Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 28

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 587-591).

CHAPITRE XXVIII.

Chaque chose en son temps.

Caton le censeur et Caton d’Utique ; la vertu de celui-ci l’emporte de beaucoup sur celle du premier. — Ceux qui mettent sur le même rang Caton le censeur et Caton d’Utique, celui qui s’est lui-même donné la mort, assimilent l’une à l’autre deux belles natures qui ont bien des points communs. Caton le censeur montra son beau naturel sous plus d’aspects différents, il l’emporte par ses succès militaires et les services rendus dans les charges publiques qu’il a occupées ; mais la vertu de Caton d’Utique, outre que ce serait un blasphème d’estimer qu’une autre puisse lui être comparée sous le rapport de l’énergie, a été beaucoup plus pure. Qui oserait en effet décharger celle de Caton le censeur du reproche d’envie et d’ambition, lui qui alla jusqu’à attaquer l’honneur de Scipion qui, en bonté et à tous autres égards, était de beaucoup meilleur que lui et que tout autre de son siècle ?

Dans sa vieillesse Caton le censeur s’avisa d’apprendre le grec, c’est un ridicule ; toutes choses doivent être faites en leur temps. — On dit entre autres de Caton le censeur que, dans son extrême vieillesse, il se mit à apprendre la langue grecque, y apportant beaucoup d’application, comme s’il voulait satisfaire un désir inné depuis longtemps ; je ne tiens pas cela comme si digne d’admiration, c’est à proprement parler ce que j’appellerais retomber en enfance. Chaque chose a son temps, les bonnes comme le reste ; et il peut fort bien arriver qu’une prière soit dite à un moment inopportun, ainsi que cela fut reproché à Q. Flaminius, que, général en chef, on avait vu, lors d’une bataille qu’il gagna, se mettre à l’écart, au moment de s’engager, et s’amuser à prier Dieu : « Le sage lui-même met des bornes à sa vertu (Juvenal). »

Eudémonidas voyant Xénocrate, à un âge avancé, s’empresser aux leçons de son école, dit : « Quand donc celui-ci saura-t-il, s’il apprend encore ? » — Philopoemen, entendant prodiguer les éloges au roi Ptolémée, parce que chaque jour il s’endurcissait en faisant des armes, disait : « Un roi de son âge n’est pas à louer de ce qu’il se livre à de semblables exercices, qu’il ne devrait plus qu’appliquer quand l’occasion s’en présente. » — L’homme jeune, disent les sages, doit se préparer, le vieillard jouir du fruit de sa prépara- tion ; et le plus grand défaut qu’ils relèvent en nous, c’est que nos désirs se rajeunissent sans cesse, que sans cesse nous recommencons notre vie.

Nos désirs devraient être amortis par l’âge, mais nos goûts et nos passions survivent à la perte de nos facultés. — Nos études et nos goûts devraient quelquefois être ceux qui conviennent à la vieillesse ; déjà nous avons un pied dans la fosse, et nos aspirations, ce que nous poursuivons, viennent à peine de maître « Tu fais tailler des marbres à la veille de mourir, élever des maisons, quand tu ne devrais songer qu’à un tombeau (Horace). » Le plus long des desseins que je conçois, ne demande pas un an pour sa réalisation ; je ne pense qu’à ma fin et me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises ; j’adresse un adieu définitif à tous les lieux que je quitte et aliène chaque jour quelque chose de ce que je possède : « Depuis longtemps je ne perds, ni ne gagne…, il me reste plus de provisions que je n’ai de chemin à faire (Senèque) » ; « J’ai vécu, j’ai fourni la carrière que m’avait assignée la fortune (Virgile). »

Finalement, la vieillesse m’apporte du soulagement en toutes choses ; elle amortit en moi des désirs et des préoccupations qui, dans la vie, sont une cause d’inquiétude préoccupations des affaires de ce monde, de richesse, de grandeur, de science, de santé, de moi-même. Caton le censeur apprenait à parler, quand il lui fallait apprendre à se taire pour jamais. Jusqu’à la fin, l’étude peut se poursuivre, mais non le temps passé à l’école ; quelle sotte chose qu’un vieillard qui apprend à épeler ! « À qui se trouvent dans des conditions différentes, conviennent des choses diverses ; chaque âge a ses appétits qui lui sont propres (Pseudo Gallus). »

Sans doute un vieillard peut encore étudier, mais ses études doivent être conformes à son âge et le préparer à quitter ce monde. — S’il nous faut étudier, livrons-nous à une étude appropriée à notre condition, de manière à pouvoir répondre comme celui à qui on demandait à quoi aboutissaient celles qu’il pratiquait, alors qu’il était en pleine décrépitude : « À partir meilleur et plus à mon aise. » Ce fut le cas de celle à laquelle s’adonnait Caton d’Utique sentant sa fin prochaîne, étude qui se trouva être l’entretien de Platon sur l’éternité de l’âme. Non, comme on pourrait le croire, que depuis longtemps il ne fût prêt, sous tous rapports, à ce départ certitude de ce qui allait arriver, volonté arrétée qu’il en soit ainsi, connaissance de tout ce qui peut se savoir de ce qui nous attend au delà de la vie, de tout cela il avait plus que Platon n’en a mis dans ses écrits ; sa science et son courage étaient, à cet égard, au-dessus de ce que prône la philosophie ellemême ; et cet ouvrage, il ne l’avait pas choisi en vue de sa mort ; mais, comme quelqu’un dont une telle résolution, malgré son importance, n’interrompt même pas le sommeil, il poursuivait ses études sans en modifier le cours, pas plus qu’il n’apporta de changement aux autres occupations habituelles de son existence. La nuit où échoua sa candidature à la préture, il la passa à jouer ; celle où il devait mourir, il la passa à lire ; la perte de sa vie, celle de sa charge, n’eurent pas sur lui plus d’effet l’une que l’autre.