Essai sur les mœurs/Chapitre 35

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CHAPITRE XXXV.

De la papauté au xe siècle, avant qu’Othon le grand se rendît
maître de Rome.

Les scandales et les troubles intestins qui affligèrent Rome et son Église au xe siècle, et qui continuèrent longtemps après, n’étaient arrivés ni sous les empereurs grecs et latins, ni sous les rois goths, ni sous les rois lombards, ni sous Charlemagne : ils sont visiblement la suite de l’anarchie ; et cette anarchie eut sa source dans ce que les papes avaient fait pour la prévenir, dans la politique qu’ils avaient eue d’appeler les Francs en Italie. S’ils avaient en effet possédé toutes les terres qu’on prétend que Charlemagne leur donna, ils auraient été plus grands souverains qu’ils ne le sont aujourd’hui. L’ordre et la règle eussent été dans les élections et dans le gouvernement, comme on les y voit. Mais on leur disputa tout ce qu’ils voulurent avoir ; l’Italie fut toujours l’objet de l’ambition des étrangers ; le sort de Rome fut toujours incertain. Il ne faut jamais perdre de vue que le grand but des Romains était de rétablir l’ancienne république, que des tyrans s’élevaient dans l’Italie et dans Rome, que les élections des évêques ne furent presque jamais libres, et que tout était abandonné aux factions.

Formose, fils du prêtre Léon, étant évêque de Porto, avait été à la tête d’une faction contre Jean VIII, et deux fois excommunié par ce pape ; mais ces excommunications, qui furent bientôt après si terribles aux têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu’il se fit élire pape en 890.

Étienne VI ou VII, aussi fils de prêtre, successeur de Formose, homme qui joignit l’esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toujours été l’ennemi de Formose, fit exhumer son corps qui était embaumé, et, l’ayant revêtu des habits pontificaux, le fit comparaître dans un concile assemblé pour juger sa mémoire. On donna au mort un avocat ; on lui fit son procès en forme, le cadavre fut déclaré coupable d’avoir changé d’évêché, et d’avoir quitté celui de Porto pour celui de Rome ; et pour réparation de ce crime, on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts, et on le jeta dans le Tibre.

Le pape Étienne VI ou VII se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que folle, que les amis de Formose, ayant soulevé les citoyens, le chargèrent de fers, et l’étranglèrent en prison.

La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le fit enterrer pontificalement une seconde fois.

Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III, qui remplissait Rome de ses brigues pour se faire pape, (907) fut exilé par son rival, Jean IX, ami de Formose ; mais, reconnu pape après la mort de Jean IX, il condamna Formose encore. Dans ces troubles, Théodora, mère de Marozie, qu’elle maria depuis au marquis de Toscanelle, et d’une autre Théodora, toutes trois célèbres par leurs galanteries, avait à Rome la principale autorité. Sergius n’avait été élu que par les intrigues de Théodora la mère. Il eut, étant pape, un fils de Marozie, qu’il éleva publiquement dans son palais. Il ne paraît pas qu’il fût haï des Romains, qui, naturellement voluptueux, suivaient ses exemples plus qu’ils ne les blâmaient.

Après sa mort et celle de l’imbécile Anastase, les deux sœurs Marozie et Théodora procurèrent la chaire de Rome à un de leurs favoris nommé Landon (913) ; mais ce Landon étant mort (914), la jeune Théodora fit élire pape son amant, Jean X, évêque de Bologne, puis de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point, comme à Formose, d’avoir changé d’évêché. Ces papes, condamnés par la postérité comme évêques peu religieux, n’étaient point d’indignes princes, il s’en faut beaucoup. Ce Jean X, que l’amour fit pape, était un homme de génie et de courage : il fit ce que tous les papes ses prédécesseurs n’avaient pu faire ; il chassa les Sarrasins de cette partie de l’Italie nommée le Garillan.

Pour réussir dans cette expédition, il eut l’adresse d’obtenir des troupes de l’empereur de Constantinople, quoique cet empereur eût à se plaindre autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le comte de Capoue ; il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du marquis Adelbert. Ayant chassé les mahométans du voisinage de Rome, il voulait aussi délivrer l’Italie des Allemands et des autres étrangers.

L’Italie était envahie presque à la fois par les Bérengers, par un roi de Bourgogne, par un roi d’Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome. Mais au bout de quelques années, Guido, frère utérin de Hugo, roi d’Arles, tyran de l’Italie, ayant épousé Marozie toute-puissante à Rome, cette même Marozie conspira contre le pape, si longtemps amant de sa sœur. Il fut surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas.

(928) Marozie, maîtresse de Rome, fit élire pape un nommé Léon, qu’elle fit mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite, ayant donné le siège de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, (931) elle mit enfin sur la chaire pontificale Jean XI, son propre fils, qu’elle avait eu de son adultère avec Sergius III.

Jean XI n’avait que vingt-quatre ans quand sa mère le fit pape ; elle ne lui conféra cette dignité qu’à condition qu’il s’en tiendrait uniquement aux fonctions d’évêque, et qu’il ne serait que le chapelain de sa mère.

On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, marquis de Toscanelle. Ce qui est vrai, c’est qu’elle épousa le frère de son mari, Hugo, roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d’être avec lui impératrice ; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la tête des Romains contre sa mère, chassa Hugo de Rome, renferma Marozie et le pape son fils dans le môle d’Adrien, qu’on appelle aujourd’hui le château Saint-Ange. On prétend que Jean XI y mourut empoisonné.

Un Étienne VIII ou IX, Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance seule si odieux aux Romains que, dans une sédition, le peuple lui balafra le visage au point qu’il ne put jamais depuis paraître en public.

(956) Quelque temps après, un petit-fils de Marozie, nommé Octavien Sporco, fut élu pape à l’âge de dix-huit ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII, en mémoire de Jean XI, son oncle. C’est le premier pape qui ait changé son nom à son avènement au pontificat. Il n’était point dans les ordres quand sa famille le fit pontife. Ce Jean était patrice de Rome, et, ayant la même dignité qu’avait eue Charlemagne, il réunissait par le siège pontifical les droits des deux puissances et le pouvoir le plus légitime ; mais il était jeune, livré à la débauche, et n’était pas d’ailleurs un puissant prince.

On s’étonne que sous tant de papes si scandaleux et si peu puissants l’Église romaine ne perdît ni ses prérogatives, ni ses prétentions ; mais alors presque toutes les autres Églises étaient ainsi gouvernées. Le clergé d’Italie pouvait mépriser de tels papes, mais il respectait la papauté d’autant plus qu’il y aspirait ; enfin, dans l’opinion des hommes, la place était sacrée, quand la personne était odieuse.

Pendant que Rome et l’Église étaient ainsi déchirées, Bérenger, qu’on appelle le Jeune, disputait l’Italie à Hugues d’Arles. Les Italiens, comme le dit Luitprand, contemporain, voulaient toujours avoir deux maîtres pour n’en avoir réellement aucun : fausse et malheureuse politique qui les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l’état déplorable de ce beau pays, lorsque Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de presque toutes les villes, et même par ce jeune pape Jean XII, réduit à faire venir les Allemands, qu’il ne pouvait souffrir.

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