Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France/Section 1

SECTION PREMIÈRE.


Moyens de former des Fabricans.


Toutes les institutions anciennes ont disparu avec le régime qui les avoit produites ; mais nous sommes loin de penser que toutes fussent vicieuses. Il est permis aujourd’hui de proposer et d’espérer le rétablissement de celles qu’on n’eût jamais du proscrire.

Jadis, en France, comme chez toutes les nations où les arts de fabrique sont comptés parmi les élémens de la prospérité publique, il étoit permis aux parens d’un jeune homme de le mettre, pendant un certain nombre d’années convenu, à la disposition d’un chef d’atelier, qui, à son tour, étoit tenu de l’instruire dans tous les détails de sa profession. Cette garantie réciproque étoit stipulée dans un acte public, qu’on appeloit contrat d’apprentissage.

Des idées de liberté mal entendues ont rompu ces liens sacrés par lesquels un jeune homme faisoit le sacrifice momentané de ses forces en échange des connoissances qu’on lui donnoit. Il se préparoit de bonne heure à soulager ses parens, à servir sa patrie, à élever ses enfans, et acquéroit cette précieuse indépendance qui repose sur le sentiment de nos forces ou la réalité de nos services.

À la vérité, ces contrats d’apprentissage n’ont été ni abrogés ni prohibés par aucune loi connue : mais, au milieu des ruines dans lesquelles nous avons vécu ; au sein même de la subversion de tous les principes ; dans ces momens où, aux seuls mots de liberté violée, d’atteinte portée aux droits naturels, on voyoit tomber les institutions les plus sages, comment celle-ci eût-elle été garantie ? Elle a donc pu n’être pas abrogée ; mais elle s’est éteinte par une suite nécessaire du système qui dominoit.

Il faut donc que le Gouvernement prononce formellement aujourd’hui cette garantie. Et il ne suffit pas de porter des peines contre celle des deux parties contractantes qui pourroit enfreindre les conditions du traité ; il faut encore que l’élève qui déserteroit la maison de l’instituteur soit puni et repoussé de tous les ateliers.

La loi ne doit ni fixer le terme, ni régler les conditions de l’apprentissage. Tout cela doit varier en raison de l’art qu’on pratique, de l’âge de l’élève, et de mille autres causes qu’on ne peut pas calculer. Elle doit se borner à consacrer la garantie des conditions du contrat et à assurer leur exécution, en prononçant des peines contre celui des contractans qui ne remplira pas ses engagemens.

Une autre mesure également salutaire pour prévenir toute infraction au traité, c’est de porter la même peine contre l’embaucheur ou le recéleur de l’apprentif dont le terme d’apprentissage n’est pas expiré.

La nécessité de donner toute protection aux contrats d’apprentissage sera sentie, si l’on réfléchit que ces engagemens sont, par leur nature même, favorables au commerce et aux individus contractans : en effet, l’avantage du chef est de verser promptement dans l’ame de son élève toutes les connoissances qu’il a sur sa profession ; il doit se hâter de l’instruire pour mettre à profit toute son industrie. Mais supposons que l’instituteur n’ait aucune garantie pour le temps que l’élève pourra rester dans son atelier, les intérêts que nous venons de voir se confondre sont, dès ce moment, séparés ; je dis plus, ils sont opposés : le premier regarde l’apprentif comme un espion qui ne veut que lui dérober ses procédés ; et le même atelier qui, naguère, étoit l’asyle de la confiance et de la paternité, n’est plus que celui du secret, de la crainte, de la méfiance : le chef soupçonneux soustrait toutes les opérations délicates et difficiles à l’œil de son élève ; il ne l’emploie qu’à des travaux grossiers : de sorte que le jeune homme, après un séjour long et pénible dans l’atelier, n’en rapporte que les connoissances qu’on n’a pas pu lui tenir cachées.

Le contrat d’apprentissage devient encore nécessaire sous un autre rapport : les divers travaux d’un atelier ne sont pas tous également faciles et agréables ; et, comme le jeune homme n’est que trop souvent disposé à se refuser aux opérations difficiles ou dégoûtantes, il faut une force coactive pour l’y contraindre : or, cette force n’existe que dans les liens qui le retiennent dans l’atelier et le mettent à la disposition du chef.

D’un autre côté, les diverses opérations d’une fabrique présentent un tel enchaînement, une sorte de filiation si bien établie, qu’il faut les avoir exécutées toutes pour connoître l’art dans tout son ensemble. Il faut donc que l’élève suive pas à pas cette gradation qui le fait passer de l’une à l’autre : sans cela, il s’établira des lacunes dans ses connoissances, qui en feront toujours un artiste borné. Mais, comme la nécessité de cette filière de travaux n’est pas sentie par l’élève ; comme sa dangereuse imprévoyance et une sotte prévention le portent sans cesse au-delà des bornes, il ne faut rien moins qu’une autorité légale ou paternelle pour le retenir dans sa carrière et la lui faire parcourir à pas lents.

J’ai vu des hommes du premier mérite embrasser une profession qu’ils n’avoient pas étudiée dans tous ses détails, et ne pas y obtenir tous les succès qu’ils devoient s’y promettre, parce qu’ils en avoient méprisé ou négligé certaines opérations, minutieuses en apparence, et qui par-là leur paroissoient très-étrangères à l’art lui-même. Il est dans chaque atelier une organisation propre, une espèce d’économie intérieure, fruit de l’expérience et du goût éprouvé du public, qui n’est pas susceptible d’être enseignée, et ne peut se transmettre que par la pratique des détails qui la constituent. Ici, l’apprentissage ne peut être suppléé en aucune manière.

Mais l’élève sortant de l’atelier de son maître, ne connoissoit encore que les procédés qui y étoient pratiqués. Il parcouroit alors les principales villes de la France pour étudier son art dans tous les ateliers ; et ce n’étoit qu’après avoir fait son tour de France qu’il fixoit invariablement son domicile. C’étoit sur-tout dans les professions de serrurier, charpentier, maçon et menuisier, que cet usage étoit établi ; c’étoit aussi dans celles-ci qu’il devenoit le plus nécessaire, parce que le mode de travail y dépend beaucoup moins des localités que dans plusieurs autres.

Je ne puis pas confondre le compagnonage avec les corporations proprement dites, parce qu’il n’en a ni les principes, ni les inconvéniens. L’esprit de corps qui se perpétuoit dans les corporations, avoit sans doute quelque avantage ; mais il étoit essentiellement nuisible au progrès de l’art, en ce qu’il concentroit dans un très-petit nombre de bras l’entreprise de tous les travaux ; et que par conséquent il éteignoit l’émulation, qui, très-souvent, naît du besoin de faire mieux, et se montre par-tout compagne inséparable de la concurrence. L’institution du compagnonage, au contraire, instruisoit l’artiste de tous les procédés nouveaux qu’on venoit d’introduire dans les ateliers, agrandissoit son ame par le spectacle de tout ce qui s’y exécutoit de beau et de parfait, nourrissoit son émulation par la fréquentation de tous les talens ; de manière que, de retour dans ses foyers, il avoit des conceptions plus hardies et des méthodes de travail plus parfaites. Le compagnonage, en mettant sans cesse tous les ouvriers d’une nation dans des relations fréquentes, en formoit, pour ainsi dire, une grande société où tous les perfectionnemens, devenus communs, se propageoient dans toutes les parties de la France avec la rapidité de l’éclair.

Oh ! combien les arts ont perdu lorsque tous ces liens fraternels ont été rompus ! Dès ce moment, l’ouvrier, concentré dans sa petite sphère, n’a pas porté plus loin ses regards ; il est devenu étranger à toutes les découvertes ; il n’a eu pour lui que ses propres forces : et, dans cet état, les arts, qui n’avancent que par les efforts de l’émulation, ont dû languir dans une pernicieuse stupeur.

Non-seulement le compagnonage étoit utile sous le rapport des progrès de l’art ; mais son organisation étoit telle, que l’artiste qui y étoit une fois admis n’avoit plus à redouter ni le manque de travail, ni les horreurs de la misère. Arrivoit-il dans une ville dont tous les ateliers étoient au complet ? un des plus anciens compagnons lui cédoit sa place. Étoit-il atteint de maladie ? les soins les plus assidus lui étoient prodigués. Toujours au-dessus des besoins, il ne s’avilissoit ni par des vols, ni par aucune bassesse : une indépendance bien sentie élevoit son ame et y nourrissoit cette noble fierté nécessaire à l’artiste. C’étoit-là vraiment une corporation fraternelle et utile. Il m’en coûte de publier qu’une si belle institution ait dégénéré en deux sectes, que la fureur armoit l’une contre l’autre, et dont les individus se livroient des combats à mort à chaque rencontre. S’il eût été possible d’éteindre ces animosités et de réunir de sentiment des hommes qui marchoient tous vers le même but, le compagnonage eût formé la plus belle comme la plus utile des corporations. Il seroit difficile, peut-être même dangereux, de le rétablir aujourd’hui ; mais je donnerai les moyens d’y suppléer.

On voit, d’après tout ce qui précède, que le Gouvernement a constamment livré l’artiste à ses propres ressources. On peut même reprocher à l’organisation actuelle de l’enseignement public, de n’avoir rien fait pour la classe la plus nombreuse comme la plus précieuse de la société. En effet, au sortir des écoles primaires, le jeune homme est rendu à ses parens ; et les écoles centrales (si on en excepte le dessin) n’offrent plus aucune ressource pour celui qui se destine à l’exercice d’une profession mécanique ; de sorte que l’instruction, telle qu’elle est organisée en ce moment, n’est profitable qu’à une très-foible partie de la population.

Cependant les arts de fabrique ont leurs principes : les bases de toutes leurs opérations sont fixées par la science ; les artistes, comme membres de la société, ont droit à l’instruction : ils peuvent la réclamer ; et il est du devoir, comme de l’intérêt du Gouvernement, de faire disparoître cette lacune dans le système de l’enseignement public.

Je suis loin de penser que les écoles de chimie, telles qu’elles existent aujourd’hui, puissent remplir le but qu’on se propose : dans toutes ces écoles, on s’occupe de trop d’objets pour que l’élève y trouve les connoissances nécessaires pour chaque art en particulier : on y fait connoître, à la vérité, les principes sur lesquels reposent les opérations ; mais on ne se livre point à des développemens suffisans. L’art de la teinture, par exemple, y est enseigné dans une ou deux séances, après lesquelles on ne connoît ni l’art des manipulations, ni le choix des matières, ni la disposition des ateliers. Tout s’est borné, dans ce peu d’instans consacrés à la description du plus compliqué de tous les arts, à lier quelques idées sur le principe colorant, les mordans et la nature d’un assez petit nombre de matières tinctoriales. Ainsi la chimie donne la clef des opérations de l’art ; mais, ne s’occupant pas assez de détails dans l’enseignement public, elle ne parviendra jamais à former un artiste.

C’est cet état d’imperfection dans l’enseignement qui fait que l’artiste, n’y trouvant jamais les développemens qui lui sont nécessaires, méconnoît les rapports de la science avec sa profession. C’est ce qui fait encore que la théorie et la pratique, qu’un intérêt commun devroit confondre, marchent sur deux lignes parallèles et n’avancent que lentement, parce que leur nature les rend inséparables.

Le seul moyen qu’a le Gouvernement de s’acquitter envers les artistes de la dette sacrée de leur éducation, c’est de former pour eux des écoles d’instruction-pratique qui répondent à la grandeur et à l’intérêt de l’objet.

Je crois qu’il lui est possible d’atteindre ce but, en formant quatre grands établissemens qui embrasseroient la presque totalité des opérations qui appartiennent aux fabriques.

Le premier auroit pour objet les travaux de la teinture, impression sur toile et préparations animales.

Le second traiteroit des métaux et de leurs préparations.

Le troisième feroit connoître les terres et leurs usages pour la fabrication des poteries : il s’occuperoit en même temps des travaux de la verrerie.

Le quatrième apprendroit à former les sels ; à extraire les acides et les alkalis ; à distiller les vins, les plantes aromatiques, et à combiner les parfums.

Pour organiser convenablement l’instruction pour toutes ces parties, il faut d’abord s’occuper des dispositions générales qui sont applicables à toutes : après quoi nous descendrons aux conditions particulières que chacune d’elles exige.


Dispositions générales.


Je comprends dans le nombre des dispositions générales, l’emplacement et l’organisation intérieure de chaque établissement, dans tout ce qui a rapport à l’enseignement et à l’administration.

Par rapport à l’emplacement, je ne pense pas qu’on puisse ni qu’on doive réunir ces quatre établissemens dans un même lieu : il est des arts qui n’ont absolument aucun rapport entr’eux ; on peut donc les séparer sans inconvénient. Il en est d’autres qui ont des localités propres ou des climats qui leur sont affectés ; et ceux-ci ne peuvent encore prospérer que là où les hommes, l’air, l’eau, les terres leur conviennent.

L’emplacement des écoles-pratiques doit donc varier ; et la position de chacune d’elles doit être déterminée d’après les résultats que donne le calcul des avantages et des inconvéniens que présentent les divers points de la république sur lesquels on pourroit les établir.

L’établissement d’une école-pratique suppose la libre et entière disposition d’un vaste bâtiment dans lequel on puisse développer tout le système d’enseignement nécessaire. Il existe encore des propriétés nationales qu’on pourroit consacrer à ce bel usage.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la division que nous avons déjà établie, pour se convaincre de l’insuffisance d’un seul professeur pour l’enseignement complet de plusieurs de ces parties. Il n’en est aucune qui ne se subdivise, dans la société, en plusieurs professions distinctes, mais dont les principes sont tellement liés, qu’on ne peut pas les séparer sans de très-graves inconvéniens. L’établissement de plusieurs professeurs dans la même école, a l’avantage inappréciable de présenter à chaque élève et dans tous ses détails, la partie qu’il veut embrasser.

En se pénétrant du vrai but de cette institution, on jugera d’avance que les expériences qu’on fera dans chaque atelier, n’auront plus ce caractère de mesquinerie qu’on ne voit que trop souvent dans les établissemens publics. Toutes ces opérations devront y être exécutées avec tous les développemens qu’on leur donne dans les ateliers de fabrique : elles seront telles que l’ouvrier n’aura qu’à copier lorsqu’il s’en retournera dans ses foyers pour y former et fixer son établissement.

Il ne faut pas cependant outrer ce dernier principe : sans doute que la pratique d’un art ne peut s’acquérir que par des travaux en grand ; mais il est vrai de dire que les élémens d’une science peuvent être connus d’après les seuls résultats d’expériences en petit. Il paroit donc qu’il est de l’intérêt de l’élève et de celui du Gouvernement d’avoir un atelier de recherches dans chaque établissement, où le professeur puisse s’occuper des principes de l’art avant de se livrer aux grandes applications.

Il suit encore de ces principes que nul ne pourra être admis à enseigner dans l’une de ces écoles, s’il n’a déjà dirigé un grand établissement de même nature, et s’il ne possède exactement la théorie de son art. On peut établir aujourd’hui ces conditions sans craindre de manquer de sujets capables ; car on regarde par-tout la saine pratique comme inséparable de la théorie fondée sur le rapprochement des faits.

Cette manière de travailler en grand, seroit bien moins dispendieuse qu’on ne l’imagine : ici, tous les produits ont une valeur ; tandis que dans les travaux de recherches, tout n’est que perte et sacrifices. Je dis plus : il n’est pas d’opération exécutée avec soin, sur laquelle on ne puisse s’assurer le bénéfice du fabricant lui-même : ainsi, outre l’avantage inappréciable de l’instruction et du perfectionnement des arts, le Gouvernement trouveroit dans ces établissemens une ressource féconde en approvisionnemens de tout genre[1].

Les professeurs seroient nommés par le Gouvernement, sur la présentation d’un jury composé de trois membres, qui formeroient un conseil auprès de lui. Ce jury surveilleroit l’enseignement dans toutes les parties de l’institution, et assureroit l’exécution des réglemens qui seroient faits à ce sujet.

Indépendamment des professeurs destinés à l’enseignement, je crois que chacun de ces établissemens doit avoir une administration étrangère à l’instruction et chargée spécialement des achats, des ventes, et généralement de tout ce qui concerne l’économie intérieure de la maison. Cette administration doit avoir un chef nommé par le Gouvernement, qui seul délibérera avec les professeurs sur les divers objets qui intéressent le matériel de l’enseignement.

Tous les jeunes gens qui se destineroient à une profession, seroient admis à recevoir l’instruction dans ces écoles nationales : les seuls titres qu’on pourroit exiger d’eux pour y obtenir leur inscription, se borneroient à une attestation de bonne conduite, de la part de l’administration du lieu de leur domicile.

Mais la plupart de ces élèves appartenant à des parens peu fortunés, et la nation leur devant fournir les moyens de s’instruire pour les rendre utiles à la société, je crois qu’il est indispensable de leur assigner une légère indemnité, tant pour le séjour dans l’école, que pour les frais de route : ce foible salaire ne sera pas sans doute exigé par tous ; mais il est nécessaire au plus grand nombre.

Comme l’émulation nourrit et accroît les forces des élèves, on ne doit négliger aucun des moyens qui peuvent l’exciter ; et je pense que des encouragemens accordés aux progrès, au zèle et à la bonne conduite, devroient couronner les travaux de chaque année. Les noms des jeunes gens qui auroient mérité quelque distinction seroient proclamés avec solemnité, et inscrits, à côté des ouvrages couronnés, dans une salle consacrée à ce dépôt.

Pour éviter l’influence meurtrière de la faveur, j’appellerois les élèves eux-mêmes à prononcer sur le mérite de leurs camarades : je les ai vus constamment justes et sévères dans leurs jugemens ; l’expérience nous a prouvé qu’il n’y a pas de couronne mieux méritée ni plus flatteuse que celle que décernent des rivaux. Je desirerois donc que la décision des élèves fût prononcée la première, et que celle des maîtres n’en fût que la confirmation ou le rejet. Dans ce dernier cas, ils seroient tenus de motiver leur décision en présence des premiers juges.

Il est difficile, il seroit même nuisible aux progrès des arts, de fixer un terme au séjour d’un élève dans chacune de ces écoles : il ne peut avoir d’autres bornes que celles que pose le degré d’intelligence de chaque élève. L’administration doit avoir toute latitude pour prononcer que l’instruction est terminée, et donner alors à l’élève un certificat de sortie qui atteste sa capacité. Elle doit, en même temps, être autorisée à refuser un plus long enseignement à l’individu qu’une mauvaise conduite soutenue ou une incapacité confirmée rendent peu propre à profiter des leçons de l’école.

Au reste, tous ces détails sont presque étrangers à l’objet principal qui m’occupe, et je me hâte de passer aux dispositions particulières.


Dispositions particulières.


Sans doute que l’organisation de tous les établissemens doit être une par les principes ; mais leur nature très-différente nécessite des modifications qu’il est important de faire connoître pour retirer de chacun d’eux le plus grand avantage possible.


École de Teinture et de Préparations animales.


Cette école nous paroît devoir être placée à Lyon. Il est d’abord reconnu que c’est la position la plus favorable à la teinture : quoique le midi présente plus d’avantages pour celle des cotons, les approvisionnemens sont assez faciles à Lyon pour ne pas séparer et désunir des genres de teinture dont le rapprochement doit produire de très-heureux effets.

Cette première partie de l’école pourroit être divisée en trois sections, dont l’une auroit pour objet la teinture des soies ; la seconde, celle des laines ; et la troisième, celle des fils et cotons, de même que leur impression.

Chacune de ces sections auroit un atelier particulier, dans lequel seroient disposés les appareils nécessaires à l’art.

Chacune d’elles présentant des détails infinis, des procédés propres qui exigent des appareils particuliers, seroit enseignée séparément. Mais comme il y a beaucoup d’analogie entre la teinture en soie et celle des laines, entre la teinture des cotons et celle des fils, je pense que deux professeurs seroient suffisans.

La seconde partie, qui a pour objet les préparations animales, exige pareillement deux professeurs : l’un qui seroit essentiellement chargé d’expliquer tout ce qui a rapport aux opérations sur les cuirs ; tandis que le second auroit pour objet de faire connoître plusieurs opérations qui forment toutes autant de professions distinctes, telles que l’art de fabriquer les colles ; de travailler l’ivoire, la corne et les os ; de feutrer les poils ; d’extraire et de purifier les huiles et les graisses ; de fabriquer le beurre et le fromage ; de préparer les viandes, etc.


École des Travaux métalliques.


Celle-ci ne doit être qu’une extension de celle des mines qui existe aujourd’hui. C’est dans Paris que je conserverois tout ce qui tient à l’enseignement général et à l’administration.

Comme l’importance et l’étendue de cette belle partie des arts exigent qu’on multiplie les écoles-pratiques de perfectionnement sur les divers points de la République, je desirerois qu’il s’en formât une dans le ci-devant Berry, ou dans le comté de Foix, pour y enseigner et pratiquer en grand la fabrication des aciers, celle des limes, des scies et des faulx. J’en placerois deux autres à Paris, dont l’une auroit pour but d’instruire sur l’art de l’étamage, de la dorure, et généralement sur tout ce qui a rapport à l’alliage et au départ des métaux ; tandis que l’autre s’occuperoit de l’art de filer les métaux, de les malléer, de les limer, de les couler, de les laminer, de les oxider, etc.


École de Poterie et de Verrerie.


L’école de poterie et verrerie seroit établie à Sèvres.

Le bel établissement de porcelaine qui y existe a été le berceau de toutes les découvertes comme de tous les talens en ce genre : mais aujourd’hui qu’il a rempli son but, aujourd’hui que d’autres rivalisent de perfection avec lui, je croirois indigne de la nation de faire pour lui de nouveaux sacrifices, si je ne voyois pas un moyen facile de le rendre à sa première destination. Il peut de nouveau servir d’école, et acquérir à la poterie grossière de nos climats la supériorité qu’ont acquise nos porcelaines. Ce second objet est, sans contredit, d’un intérêt au moins égal au premier, puisqu’il est un besoin pour toutes les classes de la société.

L’établissement de Sèvres est tel, que l’instruction pourroit y être établie presque dès aujourd’hui. Sa position est même très-favorable, puisqu’elle se trouve au centre des terres les plus propres à ces travaux, et déjà, pour la plupart, employées à cet usage.

La partie de la verrerie y seroit moins avantageusement placée : mais comme il est utile de réunir ces deux objets, et que Sèvres présente déjà l’établissement d’une belle verrerie, je n’hésite pas à y fixer ce dernier établissement. Deux professeurs suffiroient pour ces deux parties.


École d’Halotechnie et de Distillation.


Cette école ne sauroit être plus avantageusement située qu’à Montpellier. Le commerce des vins, liqueurs et parfums s’y alimente des productions territoriales ; la proximité de l’Italie et de la mer y rend le soufre et le salpêtre très-abondans : le voisinage des salines, la fabrication du vert-de-gris, du sel de saturne, des crèmes de tartre et de la soude, l’exploitation peu éloignée de plusieurs mines d’alun et de couperose, forment une telle réunion d’avantages, qu’on ne pourroit sans injustice préférer aucun autre emplacement.

Cette école demanderoit deux professeurs : l’un ne s’occuperoit que de la fabrication des acides (tels que eau forte, huile de vitriol, esprit de sel, vinaigre, etc.) et de leurs combinaisons les plus importantes avec les bases terreuses, métalliques et alkalines. Le second professeur ne traiteroit que de l’art du distillateur et des combinaisons et mélanges des produits qui en proviennent avec les divers excipients, ce qui embrasse les professions du liqueuriste, du parfumeur, etc.

Les avantages de ces sortes d’établissemens ne peuvent être révoqués en doute que par les hommes essentiellement étrangers aux arts ou indifférens à leur prospérité. Et, s’il pouvoit s’en trouver encore qui méconnussent le pouvoir de la science sur la pratique, il me suffiroit sans doute de leur présenter les exemples suivans.

La fabrique de Sèvres fut le berceau de l’art de la porcelaine en France : en très-peu d’années, les ouvrages qui en sortirent excitèrent l’admiration de toute l’Europe. Ces progrès rapides furent le fruit des connoissances dont le Gouvernement entoura cet établissement à sa naissance : et les résultats immédiats de l’instruction qui a été portée dans ces ateliers, furent, d’une part, la gloire pour la nation de posséder le plus bel établissement de porcelaine connu en Europe ; et, de l’autre, l’avantage d’ouvrir au commerce une nouvelle branche d’industrie.

Les temps où la fabrique d’armes a été établie à Versailles, sont encore plus près de nous ; et déjà nous y possédons les artistes les plus distingués de l’Europe.

Qui pourra croire que les corps du génie et de l’artillerie français fussent parvenus au degré de supériorité qu’ils ont atteint, si des écoles pratiques ne les avoient préparés à l’exercice des fonctions importantes et difficiles qu’ils étoient appelés à remplir ?

N’est-ce pas aux écoles d’instruction répandues en Allemagne que le Gouvernement doit la prospérité de ses exploitations métalliques ?

Les établissemens pratiques, tels que je les propose, ont encore l’avantage d’exciter l’émulation parmi les élèves, de fournir les moyens de distinguer le talent, et de présenter avec ordre et en peu de temps tous les principes d’un art.

À l’aide de pareilles institutions, non seulement nos fabriques s’enrichiroient de leurs propres découvertes ; mais rien de ce qui se feroit d’intéressant chez l’étranger ne leur seroit inconnu : tandis que, par le long et pénible séjour que fait l’apprentif dans un atelier, il n’acquiert jamais qu’une partie des connoissances de son maître.


  1. Il est aisé de calculer que la disposition de tous les ateliers, exécutée dans des maisons nationales, ne coûteroit pas 500,000 fr. et que les frais annuels d’enseignement, d’administration, de réparations, s’élèveroient à peine à une somme égale.