Essais/édition Michaud, 1907/Texte modernisé/Livre II/Chapitre 10

Traduction par Michaud.
Firmin Didot (Livre IIp. 61-85).

CHAPITRE X.

Des Livres.

En écrivant ses Essais, Montaigne n’a pas de plan arrêté et laisse libre cours à sa fantaisie. — Je ne doute pas qu’il ne m’arrive souvent de parler de choses qui sont mieux et plus exactement traitées par les hommes du métier passés maîtres, que par moi qui ne fais ici application que de mes dispositions naturelles et non de connaissances que je puis avoir acquises. Qui relèvera chez moi des erreurs provenant de mon ignorance, ne me contrariera nullement ; je ne puis guère répondre auprès des autres de ce que j’écris, n’en répondant déjà pas auprès de moi-même qui n’en suis pas satisfait. Qui est en quête de science, doit aller la pêcher où elle se trouve et non chez moi qui n’en fais pas profession. Je n’ai d’autre idée ici que de suivre ma fantaisie ; je n’ai nullement l’intention de faire connaître les choses dont je parle ; ce que j’en fais, est uniquement pour me dépeindre moi-même. Ces choses, peut-être les connaîtrai-je un jour à fond ; peut-être les ai-je connues ainsi jadis, quand le hasard m’a conduit sur les lieux où il m’était possible de les éclaircir ; mais je ne m’en souviens plus. Je suis à même de tirer profit de ce que j’apprends, mais incapable de le retenir ; aussi je ne garantis pas l’exactitude de ce que je dis, et on ne doit y voir que le degré de connaissance que j’en ai pour le moment.

Double motif qu’il a pour ne point nommer les auteurs auxquels il fait des emprunts et dont il donne des citations. — Il n’y a pas à prêter attention au choix des matières qui y sont traitées, mais seulement à la manière dont elles le sont ; qu’on juge par les emprunts que j’ai faits, si j’ai su trouver ce qui est le plus propre à rehausser et appuyer convenablement l’idée que je veux développer et qui, elle, vient toujours de moi. Je ne m’inspire pas des citations que je fais, je m’en sers pour corroborer ce que je dis et que je ne puis exprimer aussi bien, soit parce que mon langage est moins expressif, soit parce que je sens moins bien. Je ne compte pas mes emprunts, j’en use selon ce qu’ils valent ; si je m’étais appliqué à les multiplier, j’aurais pu en faire deux fois autant. — Ils proviennent tous, ou peu s’en faut, d’auteurs anciens si connus qu’il semble bien qu’on les reconnaîtra sans que j’aie besoin de les nominer. Les causes, les comparaisons, les preuves que j’en tire et insère dans mon ouvrage, je les confonds avec celles qui sont de mon crû ; c’est intentionnellement que je ne cite pas ceux qui me les fournissent, pour tenir en respect les audaces de ces critiques qui assaillent hâtivement tous les écrits, surtout ceux qui viennent de paraître, émanant d’hommes encore vivants et écrits dans le langage de tout le monde, ce qui permet à chacun d’en parler et fait croire que leur plan et les idées qui y sont émises sont aussi vulgaires que le langage employé ; je veux que ces Zoïles commettent la maladresse de donner une chiquenaude sur le nez de Plutarque, en croyant me la donner à moi, et d’injurier Sénèque en ma personne. — Il me faut cacher ma faiblesse sous ces grandes réputations, mais volontiers je verrais quelqu’un m’ôter, grâce à la clairvoyance de son jugement, ces plumes dont je me suis paré, en distinguant, par la seule différence de force et de beauté qu’elles présentent d’avec les miennes, celles qui ne sont pas de moi. Si, faute de mémoire, je suis arrêté à tout instant quand moi-même je cherche à reconnaitre l’origine de ces fragments qui me sont étrangers, je n’en sais pas moins très bien reconnaître, me connaissant assez pour cela, que ma terre est absolument hors d’état de produire les fleurs par trop riches que j’y trouve écloses, et que tout ce dont je suis capable ne saurait les égaler. — Là où je suis réellement responsable, c’est quand de moi-même, par vanité ou manque de jugement, je mets obstacle à reconnaître mes erreurs parce que je ne les sens pas ou que je suis incapable de les sentir alors même qu’on me les signale ; bien souvent, en effet, des fautes nous échappent que nous ne voyons pas, mais c’est une infirmité de notre jugement que de ne pouvoir les apercevoir quand un autre nous les accuse. Nous pouvons posséder la science et la vérité, et manquer de jugement, comme aussi avoir du jugement sans ces deux autres qualités ; savoir reconnaître notre ignorance est même l’une des garanties les plus belles et les plus sûres que le jugement ne nous fait pas défaut. — Le hasard est mon unique sergent de bataille ; seul, il préside au rangement de ce que j’écris ; à mesure que mes rêveries me passent par la tête, je les entasse : tantôt elles se pressent en foule, tantôt se présentent une à une. Je veux qu’on me voie dans mon allure naturelle, dans celle à laquelle je vais d’ordinaire, quelque décousue qu’elle soit. Je me laisse aller au gré de ce qui me vient à l’idée ; c’est ce qui fait qu’ici, je ne traite que des sujets qu’il n’est pas permis d’ignorer et dont on peut parler sans préparation et hardiment.

La science coûte trop à acquérir, aussi ne lit-il que les livres qui l’amusent et ceux qui lui apprennent à bien vivre et à bien mourir. — Je souhaiterais certainement avoir une plus complète intelligence des choses dont je parle, mais pour l’acquérir je ne veux pas y mettre un prix aussi élevé que ce qu’elle coûte. J’ai dessein de passer tranquillement, sans me donner de peine, le temps qu’il me reste à vivre et ne veux me mettre martel en tête pour quoi que ce soit, pas même pour la science, malgré le grand cas que j’en fais.

Je ne cherche dans les livres que le plaisir que procure un honnête délassement ; ou, si je les étudie, je ne m’attache qu’à ce qui peut développer en moi la connaissance de moi-même et me disposer à bien vivre et à bien mourir : « C’est vers ce but que doivent tendre mes coursiers (Properce). »

Les difficultés, quand j’en rencontre en lisant, ne me préoccupent pas outre mesure, je les laisse de côté après m’être essayé une fois ou deux à les résoudre. Si je m’y arrêtais, je m’y perdrais et perdrais mon temps ; car j’ai l’esprit qui, dès le début, donne tout ce qu’il peut, et ce que je ne saisis pas du premier coup, je le démêle de moins en moins en m’y obstinant. Je ne fais rien si je n’y ai de l’agrément, et m’attarder par trop sur un sujet, y apporter trop de contention d’esprit troublent mon entendement, l’attristent et le lassent. Ma vue s’y confond et s’y perd ; il faut que je m’interrompe et m’y reprenne à plusieurs fois, ainsi que l’on fait pour juger du lustre d’une étoffe écarlate que l’on promène devant nos yeux, la faisant passer et repasser pour que nous la voyions sous ses différents reflets. — Si un livre m’ennuie, j’en prends un autre et ne m’y adonne que dans les moments où, à ne rien faire, l’ennui commence à s’emparer de moi. Je ne lis guère les livres nouveaux, je préfère les anciens qui me semblent plus sérieux et mieux faits ; je ne recherche pas non plus les auteurs grecs, parce que, comme chez un enfant ou un apprenti, mon jugement s’accommode peu de ce que je ne comprends qu’à moitié.

Auteurs modernes du genre amusant qu’il lit volontiers. — Parmi les ouvrages qui ne sont que plaisants, je ne trouve guère de réellement amusant, parmi les modernes, que le Décaméron de Boccace, Rabelais et les Baisers de Jean Second, si toutefois on peut placer ce dernier, écrit en latin, parmi les modernes. Quant aux Amadis et autres romans de même sorte, ils ne m’ont même pas intéressé quand je les lisais étant enfant. Je dirai même, ce qui paraîtra bien hardi ou téméraire, que mon esprit vieilli ne prend plus plaisir à la lecture, non seulement de l’Arioste, mais encore de ce bon Ovide ; sa facilité, sa richesse d’imagination qui, autrefois, m’ont ravi, ne me distraient plus aujourd’hui. — J’exprime librement mon avis sur toutes choses, même sur celles qui, de rencontre, dépassent mes connaissances intellectuelles et que je considère comme n’étant nullement de ma compétence ; ce que j’en dis, c’est également pour donner la mesure de ma vue et non pour juger les choses elles-mêmes. Quand je me dégoûte de l’Axioche de Platon comme me faisant l’effet d’un ouvrage de peu de valeur eu égard à la puissance d’un pareil auteur, mon jugement ne croit pas pour cela à son infaillibilité ; il n’a pas l’outrecuidance de contester l’autorité de tant d’autres juges de renom de l’antiquité qu’il tient pour ses maîtres, devant lesquels il s’incline et en compagnie desquels il serait plutôt satisfait de se tromper ; c’est à lui-même qu’il s’en prend de cette divergence d’opinion, et il se condamne soit parce qu’il s’arrête à l’écorce, faute de pouvoir pénétrer jusqu’au cœur de l’œuvre qu’il a sous les yeux, soit parce qu’il l’a regardée sous un faux jour. Il se contente uniquement de ne se laisser ni troubler, ni entraîner à divaguer ; quant à sa faiblesse, il la reconnaît et l’avoue sans peine. Il pense donner une juste interprétation aux apparences telles qu’il les saisit ; mais combien ces apparences elles-mêmes sont trompeuses et imparfaites. La plupart des fables d’Ésope ont plusieurs sens et significations ; ceux qui en tirent un sens mythologique ou figuré, en choisissent un qui cadre bien avec le texte de la fable ; généralement ce sens est celui qui apparaît à première vue, mais il n’est que superficiel, et il y en a d’autres plus vifs, plus essentiels que l’on découvre en allant plus avant, ce qu’ils n’ont pas su faire ; c’est là précisément la façon dont je me comporte moi-même.

Poètes latins qu’il met au premier rang. — Mais poursuivons : Il m’a toujours semblé que parmi les poètes, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent, et de beaucoup, le premier rang. Particulièrement Virgile, dont les Géorgiques sont, à mon avis, l’ouvrage de poésie le plus accompli ; en leur comparant l’Énéide, on reconnaît aisément chez ce dernier, des passages que l’auteur eût retouchés si le temps ne lui eût manqué ; le cinquième livre de ce poème est celui que j’estime le plus parfait. J’aime aussi Lucain et le pratique volontiers, moins pour son style, que pour la valeur propre et la vérité des opinions et des jugements qu’il émet. — Quant au bon Térence, en lequel on retrouve toute la mignardise et les grâces de la langue latine, je le tiens pour admirable quand il peint les mouvements de l’âme et nos mœurs qu’il a su prendre sur le vif ; à toute heure, mes actions me reportent en pensée vers lui et, si souvent que je le lise, j’y trouve toujours quelque beauté, quelque grâce nouvelles. — Les contemporains de Virgile se plaignaient de ce que certains lui égalaient Lucrèce, j’estime que c’est à tort ; Virgile lui est supérieur, mais j’ai bien de la peine à penser ainsi quand j’ai sous les yeux de beaux passages de son émule. Si les admirateurs de Virgile s’offensaient de cette opinion, que diraient-ils donc de la bêtise et de la stupidité dignes des Barbares, de ceux qui aujourd’hui lui comparent l’Arioste ? Qu’en dirait l’Arioste lui-même ? « Ô siècle grossier et sans goût (Catulle) ! » Je suis d’avis que les anciens avaient encore plus sujet de se plaindre quand ils voyaient Plaute placé sur la même ligne que Térence (qui, beaucoup plus que lui, a des façons de gentilhomme), que de voir mettre en balance Lucrèce avec Virgile. Ce qui marque l’estime que mérite Térence et la préférence que nous devons lui donner, c’est que Cicéron, le père de l’éloquence romaine, le cite constamment, ce qui n’est le cas pour personne autre de ce genre, et aussi le jugement sévère qu’Horace, le premier critique des poètes latins, porte sur Plaute.

Combien les poètes comiques de l’époque de Montaigne sont inférieurs en ce genre aux poètes latins. — J’ai souvent eu la fantaisie de constater combien, à notre époque, ceux qui se mêlent de faire des comédies (comme les Italiens qui s’y livrent avec assez de succès), usent de Térence et de Plaute auxquels ils empruntent les sujets de trois et quatre de leurs pièces pour en composer une ; il en est de même des contes de Boccace, dont ils réunissent cinq ou six dans une même comédie. La défiance en laquelle ils sont de pouvoir captiver l’intérêt avec leurs propres grâces, est la raison pour laquelle ils coulent tant de matières dans une seule composition ; il leur faut s’appuyer sur quelque chose de résistant et, n’ayant pas en eux-mêmes de quoi nous retenir par les développements qu’ils donnent à leur sujet, ils cherchent à nous amuser par le sujet lui-même. Il en est tout autrement de Térence : la perfection et la beauté de son style nous font perdre de vue le thème qu’il traite ; sa gentillesse, sa délicatesse, nous captivent de toutes parts ; partout il plaît tellement, « il coule avec tant de pureté et de naturel (Horace) », il nous séduit par ses grâces à tel point que nous en oublions celles du sujet de sa comédie.

Les bons poètes évitent l’affectation et la recherche ; ils n’ont pas besoin non plus d’ornements superflus pour soutenir l’intérêt. — Cette observation m’amène encore à remarquer que les bons poètes de l’antiquité ont évité l’affectation et la recherche, non seulement telles qu’elles se manifestent dans ces exagérations fantastiques comme il s’en rencontre dans les auteurs espagnols et qu’on trouve également chez Pétrarque et ses imitateurs, mais même dans ces saillies plus douces et plus retenues qui ornementent tous les ouvrages de poésie des siècles suivants. Aussi quiconque s’y connaît, le regrette s’il vient à les trouver chez un poète ancien, et admire beaucoup plus la perfection du fini, la douceur continue, la beauté fleurie des épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons dont Martial affine ses satires ; et cela, pour cette même raison que je viens de donner et que Martial indique en parlant de lui-même : « Il n’avait pas de grands efforts à faire, le sujet lui tenait lieu d’esprit (Martial). » — Les premiers, ceux qui brillent par leur imagination, se font suffisamment comprendre, sans s’agiter outre mesure, ni se piquer pour s’exciter ; ils ont constamment de quoi rire, sans que pour cela il leur soit nécessaire de se chatouiller ; les autres ont besoin de secours étrangers ; moins ils ont d’esprit, plus il leur faut de corps ; ils montent à cheval, parce qu’ils ne sont pas assez forts pour se tenir sur leurs jambes. C’est ainsi que dans nos bals publics, ces hommes de classe inférieure qui y enseignent à danser, dans l’impossibilité où ils sont d’avoir le maintien décent de notre noblesse, cherchent à se faire valoir, en exécutant des sauts périlleux et autres mouvements extraordinaires, comme ceux que pratiquent les bateleurs. C’est pour cela également que les dames ont plus facile contenance, dans les danses comportant des figures et des mouvements de corps, que dans certaines autres de cérémonie où elles n’ont simplement qu’à marcher en conservant leur port naturel et leur grâce ordinaire. De même aussi ne voit-on pas les baladins qui excellent dans leur art, vêtus de leurs habits de tous les jours, nous donner quand même, sans se grimer, tout le plaisir que leurs farces peuvent nous causer ; tandis que leurs apprentis, non encore rompus au métier, sont obligés de s’enfariner la figure, de se travestir, de faire force tours et grimaces burlesques, pour nous déterminer à rire. — Cette opinion de ma part éclate mieux que partout ailleurs, quand je compare l’Enéide et Roland le furieux. Le premier de ces poèmes se déroule à tire d’aile ; son vol demeure constamment haut et ferme, on le voit toujours allant droit, sans dévier de sa direction ; tandis que le second va voletant et sautillant d’épisode en épisode comme si, ne se fiant à ses ailes que pour franchir de courts espaces, il allait de branche en branche afin de prendre pied à chaque effort nouveau, de peur de perdre haleine et que la force ne lui manque : « Il ne tente que de petites courses (Virgile). » — Voilà, sur les sujets de ce genre, les auteurs qui me plaisent le plus.

Parmi les auteurs sérieux, Plutarque et Sénèque sont ceux que Montaigne préfère ; comparaison entre ces deux écrivains. — Quant à mes autres lectures, celles où je m’instruis quelque peu en même temps que je me délecte, celles qui m’apprennent à penser et à me conduire, je les puise dans Plutarque depuis qu’il a été traduit en français, et dans Sénèque. Tous deux ont ce grand avantage, eu égard à ma disposition d’esprit, que les enseignements que j’y cherche s’y trouvent épars, ce qui ne m’impose pas un travail long et continu dont je suis incapable ; ce caractère est celui des opuscules de Plutarque et des épîtres de Sénèque, qui sont ce qu’ils ont écrit de mieux et de plus profitable. Il ne faut pas disposer de grand temps pour s’y mettre et je les quitte où et quand cela me plaît, parce que les sujets ne s’y font pas suite et ne dépendent pas les uns des autres. Ces deux auteurs, d’accord sur la plupart des idées fondamentales, ont encore d’autres points communs : ils ont vécu dans le même siècle, ont été tous deux précepteurs d’empereurs romains, tous deux venaient de pays étrangers et ont été riches et puissants. — Leur enseignement est de la philosophie la meilleure, présentée de la façon la plus simple et avec compétence. Plutarque est plus égal et plus constant, Sénèque plus ondoyant et varié. Celui-ci peine, se raidit, fait effort pour défendre la vertu contre la faiblesse, la crainte et les appétits du vice ; l’autre ne semble pas faire cas de ces ennemis, il dédaigne de hâter le pas, pour se mettre hors de leurs atteintes. Plutarque est de l’école de Platon, ses idées se gardent de toute exagération et s’accommodent de la société telle qu’elle est ; chez l’autre qui est de l’école des Stoïciens et de celle d’Épicure, elles s’écartent davantage de ce qui est de mise dans la vie en commun mais sont, à mon avis, plus commodes pour l’individu et empreintes de plus de fermeté. Sénèque semble avoir fait quelque concession à la tyrannie des empereurs de son temps, car je considère comme certain que c’est parce qu’il y a été forcé, qu’il condamne la cause de ces hommes généreux qui ont frappé César ; Plutarque conserve toujours son indépendance. Sénèque abonde en saillies et en critiques, chez Plutarque les faits prédominent ; le premier vous échauffe et vous émeut davantage, le second vous procure plus de contentement et vous dédommage mieux du temps que vous lui consacrez ; celui-ci nous guide, l’autre nous pousse.

Jugement porté par Montaigne sur les ouvrages philosophiques de Cicéron. — Pour ce qui est de Cicéron, celles de ses œuvres qui conviennent au but que je me suis proposé, sont ses ouvrages philosophiques traitant de la morale. Mais, à vrai dire et si hardi que cela paraisse (et une fois que l’on a commencé à être impudent, on est dans une voie où l’on ne s’arrête pas), sa façon d’écrire, toute autre que celle des précédents, me semble ennuyeuse ; ses préfaces, ses définitions, ses classifications, ses étymologies y tiennent en effet, et bien inutilement, presque toute la place ; ce qu’il y a de vif et de nerveux est étouffé par[1] ces longueurs préliminaires. Si j’ai passé une heure à le lire, ce qui est beaucoup pour moi, et que je récapitule tout ce que j’en ai tiré de substantiel et de nutritif, la plupart du temps je ne trouve que du vent, parce que je ne suis encore arrivé ni aux arguments, ni aux raisons qui touchent directement au nœud de la question que je cherche à démêler. Pour moi, qui ne demande autre chose que de devenir plus sage, et ne veux devenir ni plus savant ou éloquent, cette exposition logique et conforme aux règles posées par Aristote est hors de propos ; je voudrais que l’on commençât par ce qu’il met à la fin ; je sais assez ce que c’est que la Mort et la Volupté, sans qu’on s’amuse à me les analyser en grand détail. Je cherche d’emblée les raisons bonnes et sérieuses de nature à me réconforter contre l’effort que j’ai à supporter de leur part, et les subtilités chères aux grammairiens, pas plus qu’un ingénieux agencement de phrases et d’argumentations, n’y ajoutent rien. Je veux des raisonnements qui, dès le début, battent en brèche le point principal du litige ; les siens traînent trop autour de la question ; ils sont bons pour l’école, le barreau ou le sermon où nous avons tout le loisir de sommeiller et sommes encore à temps, quand un quart d’heure après nous revenons à nous, d’en ressaisir le fil. C’est ainsi qu’il faut parler à des juges que l’on veut gagner à sa cause, que l’on ait tort ou raison ; ou encore à des enfants ou à la foule auxquels il faut tout dire pour arriver à ce qu’ils en retiennent quelque chose ; mais moi, je ne veux pas qu’on soit sans cesse à éveiller mon attention et qu’on me crie cinquante fois : « Entendez bien ceci, » comme font nos crieurs publics. Les Romains disaient dans leurs prières liturgiques : « Attention ! » nous disons dans les nôtres : « Haut les cœurs ! » ce sont là autant de paroles perdues pour moi qui arrive de chez moi tout disposé à écouter. Les assaisonnements et la sauce me sont inutiles, je mange très bien la viande toute crue ; et, au lieu de me mettre en appétit, ces préambules, cette parade précédant la pièce, me fatiguent et lui font perdre de son charme. — La licence des temps sera-t-elle pour moi une excuse de l’audace sacrilège qui me porte à trouver également trop traînants les dialogues mêmes de Platon ? sous cette forme, le sujet est par trop étouffé et je regrette le temps que passe à ces longues interlocutions sans utilité, qui lui servent d’entrée en matière, un homme qui avait tant de meilleures choses à dire ; mon ignorance me sera une excuse plus admissible de ce que je n’apprécie pas la beauté de son style. — En général, je recherche les livres qui mettent en œuvre la science et non ceux qui l’exposent ; Plutarque et Sénèque, comme Pline l’ancien et leurs semblables, ne nous disent pas : « Attention ! » ils ne veulent avoir affaire qu’à des gens qui se donnent d’eux-mêmes cet avertissement, ou, s’ils l’emploient, c’est alors à propos d’un point essentiel, ce n’est plus dès lors un simple préambule et il a une importance spéciale.

Éloge des lettres à Atticus. — Je lis volontiers les épîtres à Atticus de Cicéron, parce qu’elles donnent de très nombreux détails sur l’histoire et les affaires de son temps ; et plus encore parce qu’elles nous édifient sur son caractère personnel et que, comme je l’ai dit ailleurs, j’éprouve une curiosité singulière à connaître l’âme et la tournure naturelle d’esprit des auteurs que je lis. Ce n’est guère que leur capacité, et non leurs mœurs ni eux-mêmes, que nous pouvons juger d’ordinaire par ce qu’ils mettent dans les écrits qu’ils étalent à la face du monde. J’ai mille fois regretté que l’ouvrage que Brutus a écrit sur la vertu, ne soit pas parvenu jusqu’à nous ; il eût été beau d’apprendre la théorie de qui s’y connaissait si bien en pratique. Toutefois comme celui qui prêche et ce qu’il prêche sont deux choses différentes, j’aime encore mieux voir Brutus peint par Plutarque que par lui-même ; mais je préférerais savoir au juste ce dont il devisait, sous sa tente, avec un quelconque de ses amis intimes, la veille d’une bataille, plutôt que les propos qu’il tenait le lendemain à son armée, et ce qu’il faisait dans son cabinet et dans sa chambre, plus encore que sur la place publique et au sénat.

Caractère de Cicéron, sa poésie, son éloquence. — Sur Cicéron, je suis de l’avis général, c’est qu’en dehors de son savoir, son âme, sous bien des rapports, n’atteint pas la perfection. Il était bon citoyen, de nature débonnaire ainsi que sont le plus souvent les hommes qui, comme il l’était, sont replets et disposés à se moquer ; mais, à dire vrai, il y avait en lui beaucoup de mollesse, d’ambition et de vanité. Je ne sais comment expliquer autrement le cas qu’il faisait de sa poésie ; certes, ce n’est pas une grande imperfection que de faire de mauvais vers ; mais c’en est une que de ne pas sentir combien les siens étaient indignes de la gloire attachée à son nom. — Son éloquence est absolument hors de pair ; je crois qu’aucun homme ne l’égalera jamais. Cicéron le jeune, son fils, qui n’avait d’autre point de ressemblance avec son père que le nom qu’il portait, commandait en Asie. Il avait un jour à sa table plusieurs personnes étrangères, parmi lesquelles Cestius qui était placé au bas bout et se trouvait là, comme il arrive qu’on se fourre chez les grands quand ils tiennent table ouverte. Cicéron s’informa qui il était, auprès d’un de ses gens qui lui dit son nom ; mais sa pensée était ailleurs, et, oubliant la réponse qui venait de lui être faite, il renouvela sa demande par deux ou trois fois différentes. Son serviteur, pour n’avoir pas la peine de lui répéter encore la même chose, finit par lui répondre, pour fixer son attention par quelque circonstance particulière : « C’est ce Cestius qui, vous a-t-on dit, ne fait pas grand cas de l’éloquence de votre père, quand il la compare à la sienne. » Cicéron, prenant la mouche sur ce propos, fit sur-le-champ saisir ce pauvre Cestius et, sans plus de façon, fouetter en sa présence. Voilà certes un amphitryon peu courtois ! — Parmi ceux mêmes qui, tous comptes faits, avaient le plus d’estime pour son incomparable éloquence, il s’en est trouvé que cela n’a pas empêchés d’y relever des fautes ; dans le nombre, le grand Brutus, son ami, qui disait que c’était une éloquence « cassée et sans vigueur ». Les orateurs de l’époque qui suivit, lui reprochaient aussi ce soin singulier qu’il avait de terminer ses périodes par des phrases harmoniques d’une certaine longueur et les mots « à effet », qu’il emploie si souvent ; pour moi, je préfère des phrases finales plus brèves, nettement scandées. Malgré ce souci de l’harmonie, il arrive, quoique assez rarement, qu’on rencontre chez lui des sons qui se heurtent, comme je l’ai remarqué dans cette phrase : « En vérité, quant à moi, j’aimerais mieux vieillir moins longtemps, que de vieillir avant le temps. »

Montaigne se plaît surtout avec les historiens, particulièrement avec ceux qui ont écrit les vies de grands personnages. — Les historiens constituent mon passe-temps favori ; leur lecture m’est agréable et facile ; avec cela, l’homme vu d’une façon générale, celui-là même que je cherche à pénétrer, est présenté par eux plus nettement et plus complètement que partout ailleurs ; sa manière d’être y apparaît sous son vrai jour, tant dans son ensemble que dans ses détails et avec toutes ses variations ; de même son caractère formé de l’assemblage de ses qualités et de ses défauts, ainsi que les accidents auxquels il est exposé. Parmi ceux qui écrivent l’histoire, ceux qui s’attachent moins aux événements qu’à leurs causes, qui considèrent les mobiles auxquels l’homme obéit plutôt que ce qui lui arrive, sont ceux qui me plaisent le plus ; c’est pourquoi, à tous égards, Plutarque est mon homme. — Je suis très contrarié que nous n’ayons pas une douzaine de Diogène Laerce, ou que son ouvrage ne soit pas plus étendu ou plus intelligemment fait, parce que je suis tout aussi curieux de connaître la vie et les détails de l’existence de ces grands éducateurs du monde, que d’être renseigné sur leurs dogmes et leurs idées. — Quand on se livre à des études historiques de ce genre, il faut feuilleter indistinctement toutes sortes d’auteurs, vieux et nouveaux, qu’ils soient écrits en bon ou en mauvais français, afin d’arriver à connaître les différents points de vue sous lesquels chaque chose s’y trouve présentée.

Éloge des Commentaires de César. — Entre tous, César me paraît mériter qu’on l’étudie, non seulement sous le rapport de l’histoire, mais pour lui-même, tant il y a en lui de perfection et de supériorité qui le placent au-dessus de tous les autres, même de Salluste. Je le lis assurément avec beaucoup plus de recueillement et de respect qu’on ne lit d’ordinaire les ouvrages autres que les écritures saintes, séduit tantôt par ses faits et gestes et sa merveilleuse grandeur, tantôt par la pureté et l’inimitable correction de son style bien supérieur, comme le dit Cicéron, à celui de tous les autres historiens, et parfois à celui de Cicéron lui-même. À la sincérité dans les jugements qu’il porte sur ses adversaires se joint, qu’en dehors des couleurs fausses sous lesquelles il dissimule ce que sa cause a de mauvais et l’horreur de sa funeste ambition, on ne peut, à mon sens, lui reprocher que de ne pas avoir parlé assez de lui-même, car d’aussi grandes choses que celles qu’il a accomplies, ne peuvent l’avoir été sans que la part qu’il y a prise ne soit beaucoup plus considérable qu’il ne le dit.

Les meilleurs historiens sont ceux qui ont le génie de l’histoire et s’imposent par leur valeur, ainsi que ceux qui écrivent avec simplicité et bonne foi. — Parmi les historiens, j’aime ceux qui sont ou très simples ou excellents. Ceux qui sont simples, n’étant pas à même d’y rien ajouter du leur, recueillent avec soin et exactitude tout ce qui arrive à leur connaissance, enregistrent tout de bonne foi, sans choix, ni triage, sans rien faire qui influence notre jugement dans la découverte de la vérité. Tel entre autres le bon Froissart qui, dans son œuvre, est d’une si franche naïveté, que lorsqu’il a commis une erreur, il ne craint pas de la reconnaître et de rectifier le passage où elle lui a été signalée ; tous les bruits qui courent, il les relève avec les variantes qu’ils peuvent présenter ; toutes les versions qu’il recueille, il les consigne ; ce sont des matériaux bruts et informes pour servir à écrire l’histoire, qu’il collige ; et chacun, après lui, peut les utiliser suivant ses aptitudes. — Les historiens parfaits ont l’intelligence nécessaire pour discerner ce qui mérite de passer à la postérité ; ils sont à même de distinguer entre deux relations celle qui est la plus vraisemblable ; de la situation en laquelle se trouvent les princes et de la connaissance de leur caractère, ils en déduisent les mobiles qui leur dictent leurs déterminations et ils placent en leur bouche les paroles qui conviennent à la circonstance ; ils sont fondés à nous imposer leur manière de voir, mais cela n’est le propre que d’un petit nombre. — Ceux qui occupent un rang intermédiaire, et c’est la généralité, gâtent tout. Ils veulent nous mâcher les morceaux ; ils prétendent juger et faussent l’histoire suivant l’idée qu’ils s’en forment ; car une fois que l’on a jugé dans un certain sens, on ne peut se défendre de forcer les faits et de les présenter de manière à les faire abonder d’après l’idée qu’on s’en est prématurément fait. Ils font choix de ce qu’ils estiment devoir être conservé, et nous cachent souvent telle parole, telle action particulière qui éclaireraient mieux la situation ; ils éliminent comme incroyables les choses qu’ils ne comprennent pas, et d’autres encore, peut-être parce qu’ils ne savent pas bien les rendre en latin ou en français. Qu’ils nous développent hardiment et aussi éloquemment qu’ils le voudront leurs déductions, qu’ils jugent comme ils croient devoir le faire, mais qu’ils nous laissent, à nous aussi, la possibilité de juger après eux ; que pour être plus précis et plus concis, ils n’altèrent et ne suppriment rien des matériaux qu’ils exposent, et qu’ils nous les présentent sans falsification et dans leur intégralité sous tous rapports.

Les bonnes histoires sont d’ordinaire celles faites par des hommes ayant pris part aux événements qu’ils racontent ; difficulté de fixer les détails de certains faits. Le plus souvent, surtout en ces siècles derniers, on attribue ces fonctions d’historiographe à des gens du commun, par cette seule raison qu’ils savent très bien parler, comme si c’était pour apprendre la grammaire que nous devions recourir à leurs travaux ; quant à eux, n’ayant été choisis que par cette considération et n’ayant vendu que leur babil, c’est de cela surtout qu’ils se préoccupent et, qu’à grand renfort de belles phrases et de bruits ramassés dans les carrefours des villes, ils vont composant leurs chroniques. Les seules histoires ayant de la valeur, sont celles écrites par ceux-là mêmes qui commandaient aux affaires qu’ils racontent, qui participaient à leur direction ou au moins qui se sont trouvés en conduire d’autres de même sorte ; c’est le cas de presque tous les historiens grecs et romains ; car alors, si plusieurs témoins oculaires ont écrit sur le même sujet (et il arrivait fréquemment, en ces temps-là, que les hautes situations et le savoir se trouvaient réunis), et qu’il y ait erreur, elle ne peut être qu’excessivement légère et ne porter que sur un incident fort douteux. Que peut-on espérer d’un médecin qui parle guerre, ou d’un écolier qui traite des projets que les princes ont en tête ? — Un seul exemple suffira pour montrer combien les Romains étaient scrupuleux à cet égard : Asinius Pollio signale dans les Commentaires mêmes de César, quelques erreurs qui seraient dues à ce qu’il ne pouvait voir par lui-même tout ce qui se passait dans son armée et à ce qu’il aurait cru des personnes lui rapportant parfois des faits qui n’avaient pas été suffisamment vérifiés, ou encore parce que ses lieutenants ne l’ont pas exactement renseigné sur les opérations qu’ils ont conduites en son absence. On peut juger par là combien cette recherche de la vérité est délicate puisqu’on ne peut se fier, pour connaître ce qui s’est passé dans un combat, à ce qu’en sait ce qui lui y commandait, ni aux soldats sur ce qui s’est passé près d’eux, qu’autant que, comme dans le cas d’une instruction judiciaire, on confronte les témoignages et on reçoit les objections avant d’admettre comme prouvés les moindres détails de chaque fait. La connaissance de ce qui se passe aujourd’hui offre bien moins de garantie encore, mais c’est là un point qui a été traité tout au long par Bodin dans le sens où je le conçois moi-même.

Jugements de Montaigne sur Guichardin, Philippe de Comines et les sieurs de Bellay. — Pour remédier un peu aux trahisons de ma mémoire qui me fait défaut à un degré tel qu’il m’est arrivé plus d’une fois de reprendre, comme récents et m’étant inconnus, des livres que quelques années auparavant j’avais lus avec attention et couverts de notes, j’ai pris, depuis quelque temps, l’habitude d’inscrire à la fin de chacun de ceux dont je ne compte pas user à nouveau, l’époque à laquelle j’en ai terminé la lecture et, en gros, l’impression que j’en ai éprouvée, de manière à me représenter au moins la physionomie et l’idée générale qu’en lisant, je me suis faites de l’auteur. Voici quelques-unes de ces annotations :

Il y a environ dix ans, sur mon Guichardin (en quelque langue que mes livres soient écrits, c’est dans la mienne que je les annote), j’inscrivais : « Historiographe soigneux, duquel on peut, je crois, aussi exactement que de n’importe quel autre, apprendre la vérité sur les affaires de son temps, dans la plupart desquelles, du reste, il a joué un rôle dans un rang honorable. Il ne semble pas que par haine, condescendance ou vanité, il ait rien déguisé ; on peut s’en rendre compte par l’impartialité des jugements qu’il porte sur les grands, particulièrement sur ceux qui, comme le pape Clément VII, l’ont employé et lui ont donné de l’avancement dans les charges qu’il occupait. Il paraît se prévaloir surtout des digressions qu’il fait et des appréciations qu’il porte ; il y en a de bonnes et il relate de beaux traits, mais il s’y complaît trop ; et pour ne rien laisser de côté, bien que déjà le sujet par lui-même soit très plein et très ample, pour ainsi dire infini, il le délaie encore et son style dégénère en caquet scolastique. J’ai aussi remarqué chez lui que, bien qu’il apprécie nombre d’hommes et de choses, nombre d’événements et de résolutions, il n’en rapporte jamais aucun à la vertu, à la religion, à la conscience, dont il ne tient pas plus compte que si elles n’existaient plus en ce monde ; toutes les actions, si belles en apparence qu’elles puissent être, il les attribue toujours à quelque cause vicieuse ou au profit que l’auteur doit en retirer. Il est cependant impossible d’admettre que dans cette infinité de faits qu’il relate, il n’en soit pas un qui ait une cause raisonnable ; la corruption n’a pas pu être si générale que tout le monde en ait été atteint et que nul n’y ait échappé. Cela me porte à croire que le sens critique a pu lui faire un peu défaut et que peut-être il a jugé les autres d’après ce qu’il était lui-même. »

Sur mon Philippe de Comines, j’ai écrit : « C’est là un langage doux et agréable, d’une entière simplicité ; la narration y est exempte de circonlocutions, la bonne foi de l’auteur y est manifeste ; il parle de lui-même sans vanité, des autres sans partialité ni envie ; ses récits et ses commentaires marquent plus de zèle empressé et d’amour de la vérité que de réelle supériorité ; en tout et partout, se révèlent une autorité et un sérieux qui témoignent un homme de bonne famille, familiarisé avec les affaires d’importance. »

Sur les mémoires des sieurs de Bellay : « Il y a toujours plaisir à lire les choses écrites par ceux qui ont été mêlés à leur conduite ; mais on ne peut nier que chez ces deux seigneurs on ne constate une infériorité évidente et très accentuée dans la sincérité et la liberté de langage qui, au contraire, caractérisent les écrivains similaires des temps passés, tels que le sire de Joinville familier de Saint-Louis, Éginard chancelier de Charlemagne, et plus récemment Philippe de Comines. Leur ouvrage est plutôt un plaidoyer en faveur du roi François Ier contre l’empereur Charles-Quint, qu’une histoire. Je ne veux pas croire que les auteurs aient, quant au fond, rien changé aux faits qu’ils rapportent, mais ils se sont appliqués à les présenter, souvent à tort, sous un jour qui nous est favorable, omettant tout ce qui, dans la vie de leur maître, est de nature particulièrement délicate : c’est évidemment là un travail de commande ; ainsi les disgrâces de Messieurs de Montmorency et de Brion n’y sont pas mentionnées, et même on n’y trouve seulement pas le nom de Madame d’Étampes ; on peut admettre que l’on passe sous silence les choses secrètes, mais taire ce que tout le monde connaît, en passer de semblable importance qui ont eu une telle influence sur les affaires publiques, est inexcusable. En somme, si l’on m’en croit, on s’adressera ailleurs pour avoir une complète connaissance du roi François Ier et de ce qui s’est passé en son temps. Ce qu’on y peut lire avec profit, c’est le récit particulier des batailles et actions de guerre auxquelles ces deux gentilshommes ont assisté, quelques paroles et actes de la vie privée de certains princes de leur temps, les démarches faites et les négociations conduites par le seigneur de Langeais où sont consignées beaucoup de choses qui méritent d’être sues, accompagnées de réflexions assez remarquables. »

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