Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 21

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 543-551).

CHAPITRE XXI.

Contre la fainéantise.

C’est un devoir pour un prince de mourir debout, c’est-à-dire sans cesse occupé des affaires de l’État. — L’empereur Vespasien, au cours de la maladie dont il mourut, ne laissait pas de vouloir s’occuper des affaires de l’empire ; et, dans son lit même, il ne cessait de traiter les questions importantes. Son médecin lui en faisant reproche comme d’une chose nuisible à son état de santé : « Il faut, lui répondit-il, qu’un empereur meure debout. » Voilà, à mon avis, un beau mot, digne d’un grand prince. — L’empereur Adrien, en semblable circonstance, a, depuis, tenu ce même propos que l’on devrait souvent rappeler à la mémoire des rois, pour leur faire comprendre que cette grande charge qu’ils ont, de commander à tant d’hommes, n’est pas une situation où on puisse demeurer oisif ; et qu’il n’est rien qui, avec juste raison, soit de nature à dégoûter un sujet de se donner de la peine et de courir les hasards de la fortune pour le service de son prince, comme de le voir, pendant ce même temps, s’accoutumer à la paresse, s’adonnant à des occupations molles et frivoles, et avoir soin de sa conservation tout en se montrant si peu soucieux de la nôtre.

Il est naturel qu’un prince commande ses armées ; les succès qu’il remporte sont plus complets et sa gloire mieux justifiée. — À quelqu’un qui voudrait établir qu’il est préférable qu’un prince fasse commander ses armées à la guerre au lieu de les commander lui-même, l’histoire fournit assez d’exemples de lieutenants qui ont mené à bien de grandes entreprises, et de princes dont la présence à l’armée eût été plus nuisible qu’utile ; mais, de ceux-ci, aucun ayant vertu et courage ne pourrait souffrir qu’on lui conseillåt une si honteuse abstention. Sous couleur de conserver sa tête, comme la statue d’un saint, pour le bien de ses états, on le dégrade[1] précisément de ce qui est son devoir qui consiste, surtout et[2] à très juste titre, dans la conduite des actions de guerre, et on lui délivre un brevet d’incapacité. J’en sais un qui préférerait être battu, plutôt que de dormir pendant que l’on se bat pour lui ; il n’a même jamais vu sans en être jaloux ses propres gens accomplir quelque chose de grand en son absence. — Sélim Ier avait grandement raison, ce me semble, quand il disait que « les victoires qui se gagnent sans que le maître soit là, ne sont pas complètes ». Il eut dit encore plus volontiers que ce maître doit rougir de honte de n’y participer que de nom et de n’y coopérer que par ses instructions et par la pensée ; et encore même pas, car en pareille occurrence les avis et commandements dont on peut s’honorer, sont uniquement ceux qui se donnent sur le moment, dans le cours même de l’action. Il n’y a pas de pilote qui exerce son métier en demeurant en terre ferme. — Les princes de race ottomane, celle qui au monde doit le plus à la fortune des combats, étaient chauds partisans de ce principe ; Bajazet II et son fils s’en départirent, s’amusant à l’étude des sciences et autres occupations sédentaires, aussi leur empire en a-t-il ressenti grandement le contre-coup ; leur successeur actuel Amurat III, qui suit leur exemple, commence aussi à en subir pas mal les conséquences. — N’est-ce pas Édouard III, roi d’Angleterre, qui dit de notre Charles V : « Il n’y a jamais eu roi qui se soit mis moins en campagne, et il n’y en a jamais eu qui m’ait donné tant à faire » ? Et il était fondé à trouver étrange qu’il en fut ainsi, car c’était un effet de la fortune, plus que de la raison. — Qu’ils cherchent d’autres que moi pour adhérer à leur opinion, ceux qui veulent mettre au nombre des conquérants belliqueux et magnanimes, ces rois de Castille et de Portugal qui, à douze cents lieues de leur capitale où ils demeurent oisifs, sont, par les troupes d’escorte de leurs facteurs, devenus maîtres des Indes orientales et occidentales, alors qu’il n’est pas certain qu’ils auraient seulement le courage de s’y rendre en personne.

À l’activité, les princes doivent joindre la sobriété. — L’empereur Julien disait plus encore : « Un philosophe et un homme au cœur généreux ne devraient pas, selon lui, seulement respirer » ; c’est-à-dire ne devraient donner aux nécessités physiques que ce à quoi on ne peut se refuser, l’âme et le corps devant toujours demeurer exclusivement occupés de choses grandes, belles et vertueuses. Il avait honte d’être vu crachant ou transpirant en public (sentiment qu’éprouvait également, dit-on, la jeunesse de Lacédémone, et aussi, d’après Xénophon, celle de Perse), estimant que l’exercice, un travail continu et la sobriété devaient arriver à dessécher et détruire ces sécrétions. — L’explication que donne Sénèque de la cause qui faisait que la jeunesse chez les anciens Romains se tenait toujours debout, ne fera pas mal à être rapportée ici : « Ils n’enseignaient rien à leurs enfants, dit-il, que ceux-ci dussent apprendre en demeurant assis. »

Le désir de mourir bravement et utilement est très louable, mais ce n’est pas toujours en notre pouvoir. — C’est un généreux désir que de souhaiter une mort digne d’un homme de cœur et qui ait son utilité ; mais cela ne dépend pas tant de notre résolution, si ferme soit-elle, que de notre bonne fortune. Des milliers de gens se sont proposé de vaincre ou de périr en combattant, qui n’ont réalisé ni l’un ni l’autre ; les blessures, la captivité ont entravé leur dessein et leur ont imposé de vivre ; il y a des maladies qui paralysent même notre volonté et nous enlèvent jusqu’à notre connaissance. La Fortune ne devait pas se montrer favorable à la vanité qui dictait à ces légions romaines le serment par lequel elles s’obligeaient à vaincre ou à mourir : « Je reviendrai vainqueur du combat, ô Marcus Fabius ; si je manque à mon engagement, que sévisse contre moi la colère de Jupiter, de Mars et des autres dieux (Tite Live). » — Les Portugais racontent que, lors de la conquête des Indes, ils eurent affaire, en certains endroits, à des soldats qui, consacrant leur résolution par les plus horribles imprécations, s’étaient condamnés à n’entrer en aucune composition et à se faire tuer ou être victorieux ; comme marque de leur vœu, ils portaient la tête et la barbe rasées. — Nous avons beau nous aventurer et nous obstiner, il semble que les coups fuyent ceux qui s’y exposent bien franchement, qu’ils se refusent d’ordinaire à qui les recherchent, d’où avortement de leur dessein. Il en est qui, ne pouvant arriver à recevoir la mort de la main de l’adversaire, après avoir tout fait pour cela, ont été contraints à se la donner eux-mêmes dans la chaleur du combat, pour satisfaire à leur résolution d’en revenir avec l’honneur ou d’y laisser la vie. Il en existe de nombreux exemples, en voici un : Philistus, chef de l’armée de mer de Denys le jeune, en guerre avec les Syracusains, leur présenta la bataille qui, les forces étant égales, fut vivement disputée. Il débuta heureusement, grâce à sa valeur ; mais les Syracusains ayant entouré sa galère et l’ayant cernée, et lui, n’ayant pu se dégager malgré de beaux faits d’armes où il paya vaillamment de sa personne, désespérant d’échapper, de sa propre main il s’ôta la vie dont il avait si libéralement et en vain fait abandon à l’ennemi.

Bel exemple de vertus guerrières donné par Mouley-Moluch, roi de Fez, dans un combat où il expire vainqueur des Portugais. — Mouley-Moluch, roi de Fez, qui vient de remporter sur le roi de Portugal, Sébastien, cette journée fameuse par la mort de trois rois et qui a eu pour conséquence de faire passer la couronne de ce royaume sur la tête des rois de Castille, était gravement malade, lorsque les Portugais pénétrèrent à main armée dans ses états ; et, à partir de ce moment, sa maladie ne fit qu’empirer, l’acheminant vers la mort qu’il sentit venir ; jamais homme cependant ne montra plus d’énergie et de bravoure que lui en cette circonstance. Se trouvant trop faible pour supporter les fatigues de son entrée solennelle dans son camp qui, selon les usages de ce peuple, se fait en grande cérémonie et entraîne à beaucoup de représentation, il délégua son frère pour recevoir cet honneur. Mais ce fut la seule de ses attributions de capitaine qu’il résigna ; toutes les autres, nécessaires et utiles, si pénibles qu’elles fussent pour lui, il les remplit avec la plus grande exactitude ; il demeurait couché, mais son esprit et son courage restèrent debout et fermes jusqu’à son dernier soupir et même au delà. Il pouvait épuiser son ennemi qui s’était imprudemment avancé dans les terres, et il lui en coûta beaucoup de ce que, faute d’un peu de vie et de ce qu’il n’avait personne à qui remettre la conduite de cette guerre et le gouvernement en ces temps difficiles, il se trouvait contraint de chercher une victoire, toujours incertaine, qui ferait couler des flots de sang, tandis qu’il avait sous la main les moyens d’obtenir, sans grandes pertes, un succès assuré. Toutefois il profita merveilleusement de ce que sa maladie se prolongeait, pour user son adversaire, l’attirer loin de sa flotte et des places fortes qu’il possédait sur les côtes d’Afrique, et cela, jusqu’au dernier jour de sa vie que, de propos délibéré, il réservait et employa à cette grande journée. Il forma sa ligne de bataille en cercle, investissant de toutes parts l’armée des Portugais ; et, ce cercle venant à se rétrécir et à se fermer, obligés de faire face de tous côtés, non seulement ils se trouvèrent gênés pendant le combat (qui fut très acharné, en raison de la valeur du jeune roi qui attaquait), mais encore ils furent mis dans l’impossibilité de fuir après leur déroute. Aussi trouvant toutes les issues occupées et fermées, contraints de se replier sur eux-mêmes, « entassés non seulement par le carnage, mais aussi par la fuite (Tite Live) », et de s’amonceler les uns sur les autres, ils procurèrent aux vainqueurs une victoire complète, des plus meurtrière pour les vaincus. Mourant, Mouley-Moluch se fit porter et mener çà et là, partout où besoin en était ; circulant au travers des rangs, il encourageait ses capitaines et ses soldats, les uns après les autres. Ses troupes cédant sur un point de sa ligne, on ne put l’empêcher de monter à cheval et de mettre l’épée à la main, s’efforçant de se jeter dans la mêlée, tandis que ses gens l’arrêtaient, qui par la bride, qui par sa robe ou ses étriers. Cet effort acheva d’épuiser le peu de vie qui lui restait ; on le recoucha et il ne sortit plus de son évanouissement qu’un instant, en sursaut, pour, sans recouvrer aucune autre faculté, dire de taire sa mort, ce qui était bien l’ordre le plus important qu’il put donner à ce moment, afin que la nouvelle ne vint pas désespérer les siens ; et il expira, tenant un doigt sur sa bouche close, signe ordinaire de faire silence. Qui a jamais vécu si longtemps et si avant dans la mort ? qui jamais plus que lui, est mort debout ?

Tranquillité d’âme de Caton, résolu à la mort et sur le point de se la donner. — L’attitude la plus courageuse à conserver vis-à-vis de la mort, et la plus naturelle, c’est de la voir venir, non seulement sans étonnement, mais aussi sans[3] préoccupation ; de continuer à vivre, jusqu’à ce qu’elle s’empare de nous, sans rien changer à son genre de vie, comme fit Caton, qui s’amusait à étudier et à dormir, quand déjà il avait résolu sa fin violente et sanglante, qu’elle était présente[4] à sa pensée et dans son cœur, et qu’il la tenait en sa main.

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