Essai sur le mérite et la vertu/Conclusion

Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. 290-297).


CONCLUSION.


Nous avons donc établi dans ces deux dernières Parties ce que nous nous étions proposé. Or, puisqu’en suivant les idées reçues de dépravation & de vice, on ne peut être méchant & dépravé que

Par l’absence ou la faiblesse des affections générales.

Par la violence des inclinations privées.

Ou par la présence des affections dénaturées.

Si ces trois états sont pernicieux à la Créature, & contraires à sa félicité présente, être méchant & dépravé, c’est être malheureux.

Mais toute action vicieuse occasionne le malheur de la Créature proportionnellement à sa malice ; donc toute action vicieuse est contraire à ses vrais intérêts : il n’y a que de plus ou du moins.

D’ailleurs, en développant l’effet des affections supposées dans un degré conforme à la Nature & à la constitution de l’homme, nous avons calculé les biens & les avantages actuels de la Vertu ; nous avons estimé par voie d’addition & de soustraction toutes les circonstances qui augmentent ou diminuent la somme de nos plaisirs ; & si rien ne s’est soustrait par sa nature, ou n’est échappé par inadvertance à cette Arithmétique morale, nous pouvons nous flatter d’avoir donné à cet essai toute l’évidence des choses géométriques. Car qu’on pousse le Scepticisme si loin qu’on voudra[1] ; qu’on aille jusqu’à douter de l’existence des Etres qui nous environnent, on n’en viendra jamais jusqu’à balancer sur ce qui se passe au-dedans de soi-même. Nos affections & nos penchants nous sont intimement connus ; nous les sentons : ils existent, quels que soient les objets qui les exercent, imaginaires ou réels. La condition de ces Etres est indifférente à la vérité de nos conclusions. Leur certitude est même indépendante de notre état. Que je dorme ou que je veille, j’ai bien raisonné ; car qu’importe que ce qui me trouble, soit rêves fâcheux ou passions désordonnées, en suis-je moins troublé ? Si par hazard la vie n’est qu’un songe, il sera question de le faire bon ; & cela supposé, voilà l’œconomie des passions qui devient nécessaire ; nous voilà dans la même obligation d’être vertueux, pour rêver à notre aise ; & nos démonstrations subsistent dans toute leur force.

Enfin, nous avons donné, ce me semble, toute la certitude possible à ce que nous avons avancé sur la préférence des satisfactions de l’esprit, aux plaisirs du corps ; & de ceux-ci, lorsqu’ils sont accompagnés d’affections vertueuses, & goûtés avec modération, à eux-mêmes, lorsqu’on s’y livre avec excès, & qu’ils ne sont animés d’aucun sentiment raisonnable.

Ce que nous avons dit de la constitution de l’esprit & de l’œconomie des affections, qui forment le caractère & décident du bonheur ou du malheur de la Créature, n’est pas moins évident. Nous avons déduit du rapport & de la connexion des parties que dans cette espèce d’architecture, affaiblir un côté, c’était les ébranler tous, & conduire l’édifice à sa ruine. Nous avons démontré que les passions qui rendent l’homme vicieux, étaient pour lui autant de tourments ; que toute action mauvaise étoit sujette aux remords ; que la destruction des affections sociales, l’affaiblissement des plaisirs intellectuels & la connaissance intérieure qu’on n’en mérite point, sont des suites nécessaires de la dépravation. D’où nous avons conclu que le méchant n’avait ni en réalité ni en imagination le bonheur d’être aimé des autres, ni celui de partager leurs plaisirs ; c’est-à-dire, que la source la plus féconde de nos joies était fermée pour lui.

Mais si telle est la condition du méchant, si son état contraire à la nature, est misérable, horrible, accablant, c’est donc pécher contre ses vrais intérêts, & s’acheminer au malheur, que d’enfreindre les principes de la morale. Au contraire, tempérer ses affections & s’exercer à la Vertu, c’est tendre à son bien privé, & travailler à son bonheur.

C’est ainsi que la Sagesse éternelle qui gouverne cet Univers, a lié l’intérêt particulier de la Créature, au bien général de son systême ; de sorte qu’elle ne peut croiser l’un, sans s’écarter de l’autre, ni manquer à ses semblables, sans se nuire à elle-même. C’est en ce sens qu’on peut dire de l’homme qu’il est son plus grand ennemi ; puisque son bonheur est en sa main, & qu’il n’en peut être frustré qu’en perdant de vue celui de la Société & du Tout dont il est partie. La Vertu la plus attrayante de toutes les beautés, la beauté par excellence ; l’ornement & la base des affaires humaines, le soutien des communautés ; le lien du commerce & des amitiés ; la félicité des familles ; l’honneur des contrées ; la Vertu sans laquelle tout ce qu’il y a de doux, d’agréable, de grand, d’éclatant & de beau, tombe & s’évanouit ; la Vertu, cette qualité avantageuse à toute Société, & plus généralement officieuse, à tout le genre humain, fait donc aussi l’intérêt réel & le bonheur présent de chaque Créature en particulier.

L’Homme ne peut donc être heureux que par la Vertu, & que malheureux sans elle. La Vertu est donc le bien, le Vice est donc le mal de la Société & de chaque membre qui la compose.


F I N.
  1. « À quoi bon me prescrire des régles de conduite, dira peut-être un Pirrhonien, si je ne suis pas sûr de la succession de mon existence. Peut-on me démontrer quelque chose pour l’avenir, sans supposer que je continue d’être moy ? Or c’est ce que je nie. Moy qui pense à present, est-ce moy qui pensoit il y a quatre jours ? Le souvenir est la seule preuve que j’en aie. Mais cent fois, j’ai crû me souvenir de ce que je n’avois jamais pensé : j’ai pris pour fait constant ce que j’avois rêvé : que sçais-je encore si j’avois rêvé ? Me l’a-t’on dit ? d’où cela me vient-il ? l’ai-je rêvé ; ce sont des discours que je tiens & que j’entends tous les jours : quelle certitude ai-je donc de mon identité ? je pense, donc je suis. Cela est vrai. J’ai pensé, donc j’étois. C’est supposer ce qui est en question. Vous étiez sans doute, si vous avez pensé ; mais quelle démonstration avez-vous, que vous ayez pensé ? … aucune, il faut en convenir » : cependant on agit ; on se pourvoit, comme si rien n’étoit plus vrai : le Pirrhonien même laisse ces subtilités à la porte de l’école & fuit le train commun. S’il perd au jeu ; il paye comme si c’étoit lui qui eût perdu. Sans avoir plus de foi à ses raisonnemens que lui, je tiendrai donc pour assuré que j’étois, que je suis & que je continuerai d’étre moy ; & conséquemment qu’il est possible de me démontrer quel je dois être pour mon bonheur.