Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 27

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 569-587).

CHAPITRE XXVII.

'La poltronnerie est mère de la cruauté.

Vérité de l’adage qui fait l’objet de ce chapitre ; le vrai brave épargne son ennemi vaincu, le lâche l’injurie et le frappe quand même il est réduit à l’impuissance. — J’ai souvent entendu dire que la poltronnerie est la mère de la cruauté, et j’ai constaté par expérience combien un courage faux.et perverti, entaché de mauvais sentiments et d’inhumanité, est d’ordinaire accompagné d’une faiblesse d’âme toute féminine ; j’ai vu des gens des plus cruels avoir la larme facile et pour des motifs de nulle importance. — Alexandre, tyran de Phères, ne pouvait assister, au théâtre, à la représentation de tragédies, de peur que ses sujets ne le vissent s’attendrir sur les malheurs d’Hécube ou d’Andromaque, lui qui, sans pitié, faisait chaque jour torturer tant de personnes, avec des raffinements de cruauté. Ne serait-ce pas par faiblesse d’âme que les gens de cette espèce vont ainsi d’un extrême à l’autre ? La vaillance a pour effet de ne s’exercer que con- tre qui résiste, « elle ne se plaît à immoler un taureau que s’il se défend (Claudien) », elle suspend ses coups dès qu’elle voit l’ennemi à sa merci ; mais la pusillanimité, pour montrer qu’elle est aussi de la fête, n’ayant pu se mêler à ce premier acte, entre en scène au second, celui du massacre et du sang. Les tueries qui suivent les victoires, sont ordinairement le fait des masses inconscientes et de ceux qui ont la garde des bagages ; et ce qui fait que l’on voit lant de cruautés inouïes se commettre dans les guerres auxquelles le peuple est mêlé, c’est que la canaille qui en compose les bas-fonds s’accoutume au meurtre et devient cruelle par l’habitude de se vautrer dans le sang jusqu’aux coudes, de mettre en lambeaux les corps étendus à ses pieds, n’ayant pas idée d’une autre sorte de vaillance « Le loup, les ours, les animaux les moins nobles, s’acharnent sur les mourants (Ovide) », comme les chiens couards qui, à la maison, déchirent à belles dents les peaux des bêtes sauvages qu’ils n’ont pas osé attaquer en pleine campagne. Pourquoi, à notre époque, nos querelles entraînent-elles toujours la mort ? c’est que tandis que nos pères avaient des degrés dans leur vengeance, nous, à cette heure, nous commençons par le dernier ; dès le début, on ne parle que de tuer ; qu’est-ce cela, sinon de la poltronnerie ?

Tuer son ennemi quand il est abattu, c’est se priver du plaisir de la vengeance ; en outre, le repos lui est acquis, tandis que le survivant est obligé de fuir, de se cacher. — Chacun sent bien qu’il y a plus de bravoure et de dédain à battre son ennemi qu’à l’achever ; à le contraindre à céder, qu’à le faire mourir ; bien plus, notre soif de vengeance en est mieux assouvie, elle reçoit une plus complète satisfaction, car elle ne vise qu’à causer du ressentiment à notre ennemi ; c’est même pour cela que nous n’attaquons pas une bête ou une pierre qui nous blessent, incapables qu’elles sont de comprendre que ce serait une revanche que nous exercerions ; tandis que tuer un homme, c’est le mettre à l’abri de nos offenses. C’est ce qui faisait que Bias criait à un méchant dont il avait eu à souffrir : « Je sais que tôt ou tard, tu en seras puni ; mais je crains de ne pas le voir » ; et qu’il plaignait les habitants d’Orchomène, de ce que la punition de Lyciscus pour sa trahison envers eux venait alors qu’il n’existait plus personne de ceux qui avaient eu à en pàtir et auxquels cette punition devait causer du plaisir. La vengeance est à plaindre, quand elle perd le moyen de faire souffrir celui contre lequel elle s’exerce, car elle veut, et que celui qui se venge y trouve de la jouissance, et que celui duquel il se venge la ressente pour en éprouver du déplaisir et du repentir. « Il s’en repentira », disons-nous ; lui loger une balle de pistolet dans la tête, est-ce faire qu’il se repente ? Au contraire, si nous y regardons attentivement, nous trouvons qu’il nous nargue en tombant ; il ne nous en sait même pas mauvais gré, ce qui est bien loin d’être du repentir ; nous lui rendons le meilleur service qui se peut en cette vie, savoir une mort prompte et qui ne se sente pas ; nous demeurons à chercher des détours, à nous agiter, à fuir les gens de justice qui nous poursuivent, tandis que lui est en repos. Le tuer, c’est bon pour empêcher qu’il ne nous offense à nouveau dans l’avenir, mais non pour venger une injure reçue ; il y a en cela plus de crainte que de bravoure, plus de précaution que de courage, de préoccupation de se défendre que d’idée de punir. Il est évident que c’est renoncer au but réel de la vengeance, et que nous portons atteinte à notre réputation ; nous témoignons craindre que, s’il demeure en vie, il ne renouvelle ce dont une première fois nous avons été sa victime ; ce n’est pas contre lui, c’est dans notre intérêt, que nous nous en défaisons.

Au royaume de Narsingue, cette manière de faire ne nous serait d’aucune utilité. Dans ce pays, hommes de guerre et artisans démêlent leurs querelles à coups d’épée. Le roi ne refuse à personne qui veut se battre, d’aller sur le terrain ; il y assiste même, quand ce sont des gens de qualité, et fait don d’une chaîne d’or au vainqueur ; mais quiconque a envie de conquérir cette chaîne, peut se mesurer avec celui qui la porte, de sorte que celui-ci, pour être sorti à son avantage d’un combat, s’en met plusieurs sur les bras.

Si nous pensions être toujours, par notre courage, les maîtres de notre ennemi, et pouvoir le malmener à notre fantaisie, nous serions bien au regret qu’il nous échappe, comme il le fait en mourant. Nous voulons vaincre,[1] mais avec certitude de succès plutôt que d’une manière honorable ; nous cherchons dans une querelle le résultat plutôt que la gloire.

Une chose inexcusable, c’est d’attendre la mort d’un ennemi pour publier des invectives contre lui. — Asinius Pollion commit une erreur pareille, peu excusable chez un homme honorable ; il avait écrit une diatribe contre Plancus et il attendit la mort de celui-ci pour la publier ; au lieu de courir les chances du ressentiment qu’il provoquait, c’était en quelque sorte narguer un aveugle d’un geste indécent, un sourd par des paroles offensantes ou encore violenter quelqu’un sans connaissance. Aussi disait-on de lui « qu’il n’appartenait qu’à des démons d’entrer en lutte avec les morts ». Celui qui attend qu’un auteur soit trépassé pour critiquer ses œuvres, que démontre-t-il, sinon qu’il est faible et se complaît à nuire. On disait à Aristote que quelqu’un avait médit de lui : « Qu’il fasse plus encore, répondit-il, qu’il me fouette, pourvu que je ne sois pas là. »

Les duels dérivent d’un sentiment de lâcheté, et l’usage de tenants d’un sentiment analogue. — Nos pères se contentaient de venger une injure par un démenti, un démenti par des coups, et ainsi par gradation ; ils étaient assez valeureux pour ne pas craindre plein de vie, un adversaire qu’ils avaient outragé ; nous, nous tremblons de frayeur, aussi longtemps que nous le voyons sur pied. Notre manière de faire aujourd’hui a pour conséquence, qu’elle nous induit à poursuivre la mort de celui que nous avons offensé, aussi bien que celle de qui nous a offensés. — C’est également par une sorte de lâcheté qu’a été introduit l’usage de nous faire accompagner, dans nos combats singuliers de deux, de trois et même de quatre tenants ; jadis ces rencontres étaient des duels, à cette heure ce sont de vraies batailles. Les premiers qui imaginèrent cette mode, étaient des gens qui redoutaient d’être abandonnés à eux-mêmes : « Chacun était en défiance de soi » ; et, en effet, il est dans la nature qu’en face du danger, se trouver en compagnie réconforte et encourage. Jadis on avait recours à des personnes tierces, uniquement pour faire qu’il ne se produisit ni désordre, ni acte de déloyauté dans le combat et pouvoir en témoigner ; mais, depuis qu’est venue cette habitude que les témoins[2] y prennent également part, quiconque y est convié, ne peut honorablement se borner à demeurer spectateur, de peur qu’on attribue son abstention à un manque d’affection ou de cœur. Outre ce qu’il y a d’inique et de deshonnête dans le fait d’appeler à votre aide, pour la protection de votre honneur, la valeur et la force d’un autre, je trouve préjudiciable à un homme de bien, qui a pleinement confiance en lui-même, d’aller associer sa fortune à celle d’un second : chacun court assez de risques pour lui-même, sans en courir encore pour autrui ; a assez à faire fond sur son propre courage pour défendre sa vie, sans s’en remettre à des mains tierces pour la défense d’une chose si chère. Car, si le contraire n’a été expressément convenu, c’est partie liée entre les quatre combattants ; si votre second est jeté à bas, vous avez les deux autres sur les bras, et à cela il n’y a rien à redire ; prétendre que c’est un abus, c’est évident, tout comme de combattre, quand on est soi-même bien armé, un adversaire qui n’a plus qu’un tronçon d’épée, ou, quand vous êtes valide, un homme déjà grièvement blessé ; mais puisque vous devez ces avantages aux chances du combat engagé, vous pouvez en user sans scrupule. Ce n’est que lorsque va commencer l’action, que la dissemblance et l’inégalité des conditions dans lesquelles chacun se trouve, sont à peser et à considérer ; pour ce qui survient ensuite, prenez-vous-en à la fortune ; si vous êtes trois contre trois, que vos deux compagnons soient tués et que vos trois adversaires se réunissent contre vous, vous n’avez pas plus raison de protester que lorsque à la guerre, je profite pareillement, pour donner un coup d’épée à un ennemi, de ce qu’il est aux prises avec quelqu’un des nôtres. Quand deux troupes sont opposées l’une à l’autre, comme lorsque le duc d’Orléans porta défi au roi d’Angleterre Henri, lui offrant de se mesurer cent contre cent ; ou comme firent les Argiens contre les Lacédémoniens qui combattirent trois cents contre un même nombre ; ou comme les Horaces contre les Curiaces, en venant aux mains trois contre trois, la règle est que l’ensemble de chaque groupe n’est considéré que comme un homme seul, et, partout où on agit de compagnie, les chances sont confuses et le hasard y a une large part.

Devoirs des tenants en pareille circonstance. — J’ai un intérêt de famille dans la question : mon frère, le sieur de Matecoulom, a été convié, à Rome, à servir de second à un gentilhomme qu’il ne connaissait guère et qui avait été provoqué par un autre. Dans ce combat, il se trouva par hasard avoir à tenir tête à quelqu’un dont il était un peu voisin et qu’il connaissait davantage ; combien je voudrais voir faire justice de telles lois d’honneur qui vont si souvent à l’encontre de la raison et la heurtent ! Après avoir mis son adversaire hors de combat, voyant les deux principaux intéressés en la querelle encore sur pied et sains et saufs, mon frère vint prêter aide à celui qui l’avait attaché à sa cause. Pouvait-il faire autrement, devait-il se tenir coi et regarder la défaite, si le sort l’eut voulu ainsi, de celui pour la défense duquel il était venu ? ce qu’il avait fait lui-même jusqu’alors n’eût, dans ce cas, servi à rien, et la querelle serait demeurée indécise. La courtoisie dont vous pouvez et devez user assurément à l’égard d’un ennemi que vous avez malmené et mis dans un grand état d’infériorité, je ne vois pas qu’elle soit admissible quand il y va de l’intérêt d’autrui, lorsque vous n’êtes qu’un auxiliaire et que la querelle n’est pas vôtre ; mon frère n’eût été ni juste, ni courtois, ne pouvant l’être qu’aux dépens de celui qu’il assistait. Aussi fut-il relâché des prisons d’Italie, grâce à une prompte et très chaude intervention de notre roi. — Quelle indiscrète nation que la nôtre ! Nous ne nous contentons pas d’une réputation qui répand de par le monde la connaissance de nos défauts et de nos folies, nous allons encore à l’étranger pour les lui placer sous les yeux. Mettez trois Français dans les déserts de la Libye, ils ne s’y trouveront pas ensemble depuis un mois, qu’ils se harcèleront et s’égratigneront ; vous diriez que ces voyages en pays lointains font partie d’un plan préconçu en vue de donner le plaisir de nos tragédies aux étrangers, gens qui, le plus souvent, se réjouissent de ce qui nous arrive de mal et s’en moquent. Nous allons apprendre l’escrime en Italie, et en faisons application, au péril de notre vie, avant de la savoir ; encore faudrait-il, suivant l’ordre des choses, connaître la théorie avant de passer à la pratique, sans quoi nous montrons que nous ne sommes que des apprentis : « Malheureux coups d’essai de la jeunesse, funeste apprentissage d’une guerre prochaîne (Virgile) ! »

L’art de l’escrime est à flétrir, parce qu’il ne procure la victoire qu’à force de feintes et de ruses. — Je sais bien que c’est un art utile au but en vue duquel il existe : Tite-Live rapporte qu’en Espagne dans un duel entre deux princes cousins germains, le plus vieux, par son adresse aux armes et ses feintes, eut facilement raison de la vigueur inconsidérée du plus jeune. C’est un art dont la connaissance, j’ai eu occasion de le constater, donne du cœur à certains au delà de ce qu’ils en ont ; on ne saurait dire qu’en eux ce sentiment est du courage, puisqu’il s’appuie sur l’adresse et repose par suite sur autre chose que sur soi-même. L’honneur au combat consiste à ne faire, avec un soin jaloux, appel qu’à sa valeur et non à l’habileté ; c’est ce qui faisait qu’un de mes amis, qui passait pour être de première force à l’escrime, choisissait, lorsqu’il avait quelque querelle à vider par les armes, celles dont l’emploi lui ôtait cet avantage et où tout ne dépendait plus que du hasard et de la fermeté, afin qu’on n’attribuât pas sa victoire à sa force en escrime plutôt qu’à sa valeur. Dans mon enfance, la noblesse évitait comme injurieuse d’avoir de la réputation en cet art ; elle ne s’y exerçait qu’à la dérobée, comme à un métier de loyauté douteuse s’alliant mal au vrai courage tel que nous le tenons de la nature : « Ils ne veulent ni esquiver, ni parer, ni fuir ; l’adresse n’a pas part à leur combat ; leurs coups ne sont point feints, tantôt directs, tantôt obliques ; la colère, la fureur, leur ôtent tout usage de l’art. Ecoutez le choc horrible de ces épées qui se heurtent en plein fer ; ils ne rompraient pas d’une semelle ; leurs pieds restent immobiles et leurs mains sont toujours en mouvement ; d’estoc ou de taille, tous leurs coups portent (Le Tasse). »

Le tir à l’arc et à l’arbalète, les tournois, les sauts de barrière, tous les jeux images de la guerre, tels étaient les exercices que pratiquaient nos pères ; celui de l’escrime est d’autant moins noble, qu’il ne vise qu’un but personnel ; il nous apprend à nous mettre à mal les uns les autres, en contrevenant aux lois et à la justice ; aussi, sous tous rapports, ses effets sont-ils préjudiciables ; au lieu de se livrer à cet exercice, qui n’a en vue que des actes qui tombent sous le coup de la loi, il serait beaucoup plus digne et convenable de s’adonner à ceux qui ont pour objet d’assurer son exécution et sont la sauvegarde de notre indépendance et de notre gloire à tous. — [3]Le consul Publius Rutilius fut le premier qui instruisit le soldat à manier ses armes avec adresse et par principes ; qui accoupla l’art et le courage, non en vue de querelles particulières, mais en prévision des guerres que pouvait entreprendre ou avoir à soutenir le peuple romain ; ce fut une escrime pour tous, à laquelle furent astreints tous les citoyens. Outre l’exemple de César qui, à la bataille de Pharsale, commanda aux siens de tirer principalement au visage des gens d’armes de Pompée, nombre d’autres chefs militaires ont introduit, suivant les besoins du moment, des changements dans la forme des armes et dans leur mode d’emploi pour l’attaque et pour la défense.

D’ailleurs, à la guerre, il est inutile et parfois dangereux. — Philopoemen proscrivit la lutte, où il excellait, parce que l’entraînement par lequel on s’y préparait était en désaccord avec ce qui convenait pour former à l’observation des principes de la discipline militaire, ce à quoi, selon lui, un homme d’honneur, dans ses jeux, devait uniquement employer son temps. Il me semble de même, que cette adresse qu’on cherche à communiquer au corps, ces feintes, ces attaques, ces parades, ces rispostes auxquelles, en cette nouvelle école, * on exerce la jeunesse, loin d’être utiles, sont plutôt contraires et préjudiciables à ce qui est d’application à la guerre. On y emploie même des armes particulières, spécialement destinées à cet usage ; et j’ai vu qu’un gentilhomme convié à un combat à l’épée et au poignard, était mal venu de s’y présenter en habit de guerre, tout aussi bien qu’un autre qui proposerait d’y venir avec manteau d’armes et sans poignard. — Il est à remarquer que Lachez, dans Platon, parlant d’un enseignement de l’escrime tel que nous la pratiquons, dit n’avoir jamais vu cette école produire un seul grand homme de guerre, et ses chefs en particulier n’avoir jamais brillé sous ce rapport ; notre propre expérience nous montre que, de nos jours, ces escrimeurs ne font pas mieux. Du reste, nous sommes fondés à dire qu’il n’y a aucune relation entre les habiletés qui se peuvent acquérir en des genres si différents ; dans l’éducation que Platon veut pour les enfants de son état imaginaire, il interdit les exercices de pugilat introduits par Amycus et Epicius et ceux d’Antéus et Cercyo pour la lutte, comme tendant à autre chose qu’à développer parmi les jeunes gens l’aptitude au combat, et, de fait, ils n’y contribuent en rien. Mais je m’aperçois que me voilà bien à côté de mon sujet.

Les gens sanguinaires et cruels sont généralement låches et un premier acte de cruauté en amène nécessairement d’autres. — L’empereur Maurice, prévenu par des songes et par plusieurs pronostics qu’un certain Phocas, soldat alors inconnu, devait l’assassiner, s’enquit auprès de Philippe, son gendre, de ce qu’était ce Phocas, de sa nature, de sa situation et de ses mœurs. Philippe lui ayant dit, entre autres choses, que c’était un homme pusillanime et lâche, l’empereur en conclut immédiatement qu’il devait être enclin au meurtre et à la cruauté. — Ce qui rend les tyrans si sanguinaires, c’est le soin de leur sûreté ; la lâcheté qu’ils ont au cœur ne leur fournit pas d’autre moyen pour assurer cette sécurité que d’exterminer, par peur d’une simple égratignure, ceux, jusqu’aux femmes, qui peuvent les offenser : « Il frappe tout, parce qu’il craint tout (Claudien). » Les premières cruautés s’exercent pour elles-mêmes ; puis, la crainte qu’elles n’engendrent une revanche justifiée en amène une nouvelle série ; et elles vont se succédant ainsi, pour étouffer les vengeances au fur et à mesure qu’elles les font naître. — Philippe, roi de Macédoine, qui eut de si nombreux démêlés avec le peuple romain, inquiet des meurtres commis par ses ordres, ne pouvant triompher de la crainte que lui inspiraient tant de familles qu’à des époques diverses il avait offensées, prit le parti de s’emparer de tous les enfants de ceux qu’il avait fait tuer pour, un jour l’un, un jour l’autre, les perdre les uns après les autres et, par là, assurer son repos.

Les sujets intéressants font[4] toujours bien en quelque endroit qu’on les mette. Moi qui me préoccupe plus de la valeur et de l’utilité de mes propos que de les avoir en ordre et qu’ils se fassent suite, je ne regarde pas à placer ici la narration d’un beau fait, alors même qu’il semble n’être pas à sa place ; il me suffit que des anecdotes aient de l’intérêt et soient de nature à se faire accepter d’elles-mêmes, pour que je me contente de la moindre corrélation avec la question que je traite et les y introduise.

Parmi les victimes de Philippe, s’était trouvé un Hérodicus, prince des Thessaliens ; postérieurement, il avait fait aussi périr ses deux gendres qui avaient laissé chacun une veuve, Théoxéna et Archo, avec chacune un tout jeune enfant. Théoxéna, quoique fort recherchée, ne se décida pas à se remarier. Archo épousa Poris, le premier d’entre les Eniens, dont elle eut nombre d’enfants, qui tous étaient en bas âge, quand elle-même vint à mourir. Théoxéna, poussée par les sentiments tout maternels qu’elle portait à ses neveux, épousa Poris, afin d’être à même de les diriger et de les protéger. Alors parut l’édit du roi qui réclamait que les enfants de ceux qu’il avait condamnés, lui fussent remis. Théoxéna, en mère courageuse, se défiant de la cruauté de Philippe et des violences de ses satellites à l’égard de ces jeunes et beaux enfants, osa déclarer qu’elle les tuerait de ses propres mains, plutôt que de les lui remettre. Poris, effrayé de cette protestation, lui promit de les enlever et de les transporter à Athènes, pour les confier à la garde de quelques hôtes qu’il y avait et de la fidélité desquels il était certain. Prenant occasion de la fête annuelle qui se célébrait à Enie, en l’honneur d’Enée, ils s’y rendent ; dans la journée, ils assistent aux cérémonies, prennent part au banquet public, et, à la nuit, se glissent sur un vaisseau tenu prêt à cet effet, pour fuir par mer. Le vent leur fut contraire ; et, se trouvant le lendemain en vue de la terre d’où ils étaient partis, les gardes du port leur donnèrent la chasse. Sur le point d’être rejoints, tandis que Poris s’efforce de stimuler les matelots pour hâter leur fuite, Théoxéna, surexcitée par son amour et son désir de vengeance, revenant à son premier projet, prépare des armes et du poison, et les leur présentant : « Allons, mes enfants, leur dit-elle, la mort est maintenant le seul moyen de défendre votre liberté ; les dieux, dans leur sainte justice, nous jugeront ; ces épées nues, ces coupes[5] pleines la mettent à notre disposition ; ayez du courage ! Toi, mon fils, qui es le plus grand, prends ce fer pour mourir de la mort la plus noble. » Pressés d’un côté par cette intrépide conseillère, de l’autre par leurs ennemis près de s’emparer d’eux, ils se précipitent tète baissée sur ce qui est le plus à leur portée et, à moitié morts, sont jetés à la mer. Théoxéna, fière d’avoir si glorieusement pourvu à la sûreté de tous ses enfants, embrasse chaleureusement son mari et lui dit : « Suivons ces garçons, mon ami, et jouissons, nous aussi, de la même sépulture qu’eux » ; et, se tenant étroitement embrassés, ils se précipitent dans les flots et le vaisseau est ramené au port, vide de ses maîtres.

Les tyrans s’ingénient à prolonger les tourments de leurs victimes ; souvent leurs intentions à cet égard sont déçues. — Les tyrans se sont ingéniés à trouver le moyen de prolonger la durée de la mort qu’ils infligeaient, dans le double but de faire périr les gens et de leur faire ressentir les effets de leur colère ; ils veulent que leurs ennemis ne passent pas tellement vite de vie à trépas, qu’ils n’aient, eux, le plaisir de savourer leur vengeance. Ils ont bien du mal à y arriver, parce que lorsque les tourments sont violents, ils sont courts ; s’ils sont de longue durée, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré, et ils se mettent à doser les tortures en conséquence. Nous en voyons mille exemples dans l’antiquité et je ne sais si, sans y penser, nous n’avons pas conservé quelque chose de cette barbarie.

Dans les exécutions ordonnées par la justice, tout ce qui outrepasse la mort simple est pure cruauté. — Tout ce qui outrepasse la mort simple me semble pure cruauté. Notre justice ne saurait espérer que celui que la crainte de la mort par décapitation ou pendaison n’empêche pas de faillir, en sera empêché par l’idée d’être brûlé à petit feu, tenaillé ou roué. De plus, je ne sais trop si nous ne plongeons pas dans le désespoir ceux auxquels nous infligeons de tels supplices. En quel état, en effet, peut se trouver l’âme d’un homme attendant la mort pendant vingt-quatre heures, étendu sur une roue, les membres rompus ou, comme on faisait jadis, cloué à une croix ? Josèphe raconte que pendant les guerres des Romains en Judée, passant en un endroit où on avait crucifié plusieurs Juifs, en croix depuis trois jours déjà, ayant reconnu parmi eux trois de ses amis, il obtint leur grâce ; deux moururent, dit-il, le troisième en réchappa.

Détail de quelques supplices atroces. — Chalcondyle, qui a laissé des mémoires dignes de foi sur ce qui s’est passé de son temps et près de lui, rapporte que l’empereur Mahomet appliquait souvent cet horrible supplice de faire couper des homines en deux, d’un seul coup de cimeterre, par le milieu du corps, au-dessus des hanches, ce qui faisait qu’ils mouraient, pour ainsi dire, de deux morts à la fois ; on voyait, dit-il, chacun des deux tronçons pleins de vie se démener encore longtemps, sous l’action de la douleur. Je ne crois cependant pas que ce supplice dut occasionner de bien grandes souffrances ; ce ne sont pas toujours les plus hideux à voir qui font le plus souffrir et je trouve bien plus atroce ce que, d’après d’autres historiens, ont enduré certains seigneurs épirotes, que ce même Mahomet fit écorcher vifs, ordonnant, par un raffinement de cruauté, que l’opération fùt conduite de telle sorte que leur supplice se prolongeàt quinze jours durant.

Que dire de ces deux autres : Crésus ayant fait prendre un gentilhomme, favori de Pantaleon son frère, le fit conduire dans une boutique de foulon, où il le fit gratter et carder jusqu’à ce qu’il en mourut, avec les cardes et peignes employés dans ce métier. — Georges Sechel, chef de ces paysans de Pologne qui, sous prétexte de croisade, firent tant de mal, avait été défait dans un combat, et fait prisonnier par le Vayvode de Transylvanie. Pendant trois jours, il demeura nu, attaché sur un chevalet, exposé à tous les tourments qqu’il plut à chacun d’exercer contre lui ; durant ce temps, plusieurs autres prisonniers étaient soumis à un jeûne rigoureux. Alors, lui vivant encore et ayant sa pleine connaissance, on fit boire son sang à son frère Lucas qu’il chérissait et pour le salut duquel il ne cessait uniquement de supplier, cherchant à attirer sur lui seul la haine inspirée par leurs méfaits ; puis on fit se repaitre de sa chair vingt de ses capitaines préférés qui le déchirèrent à belles dents et le dévorèrent morceau par morceau ; enfin quand il eut rendu le dernier soupir, on fit bouillir ses entrailles et tout ce qui restait de son corps, et on le fit manger à d’autres de sa suite.

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