Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 20

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 537-543).

CHAPITRE XX.

Nous ne goûtons rien qui ne soit sans mélange.

Les hommes ne sauraient goûter de bonheur sans mélange, toujours quelque amertume se joint à la volupté. — La faiblesse de notre condition fait que les choses ne peuvent, dans leur simplicité et pureté naturelle, être employées telles ; tout ce dont nous avons la jouissance, est altéré : tels les métaux, et jusqu’à l’or qu’il faut mélanger avec d’autres de moindre valeur pour qu’il puisse servir aux usages que nous en faisons. La vertu dégagée de tout artifice, qu’Ariston et Pyrrhon et avec eux les Stoïciens indiquent comme le « but de la vie », ne peut davantage exister sans mélange, pas plus que la volupté telle que la conçoivent l’école Cyrénaïque et celle d’Aristippe. Des plaisirs et des biens dont nous jouissons, il n’en est pas un auquel ne se mêle quelque mal ou quelque inconvénient ; aucun n’en est exempt : « De la source des plaisirs, s’élève comme une amertume qui tourmente, même sur un lit de fleurs (Lucrèce). » — L’extrême volupté qu’il nous est donné d’éprouver a quelque air de gémissement et de plainte ! Ne diriezvous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? Même quand nous nous la représentons dans ses sensations les plus délectables, nous l’accompagnons d’épithètes rappelant des impressions maladives et douloureuses la langueur, la mollesse, la faiblesse, la défaillance, la morbidesse, qui témoignent bien de leur parenté et de leur semblable composition. Une joie profonde revêt plutôt un caractère de sévérité que de gaité ; l’extrême et plein contentement est calme plutôt qu’enjoué : « La félicité qui ne se modère pas, se détruit elle-même (Sénèque) » ; la satisfaction nous épuise. C’est ce qu’exprime un ancien verset grec, dont le sens est : « Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent (Epicharme) » ; c’est-à-dire qu’ils ne nous en donnent aucun de pur et de parfait et que nous n’achetons par quelque mal.

Le travail et le plaisir, qui sont de nature très dissemblable, sont liés pourtant par je ne sais quelle corrélation naturelle. Socrate dit qu’un dieu ayant essayé de faire un tout, où douleurs et voluptés se confondent, n’arrivant pas à ses fins, s’avisa de les accoupler au moins par leurs extrémités. Métrodorus disait que dans la tristesse il y a quelque alliage de plaisir ; je ne sais si, dans sa pensée, cela avait une signification autre, mais je m’imagine bien que celui qui vit dans la mélancolie y apporte du parti pris, s’y prête et s’y complaît, sans compter que l’ambition peut encore s’y mêler. Dans nos accès mêmes de rêverie et de solitude, il y a comme une nuance légère de friandise, de délicatesse, qui nous rit et nous flatte ; quelques tempéraments s’en repaissent : « Il y a de la volupté à pleurer (Ovide). » — Un certain Attale, dans Sénèque, dit que le souvenir des amis que nous avons perdus, nous cause une sorte de sensation agréable, tout comme l’amertume d’un vin trop vieux : « Jeune esclave, toi qui verses le vin vieux de Falerne, verse-m’en de plus amer (Catulle) » ; ou comme le goût de pommes légèrement acides. — Dans la nature, le même contraste apparaît ; les peintres admettent que les mouvements et les plis du visage, mis en jeu quand on pleure, sont les mêmes que lorsqu’on rit ; et, en effet, regardez un tableau avant que le peintre ait achevé d’indiquer s’il veut que son sujet pleure ou rie, vous êtes en doute lequel des deux il va représenter ; le rire confine aux larmes : « Il n’y a pas de mal qui n’ait sa compensation (Sénèque). »

Quand je me représente l’homme en pleine jouissance de tout ce qu’il peut désirer d’agréable (admettons qu’il ressente d’une manière continue un plaisir semblable à celui que lui procure l’acte de génération, au moment où ce plaisir est à son apogée), je le vois céder sous le contentement qu’il éprouve et qui l’oppresse ; il m’apparaît incapable de supporter sans discontinuité cette volupté sans mélange qui s’est emparée de tout son être. Et, en vérité, quand il la ressent, il la fuit ; il a, de par la nature, hâte d’y échapper, comme d’un mauvais pas où il ne se sent pas solide et craint de s’effondrer.

Au moral il en est de même point de bonté sans quelque teinte de vice, point de justice sans quelque mélange d’injustice. — Si je fais sincèrement mon examen de conscience, je trouve que tout élan de bonté chez moi, même le meilleur, est entaché de sentiments qui le diminuent ; et je crois bien que Platon, malgré la rigidité de sa vertu (et je fais loyalement et sincèrement autant de cas que qui que ce soit de vertus portées à un aussi haut degré), s’il s’est examiné de près, comme sans doute il le faisait, ne se soit aperçu que la nature humaine n’était pas sans réagir légèrement en lui en sens contraire ; réaction assurément bien atténuée et qu’il était seul à pouvoir constater. En tout et partout, l’homme n’est qu’un assemblage de pièces dépareillées. Les lois mêmes de la justice ne sauraient subsister sans qu’il s’y mêle de l’injustice ; et, suivant l’expression de Platon, ceux-là entreprennent de couper la tête de l’hydre, qui prétendent faire disparaître des lois tous les inconvénients et toutes les imperfections : « Les punitions exemplaires ont toujours quelque chose d’inique, qui atteint les particuliers, mais dont bénéficie la société, » dit Tacite.

Dans la société même, les esprits les plus parfaits ne sont pas les plus propres aux affaires. — Il est également vrai que, pour son application dans la vie privée et aussi aux services de la vie publique, il peut y avoir excès dans la pureté et la perspicacité de notre esprit ; trop de lucidité et de pénétration de sa part conduisent à trop de subtilité et de curiosité ; il faut diminuer son activité et l’émousser, pour le plier à suivre les exemples qui lui sont donnés et devenir pratique ; l’alourdir et l’obscurcir, pour le mettre au niveau des conditions de notre vie terrestre qui va à tâtons à travers les ténèbres. C’est pour cela que les esprits ordinaires, moins affinés, sont plus propres à la conduite des affaires et s’en tirent plus heureusement ; les esprits plus élevés, plus exquis, tels que ceux portés aux idées philosophiques, sont impropres à les gérer. Cette vivacité d’esprit par trop acérée, cette volubilité qui s’applique à tout et s’inquiète de tout, jette le trouble dans les négociations dont nous avons à nous occuper. Les affaires humaines demandent à être menées plus grossièrement et plus superficiellement, et bonne et large part doit en être laissée à la fortune. Il n’est pas besoin d’examiner les questions si à fond, ni si finement ; on se perd à vouloir tenir compte de tant d’aspects différents et de tant de formes diverses qu’elles affectent : « Voyant par eux-mêmes des choses si opposées, ils en étaient stupéfiés (Tite Live). »

C’est ce qui, d’après des auteurs anciens, advint à Simonide : sur une question que lui avait posée le roi Hiéron et pour laquelle il avait eu pour répondre plusieurs jours de réflexion, il lui vint à l’esprit tant de considérations diverses, toutes si aiguës et si subtiles que, doutant laquelle était la plus vraisemblable, il vint à désespérer complètement de distinguer la vérité.

Qui recherche et considère toutes les circonstances et conséquences d’une affaire, empêche qu’elle n’aboutisse ; un esprit de moyenne capacité permet également d’atteindre le but et suffit à l’accomplissement des grandes comme des petites choses. Regardez les gens qui gèrent le mieux leurs biens ce sont ceux le moins à même de nous dire comment ils s’y prennent ; tandis que les autres qui parlent de la question avec le plus de suffisance, ne font souvent rien qui vaille. Je connais un grand parleur, qui expose parfaitement tout ce qui a trait à l’économie domestique et entre les mains duquel a coulé bien piteusement un patrimoine de cent mille livres de rente. J’en sais un autre qui pérore, donne des consultations mieux que n’importe quel expert en la matière ; à personne au monde on ne prête plus d’esprit et de capacité, mais, sous le rapport des résultats, ses serviteurs trouvent que c’est tout différent, et cela sans faire entrer la malchance en ligne de compte.