Essai sur le mérite et la vertu/Livre second/Partie première

Traduction par Denis Diderot.
Zacharie Chatelain (p. 133-173).


PARTIE PREMIÈRE.

Section Première.


Nous avons déterminé dans les Parties précédentes ce que c’est que la Vertu morale, & quelle est la Créature qu’on peut appeler moralement vertueuse. Il nous reste à chercher quels motifs & quel intérêt nous avons à mériter ce titre.

Nous avons découvert que celui-là seul mérite le nom de Vertueux dont toutes les affections, tous les penchants, en un mot, toutes les dispositions d’esprit & de cœur, sont conformes au bien général de son espèce, c’est-à-dire, du système de Créatures dans lequel la Nature l’a placé, & dont il fait partie.

Que cette œconomie des affections, ce juste tempérament entre les passions, cette conformité des penchants au bien général & particulier, constituaient la droiture, l’intégrité, la justice & la bonté naturelle.

Et que la corruption, le vice & la dépravation, naissaient du désordre des affections, & consistaient dans un état précisément contraire au précédent.

Nous avons démontré que les passions & les affections d’une Créature quelconque avaient un rapport constant & déterminé avec l’intérêt général de son espèce. C’est une vérité que nous avons fait toucher au doigt, quant aux inclinations sociales telles que la tendresse paternelle, le penchant à la propagation, l’éducation des enfants, l’amour de la compagnie, la reconnaissance, la compassion, la conspiration mutuelle dans les dangers, & leurs semblables. De sorte qu’il faut convenir qu’il est aussi naturel à la Créature de travailler au bien général de son espèce, qu’à une plante de porter son fruit, & à un organe ou à quelque autre partie de notre corps de prendre l’étendue & la conformation qui conviennent à la Machine entière[1] ; & qu’il n’est pas plus naturel à l’estomac de digérer, aux poumons de respirer, aux glandes de filtrer & aux autres viscères de remplir leurs fonctions ; quoique toutes ces parties puissent être troublées dans leurs opérations, par des obstructions & d’autres accidents.

Mais en distribuant les affections de la Créature, en inclinations favorables au bien général de son espèce, & en penchants dirigés à ses intérêts particuliers, on en conclura que souvent elle se trouvera dans le cas de croiser & de contredire les unes pour favoriser & suivre les autres, & l’on conclura juste ; car comment sans cela, l’espèce pourrait-elle se perpétuer ? Que signifierait cette affection naturelle qui la précipite à travers les dangers pour la défense & la conservation de ces Etres qui lui doivent déjà la naissance & dont l’éducation lui coûtera tant de soins ?

On serait donc tenté de croire qu’il y a une opposition absolue entre ces deux espèces d’affections, & l’on présumerait que s’attacher au bien général de son espèce en écoutant les unes, c’est fermer l’oreille aux autres, & renoncer à son intérêt particulier. Car en supposant que les soins, les dangers & les travaux, de quelque nature qu’ils soient, sont des maux dans le système individuel ; puisqu’il est de l’essence des affections sociales d’y porter la Créature, on en inférera sur le champ qu’il est de son intérêt de se défaire de ces penchants.

Nous convenons que toute affection sociale, telle que la commisération, l’amitié, la reconnoissance & les autres inclinations libérales & généreuses, ne subsiste & ne s’étend qu’aux dépens des passions intéressées, que les premières nous divisent d’avec nous-mêmes, & nous ferment les yeux sur nos aises & sur notre salut particulier. Il semble donc que pour être parfaitement à soi, & tendre à son intérêt avec toute la vigueur possible, on n’auroit rien de mieux à faire pour son propre bonheur, que de déraciner sans ménagement toute cette suite d’affections sociales, & de traiter la bonté, la douceur, la commisération, l’affabilité, & leurs semblables, comme des extravagances d’imagination ou des foiblesses de la nature.

En conséquence de ces idées singulières, il faudroit avouer que dans chaque système de Créatures, l’intérêt de l’individu est contradictoire à l’intérêt général, & que le bien de la Nature dans le particulier est incompatible avec celui de la commune nature. Etrange constitution ! dans laquelle, il y auroit certainement un désordre & des bizarreries que nous n’apercevons point dans le reste de l’Univers. J’aimerois autant dire de quelque corps organisé, animal ou végétatif, que, pour assurer que chaque partie jouit d’une bonne santé, il faut absolument supposer que tout est malade ?

Mais pour exposer toute l’absurdité de cette hypothèse, nous allons démontrer que, tandis que les hommes s’imaginant que leur avantage présent est dans le Vice & leur mal réel dans la Vertu, s’étonnent d’un désordre qu’ils supposent gratuitement dans la conduite de l’Univers, la Nature fait précisément le contraire de ce qu’ils imaginent ; que l’intérêt particulier de la Créature est inséparable de l’intérêt général de son espèce ; enfin, que son vrai bonheur consiste dans la Vertu, & que le Vice ne peut manquer de faire son malheur.


Section Seconde.


Peu de gens oseroient supposer qu’une Créature en qui ils n’aperçoivent aucune affection naturelle, qui leur paraît destituée de tout sentiment social & de toute inclination communicative, jouit en elle-même de quelque satisfaction, & retire de grands avantages de sa ressemblance avec d’autres Etres : l’opinion générale, c’est qu’une pareille Créature en rompant avec le genre humain, en renonçant à la société, n’en a que moins de contentement dans la vie, & n’en peut trouver que moins de douceur dans les plaisirs des sens. Le chagrin, l’impatience & la mauvaise humeur, ne seront plus en elle des moments fâcheux ; c’est un état habituel auquel tout caractère insociable ne manque pas de se fixer ; c’est alors qu’une foule d’idées tristes s’emparent de l’esprit, & que le cœur est en proie à mille inclinations perverses qui l’agitent & le déchirent sans relâche : c’est alors que, des noirceurs de la mélancolie & des aigreurs de l’inquiétude, naissent ces antipathies cruelles par qui la Créature mécontente d’elle-même, se révolte contre tout le monde. Le sentiment intérieur qui lui crie qu’un Etre si dépravé, incommode à quiconque l’approche, ne peut qu’être odieux à ses semblables, la remplit de soupçons & de jalousies, la tient dans les craintes & les horreurs, & la jette dans des perplexités que la fortune la mieux établie & la plus constante prospérité sont incapables de calmer.

Tels sont les symptômes de la perversité complète, & l’on est d’accord sur leur évidence. Lorsque la dépravation est totale ; lorsque l’amitié, la candeur, l’équité, la confiance, la sociabilité, sont anéanties ; lors enfin que l’Apostasie morale est consommée, tout le monde s’aperçoit & convient de la misère qui la suit. Quand le mal est à son dernier degré, il n’y a qu’un avis. Pourquoi faut-il qu’on perde de vue les funestes influences de la dépravation dans ses degrés inférieurs ? On s’imagine que la misère n’est pas toujours proportionnée à l’iniquité ; comme si la méchanceté complète pouvoit entraîner la plus grande misère possible, sans que ses moindres degrés partageassent ce châtiment. Parler ainsi, c’est dire qu’à la vérité, le plus grand dommage qu’un corps puisse souffrir, c’est d’être disloqué, démembré, & mis en mille pièces ; mais que la perte d’un bras ou d’une jambe, d’un œil, d’une oreille ou d’un doigt, c’est une bagatelle qui ne mérite pas qu’on y fasse attention.

L’esprit a, pour ainsi dire, ses parties, & ses parties ont leurs proportions. Les dépendances réciproques & le rapport mutuel de ces parties, l’ordre & la connexion des penchants, le mélange & la balance des affections qui forment le caractère, sont des objets faciles à saisir par celui qui ne juge pas cette anatomie intérieure, indigne de quelque attention. L’œconomie animale n’est ni plus exacte, ni plus réelle. Peu de gens toutefois se sont occupés à anatomiser l’âme, & c’est un art que personne ne rougit d’ignorer parfaitement[2]. Tout le monde convient que le tempérament varie, & que ses vicissitudes peuvent êtres funestes ; & qui que ce soit ne se met en peine d’en chercher la cause. On sait que notre constitution intellectuelle est sujette à des paralysies qui l’accablent, & l’on n’est point curieux de connaître l’origine de ces accidents. Personne ne prend le Scalpel, & ne travaille à s’éclairer dans les entrailles du Cadavre[3] : on en est à peine dans cette matière aux idées de Parties & de Tout. On ignore entièrement l’effet que doivent produire une affection réprimée, un mauvais penchant négligé, ou quelque bonne inclination relâchée. Comment une seule action a-t-elle occasionné dans l’esprit une révolution capable de le priver de tout plaisir ? C’est ce qu’on voit arriver ; c’est ce qu’on ne comprend pas ; & dans l’indifférence de s’en instruire, on est tout prêt à supposer qu’un Homme peut violer sa loi, s’abandonner à des crimes qui ne lui sont point familiers & se plonger dans les vices, sans porter le trouble dans son âme, & sans s’exposer à des suites fatales à son bonheur.

On dit tous les jours : « Un tel a fait une bassesse ; mais en est-il moins heureux ? » Cependant en parlant de ces hommes sombres & farouches, on dit encore : « Cet homme est son propre bourreau. » Une autre fois on conviendra « qu’il y a des passions, des humeurs, tel tempérament capable d’empoisonner la condition la plus douce, & de rendre la Créature malheureuse dans le sein de la prospérité. » Tous ces raisonnements contradictoires ne prouvent-ils pas suffisamment que nous n’avons pas l’habitude de traiter des sujets moraux, & que nos idées sont encore bien confuses sur cette matière.

Si la constitution de l’esprit nous paraissait telle qu’elle est en effet ; si nous étions bien convaincus qu’il est impossible d’étouffer une affection raisonnable, ou de nourrir un penchant vicieux, sans attirer sur nous une portion de cette misère extrême dont nous convenons que la dépravation complette est toujours accompagnée, ne reconnoîtrions nous pas en même temps que toute action injuste portant le désordre dans le tempérament, ou augmentant celui qui y règne déjà, quiconque fait mal ou préjudicie à sa bonté, est plus fou, & plus cruel à lui-même que celui qui, sans égard pour sa santé, se nourrirait de mets empoisonnés, ou, qui se déchirant le corps de ses propres mains, se plairoit à se couvrir de blessures ?


Section Troisième.


Nous avons fait voir que, dans l’Animal, toute action qui ne part point de ses affections naturelles, ou de ses passions, n’est point une action de l’Animal. Ainsi dans ces accès convulsifs ou la Créature se frappe elle-même & s’élance sur ceux qui la secourent, c’est une horloge détraquée qui sonne mal à propos ; c’est la machine qui agit & non l’Animal.

Toute action de l’Animal, considéré comme Animal, part d’une affection, d’un penchant, ou d’une passion qui le meut ; telle que serait, par exemple, l’amour, la crainte, ou la haine.

Des affections faibles ne peuvent l’emporter sur des affections plus puissantes qu’elles ; & l’Animal suit nécessairement[4] dans l’action le parti le plus fort. Si les affections inégalement partagées, forment en nombre ou en essence un côté supérieur à l’autre, c’est de celui-là que l’Animal inclinera. Voilà le balancier qui le met en mouvement & qui le gouverne.

Les affections qui déterminent l’Animal dans ses actions, sont de l’une ou de l’autre de ces trois espèces.

Ou des affections naturelles & dirigées au bien général de son espèce.

Ou des affections naturelles & dirigées à son intérêt particulier.

Ou des affections qui ne tendent ni au bien général de son espèce, ni à ses intérêts particuliers, qui même sont opposées à son bien privé, & que par cette raison nous appellerons affections dénaturées : selon l’espèce & le degré de ces affections, la Créature qu’elles dirigent, est bien ou mal constituée, bonne ou mauvaise.

Il est évident que la dernière espèce d’affection est toute vicieuse. Quant aux deux autres, elles peuvent êtres bonnes ou mauvaises selon leur degré : elles maîtrisent toujours la Créature purement sensible ; mais la Créature sensible & raisonnable peut toujours les maîtriser, quelque puissantes quelles soient.

Peut-être trouvera-t-on étrange que des affections sociales puissent être trop fortes, & des affections intéressées trop faibles. Mais pour dissiper ce scrupule, on n’a qu’à se rappeler (ce que nous avons dit plus haut) que dans des circonstances particulières, les affections sociales deviennent quelquefois excessives, & se portent à un point qui les rend vicieuses. Lors, par exemple, que la commisération est si vive qu’elle manque son but, en supprimant par son excès les secours qu’on a droit d’en attendre ; lorsque la tendresse maternelle est si violente qu’elle perd la Mère & par conséquent l’Enfant avec elle. « Mais, dira-t-on, traiter de vicieux & de dénaturé, ce qui n’est que l’excès de quelque affection naturelle & généreuse, n’y aurait-il pas en cela un rigorisme mal entendu ? » Pour toute réponse à cette objection, je remarquerai que la meilleure affection dans sa nature suffit par son intensité pour endommager toutes ses compagnes, pour restreindre leur énergie & rallentir ou suspendre leurs opérations. En accordant trop à l’une, la Créature est contrainte de donner trop peu à d’autres de la même classe, & qui ne sont ni moins naturelles ni moins utiles. Voilà donc l’injustice & la partialité introduite dans le caractère : conséquemment, quelques devoirs seront remplis avec négligence ; & d’autres, moins essentiels peut être, suivis avec trop de chaleur.

On peut avouer sans crainte, ces principes dans toute leur étendue ; puisque la Religion même, considérée comme une passion, mais de l’espèce héroïque, peut être poussée trop loin[5], & troubler par son excès toute l’économie des inclinations sociales. Oui, la Religion, j’ose le dire, serait trop énergique en celui qu’une contemplation immodérée des choses célestes, qu’une intempérance d’extase refroidirait sur les offices de la vie civile & les devoirs de la société. Cependant, « Si l’objet de la dévotion est raisonnable, & si la croyance est orthodoxe, quelle que soit la dévotion, pourra-t-on dire encore ; Il est dur de la traiter de superstition ? Car enfin si la Créature laisse aller ses affaires domestiques à l’abandon, & néglige les intérêts temporels de son prochain & les siens, c’est l’excès d’un zèle saint dans son origine qui produit ces effets » . Je réponds à cela, que la vraie Religion ne commande pas une abnégation totale des soins d’ici bas ; ce qu’elle exige, c’est la préférence du cœur : elle veut qu’on rende à Dieu, aux autres & à soi-même, tout ce qu’on leur doit, sans remplir une de ces obligations, au préjudice d’une autre. Elle sait les concilier entre elles par une subordination sage & mesurée.

Mais si d’un côté les affections sociales peuvent être trop énergiques. De l’autre, les passions intéressées peuvent être trop faibles. Si, par exemple, une Créature, ferme les yeux sur les dangers & méprise la vie ; si les inclinations utiles à sa défense, à son bien-être & à sa conservation, manquent de force ; c’est assurément un vice en elle, relativement aux desseins & au but de la Nature. Les loix & la méthode qu’elle observe dans ses opérations, en sont des preuves autentiques. Dira-t-on que le salut de l’Animal entier l’intéresse moins que celui d’un membre, d’un organe ou d’une seule de ses parties ? Non, sans doute. Or, elle a donné, nous le voyons, à chaque membre, à chaque organe, à chaque partie, les propriétés nécessaires à sa sûreté ; de sorte qu’à notre insu même, ils veillent à leur bien-être & agissent pour leur défense. L’œil naturellement circonspect & timide se ferme de lui-même, & quelquefois malgré nous : ôtez lui sa promptitude & son indocilité, & toute la prudence imaginable ne suffira pas à l’Animal pour se conserver la vûe. La faiblesse dans les affections qui concernent le bien de l’Automate, est donc un vice : pourquoi le même défaut dans les affections qui concernent les intérêts d’un Tout plus important que le corps, je veux dire l’âme, l’esprit & le caractère, ne seroit-il pas une imperfection ?

C’est en ce sens que les penchans intéressés deviennent essentiels à la Vertu. Quoique la Créature ne soit ni bonne ni vertueuse, précisément parce qu’elle a ces affections ; comme elles concourent au bien général de l’espèce, quand elle en est dénuée, elle ne possède pas toute la bonté dont elle est capable, & peut être regardée comme défectueuse & mauvaise dans l’ordre naturel.

C’est encore en ce sens que nous disons de quelqu’un « qu’il est trop bon » lorsque des affections trop ardentes pour l’intérêt d’autrui l’entraînent au-delà, ou lorsque trop d’indolence pour ses vrais intérêts, l’arrête en deçà des bornes que la Nature & la Raison lui prescrivent.

Si l’on nous objecte qu’une façon de posséder dans les mœurs & d’observer dans la conduite les proportions morales, ce serait d’avoir les passions sociales trop énergiques, lorsque les penchans intéressés sont excessifs, & lorsque les inclinations intéressées sont trop faibles, d’avoir les affections sociales défectueuses. Car en ce cas, celui qui compterait sa vie pour peu de chose, ferait avec une dose légère d’affection sociale, tout ce que l’amitié la plus généreuse peut exiger ; & il n’y aurait rien de tout ce que le courage le plus héroïque inspire, qu’à l’aide d’un excès d’affection sociale, ne pût exécuter la Créature la plus timide.

Nous répondrons que c’est relativement à la constitution naturelle & à la destination particulière de la Créature, que nous accusons quelques passions d’excès, & que nous reprochons à d’autres, la foiblesse. Car lorsqu’un penchant dont l’objet est raisonnable, n’est utile que dans sa violence ; si ce degré, d’ailleurs n’altère point l’économie intérieure & ne met aucune disproportion entre les autres affections ; on ne pourra le condamner comme vicieux. Mais si la constitution naturelle de la Créature ne permet pas au reste des affections de monter à son unisson ; si le ton des unes est aussi haut, & celui des autres plus bas, quelle que soit la nature des unes & des autres, elles pécheront par excès ou par défaut : car puisqu’il n’y a plus entre elles de proportion, puisque la balance qui doit les tempérer, est rompue, ce désordre jettera de l’inégalité dans la pratique & rendra la conduite vicieuse.

Mais pour donner des idées claires & distinctes de ce que j’entends par économie des affections, je descends aux espèces de Créatures qui nous sont subordonnées. Celles que la Nature n’a point armées contre la violence & qui ne sont formidables d’aucun côté, doivent être susceptibles d’une grande frayeur & ne ressentir que peu d’animosité ; car cette dernière qualité serait infailliblement la cause de leur perte, soit en les déterminant à la résistance, soit en retardant leur fuite. C’est à la crainte seule qu’elles peuvent avoir obligation de leur salut. Aussi la crainte tient-elle les sens en sentinelle, & les esprits en état de porter l’allarme.

En pareil cas, la frayeur habituelle & l’extrême timidité sont conséquemment à la constitution animale de la Créature, des affections aussi conformes à son intérêt particulier & au bien général de son espèce, que le retentissement & le courage seroient préjudiciables à l’un & à l’autre. Aussi remarque-t-on que dans un seul & même systême, la nature a pris soin de diversifier ces passions proportionnellement au sexe, à l’âge & à la force des Créatures. Dans le système animal, les animaux innocents se rassemblent & paissent en troupe ; mais les bêtes farouches vont communément deux à deux, vivent sans société & comme il convient à leur voracité naturelle. Entre les premiers, le courage est toutefois en raison de la taille & des forces. Dans les occasions périlleuses, tandis que le reste du troupeau s’enfuit, le bœuf présente les cornes à l’ennemi, & montre bien qu’il sent sa vigueur. La nature, qui semble prescrire à la femelle de partager le danger, n’a pas laissé son front sans défense. Pour le Daim, la Biche & leurs semblables, ils ne sont ni vicieux ni dénaturés, lorsqu’à l’approche du Lion, ils abandonnent leurs petits, & cherchent leur salut dans leur vitesse. Quant aux Créatures capables de résistance, & à qui la nature a donné des armes offensives, depuis le Cheval & le Taureau jusqu’à l’Abeille & au Moucheron, ils entrent promptement en furie, ils fondent avec intrépidité sur tout agresseur, & défendent leurs petits au péril de leur propre vie. C’est l’animosité de ces créatures qui fait la sûreté de leur espèce. On est moins ardent à offenser, quand on sait par expérience que le lésé, quoiqu’incapable de repousser l’injure, ne la supportera pas tranquillement ; mais que, pour punir l’offenseur, il s’exposera sans regret à perdre la vie. De tous les Etres vivants, l’homme est le plus formidable en ce sens. Lorsqu’il s’agira de sa propre cause ou de celle de son pays, il n’y a personne dont il ne puisse tirer une vengeance, qu’il regardera comme équitable & exemplaire, & s’il est assez intrépide pour sacrifier sa vie, il est maître de celle d’un autre quelque bien gardé qu’il puisse être. Dans ces Républiques de l’antiquité, où les peuples nés libres ont été quelquefois subjugués par l’ambition d’un Citoyen, on a vû des exemples de ce courage, & des usurpateurs punis malgré leur vigilance, des cruautés qu’ils avoient exercées ; on a vû des hommes généreux tromper toutes les précautions possibles, & assurer par la mort des tyrans, le salut & la liberté de leur patrie[6].

Enfin on peut dire que les affections sont dans la constitution animale, ce que sont les cordes sur un instrument de musique. Les cordes ont beau garder entre elles les proportions requises, si la tension est trop grande, l’instrument est mal monté, & son harmonie est éteinte. Mais si tandis que les unes sont au ton qui convient, les autres ne sont pas montées en proportion, la Lyre ou le Luth est mal accordé, & l’on n’exécutera rien qui vaille. Les différents systèmes de créatures répondent aux différentes espèces d’instruments ; & dans le même genre d’instruments, ainsi que dans le même systême de créatures, tous ne sont pas égaux, & ne portent pas les mêmes cordes. La tension qui convient à l’un briserait les cordes de l’autre, & peut-être l’instrument même. Le ton qui fait sortir toute l’harmonie de celui-ci, rend sourd ou fait crier celui-là. Entre les hommes, ceux qui ont le sentiment vif & délicat, ou que les plaisirs & les peines affectent aisément, doivent pour le maintien de cette balance intérieure sans laquelle la créature mal disposée à remplir ses fonctions, troublerait le concert de la société, posséder les autres affections, telles que la douceur, la commisération, la tendresse & l’affabilité, dans un degré fort élevé. Ceux, au contraire, qui sont froids, & dont le tempérament est placé sur un ton plus bas, n’ont pas besoin d’un accompagnement si marqué. Aussi la nature ne les a-t-elle pas destinés, ou à ressentir, ou à exprimer les mouvements tendres & passionnés au même point que les précédents[7].

Il serait curieux de parcourir les différents tons des passions, les modes divers des affections & toutes ces mesures de sentiments qui différencient les caractères entre eux. Point de sujet susceptible de tant de charmes & de tant de difformités. Toutes les Créatures qui nous environnent, conservent sans altération l’ordre & la régularité requises dans leurs affections. Jamais d’indolence dans les services qu’elles doivent à leurs petits & à leurs semblables. Lorsque notre voisinage ne les a point dépravés, la prostitution, l’intempérance & les autres excès leur sont généralement inconnus. Ces petites Créatures qui vivent comme en République, les Abeilles & les Fourmis suivent dans toute la durée de leur vie, les mêmes lois, s’assujettissent au même gouvernement, & montrent dans leur conduite toujours la même harmonie. Ces affections qui les encouragent au bien de leur espèce, ne se dépravent, ne s’affaiblissent, ne s’anéantissent jamais en elles. Avec le secours de la Religion & sous l’autorité des lois, l’homme vit d’une façon moins conforme à sa nature que ne font ces Insectes. Ces lois, dont le but est de l’affermir dans la pratique de la justice, sont souvent pour lui des sujets de révolte ; & cette Religion qui tend à le sanctifier, le rend quelquefois la plus barbare des Créatures. On propose des questions ; on se chicane sur des mots ; on forme des distinctions ; on passe aux dénominations odieuses ; on proscrit de pures opinions sous des peines sévères. De là naissent les antipathies, les haines & les séditions. On en vient aux mains, & l’on voit à la fin la moitié de l’espèce se baigner dans le sang de l’autre moitié[8]. J’oserais assurer, qu’il est presque impossible de trouver sur la terre une société d’hommes qui se gouvernent par des principes humains[9] Est-il surprenant, après cela, qu’on ait peine à trouver dans ces sociétés un homme qui soit vraiment homme, & qui vive conformément à sa nature ?

Mais après avoir expliqué ce que j’entends par des passions trop faibles ou trop fortes, & démontré que, quoique les unes & les autres passent quelquefois pour des Vertus, ce sont, à proprement parler, des imperfections & des vices ; je viens à ce qui constitue la malice d’une manière plus évidente & plus avouée, & je réduis la chose à trois cas.

I. Ou les affections sociales sont faibles & défectueuses.

II. Ou les affections privées sont trop fortes.

III. Ou les affections ne tendent ni au bien particulier de la Créature, ni à l’intérêt général de son espèce.

Cette énumération est complette, & la Créature ne peut être dépravée, sans être comprise dans l’un ou l’autre de ces états, ou dans tous à la fois. Si je prouve donc que ces trois états sont contraires à ses vrais intérêts, il s’ensuivra que la vertu seule peut faire son bonheur, puisqu’elle seule suppose entre les affections tant sociales que privées, une juste balance, une sage & paisible œconomie.

Au reste, lorsque nous assurons que l’économie des affections sociales fait le bonheur temporel, c’est autant que la Créature peut être heureuse dans ce monde. Nous ne prétendons rien prouver de contraire à l’expérience : or, elle ne nous apprend que trop bien que les orages passagers qui troublent l’homme le plus heureux, sont pour le moins aussi fréquents que les fautes légères qui échappent à l’homme le plus juste. Ajoutez à cela ces élans continuels vers l’Eternité, ces mouvements d’une âme qui sent le vide son état actuel, mouvements d’autant plus vifs que la ferveur est grande. D’où l’on peut conclure sans aller plus loin, que s’il est vrai qu’il y ait du bonheur attaché à la pratique des Vertus, comme nous le démontrons, il ne l’est pas moins que la Créature ne peut jouir d’une félicité proportionnée à ses désirs, d’un bonheur qui la remplisse, d’un repos immuable, que dans le sein de la Divinité.

Voici donc ce qui nous reste à prouver.

I.

Que le principal moyen d’être bien avec soi & par conséquent d’être heureux, c’est d’avoir les affections sociales entières & énergiques ; & que manquer de ces affections, ou les avoir défectueuses, c’est être malheureux.

II.

Que c’est un malheur que d’avoir les affections privées trop énergiques, & par conséquent au-dessus de la subordination que les affections sociales doivent leur imprimer.

III.

Enfin, que d’être pourvu d’affections dénaturées, ou de ces penchants qui ne tendent ni au bien particulier de la Créature, ni à l’intérêt général de son espèce, c’est le comble de la misère.

  1. On pourroit ajouter à cela que, nous sommes, chacun, dans la Société, ce qu’est une partie relativement à un Tout organisé. La mesure du tems est la propriété essentielle d’une Montre : le bonheur des particuliers est la fin principale de la Société. Ces effets, ou ne se produiront point, ou ne se produiront qu’imparfaitement, sans une conspiration mutuelle des parties dans la Montre & des membres dans la Société. Si quelque roue se dérange la mesure du tems sera suspendue, ou troublée. Si quelque particulier occupe une place qui n’étoit point faite pour lui ; le bien général en souffrira ou même s’anéantira ; & la Société ne sera plus que l’image d’une Montre détraquée.
  2. On se pique de connoître les qualités d’un bon Cheval, d’un bon Chien & d’un bon Oiseau. On est parfaitement instruit des affections, du tempérament, des humeurs & de la forme convenable à chacune de ces espèces. Si par hazard un Chien décéle quelque défaut contraire à sa nature ; « cet animal, dit-on incontinent, est vicieux » ; & fortement persuadé que ce vice le rend moins propre aux services qu’on en doit attendre, on met tout en œuvre pour le corriger. Il y a peu de jeunes gens qui s’entendent plus ou moins cette discipline. Suivons cet écervelé qui, pour quelqu’ordre futile & peut-être deshonnête, differé ou mal-adroitement exécuté, feroit périr un Domestique sous Le bâton, suivons-le, dans ses écuries & demandons-lui pourquoi ce Cheval est séparé de la société des autres ; « Il a la jambe fine, il porte noblement sa tête, il est en apparence plein d’ame & de feu. » Vous avez raison, vous répondra-t’il ; « mais il est excessivement fougueux ; on en n’approche pas sans danger ; son ombre l’effarouche ; une mouche lui fait prendre le mors aux dents ; il faut que je m’en défasse. » De là passant à ses Chiens : « Voyez-vous, ajoutera-t’il, tout de suite, (car vous avez touché sa corde) ; voyez-vous cette petite Chienne noire & blanche : elle est assez mal coëffée : son poil & sa taille ne sont pas avantageux : elle paroît manquer de jarret ; mais elle a l’odorat exquis ; pour la tagacité, je ne connois pas sa pareille ; & de l’ardeur : hélas ? elle n’en a que trop pour sa force. Si j’avois le malheur de la perdre, je donnerois pour la retrouver tous ces grands Chiens de parade qui m’embarrassent plus qu’ils ne me servent. Fainéans, lâches & gourmands, mon Piqueur a pris des peines infinies pour n’en rien faire qui vaille : ils ont tellement dégénérés ; (car Finaude leur mere étoit admirable !) qu’il faut que par la négligence de ces coquins à rouer à coups de barre (ce sont ses Valets d’écurie) elle ait été couverte par quelque Mâtin de ma basse-cour, », C’est ainsi que ceux qui ont le moins étudié la Nature dans leur espece, distinguent à merveille & les défauts qui lui sont étrangers, & les qualités qui lui conviennent, en d’autres Créatures. C’ett ainsi que la bonté qui les affecte si peu en eux-mêmes & dans leurs semblables, surprend ailleurs leur hommage : tant est naturel le sentiment que nous en avons. C’est bien ici que nous aurons raison de dire avec Horace

      Naturam expellas furcâ ; tamen usque recurret.
  3. Le Chirurgien habile s’exerce long-tems sur les morts avant que d’opérer sur les vivans : il s’instruit le scalpel à la main, de la situation, de la nature, & de la configuration des parties : il avoit exécuté cent fois fur le Cadavre les opérations de son art avant que de les tenter sur l’Homme. C’est un exemple que nous dévrions tous imiter : te ipsum concute. Rien n’est plus ressemblant à ce que l’Anatomiste appelle un Sujet, que l’ame dans un état de tranquillité : il ne faut alors pour opérer sur elle ni la méme adresse ni le même courage que, quand les passions l’échaussent & l’animent. On peut sonder ses blessures & parcourir ses replis, sans l’entendre se plaindre, gémir, soupirer : au contraire dans le tumulte des passions, c’est un malade pusillanime & sensible que le moindre appareil effraye ; c’est un Patient intraitable qu’on ne peut résoudre. Dans cet état, quel espoir de guerison, surtout si le Médecin est un ignorant !
  4. Remarquez qu'il ne s'agit que de l'Animal.
  5. Insani sapiens nomen ferat, æquus iniqui,
    Ultrà quam satis est, virtutem si petat ipsam.
        Horat. Satyr.

  6. J’ai crû devoir rectifier ici la pensée de M. S. qui nomme hardiment & conséquemment aux préjugés de sa nation, vertu, courage, héroisme le meurtre d’un Tyran en général. Car si ce Tyran est Roi par sa naissance ou par le choix libre des peuples, il est de principe parmi nous que se portât-t’il aux plus étranges excès, c’est toujours un crime horrible que d’attenter à sa vie. La Sorbonne l’a décidé en 1626. Les premiers fidelles n’ont pas cru qu’il leur fût permis de conspirer contre leurs persécuteurs, Neron, Dece, Dioclétien, &c. & Saint Paul a dit expressément, Obedite præpositis vestris etiam discolis, & subjacete eis.
  7. Nous ressemblons à de vrais Instrumens dont les passions sont les cordes. Dans le fou, elles sont trop hautes, l’instrument crie ; elles sont trop basses dans le stupide, l’instrument est sourd. Un homme sans passions est donc un instrument dont on a coupé les cordes ou qui n’en eut jamais. C’est ce qu’on a déja dit. Mais il y a plus. Si quand un instrument est d’accord vous en pincez une corde, le son qu’elle rend occasionne des frémissemens & dans les instrumens voisins, si leurs cordes ont une tension proportionnellement harmonique avec la corde pincée ; & dans ses voisines sur le même instrument, si elles gardent avec elle la même proportion. Image parfaite de l’affinité, des rapports & de la conspiration mutuelle de certaines affections dans le même caractère, & des impressions gracieuses & du doux frémissement que les belles actions excitent dans les autres, surtout lorsqu’ils sont vertueux, Cette comparaison pourroit-être poussée bien loin ; car le son excité est toujours analogue à celui qui l’excite.
  8. Les Arabes pour décider plus souverainement que dans les Ecoles, si les attributs de Dieu étoient ou réellement ou virtuellement distingués, se sont livré des batailles sanglantes. + Herbelot Bibl. Orient. Celles dont l’Angleterre a été quelquefois déchirée, n’avoient gueres de fondement plus solide.
  9. Qui prendra la peine de lire avec soin l’Histoire du Genre-humain, & d’examiner d’un œil indifférent la conduite des Peuples de la terre, se convaincra lui-même qu’excepté les devoirs qui sont absolument nécessaires à la conservation de la Société humaine (qui ne sont même que trop souvent violés par des societés entieres à l’égard des autres sociétés} on ne sçauroit nommer aucun principe de Morale ni imaginer aucune régle de Vertu qui dans quelque endroit du monde ne soit méprisée où contredire par la pratique générale de quelques Sociétés entiéres qui sont gouvernées par des maximes & dirigées par des régles tout-à-fait opposées à celles de quelqu’autre Société. Des Nations entieres & même des plus policées ont cru qu’il leur étoit aussi permis d’exposer leurs enfans & de les laisser mourir de faim, que de les mettre au monde. Il y a des contrées à-present où l’on ensevelit les Enfans tour vifs, avec leurs Meres, s’il arrive qu’elles meurent dans leurs couches. On les tue, si un Astrologue assure qu’ils sont nés sous une mauvaise étoile. Ailleurs, un Enfant tue, ou expose son Pere & sa Mere, lorsqu’ils sont parvenus à un certain âge. Dans un canton de l’Asie, dès qu’on désespere de la santé d’un malade, on le met dans une fosse creusée en terre, & là exposé au vent & aux injures de l’air, on le laisse périr impitoyablement. Il est ordinaire parmi les Mingreliens qui font profession de Christianisme, d’ensevelir leurs enfans tous vifs, Les Caribes les mutilent, les engraissent & les mangent. Garcilasso de la Vega, rapporte que certains Peuples du Perou font des concubines de leurs prisonnieres, nourrissent délicieusement les Enfans qu’ils en ont, & s’en repaissent ainsi que de la Mere, lorsqu’elle devient stérile. Les Usages, les Religions, & les Gouvernemens divers qui partagent l’Europe, nous fourniroient une multitude d’actions moins barbares en apparence, mais aussi déraisonnables au fond & peut-être plus dangereuses dans les conséquences.