Essai sur Goethe
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 139-170).
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ESSAI SUR GŒTHE

V.[1]
LE DERNIER ROMAN

Il y a des écrivains dont la production est constante, comme le jaillissement d’une source vive ; chez d’autres, elle est intermittente, assujettie aux conditions ou aux hasards de leur vie : ils ressemblent à ces rivières qui doivent la force de leurs eaux aux neiges de l’hiver ou aux pluies du printemps, et qui, pendant de longs mois, coulent à peine dans un lit desséché. Gœthe fut de ceux-ci. Nous avons vu qu’après la superbe éclosion qu’avait marquée la publication rapprochée de Gœtz et de Werther, les premières années de Weimar n’avaient été qu’une longue période de stérilité. Le voyage d’Italie réveilla son génie : il se rendormit après le Tasse, pendant près de cinq années. Ces brusques passages d’une extraordinaire fécondité à un silence presque complet continuèrent dès lors à se succéder, sous la pression changeante des circonstances, jusqu’à la fin d’une carrière qui, lorsqu’on la juge par ses résultats, paraît avoir été si constamment active et si bien remplie.


I

En rentrant à Weimar, Gœthe trouva la cour et la ville telles à peu près qu’il les avait quittées : Charles-Auguste menait de front des combinaisons politiques et des galanteries qui assombrissait l’humeur plutôt mélancolique de la duchesse Louise ; la duchesse mère était « radicalement brouillée » — radicaliter brouillirt, écrit Gœthe à Knebel — avec Mlle de Göchhausen : événement considérable ; Wieland poursuivait la publication du Mercure allemand, dont les 2 000 abonnés ne suffisaient point à nourrir sa nombreuse famille : il écrivait abondamment, et aurait bien voulu quitter Weimar ; Herder roulait de grandes idées, partait pour Rome, obtenait une augmentation d’honoraires qui devait lui permettre de payer ses dettes et, fidèle à son caractère, restait mécontent. Derrière ces grands personnages et leur cercle, les 7 000 habitans de la modeste capitale continuaient à vivre en paix, sans se soucier encore des grands événemens dont ils allaient bientôt subir le contre-coup.

Vous savez en quels termes habiles Gœthe, dès son retour, s’était mis à la disposition de Charles-Auguste, en le priant de se souvenir qu’il était avant tout un artiste, et vous vous rappelez comment Charles-Auguste avait répondu. Déchargé des soucis administratifs, le poète n’en conservait pas moins 1 800 thalers d’appointemens, en restant conseiller privé, président de la commission des mines, membre irresponsable de la commission de la Chambre, avec le privilège d’occuper aux séances le fauteuil du duc. Ces charges n’étaient point accablantes ; elles assuraient à leur titulaire, avec le loisir qu’il souhaitait, une part suffisante d’ « officialité » et une situation fort brillante que relevait encore son intimité avec le duc demeurée intacte, malgré l’absence. Pourtant, malgré les précautions adroites qui, en le tirant de l’administration, assuraient son indépendance, il ne put échapper aux prestations matérielles que comportait sa situation morale : l’amitié d’un prince a toujours quelques exigences ; aussi, bien qu’il n’eût plus aucun titre, le conseiller privé von Gœthe fut-il, de fait, ministre de la maison ducale, ministre de l’instruction publique, ministre de toutes choses. C’est à lui qu’on demandait conseil dans les occasions graves : et ces occasions étaient naturellement fréquentes dans l’existence d’un État tel que le duché de Saxe-Weimar-Eisenach ; de sorte que peu à peu son rôle fut presque le même qu’avant le voyage entrepris pour s’en décharger. Quand le duc était absent, il le remplaçait, s’occupait pour lui de toutes les affaires, lui écrivait abondamment. Quand le duc était là, il lui tenait compagnie, dînait constamment à sa table, organisait ses plaisirs d’esprit. Il n’assistait pas aux séances du conseil, c’est vrai, mais il avait de fréquens entretiens avec les ministres Schmidt, Voigt, Schnauss ; rien ne se faisait dans aucune branche de l’administration sans qu’il en eût connaissance ou même qu’il en décidât. Il dirigeait de haut l’éducation du prince héritier. Il s’occupait des musées, de l’université d’Iéna, et bientôt nommé président de la commission du théâtre, il allait consacrer une bonne part de son temps à l’organisation et à la direction du « théâtre de la cour », qui remplaça l’ancien « théâtre d’amateurs ». Gœthe n’avait plus, sur le théâtre et les acteurs, les fraîches illusions de sa jeunesse, qu’il rappelle avec tant de charme dans son Wilhelm Meister. Mais il en conservait quelques-unes : il s’efforça très sincèrement de faire du théâtre de Weimar un théâtre modèle. Grâce à l’appoint que lui apportèrent plus tard les pièces et le concours de Schiller, il faillit réussir. En tous cas, on ne saurait méconnaître qu’il tira le meilleur parti possible des faibles moyens dont il disposait ; car, si Charles-Auguste avait à la fois, comme un poète l’en félicitait, l’âme d’un Auguste et celle d’un Mécène, il n’en avait point le budget. Les acteurs étaient mal payés : leurs lettres au chambellan Kirm, qui s’occupait de la partie matérielle de la direction, sont lamentables. Ces malheureux meurent de faim. Tel d’entre eux touche deux thalers par semaine, et il lui est impossible de se loger et de se nourrir à moins d’un thaler et demi. Leur existence n’est qu’une longue bataille contre le besoin. « J’ai vécu si frugalement, écrit Vohs (le créateur de Piccolomini et de Mortimer), que pendant trois ans et demi je n’ai jamais rien mangé de chaud le soir. » Vulpius, le frère de Christiane, qui est chargé d’arranger les livrets d’opéras et travaille comme un bénédictin, n’est pas mieux traité. Et il y a les costumes qui doivent servir plusieurs fois, de telle sorte qu’Elisabeth et Marie Stuart se repassent la même robe, et qu’Essex est prié de s’arranger comme il pourra sans que cela coûte rien. Et il y a les rôles pour lesquels on manque de titulaires, que les premiers sujets doivent encore remplir par-dessus le marché. Dans de telles conditions, que pouvait être ce théâtre ? De fait, pendant plusieurs années, il ne dépassa point la médiocrité générale ; on y joua, comme sur les autres scènes de l’Allemagne, d’abondantes pièces d’Iffland et de Kotzebue, des opéras et des pièces littéraires qui figuraient d’ailleurs à bien d’autres répertoires : Minna de Barnhelm, — Emilia Galotti, — les Brigands, — Intrigue et Amour, — Don Carlos, — Egmont, — les Complices, — le Grand Cophte. En fait de tentatives de quelque hardiesse ou vraiment difficiles, on ne peut relever que les représentations de quatre drames de Shakspeare : Hamlet, les deux parties de Henri IV et le Roi Jean. Les études de cette dernière pièce donnèrent lieu à un incident amusant. Le rôle d’Arthur avait été confié à la toute jeune et charmante Christiane Neumann, fille orpheline de l’acteur de ce nom, dont tout Weimar était enchanté, Gœthe particulièrement. A vrai dire, l’enthousiasme qu’elle excitait ne lui valait point au théâtre une situation privilégiée, du moins au point de vue pécuniaire, car, entre elle et sa mère, elles recevaient cinq thalers par semaine. Mais on lui confiait de jolis rôles, auxquels on la préparait avec une sollicitude attendrie. C’est ainsi que le rôle d’Arthur devint la grosse affaire, le « clou » du drame shakspearien. Et l’on raconte qu’aux répétitions, comme la petite Christiane ne témoignait pas assez d’effroi dans la scène de l’aveuglement, Gœthe saisit le fer que tenait l’acteur qui jouait Hubert, et se précipita sur elle avec des yeux si terribles, qu’elle s’évanouit. En retrouvant ses sens, elle put voir son directeur agenouillé devant elle, si ému, qu’il lui donna un baiser. De tels incidens ne manquent pas de grâce ; ils rompaient la monotonie de l’existence weimarienne, et fournissaient sans doute une riche matière aux papotages de la petite cour comme aux commentaires des honnêtes bourgeois ; mais ils ne constituent point des événemens littéraires, et ne rentrent guère dans le programme de la régénération de la scène allemande qu’on peut trouver si largement développé dans Wilhelm Meister. Gœthe s’en rendait compte : bien que dans ses Annales, il parle du théâtre de la cour avec quelque tendresse, il a reconnu que les résultats en furent assez minces. C’est plus tard seulement que la modeste scène de Weimar prit une importance considérable, lorsque Schiller y fit jouer ses derniers drames. Encore à ce moment-là, les lettres de Schiller à Kœrner ne donnent-elles pas une haute idée de la troupe : à l’occasion de la représentation du Camp de Wallenstein, il rend hommage à la bonne volonté des acteurs, qu’il juge « assez médiocres » ; après la première des Piccolomini, il écrit que « la pièce a produit tout l’effet qu’on en pouvait attendre « avec un personnel théâtral comme celui de Weimar. »

Des occupations si diverses, si multiples, souvent si insignifiantes, pareilles à celles qui paralysaient le génie de Gœthe avant son voyage d’Italie, expliquent en partie ses longues périodes de stérilité. Ajoutez à cela que les circonstances de sa vie intime n’étaient peut-être pas non plus très favorables au travail. Il vivait avec Christiane Vulpius, qui n’était pas encore sa femme, et qui n’était point pour lui la compagne égale dont le commerce est un bienfaisant réconfort. Une fois apaisée la passion sensuelle qu’elle lui avait inspirée, il ne trouva plus en elle qu’une excellente ménagère, fidèle, active, dévouée, mais inférieure : le gracieux « petit Eroticon » des Élégies romaines devint quelque chose comme une gouvernante de premier ordre. Très simple, très modeste, Christiane tenait avec beaucoup d’économie le ménage de M. le conseiller privé. Elle soignait ses plats, — mais ne mangeait pas à sa table. Elle ne prenait aucune part à sa vie intellectuelle. Pendant les premières années de leur liaison, elle sortait rarement avec lui. Il va sans dire que le « monde » l’ignorait, et que les belles dames, les amies de Gœthe, la regardaient de haut. D’autre part, « Mme la conseillère » la traitait avec beaucoup de considération et de sympathie : on peut lire, dans le quatrième volume de « Ecrits » de la Gœthe-Gesellschaft[2], nombre de lettres que Mme Gœthe adresse à Christiane en l’appelant « chère amie », ou « chère fille », et qu’elle signe : « Votre fidèle mère et amie », ou : « Votre sincère amie et mère », lettres dans lesquelles elle parle de son fils et de son petit-fils sans paraître songer qu’il y eût dans la situation de cette famille quoi que ce fût d’irrégulier. Il est pourtant difficile de croire que Gœthe n’ait en rien souffert de cette irrégularité. Il ne s’en plaint pas, n’étant point de ceux qui se plaignent des suites normales de leurs actes. Mais son ami le plus intime, Schiller, qui le voit penser, qui le regarde vivre, n’hésite point à attribuer à des préoccupations domestiques la paresse de son génie. « En somme, écrit-il en 1800 à son ami Kœrner qui lui demandait : « Que fait donc Gœthe ? » en somme, il produit trop peu maintenant, quelque riche qu’il soit pourtant par l’invention et par l’art. Son esprit n’est pas assez tranquille, sa misérable situation domestique qu’il n’ose point changer, tant il est faible sur ce point, le remplit d’amertume. » Kœrner, aussitôt, de broder sur ce thème : « Je comprends, répond-il, que la situation domestique de Gœthe doive peser lourdement sur lui, et c’est ce qui m’explique comment Gœthe, hors de Weimar, est plus sociable qu’à Weimar même. On n’offense pas les mœurs impunément. Il eût pu trouver dans sa jeunesse une épouse qui l’eût aimé ; et combien son existence serait différente aujourd’hui ! L’autre sexe a une mission trop haute pour être dégradé ainsi, réduit à n’être qu’un instrument de plaisir. Ce bonheur du foyer domestique, quand il manque, rien ne saurait le remplacer. Gœthe lui-même ne peut estimer la créature qui s’est donnée à lui sans condition. Il ne peut obliger les autres à l’estimer, et cependant il ne peut souffrir non plus qu’on lui témoigne peu d’estime. Une telle situation à la longue doit énerver l’homme le plus fort. On ne sent pas là de résistance dont on puisse triompher par la lutte : c’est un souci qui vous ronge en secret, dont on se rend compte à peine et qu’on cherche à étouffer par la distraction. » Ce sont là d’honnêtes paroles, un bon commentaire bourgeois de la situation de Gœthe. Ainsi, sans doute, eût senti et raisonné Gœthe s’il eût été un simple homme ; mais il était Gœthe : comme tel, il ne se préoccupait guère de la « mission de l’autre sexe », qu’il a toujours traité avec un certain mépris. Jusqu’à quel point souffrit-il des piqûres faites à la dignité de sa compagne ? C’est ce que nous ne savons pas, puisqu’il ne l’a point dit. Toutefois, nous avons pris assez exactement la mesure de sa sensibilité pour croire qu’il n’en souffrit pas beaucoup et ne songea jamais à réclamer pour Christiane d’autres égards que ceux qu’il jugeait indispensables à sa propre considération. S’il fut quelque peu gêné par sa « situation domestique », ce ne fut certainement point parce qu’elle était irrégulière ; mais peut-être regretta-t-il souvent de n’avoir auprès de lui qu’un « Eroticon » déchu au rang de ménagère, au lieu d’une vraie compagne de cœur et d’intelligence.

Fait singulier tout à l’honneur de Christiane : elle souffrit pour le moins autant que Gœthe de cette inégalité. La pauvre fille n’était ni une intrigante ni une ambitieuse : elle accepta la protection de Gœthe comme un bonheur inespéré. Les premiers temps, elle craignit peut-être un abandon qu’elle aurait certainement subi avec résignation ; elle n’espéra point d’abord que sa situation dût être un jour régularisée, sans que pour cela son dévouement fût moindre ; et si, plus tard, après qu’elle lui eut sauvé la vie par son courage et son sang-froid, Gœthe se décida enfin à « reconnaître pleinement et bourgeoisement comme sienne, sa petite amie »[3], ce fut par reconnaissance ou parce qu’elle lui était devenue tout à fait indispensable, sans qu’elle eût déployé aucune habileté, aucune ruse, aucune diplomatie pour atteindre ce résultat. Mais auparavant, elle traversa de mauvais jours : elle aussi se sentait bien seule, aux côtés de cet homme trop grand pour elle, — humble bayadère, dont la petite âme simplette languit sous le souffle du dieu. — Des couches malheureuses l’affligèrent. Elle s’ennuya dans sa maison souvent vide. Elle n’avait point d’amis. Les hommes qui fréquentaient chez Gœthe ne s’occupaient guère d’elle : à l’exception d’un certain M. Nicolas Meyer, qui la devina, lui témoigna des égards, et avec lequel elle entretint une correspondance tout amicale et très touchante[4]. Elle avait appris à le connaître comme danseur, car elle dansait pour se distraire, la pauvre : pendant un temps, le bal et le théâtre furent ses grandes ressources, bien qu’elle eût passé trente-cinq ans et perdu sa beauté. Mais le spectacle l’amusait, la valse l’étourdissait : elle se livrait en enfant à ces plaisirs de jeune fille ; elle en oubliait ses gros soucis, qui revenaient sitôt qu’elle se trouvait seule avec elle-même, et qu’elle fut heureuse de pouvoir confier à un brave cœur ami : « Je vis toute tranquille, écrit-elle à M. Meyer (le 22 avril 1803) et ne vois presque personne : le théâtre est une joie, car à cause du conseiller privé, je vis en grand souci ; il est quelquefois tout-à-fait hypocondre, et j’ai beaucoup à supporter, mais je supporte tout volontiers, parce que ce n’est que de la maladie, et je n’ai personne à qui me confier. Ne me parlez pas de cela en m’écrivant, car il ne faut pas lui dire qu’il est malade. » Et une autre fois : « Depuis près de trois mois, le conseiller privé n’a presque pas eu une bonne heure, il a passé par des périodes où l’on pourrait croire qu’il va mourir. Voyez qu’à part vous et le conseiller privé, je n’ai pas un ami au monde, — et vous, mon cher ami, vous êtes, à cause de l’éloignement, comme perdu pour moi. Vous pouvez penser, s’il survenait un malheur, seule comme je suis, ce qu’il en adviendrait de moi. » — Voilà qui pourrait donner raison à Kœrner : peut-être s’est-il trompé sur les causes, mais non sur les effets ; et le spectacle de ce ménage de grand homme ne laisse pas d’être assez affligeant. C’est bien l’envers des Élégies romaines, comme le remarque M. Baumgartner, qui accumule avec malice les détails pénibles pour défendre la morale.

Pendant ces années, de graves événemens se passaient, auxquels Gœthe ne put éviter d’être mêlé, mais qui n’exercèrent sur sa pensée aucune action efficace. Dans ses Annales, il note à l’année 1789 que « la révolution française éclata et fixa sur elle l’attention du monde. » En réalité, il ne semble point qu’elle ait dès l’abord fixé la sienne : car il en parle sur un ton plutôt badin, dans les légères Epigrammes vénitiennes qu’il composa en 1790. Modéré de nature, ami de l’ordre avant tout, aristocrate d’esprit et d’habitudes, il ne pouvait éprouver aucune sympathie pour les « principes » qui allaient semer tant de troubles et répandre tant de sang dans le monde. Aussi ses distiques exécutent-ils sommairement l’égalité et ses défenseurs : « Que nul ne soit égal à l’autre ; mais que chacun soit égal au plus haut. Comment arranger cela ? Que chacun soit complet en soi. — Le triste sort de la France peut donner à penser aux grands : toutefois, il doit plus encore faire réfléchir les petits. Les grands sont submergés. Mais qui a protégé la multitude contre la multitude ? La foule est devenue le propre tyran d’elle-même. — Tous les apôtres de la liberté me furent toujours odieux : chacun ne cherchait au fond que l’arbitraire pour vivre. Veux-tu délivrer le peuple ? Ose le servir. Veux-tu savoir combien cela est dangereux ? Fais-en l’épreuve. — Les rois veulent le bien, les démagogues aussi, dit-on ; mais ils se trompent. Ils sont, hélas ! des hommes ainsi que nous. La multitude ne gagne jamais rien à vouloir pour elle-même. Nous le savons, mais, qui sait vouloir pour nous tous, qu’il le montre ! »

Quand Gœthe interrompait ses rêveries érotiques ou ses méditations païennes pour formuler en distiques ces banales réflexions, il regardait sans doute la Révolution comme un orage éloigné, en songeant peut-être au sage de Lucrèce, tranquille sur son rivage pendant que les matelots se débattent contre la mer irritée. Il ne prévoyait pas que le « triste sort de la France » allait troubler le monde, que bientôt l’Allemagne et le pacifique duché de Saxe-Weimar-Eisenach, et Charles—Auguste, et lui-même, seraient entraînés dans la bagarre. Ce fut pourtant le cas. Le duc de Weimar était colonel prussien. Quand les alliés envahirent la France, il dut partir avec son régiment, — un régiment d’avantquestions modernes, métaphysiques et sociales ont trouvé place dans certains de ses poèmes. Et il y fait aussi entrer la science très largement, ce qui ne l’empêche pas de penser comme Verlaine : garde, — et pria son fidèle « conseiller privé » de l’accompagner. Ce qui nous a valu la relation de la Campagne de France, celle du Siège de Mayence, et de curieuses lettres adressées à divers amis.

Ces documens concordent à nous montrer en leur auteur — malgré le caprice du sort qui le transformait en envahisseur, presque en soldat, — un observateur curieux, bien résolu à contempler les événemens sans rien hasarder de son âme dans leur conflit, une façon de touriste quand même, l’esprit si éveillé, si attentif, si vite attiré par la mobilité des impressions changeantes, si décidé à trouver des motifs d’intérêt partout où il passe, qu’il en oublie que des armées l’entraînent et qu’on tire des coups de canon. Il profite de ce qu’il est sur la terre de France pour lire, écrit-il à Knebel, des écrivains français que sans cela il n’aurait jamais lus : en sorte, dit-il, que « j’utilise mon temps du mieux que je peux ». La fatigue lui fait perdre un peu de la corpulence qu’il devait aux talens culinaires de Christiane : cela n’est point un mal. Tout en suivant les marches et les contremarches, il observe dans les ruisseaux des phénomènes de réfraction, — d’ailleurs assez ordinaires, prétendent les spécialistes, — et se persuade qu’il fait « des découvertes in opticis. » Il se plairait assez, n’était le mauvais temps, qui le retient trop souvent dans sa tente. Et, probablement en pensant à son cher théâtre de Weimar, il compare à une comédie ce spectacle qui se déroule devant lui :

« Quoique j’aie déjà rencontré, dans le corps diplomatique, de vrais et estimables amis, je ne puis retenir, en les trouvant mêlés à ces grands événemens, de malicieuses pensées : ils m’apparaissent comme des directeurs de théâtre, qui choisissent les pièces, distribuent les rôles et demeurent invisibles, pendant que la troupe fait de son mieux, obligée de commettre à la bonne chance et à l’humeur du public le résultat de leurs efforts. »

On a beaucoup reproché à Gœthe ce détachement qu’il conserva d’un bout à l’autre de la campagne. On le lui a reproché comme un trait nouveau de son égoïsme, de son indifférence au bonheur des autres, de son dédain de la vie commune : M. Baumgartner, entre autres, après avoir cité les lignes qu’on vient de lire, s’indigne avec véhémence : une comédie, s’écrie-t-il à peu près, des événemens qui brisent le trône des rois de France, renversent les armées allemandes devant les Jacobins, traînent dans la boue le nom de l’Allemagne, — une comédie ! Et il invoque en frémissant le souvenir d’Archimède. J’avoue qu’il m’est difficile de partager une telle indignation, et qu’au contraire, la sérénité de Gœthe à travers les catastrophes qui bouleversaient le monde et les dangers qu’il courait lui-même, me semble une preuve indéniable de supériorité, un trait de nature vraiment divin, qui pourrait peut-être éclairer et justifier son attitude en d’autres circonstances. La révolution, la guerre, la chute d’un trône, la défaite des alliés (bien qu’il en fût), la retraite, c’étaient là, pour lui, des incidens d’une portée toute relative, qui ne devaient pas plus arrêter le développement de sa pensée personnelle que celui de la pensée humaine. Il les traversait sans leur permettre, si l’on peut dire, de l’entamer, avec le tranquille courage d’un voyant qui les juge de haut, et qui a le droit de les juger ainsi, son intelligence embrassant des horizons si étendus, que les accidens de l’histoire s’y rabaissent à leurs proportions vraies. En sorte que l’homme, sans aucun doute, n’a rien perdu à avoir conservé son sang-froid en des momens dont le seul souvenir fait s’effarer les ordinaires publicistes.

L’écrivain a-t-il retiré les mêmes bénéfices de ce détachement ? C’est là une autre question, à laquelle répondent assez fâcheusement les œuvres inspirées par la révolution : le Grand Cophte, — le Citoyen général, — les Révoltés, — les Entretiens d’émigrés allemands. Par cela même qu’elles sont parmi les plus faibles de Gœthe, elles pourraient démontrer que le poète qui s’abstrait de son temps pour vivre « en l’éternel », — qui donc aurait la platitude de l’en blâmer ? — doit alors renoncer à toucher aux choses du moment. D’autant plus que Gœthe ne semble pas s’être jamais douté de leur faiblesse. Ses lettres à Schiller, en effet, montrent qu’il estimait fort les Entretiens. Sur le Grand Cophte, dont le sujet lui avait été fourni par l’aventure du Collier de la Reine, il est vraiment d’une étonnante complaisance ; car il disait au fidèle Eckermann, lequel avait la candeur d’admirer cette œuvre autant que les autres : «… Le sujet est bon, parce que son importance n’est pas seulement morale, mais aussi historique ; l’aventure précède immédiatement la Révolution française et en est, pour ainsi dire, le point de départ… Ce n’était pas une petite affaire que de donner d’abord de la poésie à un fait tout-à-fait réel et ensuite de le rendre propre à la scène ; et cependant vous avouerez que tout est parfaitement calculé pour le théâtre. » Eckermann avoue, sans hésiter, n’ayant point l’habitude de contredire ; mais pour le suivre, il faudrait une singulière bonne volonté. Quant au Citoyen général, Gœthe disait au même confident : « C’était dans son temps une très bonne pièce, et elle nous a procuré plus d’une joyeuse soirée. » On a peine à s’expliquer de telles illusions : vainement on chercherait dans le Grand Cophte un sens historique, ou autre chose qu’une pièce digne à peine d’un dramaturge de second ou de troisième rang ; le Citoyen général n’est qu’une farce assez basse, un faible vaudeville ; on ne saurait que dire des Entretiens, dont la lecture serait difficile aujourd’hui. Tout au plus peut-on s’intéresser, dans les Révoltés, à deux silhouettes assez finement observées ou devinées : celle du chirurgien Brème de Bremenfeld, personnage vaniteux, important, prétentieux et sot, qui paraît un ancêtre des Homais d’aujourd’hui, et celle d’un précepteur aigri, qui rappelle le neveu de Rameau et annonce Jacques Vingtras. Pour trouver dans l’œuvre de Gœthe une trace plus heureuse des émotions de l’époque révolutionnaire, il faut aller jusqu’à Hermann et Dorothée, où elles s’agitent à l’arrière-plan.

Est-ce à la campagne de France, aux lectures sous la tente de quelques-uns de nos écrivains ; est-ce plus simplement aux goûts classiques de Charles-Auguste, qu’il faut attribuer un revirement assez singulier dans les idées littéraires de Gœthe ? Toujours est-il que, pendant cette période, il se rapproche de la littérature française, de la littérature du xviii° siècle, de la littérature « rococo ». On se rappelle qu’au temps de sa jeunesse, il la tenait en grand mépris : Herder et lui, dans leurs entretiens de Strasbourg, jugeaient avec une extrême sévérité Voltaire, Diderot, d’Holbach et leurs amis. Et maintenant, le voici interrompant son Faust, abandonnant le projet longuement caressé d’une épopée homérique (l’Achilléide), pour se dévouer à l’adaptation de deux tragédies de Voltaire, Mahomet et Tancrède, destinées aux représentations du théâtre de la cour. Il prend goût à ce travail, il y consacre beaucoup de temps, il discute avec Schiller les modifications qu’il veut imposer aux textes originaux. Que nous sommes loin de « l’art allemand », de sa restauration et de sa création ! Mais Gœthe n’a jamais craint de se contredire. Schiller, au contraire, plus conséquent, plus consciencieux, plus théoricien, se troubla quelque peu de cet énorme accroc donné à leur commune esthétique ; et, pour répondre aux critiques qu’il prévoyait, il écrivit ses stances à Gœthe, quand il mit à la scène le « Mahomet » de Voltaire. C’est vraiment un curieux morceau. Schiller commence par exprimer, sans aucune réticence, son très sincère étonnement :

« Toi-même, qui nous as ramenés du joug étroit des règles à la vérité et à la nature ; qui, héros dès le berceau, as étouffé le serpent dont les anneaux enveloppaient notre génie ; toi qui depuis longtemps déjà décores l’art divin de son bandeau sacré, tu sacrifies sur les autels reniés de la Muse démodée que nous n’honorons plus !

« L’art national est propre à ce théâtre, ici l’on ne sert plus d’idoles étrangères ; nous pouvons bravement montrer un laurier qui a verdi sur le Pinde allemand. Le génie allemand s’est enhardi pour monter au sanctuaire des arts, et, sur les traces du Grec et du Breton, il a poursuivi la plus noble gloire… »

… Gœthe sait bien qu’en France, l’art « ne peut produire la beauté dans sa noblesse » ; aussi, s’il revient à la France, n’est-ce point pour enchaîner de nouveau le génie allemand dans ses vieilles chaînes, ni pour le « ramener au jour de sa minorité sans caractère. » Il n’entend compromettre aucun des grands résultats obtenus. Tout ce qu’il veut, c’est emprunter à l’art français les quelques secrets utiles qu’il détient :

« … Chez le Franc seul, on pouvait encore trouver de l’art, bien que l’art n’y atteigne jamais à son haut idéal, car il le tient enfermé dans d’étroites limites, où nul écart n’est possible.

« La scène est pour lui une enceinte sacrée ; de son domaine solennel sont bannis les accens rudes et négligés de la nature ; pour lui la langue elle-même s’élève jusqu’au chant : c’est le royaume de l’harmonie et de la beauté, tous les membres se combinent en belle ordonnance, l’ensemble se développe en un temple imposant, et le mouvement même emprunte son charme de la danse.

« Le Franc ne saurait nous servir de modèle, et nul esprit de vie ne parle dans son art… Il ne peut devenir qu’un guide vers le mieux. Qu’il vienne comme un esprit disparu qui a quitté ce monde, pour purifier la scène souvent profanée et en faire le digne séjour de l’antique Melpomène ! »

Schiller, à ce qu’il semble, éprouvait donc le besoin d’excuser son ami, dont la cause, — si l’on en juge par les contradictions du plaidoyer, — ne lui semblait point excellente. Gœthe, cependant, persévéra dans cette voie. Après Tancrède, nous le voyons encore traduire — et même assez mal — le Neveu de Rameau. Il en communique le manuscrit à Schiller, qui n’en releva ni les contre-sens ni les passages tronqués que M. L. Geiger a constatés plus tard, et se contenta de protester un peu contre les tendances néo-classiques de son frère d’armes. Gœthe lui répondit — ce sont les dernières lettres que les deux amis échangèrent — par un éloge, étonnant sous sa plume, de Louis XIV et de Voltaire : Louis XIV est un « roi français dans le sens le plus élevé » ; Voltaire est « l’écrivain le mieux adapté à la nation française », et il possède une longue série de qualités dont il serait fastidieux de reproduire l’énumération. On voit qu’en 1805, Gœthe était bien revenu de ses anciennes opinions. Plus tard, il se reniait encore en disant à Eckermann, à propos de la traduction de Faust, de Gérard de Nerval : « D’étranges idées me passent par l’esprit, quand je pense que ce livre a encore de la valeur dans une langue dont Voltaire a été le souverain, il y a plus de cinquante ans. Vous ne pouvez pas penser tout ce que je pense, car vous n’avez aucune idée de l’importance qu’avaient dans ma jeunesse Voltaire et ses grands contemporains, et de leur domination dans le monde moral. Ma biographie ne fait pas voir clairement l’influence que ces hommes ont exercée sur ma jeunesse ainsi que la peine que j’ai eue à me défendre contre eux, à prendre ma vraie position et à considérer la nature sous un jour plus vrai[5]. »


II

La vie de cour et la vie de famille, les événemens extérieurs, les lectures nouvelles, tout cela compta peu pour Gœthe, pendant la période qui nous occupe, relativement à son amitié avec Schiller. Ce fut là, je crois, le grand fait, le grand sentiment de sa vie ; c’en est aussi la plus belle page.

On en a trop souvent raconté les phases pour qu’il soit utile d’en reprendre complètement le récit.

A l’origine, il n’y avait point entre les deux poètes de véritable sympathie : la différence de leurs talens, de leurs caractères, de leur nature, de leur position, semblait devoir, au contraire, les séparer, ou les placer vis-à-vis l’un de l’autre en rivaux, peut-être en ennemis. Schiller surtout éprouva, dans leurs premières rencontres, une sorte d’éloignement : « Etre trop souvent avec Gœthe, écrivait-il à Kœrner en 1788, me rendrait malheureux : même avec ses meilleurs amis, il n’a pas un moment d’abandon ; … je crois qu’en fait, il est un égoïste à un degré inaccoutumé. Il possède le talent d’attirer les hommes, et de se les attacher par de grandes et de petites attentions ; mais il sait toujours garder lui-même toute sa liberté. Il manifeste une existence bienveillante, mais à la manière d’un dieu, sans se donner soi-même, — et cela me paraît une façon d’agir conséquente et combinée, calculée en vue de la plus haute jouissance de l’amour-propre… Aussi m’est-il odieux, bien que j’aime son génie de tout mon cœur et que j’aie de lui la plus haute opinion… C’est un singulier mélange de haine et d’affection qu’il a éveillé en moi, un sentiment qui doit ressembler à celui que Brutus et Cassius éprouvaient pour César… » Il est vrai que, peu de jours après, l’honnête Schiller s’accusait du vilain péché d’envie : « Cet homme, ce Gœthe est sur mon chemin, avouait-il à son ami, et il me rappelle si souvent combien le sort m’a traité durement ! Comme son génie, à lui, a été légèrement porté par sa destinée, et comme à cette heure je dois combattre encore !… » Aussi, est-ce sans compter beaucoup sur l’appui de cet « égoïste » que, six ans plus tard, Schiller, installé à Iéna, lui écrit pour demander sa collaboration à la revue qu’il allait fonder, les Heures : une lettre cérémonieuse, respectueuse, hérissée de formules à complimens, qui semble d’un solliciteur bien plus que d’un confrère. Après avoir réfléchi pendant plusieurs jours, Gœthe accepte : sa réponse est polie, peu empressée, plutôt condescendante. Schiller, cependant, en est ravi, et, après une rencontre où le dieu s’humanise, il lui adresse une longue lettre, débordante d’enthousiasme : « Sur maintes questions que je n’avais pu encore débrouiller, la contemplation de votre esprit (je ne saurais définir autrement l’ensemble de ce que vos idées m’ont fait éprouver) vient de faire jaillir en moi une lumière inattendue… Votre regard observateur, qui s’arrête sur les choses avec autant de calme que de pureté, vous met à l’abri des écarts où s’égarent trop souvent et l’esprit spéculatif et l’imagination… Votre intuition est si juste qu’elle contient largement et parfaitement tout ce que l’analyse a tant de peine à chercher de tous côtés… Depuis longtemps déjà, j’observe de loin, il est vrai, mais avec une admiration toujours croissante, la marche de votre esprit et la route que vous vous êtes tracée. Vous cherchez le nécessaire de la nature, mais sur une route si difficile que tout esprit moins fort que le vôtre se garderait bien de s’y aventurer. Pour vous éclairer sur les détails de cette nature, vous embrassez son ensemble, et c’est dans l’universalité de ses phénomènes que vous cherchez l’explication profonde de l’individualité… Semblable à l’Achille de l’Iliade, vous avez choisi entre Phtia et l’Immortalité. Si vous aviez reçu le jour en Grèce ou seulement en Italie ; si, dès votre berceau, vous eussiez vécu au milieu d’une nature ravissante, et entouré des œuvres de l’art qui idéalisent la vie, votre route se fût trouvée beaucoup plus courte, peut-être même ne vous y seriez-vous point engagé. Dès la première contemplation des choses, vous auriez reçu en vous la forme du nécessaire, et, dès votre premier essai, le grand style se serait développé. Mais vous êtes né en Allemagne, et, puisque votre antique esprit a été jeté au milieu de cette nature septentrionale, il ne vous restait d’autre alternative que de devenir un artiste du Nord, ou de donner à votre imagination, par la puissance de la pensée, ce que la réalité lui a refusé, et d’enfanter, pour ainsi dire, du fond de vous-même et d’une manière rationnelle, tout un monde hellénique… » Jamais Gœthe ne s’était senti si bien compris : il répondit sur un ton simple et affectueux ; et ainsi fut liée une amitié que la mort seule devait dénouer.

A vrai dire, Gœthe n’apporta point à l’entreprise qui leur avait servi de trait d’union tout l’appui que Schiller espérait de lui : il communiqua bien au rédacteur des Heures le manuscrit de Wilhelm Meister, mais seulement pour avoir ses conseils ; et ses contributions à la revue demeurèrent très réservées : ce ne furent guère que les Entretiens d’émigrés allemands, qui n’étaient point un brillant cadeau, et la biographie de Benvenuto Cellini, qui ne lui coûta pas beaucoup d’efforts. D’autre part, il ne s’employa jamais aussi activement qu’il l’aurait pu à tirer le pauvre Schiller de ses embarras matériels. Celui-ci, en effet, fut traité par Charles— Auguste, jusqu’à la fin de sa vie, avec une exceptionnelle parcimonie. Tandis que Gœthe, qui tenait la tête des faveurs ducales, recevait, outre son logement, 1 800 thalers d’honoraires, que Kotzebue en touchait 1 600 et Knebel 1 500, Schiller, professeur d’histoire à Iéna, dut se contenter de 200 thalers. Appelé en 1795 à l’université de Tubingue, il refusa cet appel sur la promesse que son traitement serait doublé : il fallut quatre années pour que cette promesse fût tenue, et ce ne fut qu’à partir de 1804, qu’il reçut 800 thalers. Ces humbles chiffres dégagent une impression d’autant plus pénible, que plus tard Gœthe les avait oubliés, et racontait à Eckermann que, dès son arrivée à Weimar, Schiller avait reçu du duc une pension annuelle de 1 000 thalers, qui devait être doublée « au cas où il serait empêché de travailler par la maladie. » Il ne faudrait point toutefois tirer de ces données des conclusions désobligeantes pour Gœthe : son ami mettait une délicatesse extrême à l’entretenir de ses difficultés d’existence dont peut-être il ne connut que trop tard la triste réalité.

De bonne heure cependant, l’amitié des deux poètes avait pris un caractère d’alliance offensive qu’elle ne devait heureusement pas conserver : on connaît l’histoire des Xénies, ces vives épigrammes préparées en commun, avec des raffînemens de préméditation, que Schiller annonçait à Kœrneren ces termes : « On déclamera terriblement contre elles, mais on se jettera avidement dessus », et qui soulevèrent en effet tant de colères parmi les écrivains allemands. La personnalité des « Dioscures « s’y confondit si bien qu’eux-mêmes auraient à peine distingué, dans l’œuvre commune, ce qui revenait à chacun[6]. Gœthe en avait eu la première idée ; Schiller l’accepta avec enthousiasme ; ils l’exécutèrent ensemble, non sans de malicieuses joies ; et, de même qu’ils avaient partagé le plaisir, ils partagèrent la peine : car les réponses ne manquèrent pas ; les poètes atteints, ou leurs amis, rendirent les coups avec une extrême violence ; il surgit une incroyable abondance de contre-xénies. Quelques-unes sont, à peu près spirituelles, comme le distique qui reprochait aux deux amis les libertés de leur métrique.


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A Weimar et à léna l’on fait des hexamètres comme celui-ci,
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Mais les pentamètres sont encore plus excellens.


La plupart étaient simplement grossières. Et la répartition des injures fut inégale : par sa situation, par son caractère, par sa vie, Gœthe offrait aux tireurs une plus large cible. Il fut le plus maltraité. On railla — bien lourdement d’ailleurs — son universalité ; on attaqua son administration ; on alla plus loin : on pénétra dans son intimité, « Mamsell Vulpius » ne fut point épargnée, et prononça des sentences de cette force :

Auparavant, j’étais une vierge, à présent je suis une…
Mais le monde bienveillant m’appelle toujours mamselle.

Les « Dioscures », qui avaient lancé leurs flèches avec de beaux gestes de demi-dieux, sentirent les coups. Toutefois, ayant sur leurs adversaires la supériorité du talent, — car parmi ceux qu’ils avaient visés les meilleurs ne répondirent pas, — ils purent se consoler par le mépris. Ce ne fut pas sans saigner sous les traits grossiers : « J’avais déjà lu la sale production qu’on a publiée contre nous, écrit Schiller à son ami, le 6 décembre 1796, dont l’auteur, à ce qu’on m’affirme, est M. Dyck, de Leipzig. Quoique les ressentimens de certaines gens ne puissent se manifester d’une manière plus noble, ce n’est que dans notre Allemagne que le mauvais vouloir et la grossièreté peuvent se permettre de pareilles sorties contre des auteurs respectés ; partout ailleurs, j’en suis convaincu, un écrivain qui se conduirait ainsi perdrait à jamais l’estime et la confiance du public. Puisque la honte ne peut rien sur des pécheurs comme ceux-là, on devrait au moins pouvoir les contenir par la peur ; mais chez nous la police est en aussi mauvais état que le goût littéraire. » Après quoi, pris peut-être d’un doute sur leurs propres procédés, l’honnête poète ajoutait : « Ce qu’il y a de désagréable en cette affaire, c’est que les gens modérés, loin de prendre nos Xénies sous leur protection, diront d’un air de triomphe que, puisque nous avons commencé l’attaque, le scandale retombe sur nous, » J’imagine qu’il pesa un moment ce scrupule, et finit par rassurer sa conscience en comparant la modération de l’attaque aux violences personnelles et grossières des réponses ; car il conclut : « En tout cas, les distiques de nos adversaires sont une brillante justification des nôtres, et il n’y a pas de remède pour ceux qui ne voient pas encore que nos Xénies sont une production vraiment poétique. Il était impossible de séparer plus nettement qu’on ne l’a fait ici la grossièreté et l’insulte de l’esprit et de la gaîté. » Ce qu’il y a de fâcheux dans cette passe d’armes, c’est qu’elle a pu tromper les contemporains, comme elle trompe encore quelquefois la critique sur l’amitié des deux poètes : elle en accentue le côté d’entente et d’alliance. Gœthe et Schiller, qui sont alors les deux premiers écrivains de leur pays, semblent avoir réuni leurs forces pour en devenir les plus redoutables. Les « Dioscures » n’ont pas l’air, à ce moment, de fils de Jupiter s’entr’aidant pour quelque noble conquête, mais bien de simples fils des hommes, très habiles, qui s’associent pour une fructueuse entreprise dont ils poursuivent les communs bénéfices aux dépens des voisins plus chétifs ou moins adroits. Aussi a-t-on pu arguer, avec une apparence de raison, qu’il n’y eut jamais entre eux de véritable intimité ; que l’égoïsme congénital de Gœthe, qui l’avait écarté de l’amour dévoué, lui interdisait aussi l’amitié désintéressée et pure ; que Schiller réserva toute sa tendresse pour son ami Kœrner ; que leur commerce fut exclusivement intellectuel et n’engagea jamais leur cœur. Mais il suffit de lire leur belle correspondance — qu’un de leurs détracteurs a le triste courage de qualifier d’ « échange de dépêches esthético-littéraires » — pour en juger plus justement. Peut-être bien qu’à l’origine, au moment des Heures ou encore des Xénies, il y eut une part de calcul dans leur alliance ; peut-être qu’ils pesèrent l’un et l’autre les avantages pratiques qu’ils retireraient d’une entente et d’une action commune ; peut-être que des considérations d’intérêt ou d’ambition mirent à l’un la plume à la main pour demander l’appui de l’autre, et dictèrent la prudente réponse de celui-ci. Mais ces basses pensées ne tardèrent pas à s’atténuer dans leur belle union, puis à en disparaître, et leur amitié se développa noblement, nourrie et renouvelée par les loyaux services que se rendirent leurs intelligences. Sans doute, entre de tels hommes, l’amitié conserva un certain caractère, qui devait la rendre incompréhensible au vulgaire : elle manqua de cette familiarité avec laquelle beaucoup de gens la confondent volontiers ; jusqu’à la fin, elle garda une tenue un peu sévère, avec des nuances de respect de la part de Schiller, de bienveillance de la part de Gœthe. Elle n’en fut pour cela ni moins sincère, ni moins chaleureuse. Ils s’ouvrirent l’un à l’autre aussi complètement que peuvent s’ouvrir deux âmes étrangères, dont chacune est grande à sa manière, riche de trésors qu’elle pourrait détenir. Ces trésors, ils se réjouissent de s’en faire largesse. Chacun se hâte de livrer à l’autre l’idée nouvelle dont il vient de s’enrichir. Ils se communiquent tout ce qu’ils savent, tous leurs secrets d’art, toutes leurs ressources, si bien que leur travail personnel n’est presque plus désormais qu’une collaboration. Collaboration singulière, unique dans l’histoire des lettres, qui n’implique aucun sacrifice : car chacun conserve intact son propre génie, en l’élargissant cependant de tout ce que l’autre possède ou acquiert. Dès que Schiller a lu le texte complet de Wilhelm Meister, qu’il a suivi, annoté, commenté livre par livre, il sent que quelque chose, dans cette œuvre, est à lui : « Je regarde, écrit-il, comme l’événement le plus heureux de mon existence que vous ayez pu achever cette production, non seulement pendant que je vis encore, mais à une époque de ma carrière où il me reste assez de force pour puiser à une source aussi pure. Les douces relations qui se sont établies entre nous m’imposent le devoir religieux de confondre votre cause avec la mienne. C’est en faisant de tout ce qu’il y a de réel en moi le miroir fidèle du génie qui vit sous l’enveloppe de ce roman, que j’espère mériter, dans le sens le plus élevé, le titre de votre ami. » Gœthe sent si bien le prix de cette amitié, qu’il écrit plus tard[7] : « J’ai absolument besoin de vous voir, car j’en suis arrivé au point de ne pouvoir écrire sur aucun sujet sans en avoir longuement bavardé avec vous. » Il n’hésite point à demander à Schiller de réfléchir à Faust pendant ses « nuits d’insomnie », et de lui dire ce qu’il « exige de l’ensemble ». Par là, ajoute-t-il, « vous continueriez, en vrai prophète, à me raconter et à m’expliquer mes propres rêves[8]. » Plus tard, il définit avec un rare bonheur de pensée et d’expression les résultats de leur amitié[9] : « L’heureuse rencontre de nos deux natures nous a déjà procuré plus d’un avantage, et j’espère que cette salutaire influence continuera. Si je suis pour vous le représentant de bien des objets divers, vous m’avez, de votre côté, ramené à moi-même, en me détournant de l’observation trop exacte des choses extérieures. Par vous j’ai appris à contempler les diverses phases de l’homme intérieur, vous m’avez donné une seconde jeunesse, vous m’avez fait redevenir poète au moment où j’avais presque entièrement cessé de l’être. » Il n’a d’ailleurs pas moins de sollicitude pour le travail de son émule qu’il n’en attend de celui-ci. Dans ses fréquens accès de doute ou de fatigue, c’est à Gœthe que Schiller demande le réconfort nécessaire : « J’ai besoin en ce moment d’un aiguillon qui ranime mon activité, et vous seul pouvez me le donner[10]. » C’est peut-être à Schiller que nous devons Faust ; mais quelle part revient à Gœthe dans l’exécution de Wallenslein, de Marie Stuart, de Guillaume Tell, dont il rêva un instant de faire une épopée et qu’il céda à son ami ? En vain des envieux et des médiocres essaient-il de troubler cette union, qui, comme toutes les belles choses humaines, déconcerte et froisse la vulgarité moyenne. Elle résiste à leurs intrigues. Kotzebuë ourdit un complot très savant pour exciter la jalousie dans des âmes qu’il juge d’après la sienne : il en est pour ses vilains calculs. Gœthe et Schiller s’étaient élevés bien au-dessus de la rivalité : ils avaient porté leur amitié à une hauteur où les intrigans ne pouvaient plus l’atteindre, d’où même elle ne les apercevait plus. Pénétrés l’un de l’autre, également, bien que différemment supérieurs à leur milieu, ayant de leur art une conception qui les plaçait à l’abri des misères de la concurrence, ils ne formaient presque qu’un génie, qu’une intelligence, qu’une âme. Ce fut vraiment un beau spectacle, un de ceux qui honorent les hommes, et le souvenir, à travers leur correspondance, en rayonne sur leur histoire. La mort prématurée de Schiller y mit fin : Gœthe ne cessa point de le regretter, ne manqua jamais une occasion d’honorer sa mémoire, et demeura marqué de l’empreinte que le génie de son ami avait imposée au sien.


III

L’amitié de Schiller contribua certainement pour une large part à réveiller le génie de Gœthe, entré après le Tasse dans sa période de lassitude et de sommeil. En 1796, il achève enfin ses Années d’apprentissage de « Wilhelm Meister » qui restaient sur le chantier depuis 1777. A peine le roman achevé, il se met avec une ardeur très grande à son poème d’Hermann et Dorothée, commencé en septembre 1794, dont le dernier chant est envoyé à Schiller le 3 juin de l’année suivante. Ensuite, c’est une véritable floraison de poèmes et de ballades, écrits pour l’Almanach des Muses, un bouquet d’une fraîcheur et d’une richesse merveilleuses. Schiller lui donne la réplique : le courrier qui circule entre Iéna et Weimar entretient un échange presque régulier de chefs-d’œuvre, produits avec une égale abondance, jaillis en même temps de ces deux génies qu’anime la plus noble émulation, que soutient la meilleure amitié. Mais ensuite, la veine de Gœthe paraît épuisée de nouveau. Il ne s’intéresse plus qu’aux œuvres de son ami. Pendant que celui-ci donne Wallenstein, — Marie Stuart, — Jeanne d’Arc, — Turandot, — la Fiancée de Messine, — Guillaume Tell, — il tâtonne à chercher un sujet épique, commence une Achilléide qu’il n’achèvera pas, reprend Faust et l’abandonne, ne mène à bonne fin que sa Fille naturelle, — une de ces pièces d’ordre inférieur, qui ne portent point sa marque, — et s’amuse à poursuivre ses recherches scientifiques. Après la mort de Schiller, il ne pense d’abord qu’à terminer l’œuvre inachevée de son ami, Demetrius. Puis, des soucis et des dérangemens l’absorbent : la campagne de Prusse, l’entrée des Français à Weimar, son mariage, les embarras de Charles- Auguste, les affaires confuses de l’Etat. Après le départ de Napoléon, celles-ci risquent de devenir absorbantes, car il ne s’agit de rien moins que de changer la constitution du duché : Gœthe en abandonne le soin à Christian de Voigt, et obtient une nouvelle réduction de son activité officielle. Il ne sera plus désormais qu’une sorte de ministre de l’instruction publique sans portefeuille, régnant de haut sur la bibliothèque et les collections artistiques de Weimar, sur l’Institut lithographique et l’école de dessin d’Eisenach, sur l’université d’Iéna et ses dépendances. Ces loisirs lui préparent un beau regain d’activité.

Il semble que ce soit un nouvel incident de sa vie sentimentale qui ait donné à son génie l’impulsion nécessaire : plus tard, en effet, lorsqu’il parlait des Affinités électives qui en marquent le nouvel élan, il se plaisait à dire qu’il n’y avait pas dans ce roman une ligne qui ne fût un moment de sa vie[11]. Par malheur, l’épisode auquel il se rattache est moins connu que les autres « aventures » du même genre, et l’on n’en peut point pénétrer tout le secret.

Gœthe voyait souvent à Iéna le libraire Frommann. Cet excellent homme avait recueilli et élevé une petite fille du nom de Minna Herzlieb, dont la gracieuse enfance intéressait Gœthe. En 1807, pendant un séjour qu’il fit à Iéna, il s’aperçut tout à coup que la petite fille était devenue une jeune fille, et une jeune fille ravissante, avec de grands yeux sombres, une expression très douce, plutôt mélancolique, de beaux cheveux qu’elle roulait en papillotes, selon la mode du jour : une figure romantique, en harmonie avec une maison où l’on goûtait fort les vers de Klinger, d’A. W. Schlegel et de Zacharias Werner. Gœthe avait cinquante-huit ans ; elle, dix-huit. Il oublia son âge, il sentit courir dans ses veines l’ancienne flamme de Werther. Le soir, dans le salon du bon libraire, on récitait des sonnets : il en composa toute une série, sur le livre de Pétrarque, en l’honneur de la nouvelle Laure. Comme le poète des Rime, il joua agréablement sur le nom de la bien-aimée, qui s’y prêtait[12] :

« Ce sont deux mots, courts et faciles à dire, que nous prononçons souvent avec une douce joie ; mais nous ne connaissons point clairement les choses dont ils portent l’empreinte particulière.

« C’est une grande jouissance, dans la jeunesse et les vieux jours, d’embrasser hardiment l’un par l’autre ; et, si l’on peut les dire ensemble, on exprime un délicieux contentement.

« Mais aujourd’hui, je cherche à leur plaire, et je les prie de faire par eux-mêmes mon bonheur ; j’espère en silence, et pourtant j’espère obtenir

« De les bégayer comme le nom de ma bien-aimée, de les contempler tous deux dans une seule image, de les embrasser tous deux dans un seul être. »

Il se plut aussi à raconter l’histoire de l’aimable enfant qu’il avait vue grandir :

« Gentille petite enfant, tu courrais avec moi par les champs et les prairies, dans les jours de printemps.

« Une fillette mignonne comme toi, je voudrais, avec de tendres soins, la bénir en père et lui bâtir une maison.

« Et comme tu commençais à observer le monde, ton plaisir fut le soin du ménage. » « Une sœur pareille et je serais tranquille ! Comme je pourrais me fier en elle, elle en moi ! »

« Rien ne peut désormais arrêter sa belle croissance ; je sens dans mon cœur les brillans transports de l’amour… La presserai-je dans mes bras pour calmer ma douleur ? « Mais, hélas ! il me faut voir en toi une princesse ; tu te montres à mes yeux imposante, inaccessible ; je m’incline devant ton regard qui m’effleure. »

Si quelques-unes de ces pièces font croire à un innocent jeu du cœur, à un flirt sentimental plus attendri que passionné, d’autres élèvent le ton, et montrent à quel point l’illustre conseiller privé, le mari apaisé de Christiane, retrouvait ses transports d’autrefois :

« En traits de flammes était profondément gravé dans le cœur de Pétrarque, plus que tous les autres jours, le Vendredi Saint : il en est de même pour moi, j’ose le dire, de l’Avent de 1807.

« Je ne commençai pas, je continuai seulement, d’aimer celle que, de bonne heure., j’avais portée dans mon cœur, qu’ensuite j’avais vaguement bannie de ma pensée, et qui maintenant me ramène dans ses bras.

« L’amour de Pétrarque, infini, sublime, resta sans récompense, hélas ! et, triste à l’excès, fut un martyre, un éternel Vendredi-Saint.

« Mais qu’à l’avenir, la joyeuse et douce approche de ma maîtresse ne cesse de me paraître, parmi les palmes triomphantes et les frémissemens de joie, comme un éternel jour de mai ! »

Nous ne savons pas quels effets produisirent ces sonnets — et l’orgueil de les avoir inspirés — sur l’imagination de Minna Herzlieb. Nous savons seulement que Gœthe quitta Iéna en proie à une douloureuse exaltation, et commença presque aussitôt les Affinités électives, qu’il acheva au commencement d’octobre de l’année suivante, « sans que l’impression du contenu, disait-il, ait pu se perdre entièrement. » Quant à Minna, elle ne tarda pas à quitter Iéna, où plus tard elle épousa le professeur Walch (1821). Son mariage ne fut pas heureux. Enfin, elle tomba dans une maladie d’esprit, dont la mort la délivra en 1865. L’amour de Gœthe ne portait pas bonheur.

Les Affinités électives sont donc un roman personnel, autobiographique, bien plus que les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, au même titre à peu près que Werther. Une série de traits assez frappans vont une fois de plus nous montrer les procédés — on pourrait presque dire la méthode — par lesquels le génie de Gœthe transformait, en les embellissant, les données que lui fournissait sa propre vie.

On reconnaîtra que son roman authentique — pour autant que nous avons pu le suivre — n’a de séduisant que la touchante figure de Minna Herzlieb. Un homme de cinquante-huit ans, oublieux des quarante années qui le séparent d’une très jeune fille qu’il a vue grandir, n’offre point un beau spectacle : la passion qu’il éprouve, quelque sincère qu’elle soit ou quelque art qu’on mette à la décrire, aurait plus de chances de faire sourire que de faire pleurer. C’est là peut-être une injustice de nos préjugés : car pourquoi n’y aurait-il pas autant de poésie dans ces flammes tardives, qui attestent la vigueur persistante des cœurs, que dans les flammes de la vingtième année ? Mais, à tort ou à raison, nous assignons une limite à l’âge de l’amour : nous ne concevons pas un Roméo sexagénaire. Dans le cas qui nous occupe, d’autres détails contribueraient encore à enlever au roman un peu du charme et de la fraîcheur que nous exigeons d’un roman d’amour : le héros avait derrière lui un passé si chargé, tant d’aventures déjà exploitées, que le souvenir de toutes les Charlottes et de toutes les Frédériques devait obscurcir la nouvelle élue, — dernière venue d’une série déjà trop longue et qui allait continuer. Ce héros, de plus, était conseiller privé depuis de longues années, « Excellence », anobli depuis quelque temps ; il prenait du ventre ; il avait « régularisé sa situation », — et la femme qui depuis longtemps était sa compagne, ne lui ajoutait aucun prestige. Avec quelle application Gœthe corrige ces détails ! Il devient « Edouard, riche baron, dans la force de l’âge », — et le vague de cet état civil lui suffit parfaitement. Edouard a beaucoup voyagé ; il a « mené dans ses voyages une vie indépendante, changeant à son gré, et passant d’une chose à une autre, ne voulant rien d’excessif, mais voulant beaucoup de choses et très diverses, sincère, bienfaisant, courageux et même vaillant dans l’occasion. » Il a donc une volonté, dont il se servira au besoin pour appuyer ses caprices : « Quelle chose au monde pouvait résister à ses désirs ? » Il a été marié deux fois, dans des circonstances un peu étranges à certains égards : d’abord, avec une femme « beaucoup plus âgée que lui », qui l’a « dorloté de mille manières », toute désireuse de « le récompenser de ses bons procédés pour elle, par la plus grande libéralité » ; puis avec Charlotte, qui a ramené dans sa vie la poésie que la prose de son premier mariage avait compromise : car ils s’étaient aimés dès leur jeunesse, — comme elle se plaît à le rappeler au premier chapitre : « Un tendre amour nous unit dès nos jeunes années. On nous sépara, nous fûmes ravis l’un à l’autre, toi parce que ton père, trop amoureux de la fortune, te maria avec une femme riche, mais d’un certain âge ; moi parce que, sans raison particulière, on m’obligea à donner ma main à un homme opulent, honorable, mais que je n’aimais point. Nous redevînmes libres, toi le premier, et ta petite maman te laissa en possession d’une grande fortune ; moi, plus tard, à l’époque même où tu revins de tes voyages. Nous nous retrouvâmes ; nous avions de doux souvenirs : il nous fut agréable de les cultiver, et nous pouvions vivre ensemble sans obstacles. Tu insistas sur notre union : je ne consentis pas d’abord, car le nombre de nos années est à peu près égal, et, comme femme, je suis maintenant plus âgée que toi. A la fin, je n’ai pas voulu te refuser ce que tu semblais considérer comme ton unique bonheur. Tu voulais te reposer à mes côtés de toutes les fatigues que tu avais essuyées à la cour, au service, dans tes voyages ; tu voulais te recueillir, jouir de la vie, mais avec moi seule. Je mis ma fille unique en pension, où elle se développe, sans doute, d’une manière plus variée que la chose n’était possible dans un séjour champêtre. Et ce ne fut pas elle seulement, mais encore Ottilie, ma chère nièce, que je plaçai dans ce pensionnat, elle qui peut-être se serait mieux préparée, sous ma direction, à me seconder dans les soins du ménage. Tout cela s’est fait, avec ton approbation, uniquement pour qu’il nous fût possible de vivre pour nous-mêmes, de goûter sans trouble le bonheur que nous avions ardemment désiré dès le jeune âge, et bien tard enfin obtenu. C’est ainsi que nous sommes entrés dans notre séjour champêtre. Je me suis chargée de l’intérieur, toi des affaires du dehors et de l’ensemble. Mes arrangemens sont pris pour aller au-devant de tous tes désirs et ne vivre que pour toi… » Comme on le voit par ce petit discours, — qui est en même temps une claire exposition du roman, — Charlotte est une personne affectueuse et intelligente : elle a de l’expérience, assez d’instinct pour deviner ce qu’elle ignore, beaucoup de délicatesse de cœur, suffisamment de distinction d’esprit ; elle rentre dans la lignée des personnes actives, douces et régulières, dont la première Charlotte, celle de Werther, est le type le plus accompli : moins riche, au lieu de mettre sa fille et sa nièce dans un pensionnat, elle leur aurait confectionné d’abondantes tartines, qui eussent rappelé celle qu’on mangeait de si bon appétit dans la « maison allemande » de Wetzlar. Mais fortune oblige : elle ne peut que gâter son mari, gouverner ses terres, embellir ses jardins.

Comme vous le voyez, les circonstances matérielles sont transformées : Gœthe s’est rajeuni, tout en restant ressemblant. Christiane a disparu, pour faire place à une héroïne plus décorative et mieux appropriée. Ce qui demeure conforme à la réalité, c’est que nous avons affaire à des êtres mûrs, raisonnables, bien établis dans une bonne existence plus que confortable, qui ont eu l’un et l’autre leur part antérieure d’émotions, en sorte qu’il ne leur reste plus, semble-t-il, qu’à vieillir ensemble, dans la tiédeur de leur sentiment apaisé, dans le bel ordre de la propriété dont ils perfectionnent toujours l’arrangement.

Ainsi en serait-il sans doute, si l’imprudence d’Edouard ne se plaisait à réunir les élémens d’une catastrophe. Son bonheur de coq-en-pâte, au fond, l’ennuie. Sans se l’avouer, il trouve beaucoup de monotonie à cette existence d’où l’on a banni tous les troubles. Pour l’agrémenter, il imagine donc d’ouvrir leur foyer à l’un de ses amis qui se trouve dans une situation difficile, et qu’il n’hésite point à introduire en tiers dans leur intimité. Charlotte résiste à ce caprice ; mais elle y cède, et réclame en échange le rappel de sa nièce Ottilie. Le ménage à deux devient ainsi un ménage à quatre, qui prend aussitôt de l’intérêt. Le capitaine, en effet, est un galant homme, actif et intelligent comme tous les personnages de Gœthe, d’une âme droite, d’un caractère solidement trempé. Quant à Ottilie, elle est la plus délicieuse enfant qu’on puisse imaginer : d’une beauté discrète, qui ne se révèle pas au premier regard, elle est douce, modeste, un peu passive, délicatement dévouée, d’une sensibilité vite inquiète, sous des dehors presque toujours tranquilles. Et voici que la nature, agissant selon ses lois inexpliquées, trouble l’accord des quatre substances humaines réunies ainsi par le hasard. N’en agit-elle pas de même avec les substances inconscientes, qui se cherchent, se séparent, se combinent selon le mystère de leurs affinités ? Le capitaine le sait, et, avant que l’action se noue, l’explique. Il est même prêt à démontrer par une expérience de chimie comment cela se passe : un corps A est uni avec un corps B, « sans que de nombreux essais et de nombreux efforts aient pu les séparer » ; d’autre part, des corps C et D sont unis dans des conditions pareilles. Vous mettez les deux couples en contact : en un instant, tout est bouleversé, A va se joindre à D et C à B, « sans qu’on puisse dire lequel a quitté l’autre le premier. » Edouard, qui aime à plaisanter, s’empare de cette formule.

« Eh bien, dit-il, en attendant que nous voyions tout cela de nos yeux, nous regardons cette formule comme une allégorie, qui nous offre une leçon pour notre usage immédiat. Tu es A, ma Charlotte, et je suis ton B ; car, à proprement parler, je dépends de toi seule et je te suis, comme le B vient à la suite de l’A. Le C est évidemment le capitaine qui, pour cette fois, me dérobe à toi en quelque sorte. Maintenant, pour que tu ne disparaisses pas dans le vague, il est juste que l’on te procure un D, et, sans aucun doute, c’est la petite demoiselle Ottilie, à la venue de laquelle tu ne dois pas t’opposer plus longtemps. »

La prédiction s’accomplit, à cela près toutefois que les affinités se distribuent autrement. Ce sont le A et le C, Charlotte et le capitaine, le B et le D, Edouard et Ottilie, qui se rapprochent. Et le roman, selon l’explication chimique du capitaine, nous dira comment, à travers quels décors, quelles angoisses, quelles joies, quelles souffrances, ces quatre « substances »… « se cherchent l’une l’autre, s’attirent, se saisissent, se détruisent, se divisent, puis de la plus intime union passent à une forme nouvelle, rajeunie, inattendue. »

Est-il nécessaire de souligner la hardiesse morale de ce thème ? Par le fait de l’image en laquelle Gœthe a traduit sa pensée et qui préside à tous les développemens du livre, la passion se trouve identifiée à une force de la nature, aveugle, irrésistible, en sorte que la « psychologie » va se fondre en une sorte de dynamisme qui n’était point encore à la mode en 1807 ; ses jeux ne sont plus qu’un phénomène, curieux à observer ; les personnages sont aussi inconsciens, aussi passifs contre cette force mystérieuse que le gaz ou les liquides qui s’agitent dans un creuset. Qu’en advient-il du libre arbitre, que Kant avait si bien défendu dans les œuvres dont Tieftrunck achevait justement de publier la première édition complète en cette même année 1807, du libre arbitre auquel on tenait fort à Weimar ? Aussi y eut-il des protestations violentes : « Comment peut-on faire une tragédie avec de telles créatures ! s’écria l’honnête Rehberg dans la Gazette générale de la littérature, de Halle. O divin Sophocle ! O saints Shakspeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez su émouvoir le cœur humain par la peinture des luttes de la passion et de l’idéal ! Est-ce que l’auteur de Werther et d’Iphigénie a voulu se moquer ici de son public ou de lui-même ? » On peut bien penser que, depuis près de quatre-vingt-dix ans, la critique a repris ce thème un certain nombre de fois, avec les variations d’usage. Pendant longtemps, les défenseurs de l’œuvre se sont contentés de répondre que Gœthe n’avait point voulu soutenir une thèse, mais exposer des faits. Maintenant, ils trouvent mieux : éclairés par la lumière nouvelle que Nietzsche a projetée sur les choses, ils proclament que les Affinités dégagent une haute leçon, qui serait celle-ci : « Seul, l’homme faible subit sa destinée ; le fort se crée la sienne[13]. » Vous reconnaissez là le sel des propos ordinaires du moderne Zarathustra.

Cependant, si l’on se rappelle que ce roman fut composé et rédigé bien peu de temps après l’épisode d’Iéna, si l’on se reporte aux propres déclarations de Gœthe, que nous citions tout à l’heure, ou seulement si l’on lit le livre d’un œil attentif, en écoutant autant qu’on le peut la résonance de chaque phrase dans l’âme de l’auteur, en cherchant la couleur réelle des faits qu’expose son récit, on reconnaîtra qu’à n’en point douter, il raconte tout simplement. « La seule composition un peu compliquée à laquelle j’ai conscience d’avoir travaillé pour exposer une idée, disait-il un jour à Eckermann, ce serait peut-être mon roman des Affinités. » Mais il n’expliqua point qu’elle avait été son « idée » ; et réellement, quelle qu’elle ait été, elle disparaît dans la réalité du récit, qui l’efface au lieu de l’éclairer. C’est même là qu’est la séduction durable du roman : Gœthe l’a traité avec une puissance de réalité qu’il n’a peut-être jamais atteinte ailleurs, La gradation de la passion dans l’âme d’Edouard, un peu racornie au début par l’ennui, le bien-être, le confort ; les heures où « l’idée d’aimer et d’être aimé l’entraîne dans l’infini » ; la période d’enchantement où la présence d’Ottilie l’absorbe tout entier, où « tout ce qui était enchaîné dans sa nature brise ses liens » ; les propos enflammés dans lesquels il renie toute sa vie, pour la faire dater — hélas ! de bonne foi — de l’heure où il reconnut dans son cœur son amour actuel ; ses faibles efforts pour se défendre — ou plutôt pour avoir l’air de se défendre ; surtout, plus tard, sa défaite auprès d’Ottilie aussi vaincue, et l’étrange existence que mènent à côté l’un de l’autre ces deux êtres dont l’amour s’est emparé comme s’il en était le sang, les os et la chair, en sorte qu’ils ne sont plus deux êtres humains, mais « un seul, dans une paix instinctive et parfaite, content de lui-même et du monde entier », si bien unis, si bien fondus que « si l’on avait retenu l’un des deux à l’extrémité de la maison, l’autre se serait porté vers lui, insensiblement, de lui-même, sans dessein » : toute cette étude de passion, qui remplit le premier plan, est vraiment admirable. Le personnage de Charlotte n’est point inférieur à celui d’Edouard : dans sa défense contre elle-même et contre le malheur qui les menace, elle est d’un héroïsme tranquille, d’une dignité calme, d’une énergie douce dont l’harmonie constitue un de ces caractères que seuls les grands écrivains peuvent concevoir et décrire. La plupart des figures secondaires : le comte et la baronne, dont la paisible liaison, si adroitement combinée, si normalement irrégulière, fait contraste avec le sentiment orageux des héros ; Luciane, la fille de Charlotte, enjouée, folâtre, écervelée, — portrait, sans doute, de cette Bettina Brentano qui ressemblait si peu à Minna Herzlieb, mais qui distrayait Gœthe ; Mittler, le singulier personnage qui prend plaisir à raccommoder les ménages gâtés, et perd ici tout son latin ; — ces silhouettes qui traversent l’action et dont les paroles ou les gestes en favorisent le développement, sont dessinées avec un grand bonheur. Et puis, par-delà les êtres que crée la fantaisie du poète et qui prennent corps à nos yeux, il y a autre chose encore : il y a la force cachée et terrible qui les conduit ; il y a ce qu’on chercherait en vain dans les autres romans de Gœthe, — le sentiment profond de la destinée, maîtresse irrésistible de nos actes, de nos sentimens, de nos douleurs, de notre vie, qui combine leur marche à sa guise et fait servir à ses fins secrètes jusqu’aux incidens les plus insignifîans en apparence. Il y a des momens où le poète disparaît derrière ce fantôme invisible et réel, inaccessible et redoutable. Ce n’est plus lui qui mène l’action selon les données de l’observation et les bonnes recettes du roman : c’est l’autre, celle qu’on ne peut éviter, celle qu’il ne faut pas nommer, celle dont nous ne sentons la constante présence qu’aux momens décisifs, aux heures suprêmes, celle qui préside au mystère de notre naissance et nous pousse à la mort par des chemins dont nous ne comprenons ni les détours, ni les accidens, ni les haltes douces. De place en place, on la devine, on l’entrevoit, on frissonne sous son souffle ; et c’est bien elle qui triomphe à la fin, lorsque les deux amans végètent à travers cette énigme de la vie dont « ils ne trouveraient le mot qu’ensemble », quand la mort les sépare un instant pour les réunir bientôt dans un dénouement apaisé, dans une vague promesse de réveil qui ne trouble point la certitude de leur repos. Car « il y a certaines choses que la destinée se réserve obstinément : c’est en vain que la raison et la vertu, le devoir et tout ce qu’il y a de sacré, se placent à la traverse : il faut qu’elle s’accomplisse, la chose qui est juste à ses yeux, qui n’est pas juste aux nôtres, et la destinée finit par décider souverainement, en nous laissant nous débattre à notre gré. » La souveraineté de ces décisions se manifeste avec une hauteur singulière dans l’apaisement des dernières pages. Le drame est tombé : entre les personnages dont la passion a fait un instant des ennemis, il n’y a plus que calme et bienveillance : « Tous les sentimens tristes et pénibles des temps intermédiaires étaient oubliés : plus de rancune ; toute espèce d’aigreur avait disparu. Le major accompagnait de son violon le clavecin de Charlotte ; la flûte d’Edouard s’harmonisait comme autrefois avec le jeu d’Ottilie. » Rien de coupable ne subsiste des violences éteintes : des miracles s’accomplissent sur la tombe d’Ottilie, parce qu’elle fut une sainte de l’amour ; Charlotte a la piété de faire déposer le corps d’Edouard dans le même caveau, qui leur sera réservé à jamais : « des anges, leurs frères, abaissent sur eux, de la voûte, des regards sereins. Et quel heureux moment que celui où ils se réveilleront tous deux ! »

Ce miracle, cette promesse de félicité bienheureuse, cette récompense promise par-delà la vie à deux amans dont la fin ressemble à un double suicide, — cela n’est point très catholique, cela scandalise un peu les cœurs droits et secs, respectueux des vertus moyennes que les triomphes de la passion inquiètent, toujours pour l’avenir des sociétés. Mais qui pourrait être sévère, puisque Charlotte a pardonné ? Et cette douloureuse intelligence de l’épouse déçue, cet acte suprême d’indulgence qui donne aux morts la paix que les vivans n’auraient pu obtenir, renferme peut-être, je ne dirai pas la moralité, mais la suprême pensée, l’essence dernière de l’œuvre telle que Gœthe la rêva. Rappelez-vous le bon Marke de l’antique légende : il en avait usé de même avec les deux amans admirables, Yseult et Tristan, dont les âmes réunies fleurissent en belles roses et en lierre tendre : parce que l’Amour, quand il s’élève jusqu’à l’absolu et va chercher sa réalisation jusque dans la mort, sanctifie peut-être comme la vertu…

A côté de si belles choses, que de traits pénibles viennent gâter ce roman d’amour ! Quand il l’écrivit, Gœthe était encore capable de passion, mais non plus de naïveté. Il avait trop pensé, trop lu, trop agi, trop observé, trop créé, trop collectionné. Entre lui et son rêve de poète, il avait mis trop de minéraux, de végétaux, de paperasses administratives. Sous le regard de deux yeux tristes, au contact d’une âme très douce et comme voilée d’un mystère de mélancolie, son cœur put retrouver sa fraîcheur printanière : mais sa lourde main d’ancien ministre, de conseiller privé, de directeur des Musées trahit en maint endroit ce cœur rajeuni ; en sorte que beaucoup de pages déparent l’œuvre par leur pesante pédanterie. On s’égare trop souvent par des dissertations d’agriculture, d’architecture ou d’économie rurale. Si encore elles n’étaient qu’intempestives, si elles ne faisaient que ralentir l’intérêt ou troubler la tonalité générale du récit ! Mais le fâcheux esprit dont elles témoignent s’infiltre plus profond : il pénètre parfois les personnages, il les arrache mal à propos à leur préoccupation dominante, ou même il la dénature jusqu’à la rendre fausse ou invraisemblable. Edouard, heureusement, en est affranchi dès qu’il est amoureux. Charlotte, pas toujours. Moins encore le capitaine. Et Ottilie… Hélas ! c’est Ottilie surtout qui est atteinte de ce mal, et comme l’œuvre en pâtit ! Dans son ensemble, la figure est charmante, nous l’avons déjà dit, d’une grâce mélancolique et discrète dont on se sent bien vite ému, comme au heurt de certains regards, comme au son de certaines voix ; elle est tendre, bonne et naïve, et chastement passionnée, et faible et forte à la fois, avec ces contradictions, ces reviremens, ces abandons, ces reprises dont l’instinct féminin joue, même sans ruse, pour nous attirer, nous prendre et nous garder. Pourquoi faut-il que Gœthe s’oublie à souffler, dans cette adorable tête de jeune fille, des pensées qui portent sa marque à lui — et pas toujours la meilleure ? C’est ainsi que, pour nous initier aux doux mystères de son âme, il a imaginé de lui faire tenir un journal. Oh ! ce journal, quelle déception ! Jugez-en par ces échantillons, que je prends presque au hasard :

« … La société des femmes est la source du bon usage… »

« … Personne n’a de plus grands avantages, dans la vie en général comme dans les relations de société, qu’un militaire poli… »

« … La plus grande consolation de la médiocrité, c’est que l’homme de génie n’est pas immortel… »

« … Les sots et les gens sensés sont également inoffensifs : on court plus de risques avec les demi-sots ou les demi--sages… »

« … Il n’est de naturaliste digne d’estime que celui qui sait nous peindre ou nous représenter l’objet le plus étranger, le plus singulier, avec sa localité, avec tout son voisinage, toujours dans son propre élément. Que j’aimerais à entendre, du moins une fois, Humboldt racontant ses voyages !… »

Ces disparates s’étendent comme des taches sur une œuvre qui sans elles serait un chef-d’œuvre, lui imposent et lui maintiennent ce caractère commun à presque toutes les compositions de Gœthe, même aux meilleures, de demeurer inachevées malgré les soins qu’il y a mis, de rester imparfaites malgré l’effort et quelquefois l’affectation de perfection qu’elles trahissent, de conserver toujours le cordon qui les joint à leur créateur et leur enlève une part de leur vie propre. Et c’est peut-être la juste peine de ce que les uns appellent son universalité, les autres son dilettantisme : un poète qui a reçu le don supérieur de créer ne peut impunément renoncer à l’exercer pour disperser son génie en tant d’objets divers. Il se diminue, à force d’accrocher à tous les buissons qui bordent son chemin des parcelles de soi-même : il manque le chef-d’œuvre dont il possédait tous les élémens et que sa plus grande erreur a peut-être été de poursuivre avec trop de clairvoyance.


EDOUARD ROD.

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1896.
  2. Weimar, 1889.
  3. Lettre au président de la cour, W. G. Günther.
  4. Freundschafliche Briefe von Gœthe und seiner Frau an Nicolnus Meyer ; Leipzig, 1856.
  5. Gœthe, Jahrbuch, III.
  6. Gœthe disait à Eckermann : « Les Xénies de Schiller étaient acérées et frappaient fort ; les miennes, au contraire, étaient innocentes et faibles. »
  7. 11 janvier 1797.
  8. 22 juin 1797.
  9. 6 janvier 1798.
  10. 11 février 1801.
  11. Entretiens avec Eckermann, 9 février 1829. Une année après (17 février 1830), il répète au même confident : « Elles ne renferment pas une ligne qui ne soit un souvenir de ma propre vie, mais il n’y a pas une ligne qui en soit une reproduction exacte. »
  12. Herzlieh, cœur, amour.
  13. Richard M. Meyer, Gœthe.