Essais/éd. Musart (1847)/26

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 215-219).
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CHAPITRE XXVI.

des récompenses d’honneur.


Ceux qui écrivent la vie d’Auguste César remarquent ceci en sa discipline militaire, que des dons il était merveilleusement libéral envers ceux qui le méritaient ; mais que des pures récompenses d’honneur, il en était bien autant épargnant : si est-ce qu’il avait été lui-même gratifié par son oncle de toutes les récompenses militaires avant qu’il eût jamais été à la guerre. C’a été une belle invention, et reçue en la plupart des polices du monde, d’établir certaines marques vaines et sans prix pour en honorer et récompenser la vertu, comme sont les couronnes de laurier, de chêne, de myrte, la forme de certain vêtement, le privilége d’aller en coche par la ville, ou de nuit avec flambeau, quelque assiette particulière aux assemblées publiques, la prérogative d’aucuns surnoms et titres, certaines marques aux armoiries, et choses semblables, de quoi l’usage a été diversement reçu selon l’opinion des nations, et dure encore.

Nous avons, pour notre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont établis qu’à cette fin. C’est, à la vérité, une bien bonne et profitable coutume de trouver moyen de reconnaître la valeur des hommes rares et excellents, et de les contenter et satisfaire par des paiements qui ne chargent aucunement le public, et qui ne coûtent rien au prince. Et ce qui a été toujours connu par expérience ancienne, et que nous avons autrefois aussi pu voir entre nous, que les gens de qualité avaient plus de jalousie de telles récompenses, que de celles où il y avait du gain et du profit, cela n’est pas sans raison et grande apparence. Si au prix, qui doit être simplement d’honneur, on y mêle d’autres commodités et de la richesse, ce mélange, au lieu d’augmenter l’estimation, la ravale et en retranche. L’ordre de Saint-Michel, qui a été si longtemps en crédit parmi nous, n’avait point de plus grande commodité que celle-là, de n’avoir communication d’aucune autre commodité : cela faisait qu’autrefois il n’y avait ni charge, ni état, quel qu’il fût, auquel la noblesse prétendît avec tant de désir et d’affection qu’elle faisait à l’ordre, ni qualité qui apportât plus de respect et de grandeur ; la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une récompense purement sienne, plutôt glorieuse qu’utile. Car, à la vérité, les autres dons n’ont pas leur usage si digne, d’autant qu’on les emploie à toute sorte d’occasions ; par des richesses, on satisfait le service d’un valet, la diligence d’un courrier, le danser, le voltiger, le parler, et les plus vils offices qu’on reçoive ; voire et le vice s’en paye, la flatterie, la trahison. Ce n’est pas merveille si la vertu reçoit et désire moins volontiers cette sorte de monnaie commune, que celle qui lui est propre et particulière, toute noble et généreuse. Auguste avait raison d’être beaucoup plus ménager et épargnant de celle-ci que de l’autre ; d’autant que l’honneur est un privilége qui tire sa principale essence de la rareté, et la vertu même.

On ne remarque pas, pour la recommandation d’un homme, qu’il ait soin de la nourriture de ses enfants, d’autant que c’est une action commune, quelque juste qu’elle soit ; non plus qu’un grand arbre, où la forêt est toute de même. Je ne pense pas qu’aucun citoyen de Sparte se glorifiât de sa vaillance, car c’était une vertu populaire en leur nation ; et aussi peu de la fidélité et mépris des richesses. Il n’échoit pas de récompense à une vertu, pour grande qu’elle soit, qui est passée en coutume ; et ne sais avec si nous l’appellerions jamais grande, étant commune.

Puis donc que ces loyers d’honneur n’ont autre prix et estimation que celle-là, que peu de gens en jouissent, il n’est pour les anéantir que d’en faire largesse. Quand il se trouverait plus d’hommes qu’au temps passé qui méritassent notre ordre, il n’en fallait pas pourtant corrompre l’estimation : et peut aisément advenir que plus le méritent ; car il n’est aucune des vertus qui s’épande si aisément que la vaillance militaire. Il y en a une autre vraie, parfaite et philosophique, de quoi je ne parle point, et me sers de ce mot selon notre usage, bien plus grande que celle-ci et plus pleine, qui est une force et assurance de l’âme, méprisant également toute sorte de contraires accidents, égale, uniforme et constante, de laquelle la nôtre n’est qu’un bien petit rayon. L’usage, l’institution, l’exemple et la coutume, peuvent tout ce qu’elles veulent en l’établissement de celle de quoi je parle, et la rendent aisément vulgaire, comme il est trèsaisé à voir, par l’expérience que nous en donnent nos guerres civiles : et qui nous pourrait joindre à cette heure, et acharner à une entreprise commune tout notre peuple, nous ferions refleurir notre ancien nom militaire. Il est bien certain que la récompense de l’ordre ne touchait pas, au temps passé, seulement la vaillance ; elle regardait plus loin : ce n’a jamais été le paiement d’un valeureux soldat, mais d’un capitaine fameux ; la science d’obéir ne méritait pas un loyer si honorable. On y requérait anciennement une expertise bellique plus universelle, et qui embrassât la plupart et les plus grandes parties d’un homme militaire, qui fût encore, outre cela, de condition accommodable à une telle dignité. Mais Je dis, quand plus de gens en seraient dignes qu’il ne s’en trouvait autrefois, qu’il ne fallait pas pourtant s’en rendre plus libéral, et eût mieux valu faillir à n’en étrenner pas tous ceux à qui il était dû, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l’usage d’une invention si utile. Aucun homme de cœur ne daigne s’avantager de ce qu’il a de commun avec plusieurs ; et ceux d’aujourd’hui, qui ont moins mérité cette récompense, font plus de contenance de la dédaigner, pour se loger par-là au rang de ceux à qui on fait tort d’épandre indignement et avilir cette marque qui leur était particulièrement due.

Or, de s’attendre, en effaçant et abolissant celle-ci, de pouvoir soudain remettre en crédit et renouveler une semblable coutume, ce n’est pas entreprise propre à une saison si licencieuse et malade qu’est celle où nous nous trouvons à présent : et en adviendra que la dernière[1] encourra, dès sa naissance, les incommodités qui viennent de ruiner l’autre. Les règles de la dispensation de ce nouvel ordre auraient besoin d’être extrêmement tendues et contraintes, pour lui donner autorité ; et cette saison tumultuaire n’est pas capable d’une bride courte et réglée : outre ce qu’avant qu’on lui puisse donner crédit, il est besoin qu’on ait perdu la mémoire du premier, et du mépris auquel il est chu.

Ce lieu pourrait recevoir quelque discours sur la considération de la vaillance, et différence de cette vertu aux autres ; mais Plutarque, étant souvent retombé sur ce propos, je me mêlerais pour néant de rapporter ici ce qu’il en dit. Ceci est digne d’être considéré, que notre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur : et qu’à notre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au style de notre cour et de notre noblesse, ce n’est à dire autre chose qu’un vaillant homme, d’une façon pareille à la romaine ; car la générale appellation de vertu prend chez eux étymologie de la force. La forme propre, et seule, et essentielle, de noblesse en France, c’est la vacation militaire. Il est vraisemblable que la première vertu qui se soit fait paraître entre les hommes, et qui a donné avantage aux uns sur les autres, ç’a été celle-ci, par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maîtres des plus faibles, et ont acquis rang et réputation particulière, d’où lui est demeuré cet honneur et dignité de langage ; ou bien, que ces nations, étant très-belliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus qui leur était plus familière, et le plus digne titre.

  1. L’ordre du Saint-Esprit, institué par Henri III en 1078.