Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France/Section 2

SECTION II.


Moyens de diminuer les prix des produits de fabrique.


C’est sans doute beaucoup d’avoir organisé l’instruction ; mais ce n’est encore là qu’une partie des devoirs que le Gouvernement a à remplir pour assurer la prospérité des fabriques.

Ce n’est pas tout que de planter un arbre, il faut encore ne pas l’étouffer par une culture mal entendue ; et c’est néanmoins ce qui arrive chaque jour lorsqu’on fait des loix peu réfléchies sur l’exportation et l’importation des matières premières ou des produits de nos fabriques.

Si une mauvaise loi sur les douanes ne produisoit qu’un mal passager, nous adoucirions les momens désastreux de son exécution par l’espoir d’en obtenir tôt ou tard la révocation ; mais les traces qu’elle laisse après elle sont ineffaçables : non-seulement elle ruine la fabrication par le manque forcé d’approvisionnemens ou de consommation, mais elle oblige l’étranger à s’ouvrir d’autres débouchés, à contracter d’autres liaisons, à fabriquer les mêmes produits, à nous enlever nos métiers, nos artistes, en un mot, à faire émigrer notre industrie manufacturière. Il me seroit aisé de prouver qu’une taxe trop forte, établie momentanément sur l’exportation des cuirs préparés en France, a ruiné les fabricans du midi.

Tous les efforts du Gouvernement doivent tendre à faciliter les approvisionnemens des fabriques, et à assurer la consommation des produits manufacturés.

On peut donc établir, comme axiomes de commerce et comme règle de conduite pour le Gouvernement, les principes suivans :

1.o Il doit être libre au fabricant de s’approvisionner de toutes les matières premières de son industrie dans tous les pays où ces matières lui présentent plus d’avantages, soit par le prix, soit par la qualité.

2.o Le Gouvernement doit rendre libres l’entrée et la circulation de toutes les matières premières des fabriques.

3.o Les produits manufacturés doivent jouir des mêmes avantages pour l’exportation.

4.o Le Gouvernement doit imposer le fabricant, et affranchir, presque de toute redevance, les matériaux et le produit de son industrie. Il ne perdra jamais de vue que la loi qui surtaxe les marchandises en tarit la consommation.

Le Gouvernement doit se rappeler sans cesse que l’artiste, livré à ses propres forces, ou contrarié dans l’exercice de sa profession, peut à peine fournir à sa subsistance ; et que, dans ce cas, une imposition, quelque foible qu’on la suppose, est toujours prélevée sur ses besoins ; tandis que, favorisé du Gouvernement, tant pour ses approvisionnemens que pour ses débouchés, il peut fournir une imposition énorme par le simple abandon d’une portion de son superflu.

Mais il ne suffit pas au Gouvernement d’encourager les fabriques par les moyens que je viens d’indiquer : il faut encore, pour qu’elles prospèrent, qu’elles puissent concourir avantageusement avec celles des pays voisins ; et, sous ce dernier point de vue, nous allons les considérer au dehors et au dedans de la France.

Ce n’est pas, ainsi qu’on l’a cru assez généralement, en prohibant l’entrée des produits étrangers, qu’on donnera de l’avantage à nos fabriques nationales. Cette prohibition entraîne avec elle trois inconvéniens majeurs.

Le premier, c’est de frustrer l’État d’un revenu de douane.

Le second, c’est de présenter un appât à la contrebande.

Le troisième, c’est de ne plus offrir de stimulant à l’émulation de nos fabricans.

Ainsi, d’après ces considérations, je veux que les produits des fabriques étrangères viennent concourir sur nos propres marchés avec ceux de nos fabriques nationales. Mais, comme le Gouvernement impose le fabricant français, il est de toute justice qu’il impose la fabrication étrangère ; et je pense que le droit d’importation ne doit pas s’élever au dessus de 12 à 15 pour 100 de la valeur commerciale, si l’on veut allier tous les intérêts.

Mais, pour que nos produits manufacturés puissent concourir sur tous les marchés de l’Europe avec ceux des autres nations, il faut pouvoir rivaliser avec elles sous le double rapport du prix et de la qualité : c’est-à-dire, qu’il faut faire aussi bien et à aussi bas prix.

Il n’est peut-être pas d’objet de fabrication, qu’on ne puisse exécuter en France avec une aussi grande perfection que dans les autres pays. Nous trouvons parmi nous des artistes qui peuvent le disputer en mérite aux premiers talens connus de l’Europe : mais la masse de nos artistes est peu instruite ; et il arrive de-là que généralement on fait moins bien.

Je vois d’abord deux causes puissantes qui tendent à propager cet état d’imperfection : la première, c’est le défaut d’instruction dans les artistes ; la seconde, c’est le manque de goût dans le consommateur.

L’exécution du projet d’enseignement que je propose remédie à la première de ces causes, et prépare une heureuse révolution pour la seconde. En effet, à mesure que les lumières pénétreront dans les ateliers, la routine et les préjugés disparoîtront : la perfection apportée dans les travaux formera peu à peu le goût du consommateur ; car le goût se forme par la vue constante d’objets parfaits, ou par la fréquentation d’artistes instruits.

Le défaut de goût dans le consommateur courbe, à la longue, l’artiste le plus habile sous le joug de la médiocrité : du moment qu’un ouvrage parfait n’est plus distingué d’un ouvrage incorrect, l’artiste ne sent que trop qu’il feroit, à pure perte, le sacrifice de son temps pour perfectionner son ouvrage ; il se borne à des ébauches ; et peu à peu son talent s’affoiblit par une suite constante d’une pratique négligée. Il existe néanmoins des hommes qui, fortement travaillés de la gloire de leur art et du besoin de bien faire, donnent encore à leurs travaux l’empreinte de tout leur talent : mais, à la honte du consommateur français, ces artistes traînent leurs jours dans la misère, tandis que la médiocrité prospère et s’enrichit.

La grande différence qu’il y a entre les produits des artistes français et ceux des artistes anglais, annonce moins une disproportion entre les talens qu’une différence choquante dans les connoissances des consommateurs des deux nations. À Londres, l’artiste ne parviendra à vendre avantageusement que l’objet qui présentera tous les caractères de la perfection : à Paris, la moindre différence dans le prix élève l’ouvrage incorrect au niveau de l’ouvrage le plus parfait : de sorte que l’artiste ne peut pas être plus difficile sur son exécution que le consommateur ne l’est lui-même sur son jugement. Ce mauvais goût disparoîtra bientôt par l’effet des bonnes institutions et par la vue constante du beau : ainsi, tâchons de bien faire, et les bons ouvrages formeront eux seuls de justes appréciateurs de leur mérite.

L’empire du goût du consommateur sur le perfectionnement des arts est si bien établi, que nous voyons prospérer en France tout ce qui peut être dirigé par ce caractère national qui distingue le peuple français de tous les autres peuples : la bijouterie, la clincaillerie, la broderie s’exécutent chez nous avec une perfection qui en rend l’exportation très-considérable, parce que tous ces produits se distinguent par une élégance dans les formes et une variété d’exécution que les autres peuples n’ont pu atteindre.

Il n’est pas douteux que si par de bonnes institutions on parvient jamais à maîtriser et diriger cette imagination brûlante qui caractérise l’artiste français, il prendra la première place dans tous les arts de fabrique, comme il l’a déjà dans tous ceux d’agrément.

Mais de deux artistes qui auront atteint le même degré de perfection, celui-là aura l’avantage, qui pourra fournir au plus bas prix dans tous les marchés de l’Europe : c’est cette différence dans les prix qui fait que nos produits manufacturés ne peuvent pas y concourir avec ceux des Anglais, quoique portés à des degrés égaux de perfection.

Cet avantage qu’ont sur nous les Anglais tient à plusieurs causes : la première de toutes dépend de la perfection de leurs mécaniques ; par elles seules, le prix de la main-d’œuvre est tellement diminué, que le travail d’un seul homme équivaut à celui de quatre-vingts à cent ; la filature des cotons nous en offre une preuve. Les mécaniques ont encore l’avantage de rendre le travail plus parfait ; de sorte qu’alliant la perfection à l’économie, elles doivent écraser toute concurrence qui n’est pas fondée sur les mêmes moyens.

La division du travail forme encore une des principales causes de la prospérité des fabriques : l’ouvrier qui reste toujours attaché à l’exécution de la même partie, contracte tellement l’habitude du même travail, qu’il fait mieux et plus vite. Dix ouvriers, se partageant les opérations nécessaires pour fabriquer une épingle, en font cinquante mille par jour ; tandis qu’un seul, s’occupant séparément de tous les détails, ne parviendroit pas à en fabriquer vingt.

Ces vérités sont senties et convenues : cependant on ne les adopte pas assez généralement en France, et nous restons toujours sous le poids d’une main-d’œuvre qui écrase nos manufactures. Plusieurs causes me paroissent se réunir pour écarter de nos ateliers tout ce qui a pour but d’y diminuer la main-d’œuvre : d’abord, l’on craint de forcer à l’inaction une partie des bras occupés jusqu’ici à ces divers travaux ; comme si le bas prix de l’objet manufacturé, qui en centuple la consommation en ouvrant cent portes de plus au débouché, ne déterminoit pas une fabrication au moins centuple, et ne conservoit pas par conséquent du travail à tous les bras !

Mais la plus grande cause qui arrête l’adoption de ces mesures salutaires, c’est qu’en général la consommation de nos fabriques n’est point assez forte, ni les entrepreneurs assez courageux pour risquer les frais de ces établissemens. Je m’explique : on sait généralement que la force la plus puissante, comme la plus économique, est celle de la pompe à feu ; je dis plus, il n’y a pas de fabricant qui n’en désire pour le service de ses propres ateliers : mais il est détourné du projet de l’établir, d’un côté par les frais d’une semblable entreprise ; de l’autre, parce que le Gouvernement ne lui a donné jusqu’ici aucune garantie contre les événemens qui peuvent paralyser ses efforts.

Les Anglais ont adopté l’usage du cylindre pour imprimer les toiles : le travail en est plus prompt et plus correct. Eh bien ! l’adoption d’une pareille mécanique seroit ruineuse chez nous, attendu que le gain qu’on feroit sur le peu d’exemplaires qu’on vendroit du même dessin, ne couvriroit pas les frais de la confection de cette machine. En Angleterre, le fabricant a déjà placé dix mille pièces de toile imprimée avant que le dessin soit terminé. On fabrique aujourd’hui les rasoirs dans plusieurs ateliers de Paris avec autant de perfection qu’à Londres ; mais un bon rasoir coûte à Paris quatre fois plus qu’à Londres, parce que le fabricant anglais divise son travail, le simplifie par des machines, et débite dix mille rasoirs par an, tandis que le fabricant de Paris en vend à peine quelques douzaines ; ce qui ne permet à ce dernier ni de diviser son travail, ni de le simplifier, ni de répartir un gain modique sur chaque pièce.

Outre la perfection donnée au produit, et la diminution apportée dans la main-d’œuvre, nous avons donc encore à vaincre le préjugé de la réputation, et le pouvoir de l’habitude sur le consommateur. Le temps et une suite de produits constamment bien fabriqués, peuvent seuls faire tomber d’eux-mêmes tous ces obstacles ; il n’appartient pas plus au Gouvernement qu’à la raison d’en forcer la chute.

Tous les genres de fabrication ne sont cependant pas propres à recevoir toute l’extension dont nous venons de parler ; il en est qu’on peut regarder comme des opérations de ménage : ce sont sur-tout ceux qui s’alimentent de quelques productions territoriales qui se consomment sur le lieu même. Les grands développemens des forces mécaniques et de la division des travaux ne sont essentiellement applicables qu’aux préparations qu’on donne aux étoffes et aux métaux, parce que, d’un côté, ces objets ne sont pas bornés dans leur consommation, et que, de l’autre, les travaux qu’on exécute sur eux sont aussi variés que multipliés.

Mais ce seroit en vain que le fabricant organiseroit son atelier avec intelligence et économie, si le Gouvernement ne lui garantissoit pas l’exécution des traités qu’il peut conclure avec ses ouvriers : l’intérêt du commerce, le maintien des bonnes mœurs et la sûreté publique, réclament hautement cette garantie.

Un ouvrier qui entre dans une fabrique engage la disposition de ses forces, moyennant un salaire convenu. Sous ce premier rapport, il paroîtroit que l’ouvrier et le chef peuvent se séparer à chaque instant ; et je suis loin de contester le principe en lui-même. Mais ici se rattachent des considérations qui intéressent essentiellement le commerce ; et c’est sous ce point de vue que je vais envisager ces engagemens.

Un ouvrier doit avoir la faculté de quitter son maître à chaque instant, par cela seul que son maître peut le renvoyer à chaque instant : mais comme cette facilité doit entraîner de très-graves inconvéniens, puisqu’elle peut amener la dissolution d’une fabrique, il faut trouver le moyen de concilier l’intérêt du commerce avec les droits des individus : or, ces moyens seront ceux qui, en assurant à un entrepreneur le travail de l’ouvrier pendant un temps déterminé, garantiront celui-ci d’un renvoi imprévu et non mérité.

Pour atteindre ce but, il faut que les parties intéressées puissent se lier par un contrat dont le Gouvernement seul peut assurer la garantie : sans cette déclaration formelle de sa part, par laquelle il accordera protection à toutes les conditions du traité fait entre le chef et l’ouvrier, les parties contractantes seroient toujours le jouet de leur caprice ou de leur mauvaise foi.

Il suit encore de ces principes que la sûreté publique, le commerce et les mœurs veulent qu’un ouvrier ne puisse être reçu dans un atelier, qu’autant qu’il déposera entre les mains de son nouveau chef un certificat de bonne conduite délivré par le propriétaire de l’atelier d’où il sort. Pour assurer l’exécution d’une mesure aussi essentielle, le Gouvernement pourroit déclarer qu’il n’accorde protection contre un ouvrier, qu’à ceux des chefs d’ateliers qui justifieroient de la remise de ce certificat en leurs mains.

Ce sont ces mesures sages et conservatrices qui assurent la prospérité des fabriques, et établissent des rapports d’amitié toujours précieux entre le chef et les ouvriers.

Ce sont ces mesures qui, donnant au chef l’assurance d’une main-d’œuvre calculée, et assurant à l’ouvrier un bien-être toujours dépendant de sa conduite, permettent au premier de donner à ses spéculations toute l’étendue convenable, et tranquillisent le second sur ses moyens de subsistance.

Sans ces liens précieux, qui forment une seule famille de tous les individus composant un atelier, on n’y voit qu’indifférence, soupçon, inquiétude, dureté, &c.

Les demandes d’objets manufacturés viennent-elles à se ralentir ? Un ouvrier est-il atteint de maladie ? La porte de l’atelier lui est interdite ; tout secours lui est refusé ; et, jouet infortuné du caprice et des circonstances, il épuise dans l’inaction le peu de ressources qu’il s’étoit faites. D’un autre côté, l’ouvrier sent-il le besoin qu’on a de ses bras ? Il pressure le chef et lui impose une loi toujours nuisible au commerce ; il sacrifie son atelier à l’offre d’un plus fort salaire momentané : l’ouvrier et le chef se trouvent ainsi dans un état de guerre habituel : leurs intérêts, qui devroient se confondre, se croisent et se heurtent à chaque instant ; et la prospérité du commerce, qui ne peut être que le résultat d’une parfaite harmonie, et qu’on ne sauroit séparer du bien-être des individus, est sacrifiée à de mauvaises combinaisons.