Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs/08

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CHAPITRE VIII.


Population prodigieuse du peuple Juif. Quelles en sont les causes.


La population juive sous David est évaluée à près de sept millions par M. Wallau(1), & son apperçu paroît admirable : mais ne se trompe-t-il pas en assurant que le nombre des Juifs actuels est aussi grand que dans l’âge le plus brillant de leur existence en Palestine ? Ce calcul paroît outré comme la plupart de ceux qui sont relatifs à la population. Michaëlis dit qu’en Allemagne l’opinion commune est d’admettre cinq millions de Juifs existant sur le globe(2) ; & cette assertion se rapproche de la vérité.

Si nous voulons rassembler des probabilités sur cette question, ne consultons pas les ouvrages des Juifs, & sur-tout ceux de Benjamin de Tudele & d’Orobio ; ils ont toujours exagéré le nombre de leurs freres, pour se donner à nos yeux le relief d’une nation florissante jusques dans sa dispersion. C’est sans doute par ce motif que dans le siecle dernier, Lurrati, rabbin de Venise, suivi en cela par Lancelot & Addisson(3), portoit à plusieurs millions les Juifs répandus dans l’empire turc, tandis que toutes les présomptions établissent un nombre bien inférieur. Un auteur qui vient d’écrire(4), trouve en Europe un million quarante-huit mille & tant de Juifs. Cette approximation paroît probable, quoique cet écrivain, ou M. Brindel son garant, ait erré en assemblant les élémens de son calcul : il compte deux fois les Hébreux d’Alsace & chaque fois d’une maniere fautive. Jean-Jacques Schadt, mort en 1722, s’est également trompé en comptant plusieurs millions de Juifs dans les seuls pays de la Barbarie & de la Mauritanie(5). Basnage, contemporain de Schadt, mais appréciateur plus exact, réduisoit à trois millions le nombre des Juifs, & il appuyoit son assertion de raisons plausibles(6). Depuis cette époque, c’est-à-dire, depuis le commencement de notre siecle, ils n’ont éprouvé aucune révolution sanglante, & l’on peut augmenter ce nombre de moitié, ce qui donneroit quatre millions cinq cent mille personnes : la lecture de ce qui suit rendra ce calcul vraisemblable.

Un littérateur de Strasbourg(7) prétend qu’un siecle suffit pour en tripler le nombre, & la province qu’il habite en fournit une preuve(8). En 1689 on ne comptoit en Alsace que cinq cent quatre-vingt-sept familles juives ; en 1716 il y en avoit treize cent quarante-huit, & en 1761 le nombre étoit de trois mille quarante-cinq(9). Supposons (& l’hypothese est forte) que dans ce laps de temps quatre cents familles nouvelles y ayent été attirées par la douceur du Gouvernement françois ou par l’avarice des Seigneurs qui pouvoient admettre les Juifs étrangers avant les Lettres-patentes de 1784, & à qui les Juifs admis payent encore droit de protection : déduction faite des nouveaux venus, on trouve encore une multiplication quadruplée dans le cours de soixante-douze ans, tandis que M. Moheau trouve à peine un neuvieme d’augmentation sur la population françoise dans la révolution de soixante-quatorze ans(10). On remarque également ailleurs cette multiplication prodigieuse du peuple Juif, c’est une vérité dont il faut développer la cause.

Nous n’irons pas avec quelques auteurs la chercher dans la permission du divorce & de la polygamie. Le divorce est rare chez eux ; il est soumis à des formalités longues qui amenent souvent le repentir. La polygamie n’a plus lieu, excepté peut-être dans quelques coins de l’Orient, & l’effet résultant de cette double liberté est trop foible pour entrer en ligne de compte.

À vingt ans un Juif sans femme est censé vivre dans le libertinage. Nous avons remarqué que l’usage de se marier trop tôt énerve les individus ; ainsi les principes de la reproduction étant constamment affoiblis dans des corps efféminés, les Juifs ne transmettront point à leur race une vigueur dont eux-mêmes ne sont pas doués ; & s’il faut reconnoître des maux héréditaires, leurs enfans naîtront avec le germe des maladies cutanées qui doivent cependant avoir un avantage, celui de les soustraire à l’invasion de plusieurs autres, parce que les premieres font sur les corps la fonction de cauteres & d’exutoires(11) ; mais les principes reproductifs auront encore assez d’énergie pour se développer de maniere que numériquement la population n’y perdra pas. D’ailleurs ceux qui connoissent leurs observances légales relatives au mariage savent qu’elles sont sagement combinées, également conformes aux loix de la physique & de la décence ; elles économisent les ressources de la nature, & les réserve chez les deux sexes pour les instans les plus favorables à la propagation(12). Après l’enfantement leurs femmes daignent encore se souvenir qu’elles sont meres, & l’usage respectable d’allaiter elles-mêmes vient à l’appui des autres causes.

Parmi nous la pauvreté empêche un grand nombre d’unions. Chez les Juifs le mariage sert de consolation à la misere, & remplace la privation des agrémens de la vie. De tous les hommes les Juifs sont les plus ardens à multiplier, & l’espérance de voir le Messie sortir de leur race, les rend encore plus exacts à remplir le précepte qu’ils croyent imposé dans la Genese. Chez nous, dans les classes opulentes de la société, & même dans celles d’une aisance médiocre, un luxe déprédateur, la vanité ou le crime arrêtent souvent les progrès de la population. Chez eux une famille nombreuse est réputée un gage honorable des bénédictions du Ciel.

Il est de fait que les Juifs recherchent le poisson ; & s’il est vrai, comme l’assure Montesquieu, que cet aliment contienne & transmette beaucoup de principes prolifiques, son observation sur les villes maritimes(13) pourroit s’appliquer aux Hébreux. Nous avons loué leur sévérité de mœurs, qui, jointe à leur frugalité, à leur éloignement du luxe, tourne encore au profit de la population. Les mêmes causes qui la favorisent servent à la conserver ; sans quoi la nation se fût éteinte par les massacres répétés qu’on en a faits dans tous les siecles. Quel sera donc dans cent ans l’accroissement d’un peuple chez qui la stérilité est un opprobre, qui abhorre le célibat comme un état maudit, & réprouve le veuvage, qui, exempt de porter les armes, s’exempte encore des dangers de la mer(14), d’un peuple dont l’existence est respectée par tous les gouvernemens actuels de l’Europe, & dont les individus livrés à un genre de vie assez uniforme, éprouvent très-rarement les crises violentes, qui chez les autres nations ruinent souvent les santés les plus robustes, si l’on ne met vîte la main à l’œuvre pour les régénérer. L’avenir justifiera peut-être les prédictions sinistres de M. Mercier(15) ; & les États en proie à des troubles intestins opérés par un peuple devenu trop nombreux, expieront un jour leur négligence(16).



(1) Essai sur la différence du nombre des hommes. Par M. Wallace. Londres 1754.

(2) Michaélis.

(3) Simeon Luzzati. Discorso circa il stato de gli Hebrei, c. XIII. Lancelot Adisson Present state of the Jews.

(4) Sur Moses Mendelson, sur la réforme des Juif. Par M. de Mirabeau.

(5) Schudt. Memorabilia judaica.

(6) Basnage. Hist. des Juifs, liv. 9, chap. XXXVIII.

(7) M. de Turkheim l’Ammeistre. Je me fais un devoir de consigner ici mes sentimens de gratitude envers lui et d’autres amis qui m’ont éclairé de leurs réflexions, et encouragé par leurs suffrages. L’un d’eux, livré à un sort errant, promene actuellement ses douleurs dans je ne sais quel coin de l’univers. Si jamais cet ouvrage tombe sous ses yeux, il saura que j’oublie ses torts, pour m’attendrir sur ses malheurs.

(8) L’auteur des essais historiques sur les Juifs, Lyon 1771, T. 1, chap. XVIII, après avoir parlé des Juifs du Comtat, dit qu’en France nous n’en avons qu’à Bordeaux, Metz et Strasbourg.

En peu de mots, que d’erreurs dans un ouvrage d’ailleurs estimable ! L’auteur ignore donc qu’il y en à Paris, Lyon, Rouen, Bayonne, Dieppe, Nancy, Lunéville, Boulay, &c. L’Alsace en fourmille ; leur multiplication est alarmante : car ils n’ont, comme par-tout, aucune cause de dépopulation, mais ils ne peuvent pas même coucher à Strasbourg. On n’y trouve que l’hôtel de Cerf-Berr, dont la famille très-opulente a obtenu cette faveur de la cour. Les Juifs ont été plusieurs fois maltraités à Strasbourg, accusés, en 1349, d’avoir empoisonné les puits, on en brûla deux cents. C’est delà que la rue Brand-gass, ou rue Brûlée, a tiré son nom, parce que ce fut le lieu de l’exécution. L’histoire des Juifs de Strasbourg offre des anecdotes intéressantes que Basnage n’a pas connues ; tel est entr’autres l’usage journalier de sonner du cor à huit heures, du soir et à minuit sur le beffroy de la Cathédrale, en mémoire de ce que les Juifs avoient voulu trahir la ville, dit une tradition qui n’est pas sans contradicteurs.

(9) Fischer. Dissertatio inauguralis de statu et jurisdictione Judæorum. Angentorati 1763.

(10) V. les recherches sur la population. Par M. Moheau.

(11) Note communiquée par mon savant ami, M. Saucerotte, de l’académie de chirurgie.

(12) V. les cérémonies et coutumes des Juifs. Par Léon de Modene. Lemnius, De occultis naturæ miraculis, liv. 1, chap. IX. Mauriceau, Maladies des femmes grosses, liv. 1, chap. I. M. de Lignac, De l’homme et de la femme considérés physiquement dans le mariage.

(13) Esprit des loix, liv. XXIII, chap. XIII.

(14) Ils achetent des actions, et ont même des vaisseaux en propriété ; mais malgré leur avidité pour le gain, on n’en voit point armer en course, ni se faire corsaire. Je n’ai jamais ouï dire qu’aucun, même déguisé, se soit joint aux Flibustiers. En général les Juifs n’aiment pas la mer, par la crainte sans doute de manœuvrer le jour du sabbat ; leurs ancêtres n’avoient certainement pas le même scrupule, lorsqu’ils cingloient d’Aziongaber à Ophir : car, quoiqu’on ne sache où placer ce dernier lieu, il paroît que la traversée étoit fort longue. Boulanger confirme ce qu’on avance sur leur répugnance pour la navigation. Antiquité dévoilée, T. 3, l. 5, chap. III.

(15) V. son ouvrage intitulé l’an 2440.

(16) En Allemagne sur-tout où ils sont si nombreux, et encore plus en Pologne, où les Grands s’en servent pour tourmenter leurs serfs ; ils y exercent le métier des furies. M. Coxe ( Voyage au nord, &c. T. I), en compte six cent mille dans ce royaume. Les seules provinces réunies aux états d’Autriche en contenoient cent quarante-quatre mille deux cents, lors du dénombrement ; c’est environ un dix-huitieme sur deux millions cinq cent quatre-vingt mille sept cent quatre-vingt-seize mille habitans.