Essai sur les mœurs/Chapitre 36

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CHAPITRE XXXVI.

Suite de l’empire d’Othon, et de l’état de l’Italie.

(961, 962) Othon entra en Italie, et il s’y conduisit comme Charlemagne : il vainquit Bérenger, qui en affectait la souveraineté. Il se fit sacrer et couronner empereur des Romains par les mains du pape, prit le nom de César et d’Auguste, et obligea le pape à lui faire serment de fidélité, sur le tombeau dans lequel on dit que repose le corps de saint Pierre. On dressa un instrument authentique de cet acte. Le clergé et la noblesse romaine se soumettent à ne jamais élire de pape qu’en présence des commissaires de l’empereur. Dans cet acte Othon confirme les donations de Pepin, de Charlemagne, de Louis le Débonnaire, sans spécifier quelles sont ces donations si contestées ; « sauf en tout notre puissance, dit-il, et celle de notre fils et de nos descendants ». Cet instrument, écrit en lettres d’or, souscrit par sept évêques d’Allemagne, cinq comtes, deux abbés, et plusieurs prélats italiens, est gardé encore au château Saint-Ange, à ce que dit Baronius[1]. La date est du 13 février 962.

Mais comment l’empereur Othon pouvait-il donner par cet acte, confirmatif de celui de Charlemagne, la ville même de Rome, que jamais Charlemagne ne donna ? Comment pouvait-il faire présent du duché de Bénévent, qu’il ne possédait pas, et qui appartenait encore à ses ducs ? Comment aurait-il donné la Corse et la Sicile, que les Sarrasins occupaient ? Ou Othon fut trompé, ou cet acte est faux, il en faut convenir.

On dit, et Mézerai le dit après d’autres, que Lothaire, roi de France, et Hugues Capet, depuis roi, assistèrent à ce couronnement. Les rois de France étaient en effet alors si faibles, qu’ils pouvaient servir d’ornement au sacre d’un empereur ; mais les noms de Lothaire et de Hugues Capet ne se trouvent pas dans les signatures vraies ou fausses de cet acte.

Quoi qu’il en soit, l’imprudence de Jean XII d’avoir appelé les Allemands à Rome fut la source de toutes les calamités dont Rome et l’Italie furent affligées pendant tant de siècles.

Le pape s’étant ainsi donné un maître, quand il ne voulait qu’un protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l’empereur avec Bérenger même, réfugié chez les mahométans, qui venaient de se cantonner sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome tandis qu’Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à rentrer en Allemagne ; mais il n’était pas assez puissant pour soutenir cette action hardie, et l’empereur l’était assez pour le punir.

Othon revint donc de Pavie à Rome ; et, s’étant assuré de la ville, il tint un concile dans lequel il fit juridiquement le procès au pape. On assembla les seigneurs allemands et romains, quarante évêques, dix-sept cardinaux, dans l’église de Saint-Pierre ; et là, en présence de tout le peuple, on accusa le saint-père d’avoir joui de plusieurs femmes, et surtout d’une nommée Étiennette, concubine de son père, qui était morte en couche. Les autres chefs d’accusation étaient d’avoir fait évêque de Todi un enfant de dix ans, d’avoir vendu les ordinations et les bénéfices, d’avoir fait crever les yeux à son parrain, d’avoir cloîtré un cardinal, et ensuite de l’avoir fait mourir ; enfin de ne pas croire en Jésus-Christ, et d’avoir invoqué le diable, deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables ; mais on ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le concile était assemblé. L’empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du pape avaient trempé. Ce jeune pontife, qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu, ainsi que tous les Romains, détruire la puissance allemande dans Rome.

Othon ne put se rendre maître de sa personne ; ou s’il le put, il fit une faute en le laissant libre. A peine avait-il fait élire le pape Léon VIII, qui, si l’on en croit le discours d’Arnoud, évêque d’Orléans, n’était ni ecclésiastique ni même chrétien ; à peine en avait-il reçu l’hommage, et avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s’écarter, que Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains ; et, opposant alors concile à concile, on déposa Léon VIII ; on ordonna que « jamais l’inférieur ne pourrait ôter le rang à son supérieur ».

Le pape, par cette décision, n’entendait pas seulement que jamais les évêques et les cardinaux ne pourraient déposer le pape ; mais on désignait aussi l’empereur, que les évêques de Rome regardaient toujours comme un séculier qui devait à l’Église l’hommage et les serments qu’il exigeait d’elle. Le cardinal, nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations contre le pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa le nez et deux doigts à celui qui avait servi de greffier au concile de déposition.

Au reste, dans tous ces conciles où présidaient la faction et la vengeance, on citait toujours l’Évangile et les pères, on implorait les lumières du Saint-Esprit, on parlait en son nom, on faisait des règlements utiles ; et qui lirait ces actes sans connaître l’histoire croirait lire les actes des saints. Si Jésus-Christ était alors revenu au monde, qu’aurait-il dit en voyant tant d’hypocrisie et tant d’abominations dans son Église ?

Tout cela se faisait presque sous les yeux de l’empereur ; et qui sait jusqu’où le courage et le ressentiment du jeune pontife, le soulèvement des Romains en sa faveur, la haine des autres villes d’Italie contre les Allemands, eussent pu porter cette révolution ? (964) Mais le pape Jean XII fut assassiné trois mois après, entre les bras d’une femme mariée, par les mains du mari qui vengeait sa honte. Il mourut de ses blessures au bout de huit jours. On a écrit que, ne croyant pas à la religion dont il était pontife, il ne voulut pas recevoir en mourant le viatique.

Ce pape, ou plutôt ce patrice, avait tellement animé les Romains qu’ils osèrent, même après sa mort, soutenir un siège, et ne se rendirent qu’à l’extrémité. Othon, deux fois vainqueur de Rome, fut le maître de l’Italie comme de l’Allemagne.

Le pape Léon, créé par lui, le sénat, les principaux du peuple, le clergé de Rome, solennellement assemblés dans Saint-Jean de Latran, confirmèrent à l’empereur le droit de se choisir un successeur au royaume d’Italie, d’établir le pape, et de donner l’investiture aux évêques. Après tant de traités et de serments formés par la crainte, il fallait des empereurs qui demeurassent à Rome pour les faire observer.

A peine l’empereur Othon était retourné en Allemagne que les Romains voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau pape, créature de l’empereur. Le préfet de Rome, les tribuns, le sénat, voulurent faire revivre les anciennes lois ; mais ce qui dans un temps est une entreprise de héros devient dans d’autres une révolte de séditieux. Othon revole en Italie, fait pendre une partie du sénat ; (966) et le préfet de Rome, qui avait voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim.

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  1. César Baronius, né en 1558, à Sora, dans le royaume de Naples, fut confesseur de Clément VIII, bibliothécaire du Vatican et cardinal. Il fit paraître à Rome, de 1588 à 1593, en douze volumes in-folio, des annales ecclésiastiques qui vont de l’ère chrétienne à l’année 1198. (E. B.)