Essais/éd. Musart (1847)/25

Texte établi par M. l’abbé MusartPérisse Frères (p. 201-214).
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CHAPITRE XXV.

de l’exercitation.


Il est malaisé que le discours et l’instruction, encore que notre créance s’y applique volontiers, soient assez puissants pour nous acheminer jusqu’à l’action, si, outre cela, nous n’exerçons et formons notre âme par expérience au train auquel nous la voulons ranger : autrement, quand elle sera au propre des effets, elle s’y trouvera sans doute empêchée. Voilà pourquoi, parmi les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence ne se sont pas contentés d’attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu’elle ne les surprît inexpérimentés et nouveaux au combat ; mais ils lui sont allés au devant, et se sont jetés, à escient, à la preuve des difficultés : les uns en ont abandonné les richesses, pour s’exercer à une pauvreté volontaire ; les autres ont recherché le labeur et une austérité de vie pénible, pour se durcir au mal et au travail. Mais à mourir, qui est la plus grande besogne que nous ayons à faire, l’exercitation ne nous y peut aider. On se peut, par usage et par expérience, fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence, et tels autres accidents : mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu’une fois ; nous y sommes tous apprentis quand nous y venons.

Il s’est trouvé anciennement des hommes, si excellents ménagers du temps, qu’ils ont essayé, en la mort même, de la goûter et savourer, et ont bandé leur esprit pour voir ce que c’était que ce passage ; toutefois ils ne sont pas revenus nous en dire des nouvelles. Canius Julius, noble Romain, de vertu et fermeté singulière, ayant été condamné à la mort par ce maraud de Caligula, outre plusieurs merveilleuses preuves qu’il donna de sa résolution, comme il était sur le point de souffrir la main du bourreau, un philosophe, son ami, lui demanda : « Eh bien ! Canius ! en quelle démarche est à cette heure votre âme ? que fait-elle ? en quels pensements êtes-vous ? — Je pensais, lui répondit-il, à me tenir prêt et bandé de toute ma force, pour voir si, en cet instant de la mort, si court et si bref, je pourrai apercevoir quelque délogement de l’âme, et si elle aura quelque ressentiment de son issue ; pour, si j’en apprends quelque chose, en revenir donner après, si je puis, avertissement à mes amis. »

Celui-ci philosophe, non seulement jusqu’à la mort, mais en la mort même. Quelle assurance était-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort lui servît de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en une si grande affaire !

Il me semble toutefois qu’il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l’essayer aucunement. Nous en pouvons avoir expérience, sinon entière et parfaite, au moins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiés et assurés ; si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnaître ; et si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons-nous et en pratiquerons les avenues. Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder à notre sommeil même, pour la ressemblance qu’il a de la mort : combien facilement nous passons du veiller au dormir ! avec combien peu d’intérêt nous perdons la connaissance de la lumière et de nous ! A l’aventure pourrait sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n’était que par ce moyen nature nous instruit, qu’elle nous a pareillement faits pour mourir que pour vivre ; et, dès la vie, nous présente l’état qu’elle nous garde après icelle, pour nous y accoutumer et nous en ôter la crainte. Mais ceux qui sont tombés par quelque violent accident en défaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentiments, ceux-là, à mon avis, ont été bien près de voir son vrai et naturel visage ; car, quant à l’instant et au point du passage, il n’est pas à craindre qu’il porte avec soi aucun travail ou déplaisir, d’autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment sans loisir ; nos souffrances ont besoin de temps, qui est si court et si précipité en la mort, qu’il faut nécessairement qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre, et celles-là peuvent tomber en expérience.

Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination que par effet : j’ai passé une bonne partie de mon âge en une parfaite et entière santé ; je dis non-seulement entière, mais encore alègre et bouillante. Cet état, plein de verdeur et de fête, me faisait trouver si horrible la considération des maladies, que, quand je suis venu à les expérimenter, j’ai trouvé leurs pointures molles et lâches au prix de ma crainte. Voici que j’éprouve tous les jours : suis-je à couvert chaudement, dans une bonne salle, pendant qu’il se passe une nuit orageuse et tempétueuse, je m’étonne et m’afflige pour ceux qui sont lors en la campagne ; y suis-je moi-même, je ne désire pas seulement d’être ailleurs. Cela seul, d’être toujours enfermé dans une chambre, me semblait insupportable : je fus incontinent dressé à y être une semaine et un mois, plein d’émotion, d’altération et de faiblesse ; et ai trouvé que, lors de ma santé, je plaignais les malades beaucoup plus que je ne me trouve à plaindre moi-même, quand j’en suis ; et que la force de mon appréhension enchérissait près de moitié l’essence et vérité de la chose. J’espère qu’il m’en adviendra de même de la mort, et qu’elle ne vaut pas la peine que je prends à tant d’apprêt que je dresse et tant de secours que j’appelle et assemble pour en soutenir l’effort. Mais, à toutes aventures, nous ne pouvons nous donner trop d’avantage.

Pendant nos troisièmes troubles, ou deuxièmes (il ne me souvient pas bien de cela), m’étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moïau[1] de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant être en toute sûreté, et si voisin de ma retraite que je n’avais point besoin de meilleur équipage, j’avais pris un cheval bien aisé, mais non guères ferme. À mon retour, une occasion soudaine s’étant présentée de m’aider de ce cheval à un service qui n’était pas bien de son usage, un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons, vint à le poussera toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa raideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contremont, si que voilà le cheval abattu et couché tout étourdi ; moi, dix ou douze pas au-delà, étendu à la renverse, le visage tout meurtri et tout écorché, mon épée, que j’avais à la main, à plus de dix pas au-delà, ma ceinture en pièces, n’ayant ni mouvement ni sentiment non plus qu’une souche. C’est le seul évanouissement que j’aie senti jusques à cette heure. Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé, par tous les moyens qu’ils purent, de me faire revenir, me tenant pour mort, me prirent entre leurs bras et m’emportaient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui était loin de là environ une demi-lieue française. Sur le chemin, et après avoir été plus de deux grosses heures tenu pour trépassé, je commençai à me mouvoir et respirer ; car il était tombé si grande abondance de sang dans mon estomac, que, pour l’en décharger, nature eut besoin de ressusciter ses forces. On nie dressa sur mes pieds, où je rendis un plein seau de bouillons de sang pur ; et plusieurs fois, par le chemin, il m’en fallut faire de même. Par là, je commençai à reprendre un peu de vie ; mais ce fut par les menus, et par un si long trait de temps, que mes premiers sentiments étaient beaucoup plus approchant de la mort que de la vie.

Cette récordation que j’en ai fort empreinte en mon âme, me représentant son visage et son idée si près du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençai à y voir, ce fut d’une vue si trouble, si faible et si morte, que je ne discernais encore rien que la lumière. Quant aux fonctions de l’âme, elles naissaient avec même progrès que celles du corps. Je me vis tout sanglant ; car mon pourpoint était taché partout du sang que j’avais rendu. La première pensée qui me vint, fut que j’avais une arquebusade en la tête ; de vrai, en même temps, il s’en tirait plusieurs autour de nous. Il me semblait que ma vie ne me tenait plus qu’au bout des lèvres ; je fermais les yeux pour aider, ce me semblait, à la pousser hors, et prenais plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’était une imagination qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme, aussi tendre et aussi faible que tout le reste, mais à la vérité non-seulement exempte de déplaisir, mais mêlée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil.

Je crois que c’est ce même état où se trouvent ceux qu’on voit défaillants de faiblesse en l’agonie de la mort ; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimant qu’ils soient agités de grièves douleurs, ou qu’ils aient l’âme pressée de cogitations pénibles. Ç’a été toujours mon avis, contre l’opinion de plusieurs, et même d’Étienne de la Boëtie, que ceux que nous voyons ainsi renversés et assoupis aux approches de leur fin, ou accablés de la longueur du mal, ou par accident d’une apoplexie, ou mal caduc, ou blessés en la tête, que nous oyons rommeler[2] et rendre parfois des soupirs tranchants, quoique nous en tirons aucun signes par où il semble qu’il leur reste encore de la connaissance, et quelques mouvements que nous leur voyons faire du corps ; j’ai toujours pensé, dis-je, qu’ils avaient et l’âme et le corps ensevelis et endormis, et ne pouvais croire qu’à un si grand étonnement des membres, et si grande défaillance des sens, l’âme pût maintenir aucune force au dedans pour se reconnaître ; et que, par ainsi, ils n’avaient aucun discours qui les tourmentât, et qui leur put faire juger et sentir la misère de leur condition ; et que, par conséquent, ils n’étaient pas fort à plaindre.

Je n’imagine aucun état pour moi si insupportable et horrible que d’avoir l’âme vive et affligée, sans moyen de se déclarer ; comme je dirais de ceux qu’on envoie au supplice, leur ayant coupé la langue (si ce n’était qu’en cette sorte de mort la plus muette me semble la mieux séante, si elle est accompagnée d’un ferme visage et grave) ; et comme ces misérables prisonniers qui tombent aux mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentés de toute espèce de cruel traitement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible, tenus cependant en condition et en lieu où ils n’ont moyen quelconque d’expression et signification de leurs pensées et de leur misère, les poëtes ont feint quelques dieux favorables à la délivrance de ceux qui traînaient ainsi une mort languissante : et les voix et réponses courtes et décousues qu’on leur arrache quelquefois, à force de crier autour de leurs oreilles et de les tempêter, ou des mouvements qui semblent avoir quelque consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est pas témoignage qu’ils vivent pourtant, au moins une vie entière. Il nous advient ainsi sur le bégaiement du sommeil, avant qu’il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se fait autour de nous, et suivre les voix, d’une ouïe trouble et incertaine qui semble ne donner qu’aux bords de l’âme ; et Taisons des réponses à la suite des dernières paroles qu’on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens.

Or, à présent que je l’ai essayé par effet, je ne fais nul doute que je n’en aie bien jugé jusqu’à cette heure : car, premièrement, étant tout évanoui, je me travaillais d’entr’ouvrir mon pourpoint à beaux ongles (car j’étais désarmé), et si sais que je ne sentais en l’imagination rien qui me blessat : car il y a plusieurs mouvements en nous qui ne partent pas de notre ordonnance. Ceux qui tombent élancent ainsi les bras au-devant de leur chute, par une naturelle impulsion qui fait que nos membres se prêtent des offices et ont des agitations à part de notre discours.

J’avais mon estomac pressé de ce sang caillé. Mes mains y couraient d’elles-mêmes, comme elles font souvent où il nous démauge, contre l’avis de notre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mêmes, après qu’ils sont trépassés, auxquels on voit resserrer et remuer des muscles. Or, ces passions, qui ne nous touchent que par l’écorce, ne se peuvent dire nôtres : pour les faire nôtres, il faut que l’homme y soit engagé tout entier ; et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons ne sont pas à nous.

Comme j’approchai de chez moi, où l’alarme de ma chute avait déjà couru, et que ceux de ma famille m’eurent rencontré avec les cris accoutumés en telles choses, non-seulement je répondais quelque mot à ce qu’on me demandait, mais encore ils disent que je m’avisai de commander qu’on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s’empêtrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et malaisé. Il semble que cette considération dût partir d’une âme éveillée ; si est-ce que je n’y étais aucunement : c’étaient des pensements vains, en nue[3], qui étaient émus par les sens des yeux et des oreilles ; ils ne venaient pas de chez moi. Je ne savais pourtant ni d’où je venais ni où j’allais, ni ne pouvais peser et considérer ce qu’on me demandait : ce sont de légers effets que les sens produisaient d’eux-mêmes, comme d’un usage[4] ; ce que l’âme y prêtait, c’était en songe, touchée bien légèrement, et comme léchée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant, mon assiette était à la vérité très-douce et paisible : je n’avais affliction ni pour autrui ni pour moi ; c’était une langueur et une extrême faiblesse sans aucune douleur. Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m’eût couché, je sentis une infinie douceur à ce repos ; car j’avais été vilainement tirassé par ces pauvres gens, qui avaient pris la peine de me porter sur leurs bras par un long et très mauvais chemin, et s’y étaient lassés deux ou trois fois les uns après les autres. On me présenta force remèdes, de quoi je n’en reçus aucun, tenant pour certain que j’étais blessé à mort par la tête. C’eût été, sans mentir, une mort bienheureuse ; car la faiblesse de mon discours me gardait d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir : je me laissais couler si doucement et d’une façon si molle et si aisée, que je ne sens guères autre action moins pesante que celle-là était. Quand je vins à revivre et à reprendre mes forces, qui fut deux ou trois heures après, je me sentis tout d’un train rengager aux douleurs, ayant les membres tout moulus et froissés de ma chute, et en fus si mal deux ou trois nuits après, que j’en cuidai remourir encore un coup, mais d’une mort plus vive, et me sens encore de la secousse de cette froissure. Je ne veux pas oublier ceci, que la dernière chose en quoi je me pus remettre, ce fut la souvenance de cet accident, et me fis redire plusieurs fois où j’allais, d’où je venais, à quelle heure cela m’était advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma chute, on me la cachait en faveur de celui qui en avait été cause, et m’en forgeait-on d’autres. Mais longtemps après, et le lendemain, quand ma mémoire vint à s’entr’ouvrir et me représenter l’état où je m’étais trouvé, en l’instant que j’avais aperçu ce cheval fondant sur moi (car je l’avais vu à mes talons, et me tins pour mort ; mais ce pensement avait été si soudain, que la peur n’eut pas loisir de s’y engendrer), il me sembla que c’était un éclair qui me frappait l’âme de secousse, et que je revenais de l’autre monde.

Ce conte d’un événement si léger est assez vain, n’était l’instruction que j’en ai tirée pour moi ; car, à la vérité, pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soi-même une très-bonne discipline, pourvu qu’il ait la suffisance de s’épier de près. Ce n’est pas ici ma doctrine, c’est mon étude ; et n’est pas la leçon d’autrui, c’est la mienne ; et ne me doit-on pourtant savoir mauvais gré si je la communique ; ce qui me sert aussi, par accident, peut servir à un autre. Au demeurant, je ne gâte rien, je n’use que du mien ; et si je fais le fou, c’est à mes dépens, et sans l’intérêt de personne ; car c’est en folie qui meurt en moi, qui n’a point de suite. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin ; et si ne pouvons dire si c’est du tout en pareille manière à celle-ci, n’en connaissant que les noms. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace. C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit, de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes, de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. C’est un amusement nouveau et extraordinaire qui nous retire des occupations communes du monde, des plus ouïes et recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et n’étudie que moi ; et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi ou en moi, pour mieux dire ; et ne me semble point faillir, si, comme il se fait des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fais part de ce que j’ai appris en celle-ci, quoique je ne me contente guères du progrès que j’y ai fait. Il n’est description pareille en difficulté à la description de soi-même, ni certes en utilité : encore se faut-il tétonner[5], encore se faut-il ordonner et ranger, pour sortir en place : or, je me pare sans cesse, car je me décris sans cesse. La coutume a fait le parler de soi vicieux, et le prohibe obstinément, en haine de la vantance qui semble toujours être attachée aux propres témoignages : au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’enaser. Je trouve plus de mal que de bien à ce remède. Mais quand il serait vrai que ce fût nécessairement présomption d’entretenir le peuple de soi, je ne dois pas, suivant mon général dessein, refuser une action qui publie cette maladive qualité, puisqu’elle est en moi ; et ne dois cacher cette faute, que j’ai non-seulement en usage, mais en profession.

Toutefois, à dire ce que j’en crois, cette coutume a tort de condamner le vin parce que plusieurs s’y enivrent : on ne peut abuser que des choses qui sont bonnes ; et crois de cette règle qu’elle ne regarde que la populaire défaillance. Ce sont brides à veaux, desquelles ni les saints, que nous oyons si hautement parler d’eux, ni les philosophes, ni les théologiens, ne se brident ; ni fais-je moi, quoique je sois aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’en écrivent à point nommé, au moins, quand l’occasion les y porte, ne feignent-ils pas de se jeter bien avant sur le trottoir. De quoi traite Socrate plus largement que de soi ? à quoi achemine-t-il plus souvent les propos de ses disciples, qu’à parler d’eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l’être et branle de leur âme ? Nous nous disons religieusement à Dieu et à notre confesseur. « Mais nous n’en disons, me répondra-t-on, que les accusations. » Nous disons donc tout ; car notre vertu même est fautière et repentable. Mon métier et mon art, c’est vivre : qui me défend d’en parler selon mon sens, expérience et usage, qu’il ordonne à l’architecte de parler des bâtiments, non selon soi, mais selon son voisin, selon la science d’un autre, non selon la sienne. Si c’est gloire de soi-même publier ses valeurs, que ne met Cicéron en avant l’éloquence d’Hortensius, Hortensius celle de Cicéron ? À l’aventure, entendent-ils que je témoigne de moi par ouvrage et effets, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, sujet informe qui ne peut tomber en production ouvragère ; à toute peine le puis-je coucher en ce corps aéré de la voix. Des plus sages hommes et des plus dévots ont vécu fuyant tous apparents effets. Les effets diraient plus de la fortune que de moi : ils témoignent leur rôle, non pas le mien, si ce n’est conjecturalement et incertainement ; échantillons d’une montre particulière. Je m’étale entier : c’est un skeletos où, d’une vue, les veines, les muscles, les tendons, paraissent, chaque pièce en son siége ; l’effet de la toux en produisait une partie, l’effet de la pâleur ou battement de cœur une autre, et douteusement. Ce ne sont mes gestes que j’écris ; c’est moi, c’est mon essence.

Je tiens qu’il faut être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner, soit bas, soit haut, indifféremment. Si je me semblais bon et sage tout-à-fait, je l’entonnerais à pleine tête. De dire moins de soi qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie ; se payer de moins qu’on ne vaut, c’est lâcheté et pusillanimité, selon Aristote. Nulle vertu ne s’aide de la fausseté ; et la vérité n’est jamais matière d’erreur. De dire de soi plus qu’il n’y en a, ce n’est pas toujours présomption, c’est encore souvent sottise à se complaire outre mesure de ce qu’on est ; et tomber en amour de soi indiscrète est, à mon avis, la substance de ce vice. Le suprême remède à le guérir, c’est faire tout le rebours de ce que ceux-ci ordonnent, qui, en défendant le parler de soi, défendent par conséquent encore de penser à soi. L’orgueil gît en la pensée ; la langue n’y peut avoir qu’une bien légère part.

De s’amuser à soi, il leur semble que c’est se plaire en soi ; de se hanter et pratiquer, que c’est se trop chérir ; mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que superficiellement ; qui se voient après leurs affaires ; qui appellent rêverie et oisiveté de s’entretenir de soi ; et s’étoffer et bâtir, faire des châteaux en Espagne, s’estimant chose tierce et étrangère à eux-mêmes. Si quelqu’un s’enivre de sa science, regardant sous soi, qu’il tourne les yeux au-dessus, vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d’esprits qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flatteuse présomption de sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies de Scipion, d’Épaminondas, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle particulière qualité n’enorgueillira celui qui mettra quand et quand en compte tant d’imparfaites et faibles qualités autres qui sont en lui, et au bout la nihilité de l’humaine condition. Parce que Socrate avait seul mordu à certes[6] au précepte de son Dieu, « de se connaître, » et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé seul digne du nom de sage. Qui se connaîtra ainsi, qu’il se donne hardiment à connaître par sa bouche.

  1. Le milieu.
  2. Grommeler.
  3. En l’air.
  4. Comme par habitude.
  5. Se friser les cheveux, se parer la tête… pour se montrer en public.
  6. Sincèrement, sérieusement.