Essai sur le mérite et la vertu/Livre second/Partie seconde

Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. 174-290).


PARTIE SECONDE.


Section Premiere.


Pour démontrer que le principal moyen d’être heureux c’est d’avoir des affections sociales, & que manquer de ces penchants, c’est être malheureux ; je demande en quoi consistent ces plaisirs & ces satisfactions qui font le bonheur de la Créature. On les distingue communément en plaisirs du corps, & en satisfactions de l’esprit.

On ne disconvient pas que les satisfactions de l’esprit ne soient préférables aux plaisirs du corps. En tout cas, voici comment on pourrait le prouver. Toutes les fois que l’esprit a conçu une haute opinion du mérite d’une action, qu’il est vivement frappé de son héroïsme, & que cet objet a fait toute son impression, il n’y a ni terreurs ni promesses, ni peines ni plaisirs du corps, capables d’arrêter la Créature. On voit des Indiens, des Barbares, des malfaiteurs, & quelquefois les derniers des humains, s’exposer pour l’intérêt d’une troupe, par reconnaissance, par animosité, par des principes d’honneur ou de galanterie à des travaux incroyables, & défier la mort même ; tandis que le moindre nuage d’esprit, le plus léger chagrin, un petit contretemps, empoisonnent & anéantissent les plaisirs du corps ; & cela, lorsque placé d’ailleurs dans les circonstances les plus avantageuses, au centre de tout ce qui pouvait exciter & entretenir l’enchantement des sens, on était sur le point de s’y abandonner. C’est en vain qu’on essayerait de les rappeler : tant que l’esprit sera dans la même assiette, les efforts, ou seront inutiles, ou ne produiront qu’impatience & dégout.

Mais si les satisfactions de l’esprit sont supérieures aux plaisirs du corps, comme on n’en peut douter, il suit de là, que tout ce qui peut occasionner dans un Etre intelligent une succession constante de plaisirs intellectuels, importe plus à son bonheur que ce que lui offriroit une pareille chaîne de plaisirs corporels.

Or, les satisfactions intellectuelles consistent ou dans l’exercice même des affections sociales, ou découlent de cet exercice en qualité d’effets.

Donc, l’œconomie des affections sociales étant la source des plaisirs intellectuels, ces affections sociales seront seules capables de procurer à la Créature un bonheur constant & réel.

Pour développer maintenant comment les affections sociales sont par elles-mêmes les plaisirs les plus vifs de la Créature, (travail superflu pour celui qui a éprouvé la condition de l’esprit sous l’empire de l’amitié, de la reconnaissance, de la bonté, de la commisération, de la générosité, & des autres affections sociales). Celui qui a quelques sentiments naturels, n’ignore point la douceur de ces penchants généreux ; mais la différence que nous trouvons, tous tant que nous sommes, entre la solitude & la compagnie, entre la compagnie d’un indifférent & celle d’un ami, la liaison de presque tous nos plaisirs avec le commerce de nos semblables, & l’influence qu’une société présente ou imaginaire exerce sur eux, décident la question.

Sans en croire le sentiment intérieur, la supériorité des plaisirs qui naissent des affections sociales sur ceux qui viennent des sensations, se reconnaît encore à des signes extérieurs, & se manifeste au dehors par des symptômes merveilleux. On la lit sur les visages ; elle s’y peint en des caractères indicatifs d’une joie plus vive, plus complète, plus abondante, que celle qui accompagne le soulagement de la faim, de la soif & des plus pressants appétits. Mais l’ascendant actuel de cette espèce d’affection sur les autres, ne permet pas de douter de leur énergie. Lorsque les affections sociales se font entendre, leur voix suspend tout autre sentiment, & le reste des penchants garde le silence. L’enchantement des sens n’a rien de comparable : quiconque éprouvera successivement l’une & l’autre volupté, donnera sans balancer la préférence à la première. Mais pour prononcer avec équité, il faut les avoir éprouvées dans toute leur intensité. L’honnête homme peut connaître toute la vivacité des plaisirs sensuels ; l’usage modéré qu’il en fait, répond de la sensibilité de ses organes & de la délicatesse de son goût : mais le méchant, étranger par son état aux affections sociales, est absolument incapable de juger des plaisirs qu’elles causent.

Objecter que ces affections ne déterminent pas toujours la Créature qui les possède, c’est ne rien dire. Car si la Créature ne les ressent pas dans leur énergie naturelle, c’est comme si elle en était actuellement privée, & qu’elle l’eût toujours été. Mais en attendant la démonstration de cette proposition, nous remarquerons que moins une Créature aura d’affections sociale, plus il sera surprenant qu’elle prédomine : toutefois ce prodige n’est pas inouï. Or, si l’affection sociale, telle quelle, a pu dans une occasion surmonter la scélératesse, il reste incontestable que, fortifiée par un exercice assidu, elle aurait toujours prévalu.

Telle est la puissance & le charme de l’affection sociale, qu’elle arrache la Créature à tout autre plaisir. Lorsqu’il est question des intérêts du sang, & dans cent autres occasions, cette passion maîtrise souverainement, & sa présence triomphe presque sans effort des tentations les plus séduisantes.

Ceux qui ont fait quelque progrès dans les Sciences, & à qui les premiers principes des Mathématiques ne sont pas inconnues, assurent que l’esprit trouve dans ces vérités, quoique purement spéculatives, une sorte de volupté supérieure à celle des sens : or, on a beau creuser la Nature de ce plaisir de contemplation, on n’y découvre pas le moindre rapport avec les intérêts particuliers de la Créature. Le bien de son systême individuel est ici pour zéro. L’admiration & la joie qu’elle ressent, tombent sur des choses extérieures & étrangères au Mathématicien ; & quoique le sentiment des premiers plaisirs qu’il éprouve, & qui lui rendent habituelle l’étude de ces Sciences abstraites & pénibles, puisse devenir en lui une raison d’intérêt, ces premières voluptés, ces satisfactions originelles qui l’ont déterminé à ce genre d’occupation, ne peuvent avoir d’autre cause que l’amour de la vérité, la beauté de l’ordre & le charme des proportions ; & cette passion considérée dans ce point de vue, est du genre des affections naturelles. Car puisque son objet n’est point dans l’étendue du système individuel de la Créature, il faut ou la traiter d’inutile, de superflue, & conséquemment d’inclination dénaturée ; ou la prenant pour ce qu’elle est, l’approuver comme une délectation raisonnable, engendrée par la contemplation des nombres, de l’harmonie, des proportions & des accords qui sont observés dans la constitution des Etres, qui fixent l’ordre des choses & qui soutiennent l’Univers.

Or, si ce plaisir de contemplation est si grand, que les voluptés corporelles n’ont rien qui l’égale, quel sera donc celui qui naît de l’exercice de la Vertu, qui suit une action héroïque ? Car c’est alors que pour combler le bonheur de la Créature, une flatteuse approbation de l’esprit se réunit à des mouvements du cœur délicieux & presque divins. En effet, quel plus beau sujet de réflexions dans l’Univers, quelle plus ravissante matière à contempler qu’une action grande, noble & vertueuse ? Est-il quelque chose dont la connaissance intérieure & la mémoire puissent causer une satisfaction plus pure, plus douce, plus complette & plus durable.

Dans cette passion qui rapproche les sexes, si la tendresse du cœur se mêle à l’ardeur des sens, si l’amour de la personne accompagne celui du plaisir, quel surcroît de délectation ! aussi quelle différence d’énergie entre le sentiment & l’appétit ! Le premier a fait entreprendre des travaux incroyables, & braver la mort même, sans autre intérêt que celui de l’objet aimé, sans aucune vue de récompense : car où serait le fondement de cet espoir ? En ce monde ? La mort finit tout. Dans l’autre vie ? Je ne connais point de Législateur qui ait ouvert le Ciel aux héros amoureux, & destiné des récompenses à leurs glorieux travaux.

Les satisfactions intellectuelles qui naissent des affections sociales, sont donc supérieures aux plaisirs corporels ; mais ce n’est pas tout, elles sont encore indépendantes de la santé, de l’aisance, de la gaieté & de tous les avantages de la fortune & de la prospérité. Si dans les périls, les craintes, les chagrins, les pertes & les infirmités, on conserve les affections sociales, le bonheur est en sûreté. Les coups qui frappent la Vertu, ne détruisent point le contentement qui l’accompagne. Je dis plus. C’est une beauté qui a quelque chose de plus doux & de plus touchant dans la tristesse & dans les larmes qu’au milieu des plaisirs. Sa mélancolie a des charmes particuliers : ce n’est que dans l’adversité qu’elle s’abandonne à ces épanchements si tendres & si consolants. Si l’adversité n’empoisonne point ses douceurs, elle semble accroître sa force & relever son éclat. La Vertu ne parait avec toute sa splendeur que dans la tempête & sous le nuage ; les affections sociales ne montrent toute leur valeur que dans les grandes afflictions. Si ce genre de passions est adroitement remué, comme il arrive à la représentation d’une bonne Tragédie, il n’y a aucun plaisir, à égalité de durée, qu’on puisse comparer à ce plaisir d’illusion. Celui qui sçait nous intéresser au destin du Mérite & de la Vertu, nous attendrir sur le sort des bons, & soulever en leur faveur tout ce que nous avons d’humanité ; celui-là, dis-je, nous jette dans un ravissement, & nous procure une satisfaction d’esprit & de cœur supérieure à tout ce que les sens ou les appétits causent de plaisirs. Nous conclurons de là que l’exercice actuel des affections sociales est une source des voluptés intellectuelles.

Démontrons à présent qu’elles dérivent encore de cet exercice, en qualité d’effets.

Nous remarquerons d’abord que le but des affections sociales relativement à l’esprit, c’est de communiquer aux autres les plaisirs qu’on ressent, de partager ceux dont ils jouissent, & de se flatter de leur estime & de leur approbation.

La satisfaction de communiquer ses plaisirs, ne peut être ignorée que d’une Créature affligée d’une dépravation originelle & totale. Je passe donc à la satisfaction de partager le bonheur des autres, & de le ressentir avec eux, à ces plaisirs que nous recueillons de la félicité des Créatures qui nous environnent, soit par les récits que nous entendons, soit par l’air, les gestes, & les sons qui nous en instruisent ; ces Créatures, fussent-elles d’une espèce différente, pourvu que les signes caractéristiques de leur joie soient à notre portée. Les plaisirs de participation sont si fréquents & si doux, qu’en parcourant de bonne foi tous les quarts d’heure amusans de la vie, on conviendra que ces plaisirs en ont rempli la plus grande & la plus délicieuse partie.

Quant au témoignage qu’on se rend à soi-même, de mériter l’estime & l’amitié de ses semblables, rien ne contribue davantage à la satisfaction de l’esprit & au bonheur de ceux même à qui l’on donne le nom de voluptueux, dans la signification la plus vile. Les Créatures qui se piquent le moins de bien mériter de leur espèce, font parade dans l’occasion d’un caractère droit & moral. Elles se complaisent dans l’idée de valoir quelque chose. Idée chimérique à la vérité, mais qui les flatte, & qu’elles s’efforcent d’étayer en elles-mêmes, en se dérobant, à la faveur de quelques services rendus à un ou deux amis, une conduite pleine d’indignités.

Quel Brigand, quel Voleur de grands chemins, quel infracteur déclaré des lois de la société n’a pas un compagnon, une société de gens de son espèce, une troupe de scélérats comme lui, dont les succès le réjouissent, à qui il fait part de ses prospérités ; qu’il traite d’amis, & dont il épouse les intérêts comme les siens propres ? Quel homme au monde est insensible aux caresses & à la louange de ses connaissances intimes ? Toutes nos actions n’ont-elles pas quelque rapport à ce tribut ? Les applaudissements de l’amitié n’influent-ils pas sur toute notre conduite ? n’en sommes-nous pas même jaloux pour nos vices ? n’entrent-ils pour rien dans la perspective de l’ambition, dans les fanfaronnades de la vanité, dans les profusions de la somptuosité, & même dans les excès de l’amour déshonnête ? En un mot, si les plaisirs se calculoient, comme beaucoup d’autres choses, on pourrait assurer que ces deux sources, la participation au bonheur des autres, & le désir de leur estime, fournissent au moins neuf dixièmes de tout ce que nous en goûtons dans la vie. De sorte que de la somme entière de nos joies, il en resterait à peine un dixième qui ne découlât point de l’affection sociale, & qui ne dépendît pas immédiatement de nos inclinations naturelles.

Mais de peur donc qu’on n’attende de quelque portion d’inclination naturelle l’entier & plein effet d’une affection sincère, complète & vraiment morale ; de peur qu’on ne s’imagine qu’une dose légère d’affection sociale est capable de procurer tous les avantages de la société, & d’initier profondément à la participation au bonheur des autres ; nous observerons que tout penchant tronqué, que toute inclination rétrécie, se bornant sans sujet à quelque partie d’un tout qui doit intéresser, sera sans fondement réel & solide. L’amour de ses semblables, ainsi que tout autre penchant dont le bien privé n’est pas l’objet immédiat, peut être naturel ou dénaturé : s’il est dénaturé, il ne manquera pas de croiser les vrais intérêts de la société, & conséquemment d’anéantir les plaisirs qu’on en peut attendre ; s’il est naturel, mais concentré ; il se changera en une passion singulière, bizarre, capricieuse & qui n’est d’aucun prix. La Créature qu’il anime n’en a ni plus de Vertu ni plus de Mérite. Ceux pour qui ce vent souffle, n’ont aucun gage de sa durée : il s’est élevé sans raison ; il peut changer ou cesser de même. La vicissitude continuelle de ces penchants que le caprice fait éclore, & qui entraînent l’ame de l’amour à l’indifférence & de l’indifférence à l’aversion, doit la tenir dans des troubles interminables, la priver peu à peu du sentiment des plaisirs de l’amitié, & la conduire enfin à une haine parfaite du genre humain. Au contraire, l’affection entière (d’où l’on a fait le nom d’intégrité), comme elle est complète en elle-même, réfléchie dans son objet & poussée à sa juste étendue, est constante, solide & durable. Dans ce cas le témoignage que la Créature se rend à elle-même, d’une disposition équitable pour les hommes en général, justifie ses inclinations particulières, & ne la rend que plus propre à la participation des plaisirs d’autrui. Mais dans le cas d’une affection mutilée, ce penchant sans ordre, sans fondement raisonnable & sans loi, perd sans cesse à la réflexion ; la conscience le désapprouve & le bonheur s’évanouit.

Si l’affection partielle ruine la jouissance des plaisirs de sympathie & de participation, ce n’est pas tout ; elle tarit encore la troisième source des satisfactions intellectuelles ; je veux dire, le témoignage qu’on se rend à soi-même de bien mériter de tous ses semblables. Car d’où naîtroit ce sentiment présomptueux ? Quel mérite solide peut-on se reconnoître ? quel droit a-t-on sur l’estime des autres, quand l’affection qu’on a pour eux est si mal fondée ? Quelle confiance exiger, lorsque l’inclination est si capricieuse ? Qui comptera sur une tendresse qui pèche par la base, qui manque de principes ? Sur une amitié que la même fantaisie, qui l’a bornée à quelques personnes, à une petite partie du genre humain, peut resserrer encore & exclure celui qui en jouit actuellement, comme elle en a privé une infinité d’autres qui méritaient de la partager.

D’ailleurs, on ne doit point espérer que ceux dont la Vertu ne dirige ni l’estime ni l’affection, aient le bonheur de placer l’une & l’autre en des sujets qui les méritent. Ils auraient peine à trouver dans la multitude de ces amis de cœur dont ils se vantent, un seul homme dont ils prisassent les sentiments, dont ils chérissent la confiance, sur la tendresse duquel ils osassent jurer, & en qui ils pussent se complaire sincèrement. Car on a beau repousser les soupçons, & se flatter de l’attachement de gens incapables d’en former ; l’illusion qu’on se fait, ne peut fournir que des plaisirs aussi frivoles qu’elle : quel est donc dans la Société le désavantage de ces gens à passions mutilées ? La seconde source des plaisirs intellectuels ne fournit presque rien pour eux.

L’affection entière jouit de toutes les prérogatives dont l’inclination partielle est privée : elle est constante, uniforme, toujours satisfaite d’elle-même, & toujours satisfaisante. La bienveillance & les applaudissements des bons lui sont tout acquis ; & dans les cas désintéressés, elle obtiendra le même tribut des méchants. C’est d’elle que nous dirons avec vérité, que la satisfaction intérieure de mériter l’amour & l’approbation de toute Société, de toute Créature intelligente, & du principe éternel de toute Intelligence, ne l’abandonne jamais. Or, ce principe une fois admis, le Théisme adopté, les plaisirs qui naîtront de l’affection héroïque dont Dieu sera l’objet final, partageront son excellence & seront grands, nobles & parfaits comme lui. Avoir les affections sociales entières, ou l’intégrité de cœur & d’esprit, c’est suivre pas à pas la Nature, c’est imiter, c’est représenter l’Etre suprême, sous une forme humaine ; & c’est en cela que consiste la Justice, la Piété, la Morale & toute la Religion naturelle.

Mais de peur qu’on ne relègue dans l’Ecole ce raisonnement hérissé de phrases & de termes de l’art, & qu’une partie de cet Essai ne demeure sans fondement & sans fruit pour les gens du monde, essayons de démontrer les mêmes vérités d’une façon plus familière.

Si l’on examine un peu la nature des plaisirs, soit qu’on les observe dans la retraite, dans l’étude & dans la contemplation, soit qu’on les considère dans les réjouissances publiques, dans les parties amusantes, & d’autres divertissements semblables, on conviendra qu’ils supposent essentiellement un tempérament libre d’inquiétude, d’aigreur & de dégoût ; un esprit tranquille, satisfait de lui-même, & capable d’envisager sa condition propre sans chagrin. Mais cette disposition de tempérament & d’esprit, si nécessaire à la jouissance des plaisirs, est une suite de l’économie des affections.

Quant au tempérament, nous sçavons par expérience qu’il n’y a point de fortune si brillante, de prospérité si suivie, d’état si parfait que l’inclination & les désirs ne puissent corrompre, & dont l’humeur & les caprices n’épuisassent bientôt les ressources, & ne ressentissent l’insuffisance. Les appétits désordonnés sèment la vie d’épines. Les passions effrénées sont troublées dans leur cours par une infinité d’obstacles, quelquefois impossibles, mais toujours pénibles à surmonter. Les chagrins naissent sous les pas de qui vit au hazard ; il en trouve au-dedans, au-dehors, partout. Le cœur de certaines Créatures ressemble à ces enfants maussades & maladifs ; ils demandent sans cesse, & on a beau leur donner tout ce qu’ils demandent, ils ne finissent point de crier. C’est un fonds inépuisable de peines & de troubles, qu’un dessein pris de satisfaire à toutes les fantaisies qu’il produit. Mais sans ces inconvénients qui ne sont pas généraux, les lassitudes, la messéance, l’embarras des filtrations, l’engorgement des liqueurs, le dérangement des esprits animaux, & toutes ces incommodités accidentelles dont les corps les mieux constitués ne sont pas exempts, ne suffisent-elles pas pour engendre la mauvaise humeur & le dégoût ? Et ces vices ne deviendront-ils pas habituels, si l’on n’écarte leur influence, ou si l’on n’arrête leur progrès dans le tempérament ? Or, l’exercice des affections sociales est l’émétique du dégoût ; c’est le seul contre-poison de la mauvaise humeur. Car nous avons remarqué que lorsque la Créature prend son parti & se résout à guérir de ces maladies de tempérament, elle a recours aux plaisirs de la Société, elle se prête au commerce de ses semblables, & ne trouve de soulagement à sa tristesse & à ses aigreurs, que dans les distractions & les amusements de la compagnie.

Dans ces dispositions fâcheuses, dira-t-on peut-être, la Religion est d’un puissant secours. Sans doute ; mais quelle espèce de Religion ? Si sa nature est consolante & bénigne ; si la dévotion qu’elle inspire est douce, tranquille & gaie ; c’est une affection naturelle, qui ne peut être que salutaire ; mais les Ministres en l’altérant, la rendent-ils sombre & farouche, les craintes & l’effroi l’accompagnent-ils ; combat-elle la fermeté, le courage & la liberté de l’esprit, c’est entre leurs mains un dangereux topique, & l’on remarque à la longue que ce précieux remède mal-à-propos administré, est pire que le mal. La considération effrayante de l’étendue de nos devoirs, un examen austère des mortifications qui nous sont prescrites, & la vue des gouffres ouverts pour les infracteurs de la Loi, ne sont pas toujours, & en tout temps, ni pour toutes sortes de personnes indistinctement des objets propres à calmer les agitations de l’esprit[1]. Le tempérament ne peut qu’empirer, & ses aigreurs fermenter & s’accroître par la noirceur de ces réflexions. Si par avis, par crainte ou par besoin, la victime de ces idées mélancoliques cherche quelque diversion à leur obsession ; si elle affecte le repos & la joie, qu’importe au fond ? Tant qu’elle ne se désistera point de sa pratique, son cœur sera toujours le même ; elle n’aura que changé de grimace. Le Tigre est enchaîné pour un moment, ses actions ne décèlent pas actuellement sa férocité ; mais en est-il plus soûmis ? Si vous brisez sa chaîne, en sera-t-il moins cruel ? Non, certes. Qu’a donc opéré la Religion si mal-adroitement présentée ? La Créature a le même fonds de tristesse ; ses aigreurs n’en sont que plus abondantes & plus importunes, & ses plaisirs intellectuels que plus languissants & plus rares. Le Chien est donc revenu à son vomissement ; mais plus maladif & plus dépravé.

Si l’on objecte qu’à la vérité dans des conjonctures désespérantes, dans un délabrement d’affaires domestiques, dans un cours inaltérable d’adversités, les chagrins & la mauvaise humeur peuvent saisir & troubler le tempérament ; mais que ce désastre n’est pas à craindre dans l’aisance & la prospérité, & que les commodités journalières de la vie, & les faveurs habituelles de la fortune, sont une barrière assez puissante contre les attaques que le tempérament peut avoir à soutenir. Nous répondrons que plus la condition d’une Créature est gracieuse, tranquille & douce, plus les moindres contretemps, les accidents les plus légers, & les plus frivoles chagrins sont impatientants, désagréables & cuisants pour elle ; que plus elle est indépendante & libre, plus il est aisé de la mécontenter, de l’offenser & de l’irriter, & que par conséquent plus elle a besoin du secours des affections sociales pour se garantir de la férocité. C’est ce que l’exemple des tyrans dont le pouvoir fondé sur le crime, ne se soutient que par la terreur, prouve suffisamment.

Quant à la tranquillité d’esprit. Voici comment on peut se convaincre qu’il n’y a que les affections sociales qui puissent procurer ce bonheur. On conviendra, sans doute, qu’une Créature telle que l’Homme, qui ne parvient que par un assez long exercice, à la maturité d’entendement & de raison, a appuyé ou appuye actuellement sur ce qui se passe au-dedans d’elle-même, connaît son caractère, n’ignore point ses sentiments habituels, approuve ou désapprouve sa conduite, & a jugé ses affections. On sçait encore que, si par elle-même elle était incapable de cette recherche critique, on ne manque pas dans la Société de gens charitables, tout prêts à l’aider de leurs lumières ; que les faiseurs de remontrances & les donneurs d’avis de sont pas rares, & qu’on en trouve autant & plus qu’on n’en veut. D’ailleurs, les Maîtres du Monde & les Mignons de la Fortune ne sont pas exempts de cette inspection domestique. Toutes les impostures de la flatterie se réduisent la plupart du temps à leur en familiariser l’usage, & ses faux portraits à les rappeler à ce qu’ils sont en effet. Ajoutez à cela que plus on a de vanité & moins on se perd de vûe : l’amour-propre est grand contemplateur de lui-même ; mais quand une indifférence parfaite sur ce qu’on peut valoir, rendrait paresseux à s’examiner, les feints égards pour autrui & les désirs inquiets & jaloux de réputation, exposeraient encore assez souvent notre conduite & notre caractère à nos réflexions. D’une ou d’autre façon, toute Créature qui pense, est nécessitée par sa nature à souffrir la vûe d’elle-même, & à avoir à chaque instant sous les yeux les images errantes de ses actions, de sa conduite & de son caractère : ces objets qui lui sont individuellement attachés, qui la suivent partout, doivent passer & repasser sans cesse dans son esprit : or, si rien n’est plus importun, plus fatiguant & plus fâcheux que leur présence à celui qui manque d’affections sociales, rien n’est plus satisfaisant, plus agréable & plus doux pour celui qui les a soigneusement conservées.

Deux choses qui doivent horriblement tourmenter toute Créature raisonnable ; c’est le sentiment intérieur d’une action injuste, ou d’une conduite odieuse à ses semblables ; ou le souvenir d’une action extravagante, ou d’une conduite préjudiciable à ses intérêts & à son bonheur.

De ces tourments, c’est le premier qu’on appelle proprement en Morale ou Théologie, Conscience. Craindre un Dieu, ce n’est pas avoir pour cela de la Conscience. Pour s’effrayer des malins esprits, des sortilèges, des enchantements, des possessions, des conjurations & de tous les maux qu’une nature injuste, méchante & diabolique peut infliger, ce n’est pas en être plus consciencieux. Craindre un Dieu, sans être ni se sentir coupable de quelqu’action digne de blâme & de punition ; c’est l’accuser d’injustice, de méchanceté, de caprice[2]& par conséquent c’est craindre un Diable & non pas un Dieu. La crainte de l’Enfer & toutes les terreurs de l’autre monde ne marquent de la Conscience, que quand elles sont occasionnées par un aveu intérieur des crimes que l’on a commis : mais si la Créature fait intérieurement cet aveu, à l’instant la Conscience agit, elle indique le châtiment, & la Créature s’en effraie, quoique la Conscience ne le lui rende pas évident.

La Conscience religieuse suppose donc la Conscience naturelle & morale. La crainte de Dieu accompagne toujours celle-là ; mais elle tire toute sa force de la connaissance du mal commis & de l’injure faite à l’Etre suprême, en présence duquel, sans égard pour la vénération que nous lui devons, nous avons osé le commettre. Car la honte d’avoir failli aux yeux d’un Etre si respectable, doit travailler en nous, même en faisant abstraction des notions particulières de sa justice, de sa toute-puissance, & de la distribution future des récompenses & des châtiments.

Nous avons dit qu’aucune Créature ne fait le mal méchamment & de propos délibéré, sans s’avouer intérieurement digne de châtiment ; & nous pouvons ajouter en ce sens que toute Créature sensible a de la Conscience. Ainsi le méchant doit attendre & craindre de tous, ce qu’il reconnaît avoir mérité de chacun en particulier. De la frayeur de Dieu & des hommes, naîtront donc les alarmes & les soupçons. Mais le terme de Conscience, emporte quelque chose de plus dans toute Créature raisonnable. Il indique une connaissance de la laideur des actions punissables & une honte secrète de les avoir commises.

Il n’y a peut-être pas une Créature parfaitement insensible à la honte des crimes qu’elle a commis ; pas une qui se reconnaisse intérieurement digne de l’opprobre & de la haine de ses semblables, sans regret & sans émotion[3] ; pas une qui parcoure sa turpitude d’un œil indifférent. En tout cas, si ce monstre existe, sans passion pour le bien & sans aversion pour le mal, il sera d’un côté dénué de toute affection naturelle, & par conséquent dans une indigence parfaite des plaisirs intellectuels ; de l’autre, il aura tous les penchants dénaturés dont une Créature peut être infectée. Manquer de Conscience, ou n’avoir aucun sentiment de la difformité du vice, c’est donc être souverainement misérable. Mais avoir de la Conscience et pécher contre elle, c’est s’exposer même ici bas, comme nous l’avons démontré, aux regrets & à des peines continuelles.

Un homme qui dans un premier mouvement, a le malheur de tuer son semblable, revient subitement à la vue de ce qu’il a fait ; sa haine se change en pitié, & sa fureur se tourne contre lui-même. Tel est le pouvoir de l’objet. Mais il n’est pas au bout de ses peines : il ne retrouve pas sa tranquillité en perdant de vue le cadavre : il entre ensuite en agonie ; le sang du mort coule derechef a ses yeux : il est transi d’horreur, & le souvenir cruel de son action, le poursuit en tout lieu. Mais si l’on supposait que cet Assassin a vu expirer son compagnon sans frémir, & qu’aucun trouble, qu’aucun remords, qu’aucune émotion n’a suivi le coup, je dirais, ou qu’il ne reste à ce Scélérat aucun sentiment de la difformité du crime, qu’il est sans affection naturelle, & par conséquent sans paix au-dedans de lui-même, & sans félicité ; ou que s’il a quelque notion de beauté morale, c’est un assemblage capricieux d’idées monstrueuses & contradictoires, un composé d’opinions fantasques, une ombre défigurée de la Vertu ; que ce sont des préjugés extravagants qu’il prend pour le grand, l’héroïque & le beau des sentiments : or, que ne souffre point un homme dans cet état ! Le fantôme qu’il idolâtre, n’a point de forme constante ; c’est un prothée d’honneur qu’il ne sçait par où saisir, & dont la poursuite le jette dans une infinité de perplexités, de travaux & de dangers. Nous avons démontré que la Vertu seule, digne en tout temps de notre estime & de notre approbation, peut nous procurer des satisfactions réelles. Nous avons fait voir que celui, qui, séduit par une Religion absurde, ou entraîné par la force d’un usage barbare, a prostitué son hommage à des Etres qui n’ont de la Vertu que le nom, doit, ou par l’inconstance d’une estime si mal placée, ou par les actions horribles qu’il sera forcé de commettre, perdre tout amour de la justice, & devenir parfaitement misérable ; ou si la Conscience n’est pas encore muette, passer des soupçons aux allarmes, marcher de trouble en trouble, & vivre en désespéré. Il est impossible qu’un Enthousiaste furieux, un Persécuteur plein de rage, un Meurtrier, un Duelliste, un Voleur, un Pirate, ou tout autre ennemi des affections sociales & du genre humain, suive quelques principes constants, quelques lois invariables dans la distribution qu’il fait de son estime, & dans le jugement qu’il porte des actions. Ainsi plus il attise son zèle, plus il est entêté d’honneur, plus il dégrade sa nature, plus son caractère est dépravé ; plus il prend d’estime & s’extasie d’admiration pour quelque pratique vicieuse & détestable, mais qu’il imagine grande, vertueuse & belle, plus il s’engage en contradictions, & plus insupportable de jour en jour lui deviendra son état. Car il est certain qu’on ne peut affaiblir une inclination naturelle ou fortifier un penchant dénaturé, sans altérer l’œconomie générale des affections. Mais la dépravation du caractère étant toujours proportionnelle à la faiblesse des affections naturelles & à l’intensité des penchants dénaturés, je conclus que, plus on aura de faux principes d’honneur & de Religion, plus on sera mécontent de soi-même, & plus par conséquent on sera misérable.

Ainsi toutes notions marquées au coin de la superstition, tout caractère opposé à la justice & tendant à l’inhumanité ; notions chéries, caractère affecté, soit pas une fausse Conscience, soit pas un point d’honneur mal entendu, ne feront qu’irriter cette autre Conscience honnête & vraie, qui ne nous passe rien, aussi prompte à nous punir de toute action mauvaise, par ses reproches, qu’à nous récompenser des actes vertueux, par son approbation & ses éloges. Si celui, qui, sous quelque autorité que ce soit, commet un seul crime, était excusable de l’avoir commis, il pourrait se plonger en sûreté de Conscience, dans des abominations telles qu’il ne les imagine peut-être pas sans horreur, toutes les fois qu’il aura les mêmes garants de son obéissance. Voilà ce qu’un moment de réflexion ne manquera pas d’apprendre à quiconque entraîné par l’exemple de ses semblables, sera tenté de prêter sa main à des actions que son cœur désapprouvera.

Quant au souvenir du tort fait aux vrais intérêts & au bonheur présent par une conduite extravagante & déraisonnable ; c’est la seconde branche de la Conscience. Le sentiment d’une difformité morale contractée par les crimes & par les injustices, n’affaiblit, ni ne suspend l’effet de cette importune réflexion ; car quand le méchant ne rougiroit pas en lui-même de sa dépravation, il n’en reconnaîtrait pas moins, que par elle il a mérité la haine de Dieu & des Hommes. Mais une Créature dépravée, n’eût-elle pas le moindre soupçon de l’existence d’un Etre suprême, en considérant toutefois que l’insensibilité pour le Vice & pour la Vertu suppose un désordre complet dans les affections naturelles ; désordre que la dissimulation la plus profonde ne peut dérober, on conçoit qu’avec ce malheureux caractère, elle n’aura pas grande part dans l’estime, l’amitié & la confiance de ses semblables, & que par conséquent elle aura fait un préjudice considérable à ses intérêts temporels & à son bonheur actuel. Qu’on ne dise pas que la connaissance de ce préjudice lui échappera ; elle verra tous les jours avec regret & jalousie les manières obligeantes, affectueuses, honorables, dont les honnêtes gens se comblent réciproquement. Mais puisque partout où l’affection sociale est éteinte, il y a nécessairement dépravation, le trouble & les aigreurs doivent accompagner cette conscience intéressée, ou le sentiment intérieur du tort qu’une conduite folle & dépravée a porté aux vrais intérêts & à la félicité temporelle.

Par tout ce que nous avons dit, il est aisé de comprendre combien le bonheur dépend de l’économie des affections naturelles. Car si la meilleure partie de la félicité consiste dans les plaisirs intellectuels, & si les plaisirs intellectuels découlent de l’intégrité des affections sociales, il est évident que quiconque jouit de cette intégrité, possède les sources de la satisfaction intérieure ; satisfaction qui fait tout le bonheur de la vie.

Quant aux plaisirs du corps & des sens, c’est bien peu de choses ; c’est une faible satisfaction, si les affections sociales ne la relèvent & ne l’animent.

Bien vivre ne signifie chez certaines gens que bien boire & bien manger. Il me semble que c’est faire beaucoup d’honneur à ces Messieurs que de convenir avec eux que vivre ainsi, c’est se presser de vivre ; comme si c’était se presser de vivre que de prendre des précautions exactes pour ne jouir presque point de la vie. Car si notre calcul est juste, cette sorte de voluptueux glisse sur les grands plaisirs avec une rapidité qui leur permet à peine de les effleurer.

Mais quelques piquants que soient les plaisirs de la table, quelque utile que le palais soit au bonheur, & quelque profonde que soit la science des bons repas, il est à présumer que je ne sais quelle ostentation d’élégance dans la façon d’être servi, & que la gloire d’exceller dans l’art de bien traiter son monde, sont dans les gens de plaisir la haute idée qu’ils ont de leurs voluptés ; car l’ordonnance des services, l’assortiment des mets, la richesse du buffet, & l’intelligence du Cuisinier mis à part, le reste ne vaut presque pas la peine d’entrer en ligne de compte, de l’aveu même de ces Epicuriens.

La débauche, qui n’est autre chose, qu’un goût trop vif pour les plaisirs des sens, emporte avec elle l’idée de société. Celui qui s’enferme pour s’enivrer, passera pour un sot, mais non pour un débauché. On traitera ses excès de crapule, mais non de libertinage. Les femmes débauchées ; je dis plus, les dernières des Prostituées n’ignorent pas combien il importe à leur commerce de persuader ceux à qui elles livrent ou vendent leurs charmes, que le plaisir est réciproque, & qu’elles n’en reçoivent pas moins qu’elles en donnent. Sans cette imagination qui soutient, le reste serait misérable, même pour les plus grossiers libertins.

Y a-t-il quelqu’un, qui seul & séparé de tout commerce, puisse se procurer, concevoir même quelque satisfaction durable ? quel est le plaisir des sens capable de tenir contre les ennuis de la solitude ? quelque exquis qu’on le suppose, y a-t-il homme qui ne s’en dégoûte, s’il ne peut s’en rendre la possession agréable en le communiquant à un autre ? qu’on fasse des systêmes tant qu’on voudra ; qu’on affecte pour l’approbation de ses semblables, tout le mépris imaginable ; que pour assujettir la nature à des principes d’intérêt injurieux & nuisibles à la Société, on se tourmente de toute sa force ; ses vrais sentiments éclateront : à travers les chagrins, les troubles & les dégoûts, on dévoilera tôt ou tard les suites funestes de cette violence, le ridicule d’un pareil projet, & le châtiment qui convient à d’aussi monstrueux efforts.

Les plaisirs des sens, ainsi que les plaisirs de l’esprit, dépendent donc des affections sociales : où manquent ces inclinations, ils sont sans vigueur & sans force, & quelquefois même ils excitent l’impatience & le dégoût : ces sensations sources fécondes de douceurs & de joie, sans eux ne rendent qu’aigreurs & que mauvaise humeur, & n’apportent que satiété & qu’indifférence. L’inconstance des appétits & la bizarrerie des goûts si remarquables en tous ceux dont le sentiment n’assaisonne pas les plaisirs, en sont des preuves suffisantes. La communication soutient la gaieté, le partage anime l’amour. La passion la plus vive ne tarde pas à s’éteindre, si je ne sçais quoi de réciproque, de généreux & de tendre, ne l’entretient : sans cet assaisonnement la plus ravissante beauté serait bientôt délaissée. Tout amour qui n’a de fondement que dans la jouissance de l’objet aimé, se tourne bientôt en aversion : l’effervescence des désirs commence, & la satiété que suivent les dégoûts, achève de tourmenter ceux qui se livrent aux plaisirs avec emportement. Leurs plus grandes douceurs sont réservées pour ceux qui savent se modérer. Toutefois ils sont les premiers à convenir du vide qu’ils y trouvent. Les hommes sobres goûtent les plaisirs des sens dans toute leur excellence, & ils sont tous d’accord que, sans une forte teinture d’affection sociale, ils ne donnent aucune satisfaction réelle.

Mais avant que de finir cet Article, nous allons remettre pour la dernière fois le penchant social dans la balance, & peser en gros les avantages de l’intégrité & les suites fâcheuses du défaut de poids dans cette affection.

On est suffisamment instruit des soins nécessaires au bien-être de l’animal, pour sçavoir que sans l’action, sans le mouvement & les exercices, le corps languit & succombe sous les humeurs qui l’oppressent ; que les nourritures ne font alors qu’augmenter son infirmité ; que les esprits qui manquent d’occupation au dehors, se jettent sur les parties intérieures & les consument ; enfin, que la Nature devient elle-même sa propre proie & se dévore. La santé de l’âme demande les mêmes attentions ; cette partie de nous-mêmes a des exercices qui lui sont propres & nécessaires : si vous l’en privez, elle s’appesantit & se détraque. Détournez les affections & les pensées de leurs objets naturels, elles reviendront sur l’esprit, & le rempliront de désordre & de trouble.

Dans les animaux & les autres Créatures, à qui la Nature n’a pas accordé la faculté de penser dans ce degré de perfection que l’homme possède ; telle a du moins été sa prévoyance, que la quête journalière de leur vie, leurs occupations domestiques, & l’intérêt de leur espèce consument tout leur temps, & qu’en satisfaisant à ces fonctions différentes, la passion les met toujours dans un agitation proportionnelle à leur constitution. Qu’on tire ces Créatures de leur état laborieux & naturel, & qu’on les place dans une abondance qui satisfasse sans peine & avec profusion à tous leurs besoins, leur tempérament ne tardera pas à se ressentir de cette luxurieuse oisiveté, & leurs facultés à se dépraver dans cette commode inaction. Si on leur accorde la nourriture à meilleur marché que la Nature ne l’avait entendu, elles rachèteront bien ce petit avantage par la perte de leur sagacité naturelle, & de presque toutes les vertus de leur espèce.

Il n’est pas nécessaire de démontrer cet effet par des exemples. Quiconque a la moindre teinture d’histoire naturelle, quiconque n’a pas dédaigné tout à fait d’observer la conduite des animaux, & de s’instruire de leur façon de vivre & de conserver leur espèce, a dû remarquer, sans sortir du même systême, une grande différence entre l’adresse des animaux sauvages & celle des animaux apprivoisés. On peut dire que ceux-ci ne sont que des bêtes en comparaison de ceux-là. Ils n’ont ni la même industrie, ni le même instinct. Ces qualités seroient faibles en eux, tant qu’ils resteront dans un esclavage aisé : mais leur rend-on la liberté ? rentrent-ils dans la nécessité de pourvoir à leurs besoins ? ils recouvrent toutes leurs affections naturelles, & avec elles, toute la sagacité de leur espèce. Ils reprennent dans la peine toutes les vertus qu’ils avoient oubliées dans l’aisance ; ils s’unissent entre eux plus étroitement ; ils montrent plus de tendresse pour leurs petits ; ils prévoient les saisons ; ils mettent en usage toutes les ressources que la Nature leur suggère pour la conservation de leur espèce, contre l’incommodité des temps & les ruses de leurs ennemis. Enfin, l’occupation & le travail les remettent dans leur bonté naturelle, & la nonchalance & les autres vices les abandonnent avec l’abondance & l’oisiveté.

Entre les Hommes, l’indigence condamne les uns au travail ; tandis que d’autres dans une abondance complète s’engraissent de la peine & de la sueur des premiers. Si ces opulents ne suppléent par quelque exercice convenable aux fatigues du corps dont ils sont dispensés par état ; si loin de se livrer à quelque fonction honnête par elle-même & profitable à la Société, telles que la littérature, les sciences, les arts, l’agriculture, l’économie domestique, ou les affaires publiques, ils regardent avec mépris toute occupation en général ; s’ils trouvent qu’il est beau de s’ensevelir dans une oisiveté profonde, & de s’assoupir dans une mollesse ennemie de toute affaire, il n’est pas possible qu’à la faveur de cette nonchalance habituelle les passions n’exercent pas tous leurs caprices, & que dans ce sommeil des affections sociales, l’esprit qui conserve toute son activité, ne produise mille monstres divers.

A quel excès la débauche n’est-elle pas portée dans ces villes qui sont depuis longtemps le siège de quelque Empire ? Ces endroits peuplés d’une infinité de riches fainéants & d’une multitude d’ignorants illustres, sont plongés dans le dernier débordement. Partout ailleurs où les hommes assujettis au travail dès la jeunesse, se font honneur d’exercer dans un âge plus avancé des fonctions utiles à la Société, il n’en est pas ainsi. Les désordres habitans des grandes Villes, des Cours, des Palais, de ces Communautés opulentes de Dervis oiseux, & de toute Société dans laquelle la richesse a introduit la fainéantise, sont presque inconnus dans les Provinces éloignées, dans les petites Villes, dans les familles laborieuses, & chez l’espèce de peuple qui vit de son industrie.

Mais si nous n’avons rien avancé jusqu’à présent sur notre constitution intérieure qui ne soit dans la vérité ; si l’on convient que la Nature a des lois qu’elle observe avec autant d’exactitude dans l’ordonnance de nos affections, que dans la production de nos membres & de nos organes ; s’il est démontré que l’exercice est essentiel à la santé de l’ame, & que l’ame n’a point d’exercice plus salutaire que celui des affections sociales ; on ne pourra nier que, si ces affections sont paresseuses ou léthargiques, la constitution intérieure ne doive souffrir & se déranger. On aura beau faire un art de l’indolence, de l’insensibilité & de l’indifférence, s’envelopper dans une oisiveté systématique & raisonnée, les passions n’en auront que plus de facilité pour forcer leur prison, se mettre en pleine liberté, & semer dans l’esprit le désordre, le trouble & les inquiétudes. Privées de tout emploi naturel & honnête, elles se répondront en actions capricieuses, folles, monstrueuses & dénaturées. La balance qui les tempérait sera bientôt détruite, & l’architecture intérieure s’écroulera de fond en comble.

Ce seroit avoir des idées bien imparfaites de la méthode que la Nature observe dans l’organisation des animaux, que d’imaginer qu’un aussi grand appui, qu’une colonne aussi considérable dans l’édifice intérieur, que l’est l’économie des affections, peut être abattue ou ébranlée sans entraîner l’édifice avec elle, ou le menacer d’une ruine totale.

Ceux qui seront initiés dans cette architecture morale, y remarqueront un ordre, des parties, des liaisons, des proportions & un édifice, tel qu’une passion seule trop étendue ou trop poussée affaiblit ou surcharge le reste, & tend à la ruine du Tout. C’est ce qui arrive dans le cas de la frénésie & de l’aliénation. L’esprit trop violemment affecté d’un objet triste ou gai, succombe sous son effort, & sa chute ne prouve que trop bien la nécessité du contrepoids & de la balance dans les affections. Ils distingueront dans les Créatures différents ordres de passions, plusieurs espèces d’inclinations, & des penchants variés selon la différence des sexes, des organes & des fonctions de chacune. Ils s’apercevront que, dans chaque système, l’énergie & la diversité des causes répondent toujours exactement à la grandeur & à la diversité des effets à produire, & que la constitution & les forces extérieures déterminent absolument l’économie intérieure des affections. De sorte que partout où l’excès ou la foiblesse des affections, l’indolence ou l’impétuosité des penchants, l’absence des sentiments naturels ou la présence de quelques passions étrangères, caractériseront deux espèces rassemblées & confondues dans le même individu, il doit y avoir imperfection & désordre.

Rien de plus propre à confirmer notre système, que la comparaison des Etres parfaits avec ces Créatures originellement imparfaites, estropiées entre les mains de la Nature, & défigurées par quelque accident qu’elles ont essuyé dans la matrice qui les a produites. Nous appelons production monstrueuse, le mélange de deux espèces, un composé de deux sexes. Pourquoi donc celui dont la constitution intérieure est défigurée, & dont les affections sont étrangères à sa nature, ne serait-il pas un monstre ? Un animal ordinaire nous paraît monstrueux & dénaturé, quand il a perdu son instinct, quand il fuit ses semblables, lorsqu’il néglige ses petits & pervertit la destination des talents ou des organes qu’il a reçus. De quel œil devons-nous regarder, de quel nom appeler un homme qui manque des affections convenables à l’espèce humaine, & qui décèle un génie & un caractère contraire à la nature de l’homme ?

Mais quel malheur n’est-ce pas pour une Créature destinée à la Société, plus particulièrement qu’aucune autre, d’être dénuée de ces penchants qui la porteraient au bien & à l’intérêt général de son espèce ? car il faut convenir qu’il n’y en a point de plus ennemie de la solitude que l’homme dans son état naturel. Il est entraîné, malgré qu’il en ait, à rechercher la connaissance, la familiarité & l’estime de ses semblables ; telle est en lui la force de l’affection sociale, qu’il n’y a ni résolution, ni combat, ni violence, ni précepte qui le retiennent ; il faut ou céder à l’énergie de cette passion, ou tomber dans un abattement affreux & dans une mélancolie qui peut être mortelle.

L’Homme insociable, ou celui qui s’exile volontairement[4] du Monde, & qui rompant tout commerce avec la Société, en abjure entièrement les devoirs, doit être sombre, triste, chagrin & mal constitué.

L’Homme séquestré, ou celui qui est séparé des hommes & de la Société, par accident ou par force, doit éprouver dans son tempérament, de funestes effets de cette séparation. La tristesse & la mauvaise humeur s’engendrent partout où l’affection sociale est éteinte ou réprimée : mais a-t-elle occasion d’agir en pleine liberté, & de se manifester dans toute son énergie, elle transporte la Créature. Celui dont on a brisé les liens, qui renaît à la lumière au sortir d’un cachot où il a été longtemps détenu, n’est pas plus heureux dans les premiers moments de sa liberté. Il y a peu de personnes qui n’ayent éprouvé la joie dont on est pénétré, lorsqu’après une longue retraite, une absence considérable, on ouvre son esprit, on décharge son cœur, on épanche son âme dans le sein d’un ami.

Cette passion se manifeste encore bien clairement dans les personnes qui remplissent des postes éminents, dans les Princes, dans les Monarques & dans tous ceux que leur condition met au dessus du commerce ordinaire des hommes, & qui pour se conserver leurs respects, trouvent à propos de leur dérober leur personne, & de laisser entre les hommages & leur trône, une vaste distance. Ils ne[5] sont pas toujours les mêmes : cette affectation se dément dans le domestique. Ces ténébreux Monarques de l’Orient, ces fiers Sultans, se rapprochent de ceux qui les environnent, se livrent & se communiquent : on remarque, à la vérité, qu’ils ne s’adressent pas ordinairement aux plus honnêtes gens ; mais qu’importe à la certitude de nos propositions ? Il suffit que, soumis à la commune loi, ils aient besoin de confidents & d’amis. Que des gens sans aucun mérite, que des esclaves, que des hommes tronqués, que les mortels quelquefois les plus vils & les plus méprisables, remplissent ces places d’honneur & soient érigés en favoris ; l’énergie de l’affection sociale n’en sera que plus marquée. C’est pour des monstres que ces Princes sont hommes : ils s’inquiètent pour eux ; c’est avec eux qu’ils se déploient, qu’ils sont ouverts, libres, sincères & généreux : c’est en leurs mains qu’ils se plaisent quelquefois à déposer leur Sceptre. Plaisir franc & désintéressé, & même en bonne politique, la plupart du temps opposé à leurs vrais intérêts ; mais toujours au bonheur de leurs Sujets. C’est dans ces contrées où l’amour des Peuples ne dispose point du Monarque, mais la faiblesse pour quelque vile Créature ; c’est dans ces contrées, dis-je, qu’on voit l’étendard de la tyrannie arboré dans toutes ses couleurs : le Prince devient sombre, méfiant & cruel ; ses Sujets ressentent l’effet de ces passions, horribles mais nécessaires supports d’une Couronne environnée de nuages épais & couverte d’une obscurité qui la dérobe éternellement aux yeux, à l’accès & à la tendresse. Il est inutile d’appuyer cette réflexion du témoignage de l’Histoire.

D’où l’on voit quelle est la force de l’affection sociale, à quelle profondeur elle est enracinée dans notre nature, par combien de branches elle est entrelacée avec les autres passions, & jusqu’à quel point elle est nécessaire à l’économie des penchants & à notre félicité.

Il est donc vrai que le grand & principal moyen d’être bien avec soi, c’est d’avoir les affections sociales, & que manquer de ces penchants, c’est être misérable ; ce que j’avois à démontrer.


Section Seconde.


Nous avons maintenant à prouver que la violence des affections privées rend la Créature malheureuse.

Pour procéder avec quelque méthode, nous remarquerons d’abord que toutes les passions relatives à l’intérêt particulier & à l’économie privée de la Créature, se réduisent à celles-ci. L’amour de la vie. Le ressentiment des injures. L’amour des femmes & des autres plaisirs des sens. Le désir des commodités de la vie. L’émulation ou l’amour de la gloire & des applaudissements. L’indolence ou l’amour des aises & du repos. C’est dans ces penchans relatifs au systême individuel que consistent l’intérêt & l’amour-propre.

Ces affections modérées & retenues dans de certaines bornes, ne sont par elles-mêmes ni injurieuses à la Société, ni contraires à la Vertu morale ; c’est leur excès qui les rend vicieuses. Estimer la vie plus qu’elle ne vaut, c’est être lâche. Ressentir trop vivement une injure, c’est être vindicatif. Aimer le sexe & les autres plaisirs des sens, avec excès, c’est être luxurieux. Poursuivre avec avidité les richesses, c’est être avare. S’immoler aveuglément à l’honneur & aux applaudissements, c’est être ambitieux & vain. Languir dans l’aisance, & s’abandonner sans réserve au repos, c’est être paresseux. Voilà le point où les passions privées deviennent nuisibles au bien général ; & c’est aussi dans ce degré d’intensité qu’elles sont pernicieuses à la Créature elle-même ; comme on va voir en les parcourant chacune en particulier.

Si quelque affection privée pouvait balancer les penchanss généraux, sans préjudicier au bonheur particulier de la Créature, ce serait, sans contredit, l’amour de la vie. Qui croirait cependant qu’il n’y en a aucune dont l’excès produise de si grands désordres, & soit plus fatal à la félicité ?

Que la vie soit quelquefois un malheur ; c’est un fait généralement avoué. Quand une Créature en est réduite à désirer sincèrement la mort ; c’est la traiter avec rigueur que de lui commander de vivre[6]. Dans ces conjonctures, quoique la Religion & la raison retiennent le bras, & ne permettent pas de finit ses maux en terminant ses jours, s’il se présente quelque honnête & plausible occasion de périr, on peut l’embrasser sans scrupule. C’est dans ces circonstances que les parents & les amis se réjouissent avec raison de la mort d’une personne qui leur étoit chère, quoiqu’elle ait eû peut-être la faiblesse de se refuser au danger, & de prolonger son malheur autant qu’il étoit en elle.

Puisque la nécessité de vivre est quelquefois un malheur ; puisque les infirmités de la vieillesse rendent communément la vie importune ; puisqu’à tout âge, c’est un bien que la Créature est sujette à surfaire & à conserver à plus haut prix qu’il ne vaut ; il est évident que l’amour de la vie ou l’horreur de la mort peut l’écarter de ses vrais intérêts, & la contraindre par son excès à devenir la plus cruelle ennemie d’elle-même.

Mais quand on conviendroit qu’il est de l’intérêt de la Créature de conserver sa vie, dans quelque conjoncture & à quelque prix que ce puisse être, on pourrait encore nier qu’il fût de son bonheur d’avoir cette passion dans un degré violent. L’excès est capable de l’écarter de son but, & de la rendre inefficace : cela n’a presque pas besoin de preuve. Car quoi de plus commun que d’être conduit par la frayeur dans le péril que l’on fuyait ? que peut faire pour sa défense & pour son salut, celui qui a perdu la tête ? Or, il est certain que l’excès de la crainte ôte la présence d’esprit. Dans les grandes & périlleuses occasions, c’est le courage, c’est la fermeté qui sauve. Le brave échappe à un danger qu’il voit : mais le lâche sans jugement & sans défense, se hâte vers le précipice que son trouble lui dérobe, & se jette tête baissée dans un malheur qui peut-être ne venoit point à lui.

Quand les suites de cette passion ne seroient pas aussi fâcheuses que nous les avons représentées, il faudrait toujours convenir qu’elle est pernicieuse en elle-même, si c’est un malheur que d’être lâche, & si rien n’est plus triste que d’être agité par ces spectres & ces horreurs qui suivent partout ceux qui redoutent la mort. Car ce n’est pas seulement dans les périls & les hazards que cette crainte importune : lorsque le tempérament en est dominé, elle ne fait point de quartier : on frémit dans la retraite la plus assurée ; dans le réduit le plus tranquille on s’éveille en sursaut. Tout sert à ses fins ; aux yeux qu’elle fascine, tout objet est un monstre : elle agit dans le moment où les autres s’en aperçoivent le moins ; elle se fait sentir dans les occasions les plus imprévues ; il n’y a point de divertissements si bien préparés, de parties si délicieuses, de quarts d’heure si voluptueux qu’elle ne puisse déranger, troubler, empoisonner. On pourrait avancer qu’en estimant le bonheur, non par la possession de tous les avantages auxquels il est attaché ; mais par la satisfaction intérieure que l’on ressent, rien n’est plus malheureux qu’une Créature lâche & peureuse. Mais si l’on ajoute à tous ces inconvénients, les faiblesses occasionnées & les bassesses exigées par un amour excessif de la vie ; si l’on met en compte toutes ces actions sur lesquelles on ne revient jamais qu’avec chagrin, quand on les a commises, & qu’on ne manque jamais de commettre, quand on est lâche ; si l’on considère la triste nécessité de sortir perpétuellement de son assiette naturelle, & de passer de perplexité en perplexité, il n’y aura point de Créature assez vile pour trouver quelque satisfaction à vivre à ce prix. Et quelle satisfaction pourrait-elle y trouver ? Après avoir sacrifié la Vertu, l’honneur, la tranquillité & tout ce qui fait le bonheur de la vie.

Un amour excessif de la vie est donc contraire aux intérêts réels & au bonheur de la Créature.

Le ressentiment est une passion fort différente de la crainte ; mais qui dans un degré modéré n’est ni moins nécessaire à notre sûreté, ni moins utile à notre conservation. La crainte nous porte à fuir le danger ; le ressentiment nous rassure contre lui, & nous dispose à repousser l’injure qu’on nous fait ou à résister à la violence qu’on nous prépare. Il est vrai que dans un caractère vertueux, que dans une parfaite œconomie des affections, les mouvements de la crainte & du ressentiment sont trop faibles pour former des passions. Le brave est circonspect sans avoir peur, & le sage résiste ou punit sans s’irriter. Mais dans les tempéraments ordinaires, la prudence & le courage peuvent s’allier avec une teinture légère d’indignation & de crainte, sans rompre la balance des affections. C’est en ce sens qu’on peut regarder la colère comme une passion nécessaire. C’est elle qui, par les symptômes extérieurs dont ses premiers accès sont accompagnés, fait présumer à quiconque est tenté d’en offenser un autre, que sa conduite ne sera pas impunie, & le détourne par la crainte qu’elle imprime, de ses mauvais desseins. C’est elle qui soulève la Créature outragée & lui conseille les représailles. Plus elle est voisine de la rage & du désespoir, plus elle est terrible. Dans ces extrémités, elle donne des forces & une intrépidité dont on ne se croyait pas capable. Quoique le châtiment & le mal d’autrui soient sa fin principale, elle tend aussi à l’intérêt particulier de la Créature, & même au bien général de son espèce. Mais serait-il nécessaire d’exposer combien est funeste à son bonheur, ce qu’on entend communément par colère, soit qu’on la considère comme un mouvement furieux qui transporte la Créature, ou comme une impression profonde qui suit l’offense, & que le désir de la vengeance accompagne toujours.

On ne sera point surpris des suites affreuses du ressentiment & des effets terribles de la colère, si l’on conçoit qu’en satisfaisant ces passions cruelles, on se délivre d’un tourment violent, on se décharge d’un poids accablant & l’on apaise un sentiment importun de misère. Le vindicatif se hâte de noyer toutes ses peines dans le mal d’autrui : l’accomplissement de ses désirs lui promet un torrent de volupté. Mais qu’est-ce que cette volupté ? C’est le premier quart d’heure d’un Criminel qui sort de la question ; c’est la suspension subite de ses tourments, ou le répit qu’il obtient de l’indulgence de ses Juges, ou plutôt de la lassitude de ses Bourreaux. Cette perversité, ce raffinement d’inhumanité, ces cruautés capricieuses qu’on remarque dans certaines vengeances, ne sont autre chose que les efforts continuels d’un malheureux qui tente de se détacher de la roue, c’est un assouvissement de rage perpétuellement renouvelé.

Il y a des Créatures en qui cette passion s’allume avec peine, & s’éteint plus difficilement encore, quand elle est une fois allumée. Dans ces Créatures, l’esprit de vengeance est une furie qui dort ; mais qui, quand elle est éveillée, ne se repose point qu’elle ne soit satisfaite : alors, son sommeil est d’autant plus doux que le tourment dont elle s’est délivrée, était grand, & que le poids dont elle s’est déchargée, était lourd. Si en langage de galanterie, la jouissance de l’objet aimé s’appelle avec raison, la fin des peines de l’amant ; cette façon de parler convient tout autrement encore au vindicatif. Les peines de l’amour sont agréables & flatteuses ; mais celles de la vengeance ne sont que cruelles. Cet état ne se conçoit que comme une profonde misère, une sensation amère dont le fiel n’est tempéré d’aucune douceur.

Quant aux influences de cette passion sur l’esprit & sur le corps, & à ses funestes suites dans les différentes conjonctures de la vie, c’est un détail qui nous mènerait trop loin. D’ailleurs, nos Ministres se sont emparés de ces moralités analogues à la Religion, & nos sacrés Rhéteurs en font retentir depuis si longtemps leurs Chaires & nos Temples, que pour ne rien ajouter à la satiété du genre humain[7], en anticipant sur leurs droits, nous n’en dirons pas davantage. Aussi bien, ce qui précède suffit pour démontrer qu’on se rend malheureux en se livrant à la colère, & que l’habitude de ce mouvement est une de ces maladies de tempérament, inséparables du malheur de la Créature.

Passons à la volupté & à ce qu’on appelle les plaisirs. S’il était aussi vrai, que nous avons démontré qu’il est faux, que la meilleure partie des joies de la vie consiste dans la satisfaction des sens ; si de plus, cette satisfaction est attachée à des objets extérieurs capables de procurer par eux-mêmes, & en tout temps des plaisirs proportionnés à leur quantité & à leur valeur ; un moyen infaillible d’être heureux, ce serait de se pourvoir abondamment de ces choses précieuses qui sont nécessairement la félicité. Mais qu’on étende tant qu’on voudra l’idée d’une vie délicieuse, toutes les ressources de l’opulence ne fourniront jamais à notre esprit un bonheur uniforme & constant. Quelque facilité qu’on ait de multiplier les agréments, en acquérant tout ce que peut exiger le caprice des sens ; c’est autant de bien perdu, si quelque vice dans les facultés intérieures, si quelque défaut dans les dispositions naturelles en altère la jouissance.

On remarque que ceux dont l’intempérance & les excès ont ruiné l’estomac, n’en ont pas moins d’appétit ; mais c’est un appétit faux & qui n’est point naturel. Telle est la soif d’un ivrogne ou d’un fiévreux. Cependant la satisfaction de l’appétit naturel ; en un mot, le soulagement de la soif & de la faim, est infiniment supérieur à la sensualité des repas superflus de nos Pétrones les plus érudits & de nos plus raffinés voluptueux. C’est une différence qu’ils ont eux-mêmes quelquefois éprouvée : que ce Peuple Epicurien accoutumé à prévenir l’appétit, se trouve forcé par quelque circonstance particulière, de l’attendre & de pratiquer la sobriété ; qu’il arrive à ces délicats de ne trouver dans un souper de voyageur ou dans un déjeuner de chasse que quelques mets communs & grossiers pour ces palais friands, mais assaisonnés par la diette & par l’exercice ; après avoir mangé d’appétit, ils conviendront avec franchise, que la table la mieux servie ne leur a jamais fait tant de plaisir.

D’un autre côté, il n’est pas extraordinaire d’entendre des personnes qui ont essayé d’une vie laborieuse & pénible, & d’une table simple & frugale, regretter dans l’oisiveté des richesses & au milieu des profusions de la somptuosité, l’appétit & la santé dont ils jouissoient dans leur première condition. Il est constant qu’en violentant la nature, en forçant l’appétit, & en provoquant les sens, la délicatesse des organes se perd. Ce défaut corrompt ensuite les mets les plus exquis, & l’habitude achève bientôt d’ôter aux choses toute leur excellence. Qu’arrive-t-il de là ? que la privation en devient plus cuisante & la possession moins douce. Les nausées, de toutes les sensations les plus disgracieuses, ne quittent point les intempérants : une réplétion apoplectique & des sensations usées répandent les aigreurs & le dégoût sur tout ce qu’on leur présente. De sorte qu’au lieu de l’éternité de délices qu’ils attendaient de leurs somptuosités, ils n’en recueillent qu’infirmités, maladies, insensibilité d’organes & inaptitude aux plaisirs. Tant il est faux de vivre en Epicurien, ce soit user son temps & tirer bon parti de la vie.

Il est inutile de s’étendre sur les suites fâcheuses de la somptuosité : on peut concevoir par ce que nous en avons dit, qu’elle est pernicieuse au corps qu’elle accable d’infirmités, & fatale à l’esprit qu’elle conduit à la stupidité.

Quant à l’intérêt particulier de la Créature, il est évident que ce cours effréné de désirs augmentera sa dépendance, en multipliant ses besoins ; qu’elle ne tardera pas à trouver ses fonds, quelques considérables qu’ils soient, insuffisants pour les dépenses qu’ils exigeront ; que, pour satisfaire à cette impérieuse somptuosité, il en faudra venir aux expédients, sacrifier peut-être son honneur à l’accroissement de ses revenus, & s’abaisser à mille infâmes manœuvres pour augmenter sa fortune. Mais à quoi bon m’occuper à démontrer le tort que le voluptueux se fait à lui-même ? Laissons-le s’expliquer là-dessus[8]. Dans l’impossibilité de résister au torrent qui l’entraîne, il déclarera en s’y abandonnant, qu’il s’aperçoit bien qu’il court à une ruine certaine. On a tous les jours l’occasion d’entendre ces discours. J’en ai donc assez dit pour conclure que la volupté, la débauche & tout excès sont contraires aux vrais intérêts & au bonheur présent de la Créature.

Il y a une espèce de luxure d’un ordre fort supérieur à celle dont nous avons parlé. La conservation de l’espèce est son but. Dans la rigueur, on ne peut la traiter de passion privée. Animée par l’amour & par la tendresse, ainsi que toute autre affection sociale ; aux plaisirs d’esprit qu’elle est en état de procurer comme elles, elle réunit encore l’enchantement des sens. Telle est l’attention de la Nature à l’entretien de chaque système, que par une espèce de besoin animal, & par je ne sçais quel sentiment intérieur d’indigence, qu’elle a placé dans les Créatures qui les composent, elle convie les sexes à s’approcher & à s’occuper ensemble de la perpétuité de leur espèce. Mais est-il de l’intérêt de la Créature d’éprouver cette indigence dans un degré violent ? C’est le point que nous avons à discuter.

Nous en avons assez dit, & sur les appétits naturels, & sur les penchants dénaturés, pour glisser ici sans scrupule sur cet article. Si l’on convient qu’il n’y a dans la poursuite de tout autre plaisir, une dose d’ardeur qu’on ne peut excéder, sans en altérer la jouissance & sans préjudicier ainsi à ses vrais intérêts, par quelle singularité celui-ci sortirait-il de la loi générale, & ne reconnaîtrait-il point de limites ? Nous connaissons d’autres sensations ardentes, & qui, éprouvées dans un certain degré, sont toujours voluptueuses, mais dont l’excès est une peine insupportable. Tel est le ris que le chatouillement excite : ce mouvement, avec l’air de famille & tous les traits du plaisir, n’en est pas moins un tourment. C’est la même chose dans l’espèce de luxure dont nous parlons. Il y a des tempéraments pétris de salpêtre & de soufre, dans une fermentation continuelle & d’une chaleur qui produit dans le corps des mouvements dont la fréquence & la durée constituent une maladie qui a son rang & son nom dans la Médecine. Quand quelques grossiers voluptueux se féliciteroient de cet état, & s’y complairoient, je doute que les délicats, que ceux qui font du plaisir & leur souverain bien & leur étude principale, s’accordassent avec eux sur ce point.

Mais s’il y a dans toute sensation voluptueuse un point où le plaisir finit & la fureur commence ; si la passion a des limites qu’elle ne peut franchir sans nuire aux intérêts de la Créature, qui déterminera ces limites ? qui fixera ce point ? « La Nature, seule arbitre des choses. Mais où prendre la Nature ?… Où ? dans l’état originel des Créatures, dans l’homme dont une éducation vicieuse n’aura point encore altéré les affections. »

Celui qui a eu le bonheur d’être plié dès sa jeunesse à un genre de vie naturel, d’être instruit à la sobriété, pourvu d’un talent honnête & garanti des excès & de la débauche, exerce sur ses appétits un pouvoir absolu. Mais ces esclaves, pour être soumis, n’en sont pas moins propres à ses plaisirs. Au contraire, sains, vigoureux & pleins d’une force & d’une activité que l’intempérance & l’abus ne leur ont point ôtées, ils n’en remplissent que mieux leurs fonctions. Et si ne supposant en deux Créatures d’autre différence dans les organes & les tentations, que celle d’un régime de vie intempérant ou frugal peut y avoir produite, il était possible de comparer par expérience la somme des plaisirs de part & d’autre ; je ne doute point que, sans égard pour les suites, en ne mettant en compte que la satisfaction seule des sens, on ne prononçât en faveur de l’homme sobre & vertueux.

Sans s’arrêter aux coups que cette frénésie porte à la vigueur des membres & à la santé du corps, le tort qu’elle fait à l’esprit est plus grand encore, quoique moins redouté. Une indifférence pour tout avancement, une consommation misérable du temps, l’indolence, la mollesse, la fainéantise & la révolte d’une multitude d’autres passions que l’esprit énervé, stupide, abruti, n’a ni la force, ni le courage de maîtriser. Voilà les effets palpables de cet excès.

Les désavantages que cette sorte d’intempérance fait supporter à la société, & les avantages qui reviennent au monde de la sobriété contraire, ne sont pas moins évidents. De toutes les passions, aucune n’exerce un plus sévère despotisme sur ses esclaves. Les tributs n’adoucissent point son empire : plus on lui accorde, plus elle exige. La modestie & l’ingénuité naturelles, l’honneur & la fidélité sont ses premières victimes. Il n’y a point d’affections déréglées dont les caprices impétueux soulèvent tant d’orages, & poussent la Créature plus directement au malheur.

Quant à cette passion qui mérite particulièrement le titre d’intéressée ; puisqu’elle a pour but la possession des richesses, les faveurs de la fortune & ce qu’on appelle un Etat dans le monde : pour être avantageuse à la société & compatible avec la Vertu, elle ne doit exciter aucun désir inquiet. L’industrie qui fait l’opulence des Familles & la puissance des Etats, est fille de l’intérêt. Mais si l’intérêt domine dans la Créature, son bonheur particulier & le bien public en souffriront. La misère qui la rongera, vengera continuellement l’injure faite à la société : car plus cruel encore à lui-même qu’au genre humain, l’avare est la propre victime de son avarice.

Tout le monde convient que l’avarice & l’avidité sont deux fléaux de la Créature. On sait d’ailleurs que peu de choses suffisent à l’usage & à la subsistance, & que le nombre des besoins serait court, si l’on permettait à la frugalité de les réduire, & si l’on s’exerçait à la tempérance, à la sobriété & à un train de vie naturel, avec la moitié de l’application, des soins & de l’industrie qu’on donne à la luxure & à la somptuosité. Mais si la tempérance est avantageuse ; si la modération conspire au bonheur ; si les fruits en sont doux, comme nous l’avons démontré plus haut ; quelle misère n’entraîneront point à leur suite les passions contraires ? quel tourment n’éprouvera point une Créature rongée de désirs qui ne connaissent de bornes ni dans leur essence, ni dans la nature de leur objet ? Car où s’arrêter ? Y a-t-il dans cette immensité de choses qui peuvent exercer la cupidité, un point inaccessible à l’effort & à l’étendue des souhaits ? Quelle digue opposer à la manie d’entasser, à la fureur d’accumuler revenus sur revenus & richesses sur richesses ?

De là naît dans les avares cette inquiétude que rien n’apaise ; jamais enrichis par leurs trésors, & toujours appauvris par leurs désirs, ils ne trouvent aucune satisfaction en ce qu’ils possèdent, & sèchent, les yeux attachés sur ce qui leur manque. Mais quel contentement réel pourrait éclore d’un appétit si déréglé ? Etre dévoré de la soif d’acquérir soit honneurs, soit richesses ; c’est avarice, c’est ambition, ce n’est point en jouir. Mais abandonnons ce vice à la haine & aux déclamations des hommes, chez qui avare & misérable, sont des mots synonymes, & passons à l’ambition.

Tout retentit dans le monde des désordres de cette passion. En effet, lorsque l’amour de la louange excède une honnête émulation ; quand cet enthousiasme franchit les bornes même de la vanité ; lorsque le désir de se distinguer entre ses égaux dégénère en un orgueil énorme ; il n’y a point de maux que cette passion ne puisse produire. Si nous considérons les prérogatives des caractères modestes & des esprits tranquilles ; si nous appuyons sur le repos, le bonheur & la sécurité qui n’abandonnent jamais celui qui sait se borner dans son état, & se prêter à toutes les incommodités inhérentes à sa condition ; rien ne nous paraîtra ni plus raisonnable, ni plus avantageux que ces dispositions. Je pourrais placer ici l’éloge de la modération, & relever son excellence en développant les désordres & les peines de l’ambition, en exposant le ridicule & le vide de l’entêtement des titres, des honneurs, des prééminences, de la renommée, de la gloire, de l’estime du vulgaire, des applaudissements populaires, & de tout ce qu’on entend par avantages personnels. Mais c’est un lieu commun auquel nous avons suppléé par la réflexion précédente.

Il est impossible que le désir des grandeurs s’élève dans une âme, devienne impétueux & domine la Créature, sans qu’elle soit en même temps agitée d’une proportionnelle aversion pour la médiocrité. La voilà donc en proie aux soupçons & aux jalousies, soumise aux appréhensions d’une contretemps ou d’un revers, & exposée aux dangers & à toute la mortification des refus. La passion désordonnée de la gloire, des emplois & d’un état brillant, anéantit donc tout repos & toute sécurité pour l’avenir, & empoisonne toute satisfaction & toute commodité présente.

Aux agitations de l’ambitieux, on oppose ordinairement l’indolence & ses langueurs : toutefois ce caractère n’exclut ni l’avarice ni l’ambition ; mais l’une dort en lui & l’autre est sans effet. Cette passion léthargique est un amour désordonné du repos qui décourage l’âme, engourdit l’esprit & rend la Créature incapable d’efforts, en grossissant à ses yeux les difficultés dont les routes de l’opulence & des honneurs sont parsemées. Le penchant au repos & à la tranquillité n’est ni moins naturel, ni moins utile que l’envie de dormir ; mais un assoupissement continuel ne serait pas plus funeste au corps qu’une aversion générale pour les affaires, le seroit à l’esprit.

Or, que le mouvement soit nécessaire à la santé, on en peut juger par les tempéraments de l’homme fait à l’exercice, & de celui qui n’en a jamais pris ; ou par la constitution mâle & robuste de ces corps endurcis au travail, & la complexion efféminée de ces automates nourris sur le duvet. Mais la fainéantise ne borne pas ses influences au corps : en dépravant les organes, elle amortit les plaisirs sensuels : des sens, la corruption se transmet à l’esprit, & c’est là qu’elle excite bien un autre ravage. Ce n’est qu’à la longue que la machine éprouve des effets sensibles de l’oisiveté ; mais l’indolence afflige l’âme, tout en l’occupant : elle s’en empare avec les anxiétés, l’accablement, les ennuis, les aigreurs, les dégoûts & la mauvaise humeur : c’est à ces mélancoliques compagnes qu’elle abandonne le tempérament : état dont nous avons parlé & exposé la misère, en établissant combien l’économie des affections est nécessaire au bonheur.

Nous avons remarqué que dans l’inaction du corps, les esprits animaux privés de leurs fonctions naturelles, se jettent sur la constitution, & détruisent leurs canaux en exerçant leur activité. Image fidelle de ce qui se passe dans l’âme de l’indolent. Les affections & les pensées détournées de leurs objets, & contraintes dans leur action, s’irritent & engendrent l’aigreur, la mélancholie, les inquiétudes & cent autres pestes du tempérament. Alors le Phlegme s’exhale : la Créature devient sensible, colère, impétueuse ; & dans ces dispositions inflammables, la moindre étincelle suffit pour mettre tout en feu.

Quant aux intérêts particuliers de la Créature, que ne risque-t-elle pas ? Etre environnée d’objets & d’affaires qui demandent de l’attention & des soins, & se trouver dans l’incapacité d’y pourvoir, quel état ! quelle foule d’inconvénients de ne pouvoir s’aider soi-même, & de manquer souvent de secours étrangers ! C’est le cas de l’indolent qui n’a jamais cultivé personne, & à qui les autres sont d’autant plus nécessaires, que dans l’ignorance de tous les devoirs de la société où son vice l’a retenu, il est plus inutile à lui-même. Ce penchant décidé pour la paresse, ce mépris du travail, cette oisiveté raisonnée est donc une source intarissable de chagrins, & par conséquent un puissant obstacle au bonheur.

Nous avons parcouru les affections privées, & remarqué les inconvénients de leur véhémence. Nous avons prouvé que leur excès était contraire à la félicité ; & qu’elles précipitaient dans une misère actuelle la Créature qu’elles dépravaient ; que leur empire ne s’accroissait jamais qu’aux dépens de notre liberté, & que par leurs vues étroites & bornées, elles nous exposaient à contracter ces dispositions viles & sordides si généralement détestées. Rien n’est donc & plus fâcheux en soi, & plus funeste dans les conséquences, que de les écouter, que d’en être l’esclave, & que d’abandonner son tempérament à leur discrétion, & sa conduite à leurs conseils.

D’ailleurs, ce dévouement parfait de la Créature à ses intérêts particuliers, suppose une certaine astuce dans le commerce, & je ne sais quoi de fourbe & de dissimulé dans la conduite & dans les actions : & que deviennent alors la candeur & l’intégrité naturelle ? que deviennent la sincérité, la franchise & la droiture ? La confiance & la bonne foi s’anéantissent ; les envies, les soupçons & les jalousies vont se multiplier à l’infini ; de jour en jour les desseins particuliers s’étendront, & les vues générales se rétréciront : on rompra insensiblement avec ses semblables, & dans cet éloignement de la société, où l’on sera jeté par l’intérêt, ou n’apercevra qu’ave mépris les liens qui nous y tiennent attachés. C’est alors qu’on travaillera à réduire au silence, & bientôt à extirper ces affections importunes qui ne cesseront de crier au fond de l’âme & de rappeler au bien général de l’espèce, comme aux vrais intérêts ; c’est-à-dire, qu’on s’appliquera de toute sa force à se rendre parfaitement malheureux.

Or, laissant à part les autres accidents que l’excès des affections privées doit occasionner, si leur but est d’anéantir les affections générales, il est évident qu’elles tendent à nous priver de la source de nos plaisirs, & à nous inspirer les penchants monstrueux & dénaturés qui mettraient le sceau à notre misère, comme on verra dans l’Article suivant & dernier.


Section Troisieme


Il nous reste à examiner ces passions qui ne tendent ni au bien général, ni à l’intérêt particulier, & qui ne sont ni avantageuses à la Société, ni à la Créature. Nous avons marqué leur opposition aux affections sociales & naturelles, en les nommant penchants superflus & dénaturés.

De cette espèce est le plaisir cruel que l’on prend à voir des exécutions, des tourments, des désastres, des calamités, le sang, le massacre & la destruction : ç’a été la passion dominante de plusieurs Tyrans & de quelques Nations barbares. Les hommes qui ont renoncé à cette politesse de mœurs & de manières qui prévient la rudesse & la brutalité, & retient dans un certain respect pour le genre humain, y sont un peu sujets. Elle perce encore où manquent la douceur & l’affabilité. Telle est la nature de ce que nous appelons bonne éducation, qu’entr'autres défauts elle proscrit absolument l’inhumanité & les plaisirs barbares. Se complaire dans le malheur d’un ennemi ; c’est un effet d’animosité, de haine, de crainte ou de quelque autre passion intéressée : mais s’amuser de la gêne & des tourments d’une Créature indifférente, étrangère ou naturelle, de la même espèce ou d’une autre, amie ou ennemie, connue ou inconnue ; se repaître curieusement les yeux de son rang, & s’extasier dans ses agonies ; cette satisfaction ne suppose aucun intérêt ; aussi ce penchant est-il monstrueux, horrible & totalement dénaturé.

Une teinte affaiblie de cette affection, c’est la satisfaction maligne que l’on trouve dans l’embarras d’autrui ; espèce de méchanceté brouillonne & folâtre qui consiste à se plaire dans le désordre ; disposition qu’on semble cultiver dans les enfants, & qu’en eux on appelle Espièglerie[9]. Ceux qui connaîtront un peu la nature de cette passion, ne s’étonneront point de ses suites fâcheuses ; ils seraient peut-être plus embarrassés à expliquer par quel prodige un enfant exercé entre les mains des femmes à se réjouir dans le désordre & le trouble, perd ce goût dans un âge plus avancé, & ne s’occupe pas à semer la dissension dans sa famille, à engendrer des querelles entre ses amis, & même à exciter des révoltes dans la Société. Mais heureusement cette inclination manque de fondement dans la nature, comme nous l’avons remarqué.

La malice, la malignité ou la mauvaise volonté seront des passions dénaturées, si le désir de mal faire qu’elles inspirent, n’est excité ni par la colère, ni par la jalousie, ni par aucun autre motif d’intérêt.

L’envie qui naît de la prospérité d’une autre Créature, dont les intérêts ne croisent point les nôtres, est une passion de l’espèce des précédentes.

Mettez au même nombre la misanthropie ; espèce d’aversion qui a dominé dans quelques personnes : elle agit puissamment chez ceux en qui la mauvaise humeur est habituelle, & qui par une nature mauvaise, aidée d’une plus mauvaise éducation, ont contracté tant de rusticité dans les manières & de dureté dans les mœurs, que la vue d’un étranger les offense. Le genre humain est à charge de ces atrabilaires ; la haine est toujours leur premier mouvement. Cette maladie de tempérament est quelquefois épidémique : elle est ordinaire aux Nations sauvages, & c’est un des principaux caractère de la barbarie. On peut la regarder comme le revers de cette affection généreuse exercée & connue chez les Anciens sous le nom d’hospitalité ; Vertu qui n’était proprement qu’un amour général du genre humain qui se manifestait dans l’affabilité pour les étrangers.

A ces passions ajoutez toutes celles que les superstitions & des usages barbares font éclore : les actions qu’elles prescrivent sont trop horribles, pour ne pas occasionner le malheur de ceux qui les révèrent.

Je nommerais ici les amours dénaturés tant dans l’espèce humaine que de celle-ci à une autre, avec la foule d’abomination qui les accompagnent ; mais sans souiller ces feuilles de cet infâme détail, il est aisé de juger de ces appétits par les principes que nous avons posés.

Outre ces passions qui n’ont aucun fondement dans les avantages particuliers de la Créature, & qu’on peut nommer strictement penchants dénaturés, il y en a quelques autres qui tendent à son intérêt, mais d’une façon si démesurée, si injurieuse au genre humain, & si généralement détestée, que les précédentes ne paroissent guère plus monstrueuses.

Telle est cette ambitieuse arrogance, cette fierté tyrannique qui en veut à toute liberté, & qui regarde toute prospérité d’un œil chagrin & jaloux ; telle est cette[10] sombre fureur qui s’immoleroit volontiers la Nature entière ; cette noirceur qui se repaît de sang & de cruauté rafinées ; cette humeur fâcheuse qui ne cherche qu’à s’exercer, & qui saisit avec acharnement la moindre occasion pour écraser des objets quelquefois dignes de pitié.

Quant à l’ingratitude & à la trahison ;, ce sont, à proprement parler, des vices purement négatifs : ils ne caractérisent aucun penchant ; leur cause est indéterminée ; ils dérivent de l’inconsistance & du désordre des affections en général. Lorsque ces tâches sont sensibles dans un caractère ; lorsque ces ulcères s’ouvrent sans sujet ; quand la Créature favorise par de fréquentes rechûtes les progrès de cette gangrène, on peut conjecturer à ces symptômes qu’elle est injectée de quelque levain dénaturé, tel que l’envie, la malignité, la vengeance & les autres.

On peut objecter que ces affections, toutes dénaturées qu’elles sont, ne vont point sans plaisir ; & qu’un plaisir quelque inhumain qu’il soit, est toûjours un plaisir, fût-il placé dans la vengeance, dans la malignité & dans l’exercice même de la tyrannie. Cette difficulté serait sans réponse, si, comme dans les joies cruelles & barbares, on ne pouvoit arriver au plaisir qu’en passant par le tourment ; mais aimer les hommes, les traiter avec humanité, exercer la complaisance, la douceur, la bienveillance, & les autres affections sociales ; c’est jouir d’une satisfaction immédiate à l’action & qui n’est payée d’aucune peine antérieure ; satisfaction originelle & pure, qui n’est prévenue d’aucune amertume. Au contraire, l’animosité, la haine, la malignité, sont des tourments réels dont la suspension occasionnée par l’accomplissement du désir, est comptée pour un plaisir. Plus ce moment de relâche est doux, plus il suppose de rigueur dans l’état précédent ; plus les peines du corps sont aiguës, plus le patient est sensible aux intervalles de repos : telle est la cessation momentanée des tourments de l’esprit, pour le scélérat qui ne peut connaître d’autres plaisirs.

Les meilleurs caractères, les hommes les plus doux ont des moments fâcheux ; alors une bagatelle est capable de les irriter. Dans ces orages légers, l’inquiétude & la mauvaise humeur leur ont causé des peines dont ils conviennent tous. Que ne souffrent donc point ces malheureux qui ne connaissent presque pas d’autre état ; ces furies, ces âmes infernales au fond desquelles le fiel, l’animosité, la rage & la cruauté ne cessent de bouillonner ? A quel excès d’impatience ne les portera point un accident imprévu ? Que ne ressentiront-ils pas d’un contretemps qui surviendra, d’un affront qu’ils essuieront, & d’une foule d’antipathies cruelles que des offenses journalières ne cesseront de multiplier en eux ? Faut-il s’étonner que dans cet état violent, ils trouvent une satisfaction souveraine à ralentir par le ravage & les désordres, les mouvements furieux dont ils sont déchirés ?

Quant aux suites de cet état dénaturé relativement au bien de la Créature & aux circonstances ordinaires de la vie, je laisse à penser quelle figure doit faire entre les hommes un monstre qui n’a plus rien de commun avec eux ; quel goût pour la société peut rester à celui en qui toute affection sociale est éteinte ; quelle opinion concevra-t-il des dispositions des autres pour lui, avec le sentiment de ses dispositions réciproques pour eux.

Quelle tranquillité, quel repos y a-t-il pour un homme qui ne peut se cacher, je ne dis pas, qu’il est indigne de l’amour & de l’affection du genre humain, mais qu’il en mérite toute l’aversion ? Dans quel effroi de Dieu & des hommes ne vivra-t-il pas ? dans quelle mélancolie ne sera-t-il pas plongé ? mélancolie incurable par le défaut d’un ami dans la compagnie duquel il puisse s’étourdir, sur le sein duquel il puisse se reposer : quelque part qu’il aille, de quelque côté qu’il se tourne, en quelque endroit qu’il jette les yeux, tout ce qui s’offre à lui, tout ce qu’il voit, tout ce qui l’environne ; à ses côtés, sur sa tête, sous ses pieds, tout se présente à lui sous une forme effroyable & menaçante. Séparé de la chaîne des Etres, & seul contre la Nature entière, il ne peut qu’imaginer toutes les Créatures réunies par une ligue générale, & prêtes à le traiter en ennemi commun.

Cet homme est donc en lui-même, comme dans un désert affreux & sauvage où sa vue ne rencontre que des ruines. S’il est dur d’être banni de sa patrie, exilé dans une terre étrangère, ou confiné dans une retraite, que sera-ce donc que ce bannissement intérieur & que cet abandon de toute Créature ? que ne souffrira point celui qui porte dans son cœur la solitude la plus triste, & qui trouve au centre de la société le plus affreux désert ? Etre en guerre perpétuelle avec l’Univers, vivre dans un divorce irréconciliable avec la Nature : quelle condition !

D’où je conclus que la perte des affections naturelles & sociales entraîne à sa suite une affreuse misère[11], & que les affections dénaturées rendent souverainement malheureux. Ce qui me restait à prouver.

  1. Toute cette Doctrine répond exactement à la conduite de nos Directeurs éclairés qui sçavent parfaitement, selon les tempéramens & les dispositions diverses des fidéles leur présenter un Dieu vengeur ou miséricordieux. Faut-il effrayer un Scélérat ? ils ouvrent sous ses pieds les gouffres infernaux : Est-il question de rassurer une ame timorée ? c’est un Dieu mourant pour son salut, qu’ils exposent à ses yeux. Une conduite opposée achemineroit l’un à l’impénitence, & l’autre à la folie.
  2. Cette proposition ne contredit point l’omnis homo mendax ; elle ne signifie autre chose que s’il y avoit quelqu’homme assez juste pour n’avoir aucun reproche à se faire, ses frayeurs seroient injurieuses à la Divinité. Quoi qu’il en soit, je demanderois volontiers, si les inégalités dans la dévotion peuvent s’accorder avec des notions constantes de la Divinité. Si votre Dieu ne change point, pourquoi n’êtes-vous pas ferme dans la même assiette d’esprit ? Je ne sçais, dites-vous, s’il me pardonnera les fautes passées, & j’en fais tous les jours de nouvelles. Êtes-vous encore méchant ? j’approuve vos allarmes & je suis étonné qu’elles ne soient pas continuelles. Mais n’êtes-vous plus injuste, menteur, fourbe, avare, médisant, calomniateur ? Qu’avez-vous donc à craindre ? Si quelque ami comblé de vos bienfaits vous avoit offensé ; la sincérité de son retour vous lasseroit-elle des sentimens de vengeance ? Point du tout, Or, celui que vous adorez est-il moins bon que vous ? votre Dieu est-il rancunier ? Non… Mais je vois à votre peu de confiance que vous n’avez pas encore une juste idée de ce qui est moralement excellent ; vous ne connoissez pas ce qui convient où ne convient pas à un Être parfait. Vous lui prêtez des défauts donc l’honnête-homme tâche de se défaire & dont il se défait effectivement à mesure qu’il devient meilleur ; & vous risquez de l’injurier dans l’instant même où vous avez dessein de lui rendre hommage.

  3. Le crime… est le premier bourreau
    Qui dans un sein coupable enfonce le Couteau.
      Racin. Poem. sur la Relig.
  4. Il n’est point ici question de ces pieux Solitaires que l’esprit de pénitence, la crainte des dangers du monde, ou quelqu’autre motif autorisé par les conseils de Jesus-Christ & par les vûes sages de son Eglise, ont confiné dans des deserts. On considere dans tout le cours de cet ouvrage (comme on l’a déja dit mille fois, quoiqu’il fût toujours aisé de s’en appercevoir) l’homme dans son état naturel & non sous la Loi de grace.
  5. Les Potentats Orientaux renfermés dans l’intérieur de leur Sérail, se montrent rarement à leurs Sujets & jamais qu’avec une suite & un appareil propres à imprimer la terreur. Plongés dans les voluptés, à qui livrent-ils leur confiance ? à un Eunuque ministre de leurs plaisirs, à un flatteur, à un vil Officier que la bassesse de sa naissance ou de son emploi dispense d’avoir des sentimens. Il n’est pas rare de voir un Valet du Sérail passer de dignités en dignités jusqu’à celle de Visir, devenir le fléau des Peuples, & finir par une mort tragique dans ces révoltes ordinaires à Constantinople où le Ministre est aussi lâchement abandonné par son Maître & sacrifié à la fureur des rebelles, qu’il en fut aveuglément élevé à une place où l’on ne devroit jamais faire asseoir que le Mérite & la Vertu.
  6. Sans compter toutes ces catastrophes désespérantes qui rendent la vie insupportable ; l’amour de Dieu produit le même effet : Cupio dissolvi, & esse cum Christo, disoit S. Paul. Mais si Judas l’Apôtre, après avoir trahi son Maître, se fût contenté de désirer la mort, il auroit prononcé sur lui-même le jugement que Jesus-Christ en avoit déja porté.
  7. Ce trait tombe sur l’Eglise Anglicane qui peut se flatter d’être féconde en mauvais Prédicateurs. Les Flechiers, les Bossuets, les Bourdaloües, & une infinité d’autres écarteront à jamais ce reproche de l’Eglise Gallicane.
  8. Nam veræ voces tum domum pectore ab imo Eliciuntur. Lucr.
  9. Hæ nugæ in seria ducent mala. Horat.
  10. On trouve dans la vie de Caligula des exemples presque uniques de cette passion. Jaloux d’immortaliser sa mémoire par de vastes calamités, il envioit à Auguste le bonheur d’une Armée entiere massacrée sous son Régne, & à Tibere la chûte de l’amphitéâtre sous lequel cinquante mille ames périrent. S’étant avisé à la représentation de quelque piéce de Théâtre d’applaudir mal-à-propos un Acteur que le Peuple siffla, Ah, fi tous ces gosiers, s’écria-t’il, étoient sous une tête !… Voilà ce qu’on pourroit appeller le sublime de la cruauté.
  11. Je ne crois pas qu’on trouve jamais l’Histoire en contradiction avec cette conclusion de notre Philosophie. Ouvrons les Annales de Tacite, ces faites de la méchanceté des hommes : parcourons les régnes de Tibere, de Claude, de Caligula, de Neron, de Galba, & le destin rapide de tous leurs Courtisans, & renonçons à nos principes, si dans la foule de ces Scélérats insignes qui déchirérent les entrailles de leur patrie & dont les fureurs ont ensanglanté toutes les pages, toutes les lignes de cette histoire, nous rencontrons un heureux. Choisissons entr’eux tous. Les délices de Caprée nous font-elles envier la condition de Tibere ? Remontons à l’origine de sa grandeur, suivons sa fortune, considérons-le dans sa retraite, appuyons sur sa fin ; & tout bien examiné, demandons-nous, si nous voudrions être à present ce qu’il fur autrefois, le tyran de son pays, le meurtrier des siens, l’esclave d’une troupe de prostituées, & Le protecteur d’une troupe d’esclaves ?… Point de milieu, il faut ou accepter le sort de ce Prince, s’il fut heureux, ou conclure avec son historien « Qu’en fondant l’ame des Tyrans, on y découvre des blessures incurables & que le corps n’est pas déchiré plus cruellement dans la torture, que l’esprit des méchans par les reproches continuels du crime. Si recludantur tyrannorum mentes, posse aspici laniatus & ictus ; quando ut corpora vulneribus, ita sœvitia, libidine, malis consultis animus dilaceretur ». Ce n’est pas tout. Si l’on parcourt les différens ordres de méchans qui remplissent la distance morale de Seneque à Neron, on distinguera de plus la misere actuelle dans une proportion constante avec la dépravation. Je m’attacherai seulement aux deux extrémités, Néron fait périr Britannicus son frere, Agrippine sa mere, sa femme Otavie, sa femme Poppée, Antonia sa belle-sœur, le consul Vettinus, Rufus-Crispinus son beau-fils, & ses instituteurs Seneque, & Burrhus ; ajoûtez à ces assassinats, une multitude d’autres crimes de toute espece ; voilà sa vie. Aussi n’y rencontre-t’on pas un moment de bonheur ; on le voit dans d’éternelles horreurs : ses transes vont quelquefois jusqu’à l’aliénation d’esprit ; alors il apperçoit le Ténare entr’ouvert, il se croit poursuivi des furies ; il ne sçait où, ni comment échapper à leurs flambeaux vengeurs ; & routes ces fêtes monstrueusement somptueuses qu’il ordonne, sont moins des amusemens qu’il se procure, que des distractions qu’il cherche. Seneque chargé par état de braver la mort, en présentant à son Pupile les remontrances de la Vertu, le sage Seneque plus attentif à entasser des richesses qu’à remplir ce périlleux devoir, se contente de faire diversion à la cruauté du Tyran en favorisant sa luxure : il souscrit par un honteux silence à la mort de quelques braves citoyens qu’il auroit dû deffendre : lui-même, présageant sa chûte prochaine par celle de ses amis, moins intrépide avec tout son stoïcisme que l’Epicurien Pétrone, ennuyé d’échapper au poison en vivant des fruits de son jardin & de l’eau d’un ruisseau, va misérablement proposer l’échange de ses richesses pour une vie qu’il n’eût pas été fâché de conserver & qu’il ne put racheter par elles ; châtiment digne des soins avec lesquels il les avoit accumulées. On trouvera que je traite ce Philosophe un peu durement : mais il n’est pas possible sur le récit de Tacite, d’en penser plus favorablement ; & pour dire ma pensée en deux mots, ni lui ni Burrhus, ne sont pas aussi honnêtes-gens qu’on les fait. Voyez l’Historien.