sous lesquelles ils se présentent, je songe aux gens que le sort ou leur propre erreur entraîne et expose aux fureurs de la tempête, et aussi à ceux qui, plus près de moi, accueillent si mollement et avec tant d’insouciance leur bonne fortune. En voilà qui véritablement passent le temps : ils ne voient qu’au delà du moment présent et de ce qu’ils possèdent, ne vivent que d’espérances, d’ombres et de vaines images que leur imagination place devant leurs yeux : « tels ces fantômes qu’on voit, dit-on, voltiger après la mort autour des tombeaux, ou ces songes qui trompent nos sens endormis (Virgile) », et qui, en toute hâte, prennent la fuite devant qui les suit. Le but et le résultat de cette poursuite c’est de toujours poursuivre, de même qu’Alexandre n’avait, disait-il, d’autre but en travaillant que de travailler, « estimant n’avoir rien fait, tant qu’il lui restait quelque chose à fuire (Lucain) ».

La vie est à accepter telle que Dieu nous l’a faite ; c’est se montrer ingrat à son égard, que de repousser les satisfactions dont il l’a dotée. — Donc, quant à moi, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu de me l’octroyer. Je ne souhaiterais pas qu’il y manquât la nécessité où nous sommes de boire et de manger, et me reprocherais tout autant de désirer que ce besoin soit, en nous, double de ce qu’il est : « Le sage recherche avec avidité les richesses naturelles (Sénèque). » Je ne regrette pas davantage que nous ne nous sustentions pas uniquement en nous mettant dans la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épimenide se privait d’appétit et qui suffisait à le faire vivre ; que stupidement les enfants venant au monde ne nous sortent des doigts ou des talons, en admettant même, pour ne pas sembler marquer du dédain pour cet acte, que ce mode de génération par les doigts et les talons ne le cédât point à l’autre sous le rapport de la volupte ; ni que notre corps ne soit pas sans désir et insensible aux caresses ; s’en plaindre, c’est être ingrat et injuste. J’accepte de bon cœur et avec reconnaissance ce que la nature a fait pour moi ; je m’en déclare satisfait et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donateur quand on refuse ses dons, qu’on les annule ou qu’on les défigure ; de sa part tout est bon, tout ce qu’il a fait est bien fait : « Tout ce qui est selon la nature, est digne d’estime (Cicéron). »

Des opinions émises par la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui reposent sur les bases les plus solides, c’est-à-dire qui sont plus humaines, plus nôtres. Raisonnant comme je vis, en toute humilité, sans élévation dans les idées, je trouve bien enfantin de sa part qu’elle se dresse sur ses ergots pour nous prêcher que marier le divin au terrestre, ce qui est raisonnable à ce qui ne l’est pas, la sévérité à l’indulgence, ce qui est honnête à ce qui est déshonnête, constituent autant de monstruosités ; que la volupté est une chose brutale, indigne que le sage y goûte ; que le seul plaisir à tirer de la jouissance d’une jeune et belle épouse, c’est la satisfaction qu’éprouve notre conscience à accomplir un acte qui est dans l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une course à cheval qu’il nous faut entreprendre. Si seulement chez les adeptes d’une telle philosophie, leur droit à dépuceler leurs femmes, la vigueur et la sève qu’ils y dépensent, étaient réduits dans la mesure que prône son enseignement, peut-être abandonneraient-ils ces idées !

Vivons suivant la nature, ce guide si doux autant que prudent et judicieux ; chez la plupart des gens dont les idées vont s’élevant au-dessus du ciel, les mœurs sont plus bas que terre. — Ce n’est pas ce que dit Socrate, son maître et le nôtre ; il fait de la volupté corporelle le cas qui convient, mais lui préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Cette dernière, selon lui, ne va pas seule, il n’est pas rêveur à ce point, elle a seulement le pas sur l’autre ; pour lui, la tempérance est la modératrice et non l’adversaire des plaisirs. La nature est un guide doux, mais chez lequel la douceur ne prime ni la prudence, ni la justice : « Il faut pénétrer la nature des choses et voir exactement ce qu’elle commande (Cicéron). » Je suis toujours en quête de sa piste, mais continuellement de fausses traces que l’art a semées sous nos pas, nous la font perdre ; c’est pourquoi cette maxime souverainement bonne, émise par les académiciens et les péripatéticiens : « Vivre selon la nature », devient si difficile à délimiter et à expliquer ; et il en est de même de celle-ci : « Consentir à ce qu’elle demande », proche voisine de la précédente et qui appartient aux stoïciens. N’est-ce pas une erreur de tenir certaines actions comme inconvenantes, par cela seul qu’elles sont nécessaires ? Aussi, ne m’ôtera-t-on pas de la tête que l’alliance du plaisir avec la nécessité, que les dieux, dit un ancien, cherchent toujours à associer, ne soit un mariage très convenable. Dans quel but disjoindre d’une façon absolue ces éléments d’un tout faisant si bien corps et dont l’agencement parfait justifie leur commune origine ? resserrons au contraire le lien qui les unit en faisant qu’ils se rendent mutuellement service ; que l’esprit éveille et vivifie le corps si lourd par lui-même, et que le corps modère la légèreté de l’esprit et fasse qu’il se fixe : « Quiconque exalte l’âme comme le souverain bien et condamne la chair comme chose mauvaise, embrasse et chérit l’âme avec ses sens ; c’est à ses sens aussi qu’il doit ce sentiment qui lui fuit fuir la chair, et qui naît de ce nous raisonnons sous l’empire de la vanité humaine et non d’après la vérité divine (S. Augustin). » Rien de ce dont Dieu nous a fait présent, n’est indigne de nos soins ; nous en devons compte jusqu’au moindre détail. L’homme n’a pas reçu, par manière d’acquit, mission de se diriger lui-même ; cette mission lui a été donnée expressément, nettement, comme sa fonction capitale ; le Créateur la lui a imposée de la façon la plus sérieuse et la plus sévère. C’est seulement en ordonnant, qu’on a action sur les esprits vulgaires ; et, comme un langage étranger donne plus de poids à ce que nous disons, nous insisterons sur ce point par cette citation latine : « N’est-ce pas sottise de faire avec mollesse et en maugréant ce qu’on est obligé de faire ; de pousser le corps d’un côté, l’âme de l’autre, et de se partager entre les mouvements les plus contraires (Senèque) ? »

Bien plus, faites-vous indiquer, un jour, par curiosité, les idées et les agréments que conçoit dans son imagination celui qui repousse la pensée d’un bon repas et se reproche le temps qu’il emploie à se nourrir, et vous verrez que parmi tous les mets de votre table il n’y en a pas d’aussi insipide que ce bel état dans lequel il entretient son âme (le plus souvent, mieux vaudrait que nous dormions complètement, que de demeurer éveillés, étant donnée la cause qui nous fait veiller), et vous trouverez que ses raisons et ce qu’il se propose d’obtenir, ne valent pas votre ragout. Cet état serait-il même amené par les ravissements en lesquels tombait Archimède, qu’ils ne l’excuseraient pas. — Je ne vise pas ici (ne les confondant pas avec ce tas de marmots que sont les hommes comme nous, pas plus que je ne leur attribue les désirs et les pensées en lesquels notre vanité se complaît) ces âmes vénérables que l’ardeur religieuse et la dévotion portent à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, qui, tout aux efforts que leur inspire l’espérance vive et profonde d’arriver à gagner cette félicité éternelle, but final et dernière étape auxquels tendent les aspirations de tous les chrétiens, seul plaisir continu et incorruptible, dédaignent de prêter attention à ces nécessités qui nous sont aussi des satisfactions, mais passagères et ambigues, et renoncent si facilement à s’occuper de leur corps, lui refusant l’usage de ce qui, dans cette vie, est l’apanage des sens ; c’est là une poursuite de l’idéal qui constitue un cas tout à fait privilégié. — Entre nous, ce sont choses que j’ai toujours vues en singulier accord, que des idées visant à s’élever au-dessus du ciel et des mœurs avilissant plus bas que terre.

En somme, dans tous les états de la vie, il faut jouir loyalement de ce que l’on est, et c’est folie de vouloir s’élever au-dessus de soi-même. — Ce grand homme qu’était Ésope, voyant son maître uriner en se promenant, s’écriait : « Hé quoi ! nous faudra-t-il donc soulager de même notre ventre en courant ? » Ménageons le temps, quoiqu’il nous en reste beaucoup que nous passons dans l’oisiveté, ou employons mal ; notre âme, pour la tâche qui lui incombe, ne dispose pas d’assez d’heures autres que celles qui font besoin au corps, pour se séparer de lui durant le peu de temps qui lui est de toute nécessité. Les gens que hante cette idée de sacrifier le corps à l’âme, de devenir autres qu’ils ne sont et cesser de n’être que des hommes, sont fous ; ce n’est pas en anges qu’ils se transforment, c’est en bêtes ; au lieu de s’élever, ils se rabaissent. — Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme font les sites élevés et inaccessibles, et je ne regrette rien tant dans la vie de Socrate que ses extases et ce génie familier auquel il attribuait ses inspirations. Rien, chez Platon, ne tient tant à l’humanité que ce qui passe pour lui avoir valu l’appellation de divin ; et, parmi nos sciences, celles qui traitent des questions supérieures sont celles qui me semblent toucher le plus à la terre et être de moindre importance. — Je ne trouve non plus rien, dans la vie d’Alexandre, de si humble et qui témoigne davantage qu’il est du nombre des mortels, que ses prétentions chimériques à l’immortalité, qui lui valurent cette spirituelle raillerie de Philotas. Il lui avait fait part, dans une lettre, en le conviant à s’en réjouir avec lui, de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait mis au rang des dieux : « J’en suis bien aise, lui répondit Philotas, en raison de la considération qui t’en revient ; mais combien sont à plaindre les hommes appelés à vivre avec un homme qui dépasse à tel point et que ne contente pas la mesure de l’homme, et qui ont à lui obéir ! » — « C’est parce que tu te soumets aux dieux, que tu commandes aux hommes (Horace). » — La gracieuse inscription dont les Athéniens avaient décoré leur ville, en l’honneur de la venue de Pompée, rentre dans ma façon de penser : « Tu es d’autant plus dieu, que tu te reconnais n’être qu’un homme (Plutarque). »

« Savoir loyalement jouir de ce que l’on est », est la perfection absolue et pour ainsi dire divine. Nous ne recherchons d’autres conditions que les nôtres, que parce que nous ne savons pas faire usage de celles en lesquelles nous nous trouvons ; nous ne sortons de nous-mêmes, que faute de savoir tirer parti de ce qui est en nous. Mais nous avons beau monter sur des échasses, sur ces échasses il nous faut quand même marcher avec nos jambes, et sur le trône le plus élevé du monde nous ne sommes assis que sur notre derrière. Les plus belles existences sont, à mon sens, celles qui rentrent dans le modèle général de la vie humaine, qui sont bien ordonnées, et d’où surtout sont exclus le miracle et l’extravagance. — Quant à la vieillesse, elle a un peu besoin d’être traitée avec quelque tendresse ; c’est pourquoi je termine en recommandant la mienne à ce dieu protecteur de la santé et de la sagesse, de la sagesse gaie et sociable : « Ô fils de Latone ! accorde-moi de jouir en paix du fruit de mes labeurs ; donne-moi une âme saine dans un corps sain ; et, je t’en prie, préserve-moi d’une vieillesse languissante, fermée au commerce des Muses (Horace). »

FIN DE LA TRADUCTION.
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