Essai sur Goethe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 327-361).
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ESSAI SUR GŒTHE

IV.[1]
LE POÈTE DE COUR

Au lendemain de la publication de Werther, Gœthe, à peine âgé de vingt-cinq ans, se trouva célèbre. Mais ce n’était point sa véritable nature que manifestaient les deux œuvres qui venaient de lui conquérir la faveur publique : des influences étrangères l’avaient conduit au romantisme, des rêveries de jeune homme au sentiment ; comme il n’était en réalité ni sentimental ni romantique, il se trouva pour ainsi dire embarrassé d’un être artificiel entré en lui-même, dont son instinct et les circonstances de sa vie allaient le délivrer. Ce travail, en grande partie inconscient, s’accomplit avec une extrême lenteur, pendant un séjour prolongé, monotone et vide, dans la petite cour de Weimar. Il fallut plus de dix années à l’homme qui avait si lestement enlevé Gœtz de Berlichingen et Werther pour donner une nouvelle œuvre digne de ses débuts. Et quand il reparut sur la scène littéraire, paré de ses nouveaux titres, auréolé de la légende qui s’était formée autour de lui, mûri pour une gloire plus éclatante et plus universelle, il était entièrement transformé. Aucun trait du petit bourgeois de Francfort, de l’ancien étudiant de Strasbourg, du nuageux stagiaire de Wetzlar, ne subsistait en la brillante personnalité du conseiller von Gœthe. Avant de chercher dans une de ses œuvres nouvelles les lignes et le sens de sa transformation, nous voudrions rappeler sommairement les circonstances qui la produisirent. Un tel travail pourrait être une curieuse page d’histoire littéraire, ou plutôt un beau chapitre de cette Philosophie de l’Inconscient qu’a esquissée M. de Hartmann : car l’esprit se perd à chercher les liens qui rattachent la composition d’Iphigénie, d’Egmont ou de Tasse, à l’existence que mena pendant plusieurs années le confident de Charles-Auguste. Une fois de plus, quand on a examiné les pièces du procès, on est forcé de conclure que le génie est un grand magicien et que souvent, en admirant ses tours, il faut renoncer à les expliquer.


I

La vie de Gœthe à Weimar est, pour ses fidèles, un sujet inépuisable d’admiration ou plutôt d’ébahissement. Les uns, comme Riemer, en classent avec méthode les traits dont ils reconnaissent la diversité, s’appliquent à la réduire, et, à force d’analyser, de séparer, de diviser, puis de grouper et d’additionner, aboutissent au total le plus incohérent qu’on puisse concevoir. D’autres, comme Lewes, renonçant à réunir en faisceau les « fils bariolés » de leur trame, se contentent d’en broder de fines miniatures, en assortissant de leur mieux les couleurs. Il en est, comme M. Hermann Grimm, qui se donnent un mal infini pour trouver un point central sur lequel ils puissent établir leur intransigeante admiration. Il en est aussi, comme Düntzer ou M. Bernays, qui jettent sur l’ensemble des faits un manteau bleu, couleur de leur rêve innocent. M. Baumgartner, au contraire, y puise d’abondans détails pour le réquisitoire qu’est sa biographie en trois volumes. Parmi les nouveaux biographes, M. Richard M. Meyer glisse très vite, admiratif et sommaire, en signalant à peine les dangers dont la vie de cour menaça Gœthe, mais qu’il sut éviter ; M. Heinemann[2] s’efforce de le représenter comme un ministre habile, bon administrateur, homme d’Etat à larges vues, bien qu’un peu trop « conservateur », qui ne dédaigna point de prendre au sérieux son rôle politique et tâcha de faire autant de bien qu’il pouvait ; ce point de vue est à peu près aussi celui de M. Bielschovsky[3], dont la toute récente « biographie » serait certainement une des meilleures, si l’on en pouvait accepter sans réserves l’ardeur apologétique.

Entre ces diverses méthodes, il se pourrait que celle de M. Richard M. Meyer fût la meilleure. En tout cas, elle est la plus commode. Car ces dix années de Weimar (1775-86) qui précèdent le voyage en Italie, sont d’un récit difficile, comme le sont toujours des années vides, des années de paresse, de plaisirs médiocres, de tâtonnemens perdus, d’activité diffuse.

C’est le 7 novembre 1775, à cinq heures du matin, que Gœthe arriva à Weimar. Il quittait une grande et belle ville historique pour une petite résidence de 6 265 âmes, capitale d’un duché (Saxe-Weimar-Eisenach) dont la population totale (encore ce chiffre est-il celui de l’année 1786) était de 93 360 habitans.

Ce pays était administré par 842 fonctionnaires, et défendu par une armée de 310 soldats. Les mœurs en étaient simples, le gouvernement patriarcal. Rien de remarquable dans la ville, dont l’ornement principal, le château, venait d’être détruit par un incendie. Mais les portes étaient rigoureusement fermées toute la nuit, et des ordonnances de police y réglaient les moindres détails de la vie. Il y avait des lois somptuaires pour réprimer le luxe des toilettes, des maisons, des plaisirs. Une loi spéciale défendait de fumer dans les rues ; une autre, les visites trop fréquentes dans les villages de la banlieue ; une autre encore interdisait de tenir des propos inutiles sur les événemens du jour.

Ce pays, dont le souverain venait d’être déclaré majeur à dix-sept ans (3 septembre 1775), avait été gouverné pendant une quinzaine d’années par la duchesse-mère Anna-Amélie, fille du duc Charles de Brunswick et nièce de Frédéric II. Très jeune au moment de la mort de son mari, mais de tête solide et naturellement adroite, Anna-Amélie se tira honorablement des difficultés de sa tâche. Comme régente, elle ne manqua ni d’habileté ni d’esprit de suite ; comme mère, elle prit à cœur l’éducation de ses deux fils, dont elle confia la direction à Wieland ; comme femme, elle est diversement jugée : bien qu’elle aimât à s’entourer d’hommes de lettres, Schiller lui trouvait l’esprit excessivement borné : « Rien ne l’intéresse, écrivait-il à Korner, que ce qui touche à la sensualité, qui seule lui donne le goût qu’elle a ou veut avoir pour la peinture, la musique et les autres arts. » Il est vrai que Wieland, plus indulgent, saluait en elle « un des plus aimables mélanges d’humanité, de féminité et de majesté ». En réalité, la jeune duchesse-mère était une personne d’esprit et de sens, intelligente et gaie, gracieuse sans être jolie, fort éprise de plaisirs. Comme tous les princes allemands de l’époque, elle avait organisé sa cour sur le modèle de celle de Versailles : on s’y habillait, autant que possible, à la française, on y parlait le français plutôt que l’allemand, on applaudissait au théâtre des poètes français ou imités du français, on donnait des « redoutes » qui tâchaient de rappeler les fêtes de Versailles : de très loin, cela va sans dire, car les ressources étaient bornées : les comptes de la duchesse, de 1775 à 1776, accusent 30 783 thalers 16 groschen de revenu, et 28 982 thalers 21 groschen de dépenses : budget assez modeste pour entretenir une cour de vingt-deux personnes, dont la grande-maîtresse, Mme de Puttbus, touchait un traitement de 1 200 thalers.

Des deux jeunes princes, le cadet, Constantin, d’âme inquiéte, de cœur sensible, était destiné à de romanesques et douloureuses aventures. L’aîné, Charles-Auguste, était intelligent, ardent, plein de vie. Imbu des théories de Rousseau, il invoquait volontiers la « nature », dont il se préparait à jouir, non sans quelque affectation, sur les bords de l’Ilm. Rempli de bonnes intentions, il rêvait que son avènement inaugurât, dans son duché minuscule, une ère nouvelle de prospérité, de plaisirs, de beaux-arts et de belles-lettres. Peu de semaines après avoir pris la direction des affaires, il épousa la princesse Louise de Hesse-Darmstadt : personne pieuse, sérieuse, effacée, qui ne devait point porter ombrage à sa brillante belle-mère, et que son caractère prédestinait aux chagrins domestiques.

Autour de ces hauts personnages, gravitait le petit monde des ministres, des chambellans, des dames de cour, des courtisans, des lettrés appelés à la résidence. Il y avait, parmi le monde féminin, la belle comtesse Werthern, que Goethe a mise en scène dans Tasse et dans Wilhelm Meister ; la spirituelle Mlle de Göchhausen, surnommée Thusnelda, qui prêtait à la plaisanterie et savait la comprendre ; les deux demoiselles von Ilten, dont l’une devait inspirer au prince Constantin la passion contrariée qui fit le malheur de sa vie ; enfin, la femme du grand-écuyer, Mme Charlotte de Stein, que nous retrouverons tout à l’heure.

Parmi les hommes, il faut citer, à côté de Wieland, en partie absorbé par le souci de sa nombreuse famille, le capitaine prussien Knebel, chargé jusqu’alors de l’instruction militaire des jeunes princes ; le professeur Musäus, auteur du Grandison allemand, qui avait renoncé au roman sentimental pour recueillir de précieux récits populaires ; Bertuch, qui traduisait Don Quichotte ; le peintre Kraus, élève de Greuze et de Bouclier ; le ministre Fritzsch, président du Conseil, homme de confiance de la duchesse-mère, dont l’astre allait bientôt pâlir, etc. Voilà de bons élémens pour attirer à Weimar des visiteurs, illustres ou du moins célèbres, et pour faire de la modeste résidence un centre agréable. L’arrivée de Goethe mit ce petit monde en ébullition. Avec sa gaîté, sa verve, sa confiance en soi, le double éclat de sa robuste jeunesse et de sa réputation déjà grande, il eut bientôt fait la conquête du jeune duc et de ses amis. On le trouva « amusant ». Wieland, qui aurait pu concevoir quelque dépit du succès de ce nouveau venu, avait l’âme bonne et s’en réjouit. D’ailleurs, Gœthe débuta par un acte de générosité des mieux entendus : il fit appeler à Weimar, en qualité de président du consistoire (Superintendent) son ancien ami Herder. Herder, Wieland et Gœthe, c’était la trilogie du génie, les trois premiers noms de la jeune littérature allemande. Leur présence simultanée pouvait tout remuer, tout changer. Les partisans de l’ancien cours s’inquiétèrent. Le ministre Fritzsch tenta de résister : quand le duc lui annonça que le Dr Gœthe allait entrer au conseil avec le titre de « conseiller privé de légation », il répondit en envoyant sa démission. Mais le duc ayant maintenu son choix, il la retira. Les mécontens s’agitèrent : « Gœthe cause ici un grand bouleversement, écrivait l’un d’eux, en français du cru ; s’il sait y remettre ordre, tant mieux pour son génie. Il est sûr qu’il y va de bonnes intention ; cependant trop de jeunesse et peu d’expérience, mais attendons la fin. Tout notre bonheur a disparu ici : notre cour n’est plus ce qu’elle était. Un seigneur mécontent de soi et de tout le monde, hasardant tous les jours sa vie avec peu de santé pour la soutenir, son frère encore plus fluet, une mère chagrine, une épouse mécontente, tous ensemble de bonnes gens, et rien qui s’accorde dans cette malheureuse famille. » Le tableau n’est pas aimable : qu’il soit exact ou poussé au noir, il montre du moins que Gœthe avait bien complètement conquis la petite résidence de Charles-Auguste, dont il allait peu à peu faire la sienne. Il entrait dans une période nouvelle de sa vie : comment la remplirait-il ?

Qu’on étudie son séjour à Weimar dans les récits de ses admirateurs ou dans ceux de ses détracteurs, on est frappé de la médiocrité du bilan que les uns et les autres en établissent. Ces dix années, de quelque côté qu’on les examine, sont un néant. Gœthe l’atteste lui-même. « Tous les travaux que j’avais apportés à Weimar, écrit-il dans ses Annales avec l’arrière-pensée évidente de s’excuser, je ne pouvais les continuer, car le poète se créant un monde par anticipation, le monde vil qui s’impose à lui l’importune et le trouble : le monde veut lui donner ce qu’il possède déjà, mais autrement, et qu’il doit s’approprier pour la seconde fois. » Cela n’est pas très clair. Pour mieux comprendre, relisez quelques-unes des « chansons de société » qui datent de cette époque, entre autres la petite pièce intitulée : Les bons vivans de Weimar, que nous avons citée ailleurs[4]. Mais surtout, parcourez le journal où Gœthe notait chaque soir l’emploi de sa journée. Vous y verrez que l’important pour lui paraît être de savoir exactement chez qui il a dîné ou soupe, s’il a chassé, dansé ou tiré aux oiseaux. Jamais snob initié soudain aux mystères de la vie élégante et sportive ne s’y adonna plus complètement, avec une joie plus entière. « C’est là, note avec empressement — et non sans quelque apparence de fondement — M. Baumgartner, une des raisons pour lesquelles Gœthe plaît tant à tous les philistins et à tous les blasés de notre XIXe siècle : ils sentent qu’il est un des leurs. »

Tâchons d’entrer de plus près dans le détail de cette existence.

Partout où Gœthe avait passé jusqu’alors, il avait formé quelque liaison nouvelle : l’amour était indispensable à sa vie ; mais il le concevait, semble-t-il, comme dépendant des lieux où il naissait, et complétant leur harmonie. Dès son arrivée à Weimar, il trouva ce qu’il lui fallait, en la personne de Mme de Stein : charmante sans être belle, de caractère agréable et facile, intelligente, délicate, de santé chétive, un peu romanesque, très sentimentale, Charlotte de Stein rappelait par plus d’un trait les douces figures raisonnables, tendres, dévouées, de Frédérique Brion et de Charlotte Buff. Fille du maréchal de la cour de Schardt et d’une Écossaise, elle était née en 1742 : au moment où Gœthe arriva à Weimar, elle était de sept ans son aînée, et mère de sept enfans. Gœthe la connaissait déjà : à Strasbourg, il avait remarqué sa « silhouette » dans la collection d’un physionomiste adepte de Lavater, le docteur Zimmermann ; et il avait écrit au-dessous : « Ce serait un divin spectacle d’observer comment le monde se réfléchit dans cette Ame. Elle voit le monde tel qu’il est, et cependant à travers le médium de l’amour. La douceur est l’impression générale. » Son impression, à lui, avait été si vive, que de trois nuits il n’en dormit pas. On comprend donc qu’il eût hâte de connaître une personne dont l’image rudimentaire lui plaisait à un tel point ; de son côté, Mme de Stein n’était pas moins curieuse de le rencontrer, un officier lui ayant raconté l’anecdote. Ils se virent, et, dès le 3 janvier 1776, Gœthe commença avec elle un commerce de correspondance amoureuse, qui devait devenir bientôt sa préoccupation principale. Pendant de longues années, il lui a écrit presque tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, de courts billets insignifians ou des lettres plus longues, exprimant toujours un sentiment très vif à l’aide de la rhétorique que nous connaissons déjà : il appelle « or » la nouvelle Charlotte, comme il l’appelait l’ancienne Lotte d’or ; elle est un « ange » de même espèce ; il prend pour elle, au début, le ton décousu qu’il donnait, en quittant Wetzlar, à ses billets à Kestner :

« Toi seul être féminin que j’aime encore dans la contrée, et toi seule qui me souhaiterais le bonheur si je pouvais avoir quelque chose de plus cher que toi. — Comme je serai heureux là ! — ou malheureux ! Adieu ! — Viens, et ne fais voir mes lettres à personne. Seulement-NB le NB. Je te le dirai de bouche, parce qu’il est inutile de le dire. Ade, auge. »

Ainsi, jusqu’à ce que s’établisse la régularité d’une liaison pour ainsi dire officielle.

Quelle fut la vraie nature de cette liaison ? Les critiques ne sont pas d’accord. Les plus malveillans ne ménagent point à Mme de Stein les soupçons et les reproches ; d’autres voient dans l’affection que lui voua Goethe, et qu’elle lui rendit, un attachement tout intellectuel, une liaison mystique qui n’eut rien de coupable. Les plus indulgens reconnaissent sans doute que Mme de Stein alla « jusqu’aux extrêmes limites de ce qui est permis »[5] ; mais ils affirment qu’elle ne les dépassa pas. Le problème est de ceux qu’il est facile de discuter, impossible de trancher : je reconnais volontiers que les apparences ne donnent point raison aux avocats de la nouvelle Charlotte ; que l’âge de Goethe, son ardeur, ses habitudes d’esprit, la facilité de ses mœurs, la nature de ses écrits, sont autant d’argumens qui contredisent la légende de son platonisme ; que Mme de Stein, mère de sept enfans et de sept ans son aînée, témoigna, en recevant ses premières déclarations, d’une grande légèreté ; que les tendances morales du siècle en général, celles de la cour de Weimar en particulier, n’enfermaient point une liaison comme la leur dans des « limites » très rigoureuses. Mais tous ces argumens ne pourront jamais constituer qu’une forte présomption ; et après tout, il n’y a point de raison péremptoire pour que Goethe ne se soit pas plu à recommencer l’aventure de Pétrarque : bien qu’il n’eût ni la pureté de cœur, ni la piété de l’auteur des Triomphes, il était assez curieux de sensations de toutes sortes pour s’en tenir, avec une personne dont il avait de confiance admiré l’âme sur sa silhouette, aux délices raffinés du platonisme : le dilettantisme tient quelquefois lieu de vertu. Du reste, Mm0 de Stein ne fut point sa seule amie : elle eut bientôt pour rivale — ou pour complément — Corona Schröter, la brillante artiste que Goethe fit appeler de Leipzig à Weimar. A celle-ci, il n’adressa ni prose ni vers ; mais il y eut des périodes où il ne la quittait pas. Il chantait avec elle, il répétait avec elle, il se promenait avec elle, il « mangeait » avec elle, il passait ses soirées avec elle ; et il la célèbre sur un ton qui franchit bravement les « limites » de l’enthousiasme :

« Ainsi faites place ! Reculez d’un petit pas ! Voyez qui vient là, et s’approche solennellement. C’est elle-même, la Bonne ne nous manque jamais ; nous sommes exaucés, les heures nous l’envoient. Vous la connaissez bien ; c’est celle qui plaît toujours ; comme une fleur elle se montre au monde : sa belle figure, en se développant, est devenue un modèle : accomplie à présent, elle l’est et le représente. Les Muses lui dispensèrent tous les dons, et la nature a créé l’art en elle. C’est ainsi qu’elle réunit tous les charmes, et ton nom même, Corona, est une parure pour toi ! « Elle s’avance. Voyez-la s’arrêter avec grâce ! Sans y songer, et pourtant belle comme si elle s’appliquait à l’être. Et voyez, étonnés, se réaliser en elle un idéal qui n’apparaît qu’aux seuls artistes…[6]. »

Enfin, ce fut pour elle qu’il écrivit la seule œuvre importante qu’il ait composée pendant cette période, son Iphigénie. Encore s’en tint-il à la version en prose, qu’il devait plus tard seulement transcrire en vers, comme le sujet l’exigeait.

Car, pendant ces dix années, le « génie » de Gœthe, si vanté, si bruyant, si éclatant, qui justifiait sa tapageuse attitude, demeure d’une incroyable stérilité. Il avait commencé Wilhelm Meister qu’il n’acheva pas. Son œuvre de prédilection, Faust, semblait abandonnée. D’Egmont et de Tasse, il ne sut rédiger que quelques scènes. En revanche, il travailla beaucoup pour le théâtre d’amateurs, qu’avait fondé la duchesse-mère et qui faisait les délices de la cour : il en fut le régisseur, et son entrain si communicatif menait la compagnie des artistes improvisés ; il en fut un des acteurs principaux, excellent dans les rôles humoristiques, habile à cacher, sous ses improvisations heureuses, les défauts fréquens de sa mémoire. Il aurait bien voulu en être le principal fournisseur, mais c’est ici surtout qu’on voit combien fut complète sa stérilité momentanée. Tout ce qu’il put faire, ce fut de remanier les mauvaises petites pièces de sa première jeunesse, comme les Complices, et d’en composer deux ou trois autres dont la médiocrité stupéfie, comme le Frère et la Sœur. Cette dernière œuvre, — un petit drame larmoyant, en un acte, qui fut écrit en trois jours, — a du moins cet intérêt de nous montrer jusqu’à quel degré peut descendre le poète le mieux doué. Le sujet en est d’une incroyable faiblesse : le héros, Guillaume, ayant perdu une maîtresse aimée, vit avec la fille de cette maîtresse, Marianne, qu’il fait passer pour sa sœur et qui, elle-même, le croit son frère. En la voyant sans cesse auprès de lui, il s’est épris d’elle, tandis qu’elle a conçu pour lui, de son côté, les sentimens les plus tendres. Un ami commun, Fabien, vient demander sa main : sa déclaration est l’étincelle qui les éclaire. Guillaume laisse échapper son secret ; comme il n’y a plus d’obstacle entre eux, ils seront l’un à l’autre : la passion la plus ardente est née de l’amour fraternel. N’était que l’auteur a voulu peut-être définir, sous le transparent symbolisme de cette fiction, la nature vraie de son sentiment pour Mme de Stein, ce thème apparaîtrait entièrement dépourvu d’intérêt. Le style ne le relève certes pas. Jamais l’amour n’a parlé pire rhétorique, plus fade, plus pleurarde, plus fausse : qu’on en juge par ce seul monologue de Guillaume, qui suffira à justifier notre jugement :

« Ange ! cher ange ! Que je puisse me contenir ! ne pas lui sauter au cou et lui tout découvrir ! Nous vois-tu du haut des cieux, sainte femme qui m’as donné ce trésor à garder ? Oui : ils savent là-haut ce que nous faisons, ils le savent !… Charlotte, tu ne pouvais plus magnifiquement, plus saintement récompenser mon amour pour toi qu’en me confiant ta fille à ta mort ! Tu me donnas tout ce dont j’avais besoin : tu m’attachas à la vie ! Je l’aimai comme ton enfant… et maintenant… C’est encore pour moi une illusion. Je crois te revoir, je crois que le sort t’a rendue à moi rajeunie ; que je puis aujourd’hui habiter et rester uni avec toi, comme cela ne pouvait ni ne devait se réaliser dans ce premier rêve de ma vie… Heureux ! Heureux ! Toutes ces faveurs me viennent de toi, Père céleste ! »

On reconnaîtra que cela est immédiatement au-dessous de rien ; et les autres pièces remaniées ou composées dans les mêmes circonstances (à l’exception de Proserpine), Erwin et Elmire, Claudine de Villa-Bella, le Triomphe de la Sensibilité, Jery et Bätely, etc., demeurent à peu de chose près au même niveau. Gœthe ne se retrouvait que pour écrire de courts morceaux de vers, qui n’exigeaient point un effort soutenu, et dont les banalités de sa vie n’avaient pas le temps de le distraire : Ilmenau, le Pêcheur, le Divin, Traversée, Voyage dans le Harz en hiver, Chant des esprits sur les eaux, etc. Là, son génie assoupi se réveille, dans tout son éclat, ou même avec un éclat nouveau. Il ne songe plus à distraire Charles-Auguste ou la duchesse-mère, à s’amuser soi-même comme un oisif qui chercherait à tuer le temps, à présenter sous les couleurs qui lui conviennent ses liaisons du jour, à recueillir les applaudissemens faciles des petits courtisans de sa petite cour. Avec ce don merveilleux de s’objectiver qu’il possédait à un si haut degré, il semble regarder de très haut le « moi » frivole et dissipé qu’est pour un temps le conseiller von Goethe, ministre de la Guerre, puis des Finances, du grand-duché de Weimar, régisseur du théâtre d’amateurs et coureur d’aventures ; et il affirme qu’en cet être futile, aux dehors capricieux, il y a toujours, malgré tout, un superbe exemplaire de l’humanité, fécond en forces qui trouveront un jour leur emploi, riche de génie, capable de grands coups d’ailes. Écoutez-le se parler et se répondre, dans cette espèce de vision fantastique qu’est le poème d’Ilmenau, écrit pour l’anniversaire du duc :

« Je te salue, ô toi qui, à cette heure avancée de la nuit, veilles, plein de pensées, sur ce seuil. Pourquoi restes-tu éloigné de ces joies ? Tu me parais plongé dans des réflexions importantes. Qu’est-ce donc, que tu te perds dans tes pensées et n’attises pas même ton petit feu ?

« — Oh ! ne m’interroge pas, car je ne suis point disposé à satisfaire légèrement la curiosité de l’étranger ; épargne-moi même ton bon vouloir ; voici le moment de se taire et de souffrir. Je ne suis pas en état de te dire moi-même d’où je viens, qui m’a envoyé ici ; j’ai échoué ici de mes régions étrangères, et j’y suis retenu par les liens de l’amitié.

« Qui se connaît soi-même ? Qui sait ce dont il est capable ? Le courageux n’a-t-il jamais risqué d’entreprises téméraires ? Et ce que tu fais, c’est demain seul qui dira si ton action était nuisible ou profitable. Prométhée lui-même ne laissa-t-il pas couler la pure flamme du ciel sur l’argile nouvelle pour la diviniser ? Et pouvait-il s’infuser mieux que du sang terrestre dans les veines animées ? J’apportai le feu pur de l’autel ; ce que j’ai allumé n’est pas une flamme pure. L’orage étend le brasier et le danger ; je ne chancelle pas en me condamnant.

« Et si j’ai chanté imprudemment le courage et la liberté, la loyauté et la liberté sans peine, l’orgueil de soi-même et le contentement du cœur, j’ai mérité la belle faveur des hommes. Pourtant, hélas ! un dieu m’a refusé l’art, le pauvre art de me comporter avec adresse. C’est pourquoi me voici en même temps élevé et abaissé, innocent et puni, innocent et heureux… » Pour compléter cette apologie, cette réponse anticipée à ceux qui lui reprocheront un jour d’avoir pendant dix ans gaspillé sa vie, lisez encore la Traversée (Seefahrt) :

« Depuis de longs jours et de longues nuits, mon navire était équipé ; attendant des vens favorables, j’étais assis dans le port avec de fidèles amis, prenant, le verre en main, patience et bon courage.

« Et ils étaient doublement impatiens : « De bon cœur nous te souhaitons le plus prompt voyage, de bon cœur une heureuse traversée ; la richesse t’attend là-bas dans le pays lointain ; au retour, l’estime et l’amitié dans nos bras ».

« Et de grand matin il se fait un tumulte ; le matelot avec ses cris de joie nous arrache au sommeil ; tout fourmille, tout vit et s’agite pour partir au premier souffle favorable.

« Et les voiles se gonflent au vent ; et le soleil nous attire par ses feux caressans ; les rivages filent, les hauts nuages filent ; de la rive tous nos amis nous accompagnent de chans d’espoir, imaginant, dans le vertige de la joie, des plaisirs de voyage comme ceux du matin de l’embarquement, comme ceux des premières grandes nuits étoilées.

« Mais des vents variables, envoyés de Dieu, l’écartent de la route projetée, et il paraît s’abandonner à eux, s’efforce doucement de déjouer leurs ruses, fidèle à son but, même par des chemins détournés.

« Mais des lointains gris voilés, voici que s’annonce l’orage, qui lentement approche, refoule les oiseaux à la surface des Ilots, oppresse le cœur gonflé des hommes et arrive enfin. Devant sa fureur inflexible, le pilote prudent serre les voiles ; le vent et les flots jouent avec le ballon tourmenté.

« Et là-bas, sur la rive, sont les amis et les aimés, tremblant sur la terre ferme : « Ah ! que n’est-il resté ici ! Ah ! l’orage !… « Banni, loin du bonheur !… Le cher va-t-il périr ?… Ah ! il devrait !… Ah ! il pourrait !… Dieu !… »

« Pourtant, il tient ferme au gouvernail ; le vent et les Ilots jouent avec le navire, le vent et les flots ne jouent pas avec son cœur ; son regard impérieux contemple l’abîme en fureur, et, qu’il échoue ou qu’il aborde, il se fie à ses dieux. »

N’y a-t-il pas là de quoi réconcilier un peu les plus sévères avec le séjour de Weimar ?

II

Mais ce n’étaient que des éclaircies. De ces hauteurs, Goethe retombait bientôt dans son existence de ministre-courtisan, combien banale et combien pauvre !

Certes, l’idée est loin de nous de reprocher à un poète de s’être laissé vivre, pendant un temps, en oubliant d’écrire. La vie est l’étoffe même de la poésie : ses joies, ses douleurs, ses fatigues, ses blessures, ses déceptions, ses efforts, n’est-ce pas la matière brute que le génie s’assimile avant de la travailler ? L’écrivain qui ne sait pas se créer le loisir de vivre, — ne fût-ce que dans les retraites intimes de son cœur, — ne sera jamais qu’un rhétoricien ; car l’art, quel qu’il soit, dépend de la vie : il est sa fleur et son fruit, c’est par elle qu’il s’épanouit, qu’il se dore et qu’il se mûrit. D’ailleurs, est-ce que ce que nous sommes n’importe pas davantage encore que ce que nous faisons ? Les plus beaux poèmes, les livres les plus admirés, les drames les plus applaudis, ne manifestent qu’une portion de leur auteur : derrière, il y a tout l’homme, avec le monde inexprimé des sentimens qu’il a gardés pour soi seul, des pensées qu’il n’a pas formulées, des actes qu’il a exécutés ou seulement conçus, avec les vibrations intimes de son âme aux contacts étrangers, au choc des événemens, avec, en un mot, le mystère de son être véritable. C’est ce fond, si souvent ignoré, qui constitue la source de son génie, quand il en a, et qui nourrit son œuvre, quelle qu’en soit l’envergure : les larges fleuves font les grands lacs, comme les ruisseaux font des étangs.

Il faut que, chez Gœthe, les facultés de réalisation dont l’ensemble forme ce qu’on appelle le talent aient été bien puissantes, il faut qu’il ait possédé à un degré bien surprenant l’art de tirer parti de toute matière : car celle que lui fournit sa vie, pendant ces dix années, paraît de pauvre qualité.

Son cœur se vide en des sentimens dont il sent la misère, qui le laissent mécontent de lui-même et ne s’alimentent que par l’effort répété d’une correspondance artificielle et fastidieuse. Sa pensée, comme enchaînée, s’échappe à peine en des élans aussi rares qu’ils sont magnifiques. Ses actes se dispersent en vaines tentatives, en essais avortés, en bagatelles insignifiantes. Si l’on recherche ce qui l’a préoccupé, en dehors de Mme de Stein et du théâtre d’amateurs, on ne trouve que des futilités, ou bien, au mieux, des projets qui n’aboutissent pas. C’est la reconstruction du château et l’arrangement du parc au bord de l’Ilm : œuvre méritoire, à coup sûr, mais qui pouvait s’accomplir sans génie. C’est un essai malheureux d’exploitation des mines abandonnées d’Ilmenau. Ce sont des promenades, des excursions, des voyages qui dégagent l’impression d’une lassitude inquiète, désireuse de se reposer dans un semblant d’action. Plus tard, c’est un dilettantisme scientifique qui se complaît en recherches inexpertes, dont la vanité a été démontrée. En politique, — car enfin, Goethe fut conseiller, ministre de la guerre, ministre des finances, — ce sont de menues réformes dans l’administration du duché, qui témoignent sans doute d’intentions excellentes, mais auxquelles un bon commis aurait pu suffire. Dès que l’homme d’Etat se trouve aux prises avec des difficultés sérieuses, il s’esquive : il laisse Charles-Auguste conduire tout seul des négociations de politique extérieure qui, cependant, auraient dû l’intéresser, — puisqu’il ne s’agissait alors de rien moins que de la transformation du vieil Empire au profit de la Prusse, — et qui l’ennuient. En sortant des conférences auxquelles il a dû assister, il écrit à son amie : « Je l’ai souvent dit et je le répéterai souvent, les causes finales du commerce du monde et des hommes, c’est l’art dramatique. Car autrement, la matière en est absolument inutilisable. » Ou bien : « Je n’ai que deux divinités, toi et le sommeil. Vous guérissez en moi tout ce qui a besoin d’être guéri, et vous êtes mes antidotes contre les méchans esprits. » Ayant quitté son maître, il finit par s’excuser sur ses multiples occupations de ne pouvoir le rejoindre : on n’imagine pas un chef de gouvernement qui en use avec plus de sans-gêne.

Si l’on se demande de quelle façon Goethe se jugeait lui-même, on verra que, du moins pendant plusieurs années, il se complut dans son existence de poète-courtisan et d’homme d’Etat en diminutif. Il la prenait au sérieux. Il en attendait « quelque chose », — quelque chose de vague et d’indéterminé, mais quelque chose. Il croyait réellement travailler à son développement. En 1780, il écrit encore à Lavater : « La tâche dont je suis chargé, et qui me devient chaque jour plus facile et plus difficile, exige jour et nuit ma présence ; ce devoir me devient de plus en plus cher, et je voudrais y égaler les plus grands hommes. Cette ambition d’élever aussi haut que possible dans les airs la pyramide de mon existence dont la base est maintenant dessinée et fondée, surpasse tout et me laisse à peine une minute d’oubli. Je ne puis pas m’attarder, je suis déjà avancé en années. Le sort me brisera peut-être au milieu de mon œuvre, et la tour babylonienne restera grossièrement inachevée. Qu’on dise au moins qu’elle a été hardiment conçue, et si je vis, qu’il plaise à Dieu de me conserver les forces jusqu’au bout. » Ces images étonnent un peu : une « tour babylonienne », une « pyramide », une conception hardie que le « sort » malicieux empochera peut-être d’aboutir, qu’est-ce que tout cela désigne ? L’administration du duché de Weimar, la direction du théâtre d’amateurs et des « thés » littéraires chez la duchesse-mère, des manuscrits si bien abandonnés que leur auteur même devait avoir quelque peine à les prendre au sérieux : peu de chose, en somme, une « base » étroite, sur laquelle se dressaient à peine encore quelques pans de murailles commencées qui n’annonçaient point un monument somptueux. Goethe, cependant, se maintint longtemps dans ces dispositions confiantes : ce sont celles qu’il exprime dans les fragmens poétiques que nous avons cités plus haut : « C’est demain seul qui dira si son action était nuisible ou profitable… » « Qu’il échoue ou qu’il aborde, il se fie à ses dieux. » Ou encore, dans le Chant d’orage du pèlerin : « O Génie ! celui que tu n’abandonnes pas, ni la pluie ni la tempête ne lui soufflent le frisson dans le cœur… Muses et Grâces, moi qu’attendent toutes les couronnes de félicité dont vous avez embelli la vie, je reviendrais découragé ?… » Il se découragea pourtant, à la longue ; ou plutôt il se lassa, — il se lassa de la monotonie de ses plaisirs, de la médiocrité de ses actes, il se lassa, de disperser ses forces en futilités, en recherches trop variées pour qu’il n’en sentît pas la faiblesse, il se lassa de la disproportion qu’il fut bien obligé de reconnaître entre son génie et ses œuvres. Mécontent de lui-même, il le devient des autres : il déplore alors de menus changemens qui surviennent dans l’étiquette de la cour ; il se plaint à Mme de Stein du tapage qu’on fait « pour chasser un lièvre mort » ; dès qu’il est séparé d’elle, il lui écrit sur un ton de tendresse sentimentale qui trahit le désarroi d’une âme incapable de porter le faix de la solitude. D’autre part, les visites qui égaient Weimar lui paraissent fastidieuses, comme aussi les distractions qu’il affectionnait autrefois : « Notre compagnie est vraiment la plus ennuyeuse qu’il y ait au monde », écrit-il à Knebel. C’est l’ennui, le spleen, le tædium vitæ d’un inutile désœuvré. Gœthe avait trop d’énergie, trop de confiance en soi, pour s’abandonner longtemps à un tel sentiment : il prit donc la résolution, pour changer de vie, de changer de place : le 3 septembre 1786, il partit pour l’Italie, mystérieusement, sans prendre congé de personne. Il n’avait confié ses projets de voyage qu’à Charles-Auguste, de qui il dépendait. Mme de Stein elle-même les ignorait. Il s’en allait « tout seul, sous un nom d’emprunt », écrivait-il au duc en le priant de ne pas parler de la durée probable de son voyage. Cela ressemblait à une fuite. On a souvent raconté ce voyage fameux[7], dont le détail nous entraînerait trop loin. Le fait est que Gœthe en revint transformé.

A son retour, il retrouva la cour telle qu’il l’avait laissée, marquée encore de son empreinte, modelée d’après son génie, selon l’expression de Schiller, qui y avait fait une première apparition dans l’été de 1787. On l’attendait en l’adorant, en l’admirant, en tuant le temps comme on pouvait : la politique du duché, dirigée par le conseiller privé Schmidt et par le duc en personne qui y prenait un intérêt croissant, marchait fort bien sans lui ; quant à la vie sociale, elle ne fut troublée par aucun incident, sinon que la duchesse-mère voulut apprendre le grec et l’italien. Il se fit attendre près de deux ans, et, dès son retour, il changea, selon son expression d’autrefois, la « base » de la « pyramide de son existence ». Son premier acte fut de se démettre de ses fonctions officielles : « Je puis bien le dire, écrivait-il à Charles-Auguste pour justifier sa démission, pendant cette solitude d’une année et demie, je me suis retrouvé moi-même ; mais comme quoi ? Comme artiste ! » Le bienveillant monarque accepta la démission, en laissant au ministre libéré son titre de conseiller privé et son traitement annuel de 1 800 thalers ; et Gœthe demeura ce qu’il était auparavant, le second personnage du duché — ou peut-être même le premier.

Il devait introduire dans sa vie privée un changement plus important encore.

Son absence n’avait point interrompu sa correspondance avec Mme de Stein. A vrai dire, ses lettres étaient moins abondantes qu’autrefois, mais elles restaient affectueuses et, de-ci de-là, par bonds, presque encore passionnées. Il assurait l’ancienne amie de son amour, de son souvenir, de sa fidélité, sans que ces assurances l’empêchassent d’ailleurs, comme on sait, de cueillir sur sa route quelque distraction agréable. Soit que ces distractions l’eussent entraîné trop loin de son amie pour qu’il pût revenir à elle : soit que son commerce avec le monde antique eût éveillé en lui une sensualité qui ne s’accommodait plus du platonisme plus ou moins certain de leur liaison ; soit qu’au retour Charlotte, vieillie et souffrante, ne lui parût plus la même ou contrastât par trop vivement avec les statues dont il venait d’admirer les formes magnifiques et saines, il se mit en devoir, presque dès l’arrivée, de rompre sans éclat les chaînes dont il avait, en tant de vers et de prose, proclamé l’éternité. Des temps nouveaux commençaient pour lui : par cela même qu’elle était la femme du passé, Mme de Stein ne pouvait être celle de l’avenir. Le « tout harmonieux » que Gœthe voulait faire de sa vie exigeait de tels changemens. Jusqu’alors, il les avait accomplis avec un bonheur exceptionnel, sans laisser aucune amertume dans les cœurs féminins qu’il rendait à la liberté. Cette fois-ci, il fut moins heureux.

Il faut dire aussi qu’il fut moins adroit, qu’une passion nouvelle intervint, que Mme de Stein put être offensée dans son amour-propre par le choix de celle qui la remplaça autant qu’elle fut atteinte au cœur par l’abandon. Goethe était rentré à Weimar le 18 juin. Moins d’un mois après (13 juillet), il installait dans la modeste maison de campagne (Gartenhaus) qu’il tenait de la générosité du duc une fleuriste du nom de Christiane Vulpius, — petite personne rondelette, fraîche, gaie et gracieuse, mais d’humble origine et dépourvue de tout bel esprit. Naturellement, ce coup inattendu causa quelque éclat dans Weimar. Mais à Gœthe, tout était permis : on devait tolérer sa liaison nouvelle, jusqu’au moment où il lui plairait de la légitimer. Seule, Mme de Stein lui causait de sérieuses inquiétudes. Aussi longtemps qu’il put, il lui cacha la vérité, continuant avec elle son petit commerce épistolaire, bien que ses lettres se fissent de plus en plus rares et de moins en moins affectueuses. Cela dura pendant plusieurs mois. Quand l’équivoque, enfin, se dissipa (mars 17889), Gœthe se retrancha d’abord derrière des protestations d’amitié ; puis, l’ancienne amie ne se résignant pas, il changea de tactique, et, dans la lettre qui marque la fin lamentable de leur longue liaison, il eut le courage de prendre l’offensive et de plaider, non pour lui, mais contre elle :

« Je te remercie de la lettre que tu m’as laissée, bien qu’elle m’ait affligé de plus d’une manière. J’ai hésité à te répondre, car il est difficile, en un cas pareil, d’être juste et de ne pas blesser… Ce que j’ai laissé en Italie, je ne puis plus le répéter, tu as assez mal accueilli mes confidences à ce sujet. Malheureusement, tu étais à mon arrivée dans un état d’esprit particulier, et je dois avouer que la manière dont tu me reçus, et dont d’autres nie reçurent, m’a été extrêmement sensible. J’ai vu Herder, la duchesse partie, qui insistait pour m’offrir une place libre dans la voiture, et je suis resté pour l’amour de l’ami pour qui d’ailleurs j’étais venu ; et cela, pour m’entendre dire que j’aurais aussi bien fait de ne pas venir, que je ne m’intéresse pas à lui, etc., tout cela, avant qu’il ait été question des relations qui paraissent tant t’offenser. Et quelles sont ces relations ? Et qui s’en trouve lésé ? Qui élève des prétentions sur les sentimens que j’ai pour la pauvre créature[8] ? sur les heures que je passe avec elle ? Demande à Fritz[9], aux Herder, si n’importe qui me tient de plus près, si je m’intéresse moins à mes amis, si je leur suis moins dévoué qu’autrefois ? Si, au contraire, je ne leur appartiens pas davantage, à eux et à la société ? Et il faudrait un miracle pour que je perdisse en toi seule l’amie la meilleure et la plus intime. Avec quelle vivacité j’ai senti que notre amitié existe encore, en te trouvant enfin disposée à causer avec moi de sujets intéressans ! Mais je dois avouer que je ne puis supporter la manière dont tu m’as traité jusque-là. Si j’étais communicatif, tu me fermais les lèvres ; si j’étais compatissant, tu m’accusais d’indifférence ; si je m’occupais de mes amis, de froideur ou d’abandon. Tu contrôlais chacune de mes expressions, tu blâmais chacun de mes mouvemens, chacune de mes manières d’être, et me mettais toujours mal à l’aise. Comment pouvais-je être confiant et ouvert quand, de propos délibéré, tu me repoussais de toi ? Je pourrais ajouter encore bien des choses, si je ne craignais, dans ta disposition, de t’offenser plutôt que de t’apaiser. Malheureusement, tu as déjà depuis longtemps fait fi de mes conseils à propos du café, et adopté un régime contraire à ta santé. Il ne te suffit pas qu’il soit déjà difficile de surmonter moralement certaines impressions, tu accrois encore la force hypocondriaque et angoissante des idées noires par des moyens physiques dont tu as pu déjà éprouver la nocuité et que, par amour pour moi, tu avais délaissés pendant un certain temps. Puissent la cure et le voyage t’être salutaires ! Je ne renonce pas tout à fait à l’espoir que tu me rendras bientôt de nouveau justice. Adieu. Fritz est content et vient me voir souvent. »

On reconnaîtra que, cette fois, le grand homme s’y prenait avec une insigne maladresse. Froissée jusqu’à l’âme, Mme de Stem écrivit sur sa lettre un O ! ! ! s’abstint d’y répondre, et tomba gravement malade, sans que l’histoire nous dise ce qui, du chagrin ou de l’abus du café, contribua le plus à sa maladie. Gœthe, après lui avoir vainement écrit une seconde lettre, se mit à composer une Didon, que d’ailleurs il ne publia pas : peut-être songeait-il que, puisqu’il se consolait de toutes ses tristesses en transformant ses peines en poésie, la poésie qu’il se plaisait à jeter sur les douleurs des autres pouvait aussi les apaiser. Le sentiment dont sa vie avait été pleine pendant dix années s’était évanoui en un instant : déjà, l’amie célébrée avec un enthousiasme si ardent nt comptait pas plus dans son souvenir que celles qui l’avaient précédée, Marguerite, Annette ou Frédérique. Il appartenait tout entier à sa nouvelle passion, dont il a raconté la naissance dans une de ses plus gracieuses chansons :


J’errais dans la forêt, comme coin, pour moi : ne rien chercher, telle était mon idée.
Dans l’ombre, je vis se dresser une fleurette, luisante comme les étoiles, belle comme de petits yeux.
Je voulais la cueillir quand elle dit gentiment : Faut-il qu’on me cueille pour me flétrir ?
Je l’arrachai avec toutes ses racines, je l’emportai dans le jardin de la jolie maison,
Et la replantai dans un coin tranquille ; maintenant elle continue à croître et à s’épanouir.


En réalité, il s’agissait d’un sentiment tout autre que celui qu’avait inspiré Mme de Stein. Plus trace de platonisme ni d’intellectualisme : les derniers vestiges de la « Wertherei » disparaissent. Goethe était revenu d’Italie païen et sensuel : il s’abandonne sans réserve aux joies de la sensualité, et il les célèbre en belle langue, à la fois copieuse et plastique, dans ces Élégies romaines qu’il composa en 1789 et 1790, en l’honneur de Christiane. Ces petits poèmes, dont la forme est parfaite, sont en effet la glorification de l’amour charnel, de l’inconscience qui entraîne les amans robustes, jeunes et heureux, de l’harmonie qui existe entre la beauté du corps et la beauté des pensées :

« Ne te repens pas, ma bien-aimée, de t’être sitôt donnée à moi ! Crois-le, je ne pense rien qui t’offense ni te rabaisse. Les flèches de l’amour ont des effets divers : quelques-unes nous effleurent, et de leur poison pénétrant le cœur souffre pour des années ; mais les autres, puissamment empennées, à la pointe acérée, entrent dans la moelle, enflamment promptement le sang. Dans le temps héroïque où les dieux et les déesses aimaient, le désir suivait le regard, la jouissance suivait le désir. Crois-tu que la déesse de l’amour ait longtemps réfléchi, lorsqu’un jour Anchise lui plut dans les bois de l’Ida ? Si la lune avait hésité à baiser le bel endormi, oh ! l’Aurore jalouse l’aurait bien vite éveillé ! Héro aperçut Léandre dans une fête bruyante, et soudain l’amant enflammé s’élança dans le flot nocturne. Rhéa Sylvia, la vierge royale, descend puiser de l’eau dans le Tibre, et le dieu la saisit. Et c’est ainsi que Mars devint père. Une louve allaita les jumeaux, et Rome s’appela la reine du monde. »

Ou bien :

« Je me sens maintenant joyeux et enchanté sur la terre classique : le passé et le présent me parlent plus haut et avec plus de charme. Ici je suis le conseil des anciens et feuillette leurs œuvres d’une main diligente, chaque jour avec un nouveau plaisir. Mais, pendant les nuits, Amour m’occupe autrement ; si je ne suis instruit qu’à demi, je suis doublement heureux. Et est-ce que je ne m’instruis pas, en observant les formes d’un beau sein, en promenant ma main sur les hanches ? Alors seulement je comprends bien le marbre ; je réfléchis et je compare, je vois avec des yeux qui sentent, je sens avec une main voyante. Si la bien-aimée me vole quelques heures du jour, elle me donne en dédommagement les heures de la nuit. Pourtant, on ne s’embrasse pas toujours, on cause raisonnablement ; si le sommeil la surprend, je pense beaucoup, à côté d’elle. Souvent même, j’ai poétisé dans ses bras, et, d’une main musicale, j’ai compté sur ses épaules la mesure de l’hexamètre. Elle respire dans son aimable sommeil, et son haleine m’enflamme jusqu’au fond du cœur. Cependant, Amour entretient la lampe, et songe au temps où il remplissait le même office pour ses triumvirs. »

Quelques nuages glissaient dans cet Olympe : le principal, une fois passé l’orage qu’on pouvait craindre des ressentimens de Mme de Stein, ce furent les rumeurs publiques, les jugemens sévères, la tyrannie du qu’en-dira-t-on, car « la Renommée, je le sais, est en guerre avec l’Amour ». Mais ces difficultés mêmes devaient s’arranger. Peu à peu, en effet, on acceptait la liaison de Gœthe avec Christiane, comme un fait accompli qu’on ne pouvait changer, Mme Herder, qui d’abord avait pris assez vivement le parti de Mme de Stein, ne s’offusquait plus ; Herder, que ses fonctions de Generalsuperintendent auraient pu rendre plus rigoureux, se prêtait aux confidences de son ami ; « Frau Rath » elle-même prodiguait, en parlant à sa pseudo belle-fille, les diminutifs caressans et intraduisibles, l’appelant mein Liebchen ou mein Bettschatz ; la duchesse-mère était, d’instinct, indulgente à ces choses-là ; quant à la duchesse Louise, elle était trop effacée pour qu’on s’inquiétât beaucoup de sa désapprobation. Christiane devint mère, et cela acheva d’arranger tout : son fils fut baptisé, deux jours après sa naissance, Jules-Auguste-Werther, par le Generalsuperintendent Herder en personne, avec le duc pour parrain. Après cela, les dames de Weimar encore récalcitrantes se trouvaient désarmées.

Il faut le dire à l’éloge de la petite fleuriste Christiane Vulpius : elle rendit Gœthe parfaitement heureux, porta dignement le nom qu’il lui donna plus tard, et fut une mère excellente. Et, fait singulier, tandis que, pendant toute la durée de sa liaison intellectuelle avec Mme de Stein, Gœthe avait été comme frappé de stérilité, il retrouva, dans la paix de sa vie plus retirée et plus normale, toute sa puissance de production, tout son génie : sans abandonner ses travaux scientifiques, et tout en composant ses Elégies romaines, nous le voyons, en effet, achever de publier coup sûr coup quelques-unes des œuvres qu’il mûrissait depuis si longtemps. Iphigénie avait paru, dans sa version poétique et définitive, en 1787 ; Egmont parut l’année suivante ; Tasse, commencé depuis 1780, fut achevé en 1789 et publié en 1790 ; la version en prose de la Métamorphose des plantes est de la même année.


III

Une seule de ces œuvres nous arrêtera : celle dans laquelle Goethe, de son propre aveu, a mis le plus de lui-même, celle qui, à l’en croire, est au même titre que Werther une page de sa biographie. Vous me demandez quelle idée j’ai voulu exposer dans ce drame, disait-il un jour à ses amis ; « est-ce que je le sais ? J’avais la vie de Tasse, j’avais ma propre vie ; en mêlant les différens traits de ces deux figures si étranges, je vis naître l’image de Tasse, et, comme contraste, je plaçai en face de lui Antonio, pour lequel les modèles ne me manquaient pas non plus. La cour, les situations, les relations, l’amour, tout était à Weimar- comme à Ferrare, et je peux dire justement de ma peinture : elle est l’os de mes os et la chair de ma chair[10]. »

« Tout était à Weimar comme à Ferrure », voilà une affirmation qui paraîtra pour le moins aussi étrange que le mélange des deux figures de l’auteur et du modèle. Aujourd’hui, muni des renseignemens que nous possédons, Gœthe ne pourrait plus parler ainsi : il aurait lu le beau livre de M. Victor Cherbuliez, le Prince Vitale, évocation si pittoresque à la fois et si divinatrice de ce que furent en réalité l’âme et la vie du poète de la Jérusalem ; il aurait compulsé les innombrables travaux de la critique italienne, entre autres ceux de M. Angelo Solerti, qui modifient singulièrement la légende de la cour de Ferrare[11] ; il aurait lu les curieux Discours d’Annibale Romei, gentilhomme ferrarais, que nous a fait connaître le même M. Solerti : après quoi, Alphonse d’Esté, ses deux sœurs Eléonore et Lucrèce, la comtesse de Scandiano et Antonio Montecatino lui-même, lui auraient apparu sous un jour tout différent. Mais en son temps, il ne pouvait rien savoir de tout cela : dans la légende de Tasse, telle qu’il pouvait la connaître, il y avait place encore pour cette « Fantaisie » en laquelle il se plaisait à saluer sa déesse. Il conçut et commença son œuvre en 1780. À ce moment-là, sa seule source était la biographie du marquis Manso, ami fidèle, mais historiographe suspect[12], et l’édition vénitienne des œuvres de Tasse[13], dans le dixième volume de laquelle il trouva, raconté par Muratori, l’épisode qui lui fournit son dénouement : un jour, en présence de plusieurs personnes, Tasse se serait laissé entraîner par sa passion jusqu’à embrasser la princesse Eléonore ; le duc se serait alors tourné vers ses gardes en disant : « Voyez quel malheur vient de frapper cet homme de génie : il a perdu la raison, » et l’aurait fait arrêter. Cet épisode est devenu légendaire : Muratori l’avait entendu raconter dans sa jeunesse par un vieux prêtre, l’abbé Carretta, qui disait le tenir de Tassoni. Manso et Muratori ne fournirent à Gœthe que le thème général de sa pièce, dont il n’écrivit que le premier acte, dans lequel n’apparaissait pas encore le personnage d’Antonio Montecatino. Il en lut des fragmens à Mme de Stein et à Knebel, puis abandonna son manuscrit. Il y songea en Italie : « Tasse croît lentement comme un oranger, écrivait-il quelques mois avant son retour. Puisse-t-il porter de bons fruits ! » A Rome, il avait pu lire une œuvre toute récente, qu’il étudia avec soin, la biographie de l’abbé Serassi[14], beaucoup plus complète et critique que celle de Manso : « Je lis maintenant la Vie de Tasse, de l’abbé Serassi, écrivait-il à Charles-Auguste en date du 28 mars 1788. Mon intention est de me remplir l’esprit du caractère et du sort de ce poète, pour avoir quelque chose qui m’occupe en voyage. Je ne désire pas achever la pièce commencée avant mon retour, mais j’espère la pousser plus loin. » Ce fut Serassi qui lui fournit Antonio, et la création de cette nouvelle figure l’amena à remanier entièrement son œuvre : il y mit la dernière main en 1789, menant ainsi de front, ou à peu près, la composition de ses sensuelles Elégies romaines, dont Christiane, son petit Erotikon, comme il l’appelait volontiers, était l’inspiratrice, et celle du drame quasi-platonicien que remplissait le souvenir de Mme de Stein.

Cette œuvre, qui fut si longue à mûrir, est une œuvre de belle ordonnance, savante et forte, « classique » de parti pris, dans ses formes régulières, dans la sévérité voulue de son style, dans l’apaisement même de son dénouement. Elle se développe presque sans incidens : on ne saurait imaginer une action moins mouvementée, d’allures plus sobres, de ton plus paisible. De lents dialogues se déroulent avec une ampleur majestueuse, auxquels le décor d’un temple grec conviendrait mieux que celui de Belriguardo. Pas une allusion ne rappelle les tragédies dont la cour de Ferrare était d’habitude le théâtre. Les milieux ne sont pas même esquissés où de graves figures, auxquelles le caprice du poète a donné des noms historiques, glissent dans un éther subtil, en débitant de sages maximes et de nobles pensées qu’enchaîne le fil ténu de l’action.

Cette action est tout entière dans l’analyse des souffrances morales de Tasse, — non point telles qu’elles furent dans la réalité historique, mais telles que Gœthe se plaît à se les figurer.

Au début, dans un jardin « orné de bustes de poètes épiques », parmi lesquels ceux de Virgile et d’Arioste occupent biplace d’honneur, les deux Éléonore (la princesse d’Este et la comtesse de Scandiano) s’amusent à le couronner et s’entretiennent du poète qu’elles admirent l’une et l’autre et qu’elles aiment toutes deux. Le portrait qu’en trace leur enthousiasme répond d’ailleurs beaucoup mieux à l’idée que Gœthe se faisait de lui-même qu’à celle que nous avons de son héros : « Son œil s’arrête à peine sur cette terre, dit Eléonore ; son oreille saisit l’harmonie de la nature ; ce que fournit l’histoire, ce que présente la vie, son cœur le recueille aussitôt avec empressement ; son génie rassemble ce qui est au loin dispersé, et son sentiment anime les choses inanimées. Souvent il ennoblit ce qui nous paraissait vulgaire, et ce qu’on estime s’anéantit devant lui. » Et la princesse renchérit en réclamant sa place dans un coin du tableau : « Mais la réalité me semble aussi l’attirer et le retenir puissamment. Les beaux vers que nous trouvons parfois attachés à un arbre, et qui, semblables aux pommes d’or, nous représentent, avec ses parfums, un nouveau jardin des Hespérides, ne les reconnais-tu pas tous pour les fruits gracieux d’un véritable amour ? » Les allures inquiètes et douloureuses du cher poète les préoccupent : aussi s’efforcent-elles de bien disposer en sa faveur le duc Alphonse. Le duc est très bienveillant ; et, quand le poète lui apporte le manuscrit depuis si longtemps attendu de son œuvre capitale, il invite sa sœur à poser sur son front la couronne même dont elle venait d’orner le buste de Virgile. Cette faveur remplit Tasse de la joie la plus pure. Mais sa joie est gâtée par l’arrivée d’Antonio Montecatino, qui vient de rendre des services à l’État, que le duc, pense-t-il, lui préfère, que la princesse aimera bientôt autant que lui, et qui d’ailleurs, étant homme positif, rafraîchit son enthousiasme par des propos de sagesse pratique, un peu pédans. Et en effet, Antonio devient la cause des malheurs qui fondent sur le poète : non pas qu’il cherche à lui nuire, ou qu’il le haïsse ; mais il y a entre ces deux hommes l’antipathie irréductible qui sépare les âmes d’essence différente, et le poète, incliné à la mélancolie, s’excite à mille tourmens sur cet étranger dont la seule présence lui est une torture. En vain Eléonore et la princesse s’efforcent-elles de l’apaiser : il feint d’entrer dans leurs vues, il se prête au jeu d’une réconciliation, il écoute les sages avis d’Antonio et lui répond avec une apparente cordialité : la méfiance demeure dans son cœur. Les moindres incidens l’alimentent : ce n’est plus Antonio seul qui lui est suspect, mais Eléonore, Alphonse, la princesse elle-même ; il leur prête des desseins perfides, des calculs ténébreux. Ainsi jusqu’au moment où ses transports amènent la catastrophe. Ici, l’optimisme de Gœthe adoucit singulièrement la réalité. Bien que le duc se soit écrié, comme dans le récit de Muratori : « Il perd l’esprit ! qu’on l’arrête ! » — Tasse ne donne aucun signe de folie, et rien n’annonce la terrible cellule où des visiteurs le trouvèrent nu et affamé. Resté avec Antonio, il s’abandonne à sa fureur, il se désespère, il invective ses amis de la veille, jusqu’au moment où un mot de son compagnon lui rend la possession de soi-même :

— Quand tu sembles te perdre tout entier, lui dit Antonio, compare-toi à d’autres : reconnais ce que tu es.

Tasse répond :

— Oui, tu me le rappelles à propos !… Aucun exemple de l’histoire ne viendra-t-il plus à mon secours ? Ne s’offre-t-il à mes yeux aucun noble caractère, qui ait plus souffert que je ne souffris jamais, afin que je prenne courage en me comparant à lui ? Non… tout est perdu… Une seule chose nie reste. La nature nous a donné les larmes, le cri de la douleur, quand l’homme enfin ne la supporte plus… Elle m’a laissé par-dessus tout, elle m’a laissé, dans la douleur, la mélodie et l’éloquence, pour déplorer toute la profondeur de ma misère : et tandis que l’homme reste muet dans sa souffrance, un Dieu m’a donné de pouvoir dire combien je souffre. (Antonio s’approche de lui et le prend par la main.) Noble Antonio, tu demeures ferme et tranquille ; je ne parais que le flot agité par la tempête ; mais réfléchis, et ne triomphe pas de ta force. La puissante nature, qui fonda ce rocher, a donné aussi aux flots leur mobilité ; elle envoie sa tempête : la vague fuit, et se balance, et s’enfle et se brise par-dessus en écumant. Dans cette vague, le soleil se reflétait si beau ; les étoiles reposaient sur son sein doucement agité. L’éclat a disparu, le repos s’est enfui… Je ne me reverrai plus dans le péril, et ne rougis plus de l’avouer. Le gouvernail est brisé ; le navire craque de toutes parts ; la planche éclate et s’ouvre sous les pieds ! Je la saisis de mes deux bras ! Ainsi le matelot s’attache encore avec force au rocher contre lequel il devait échouer. »

Le rideau tombe sur ce discours, dans lequel il n’est point difficile de reconnaître ce que M. Kuno Fischer appelle « l’idée fondamentale » de la pièce[15], l’idée qui rattache Tasse à Werther, et fait de celui-là un frère assagi de celui-ci. Cette idée se trouve enfermée dans les deux vers que nous avons soulignés. Elle était si chère à Gœthe, qu’il l’a reprise plus tard dans ses Stances à Werther, dont il se servit, plus tard encore, pour composer sa Trilogie de la Passion, qui se ferme sur le même thème : « La séparation est la mort, peut-on lire dans les Stances. Comme nous sommes émus quand le poète ‘chante pour éviter la mort qu’apporte la séparation. Enchaînés dans de tels tourmens à demi mérités, un dieu lui donne d’exprimer ce qu’il souffre. » Le morceau final (Réconciliation) n’est qu’un nouveau développement de ce motif :

«… Quelle puissance calmera le cœur oppressé qui a tout perdu ? Où sont les heures si vite envolées ? Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau : ton Ame est troublée, ta résolution confuse. Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !

« Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ; elle entremêle des mélodies sans nombre, pour pénétrer le cœur de l’homme, pour le remplir de l’éternelle beauté : les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration, le mérite divin des chants comme des larmes.

« Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore, qu’il bat, et voudrait battre, pour se donnera lui-même, à son tour, avec joie, en pure reconnaissance de cette magnifique largesse… »

M. Kuno Fischer traduit ces sentimens en une prose un peu rébarbative, mais qui ne laisse pas que de dire ce qu’elle veut : « On se délivre de ses passions en les représentant clairement, explique-t-il ; alors on transforme ses conditions en objets, et par-là même on s’en affranchit. Ainsi a enseigné et agi le philosophe Spinoza. Comme penseur et poète, Gœthe en use de même. C’est là qu’est le nœud de son entente la plus profonde avec Spinoza, dont il avait étudié les doctrines avec zèle et pour sa profonde satisfaction entre ses deux versions de Tasse (1784-1786). Il avait trouvé en Tasse un sujet de même condition : un grand poète qui souffre comme Werther, et, comme lui, trouve délicieux de plonger dans l’abîme de son propre cœur. Il ne le peut et ne le doit pas. Dans les souffrances d’un tel poète, il y a la force du relèvement, la force créatrice qui suffit à la guérison. » Avouerai-je que ce prétentieux commentaire ne me paraît point amplifier une pensée pour laquelle il est peut-être superflu de répéter à toutes les lignes le mot « profond », d’invoquer Spinoza, de remuer le problème du subjectif et de l’objectif. Dans la suite, un poète, Allemand aussi, mais d’esprit limpide, devait dire beaucoup plus simplement : « Avec ma grande douleur, j’ai fait de petites chansons. » Des milliers de poètes, de tous les temps, de toutes les races, en ont usé de même ; les uns avec conscience, les autres emportés par leur instinct, par la force mystérieuse qui, dans leurs âmes privilégiées, transforme en nobles pensées, en belles images, en rimes sonores, la pauvre matière humaine de leurs peines. Une des originalités de Gœthe, c’est, une fois cette transformation constatée, d’en avoir fait à la fois la méthode de son esthétique et le principe essentiel de sa morale particulière. On peut bien accepter Tasse pour un brillant plaidoyer en faveur de cette doctrine, mais il est autre chose encore.

Il répercute d’abord les derniers échos assourdis d’une tempête que Gœthe avait traversée, mais dont les ravages ne le menaçaient plus.

Pendant toute la période que le critique allemand appelle, non sans raison, celle des « années sauvages », et qui comprend les premiers temps du séjour à Weimar, Gœthe, comme un peu plus tard Schiller et les romantiques, s’était abandonné au rêve habituel des jeunes gens, au rêve d’une vie libre, affranchie de la tyrannie des conventions, des usages, des lois, propice à la large expansion d’une individualité exigeante et robuste. Chacun à sa manière, Gœtz et Werther expriment ce rêve : le premier, en nous faisant admirer un héros qui, dressé contre les forces sociales de son temps, les brave, et, même vaincu, les domine ; le second, en nous attendrissant sur une intéressante victime des conditions normales de la vie sociale. Or, les années avaient soufflé sur cet esprit de révolte ; les dernières flammes, dirait-on, en vacillent dans certains propos de Tasse, qui ne semblent ni des revendications justes, comme celles du Chevalier à la main de fer, ni des plaintes fondées et émouvantes comme celles de l’amant de Charlotte, mais des rêveries malsaines que dissipent de sages paroles. C’est en effet avec une douce puérilité d’enfant gâté, mais docile au fond, prêt à s’assagir, que Tasse regrette l’âge d’or, — celui « où chaque oiseau, dans le libre espace de l’air, où chaque animal, errant par les monts et les vallées, disait à l’homme : « Ce qui me plaît est permis ». — Ce qui lui vaut aussitôt une affectueuse réprimande de la princesse : « Mon ami, l’âge d’or est passé sans doute, mais les nobles cœurs le ramènent. Et, s’il faut t’avouer ce que je pense, l’âge d’or dont le poète a coutume de nous flatter, ce beau temps n’exista peut-être pas davantage qu’il n’existe. S’il fut jamais, il n’était certainement que ce qu’il peut toujours redevenir pour nous. Il est encore des âmes sympathiques, qui se rencontrent et jouissent ensemble de ce bel univers. Il ne faut, mon ami, que changer un seul mot dans la devise : « Ce qui est convenable est permis. » — Cela n’est plus du tout la même chose. Aussi Tasse proteste-t-il, mais sans avoir le dernier mot, qui reste à la princesse. C’est que Gœthe est maintenant avec elle. L’homme qui, dix ans auparavant, se passionnait avec tant d’ardeur juvénile pour la justice élémentaire des Raubritter est bien près déjà d’être celui qui dira : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. »

On doit remarquer encore dans Tasse les traces d’un autre conflit que Gœthe connaissait aussi, et qu’il s’efforce, dirait-on, de décrire de très haut, sans prendre parti, en observateur tranquille et rassuré : la lutte éternelle qui sévit entre les êtres d’espèce différente, les uns inclinés au rêve, amans de la chimère, toujours prêts à se perdre pour elle ; les autres, vrais fils de la terre, épris des biens positifs dont elle est féconde, trop curieux des meilleurs chemins pour hiver jamais les yeux vers les nuages. Par le fait des circonstances qui, en le poussant à Weimar, le transformèrent en secrétaire d’Etat, mais plus encore par l’œuvre même de sa nature si diverse, où se réunissaient tant de contrastes, Gœthe appartenait à ces deux catégories d’hommes, et simultanément il était poète et ministre. Il savait, par propre expérience, quelles sont pour un rêveur les difficultés de la vie pratique et d’où viennent les obstacles qui les aggravent encore ; il se souvenait des adroits efforts de M. von Fritzsch pour l’arrêter dès les premiers pas dans sa carrière officielle ; il se rappelait aussi les sacrifices faits aux « affaires » par son ambition d’écrivain, tant de plans abandonnés dans ses cartons, tant de projets délaissés que seuls les loisirs du voyage lui permettaient enfin de reprendre. Et une fois de plus, selon la méthode qu’il connaissait déjà, il se dédoubla. A côté de la figure de son protagoniste, il en plaça une autre, qui la compléta en lui faisant contraste. Antonio Montecatino, en effet, ne représente pas seulement les ennemis historiques qui poursuivirent le Tasse de leurs rancunes : Pigna, Guarini, et l’authentique Montecatino, lequel, avant d’être secrétaire d’Etat, avait été professeur de philosophie à l’académie de Ferrare : il représente encore, et surtout, l’autre face de l’éternel Moi que Gœthe décrit sous les traits de son héros. Il est à Tasse ce que Weislingen est à Gœtz, ce que Méphistophélès est à Faust, son complément, l’ombre inséparable qui dépend de lui, bien qu’elle semble le contredire ou même le railler ; telle, dans la vieille légende, l’ombre moqueuse de Marcolf suivant le grave roi Salomon. L’un est ardent, l’autre froid ; l’un rêve sans cesse, l’autre ne veut qu’agir ; de celui-ci, le « cœur demeure inébranlable sur le flot inconstant de la vie » ; de celui-là, il flotte au gré de tous les vents et de toutes les vagues. Aussi se heurtent-ils comme des élémens contraires ; de leurs lèvres jaillissent naturellement les paroles qui se contredisent ; entre eux, la querelle éclate d’elle-même, au premier incident. Et pourtant ils se confondent, ils cohabitent dans la même âme, ils ne sont qu’un seul et même être. Aussi se réconcilient-ils à la fin ; l’harmonie se rétablit entre eux, comme elle s’était rétablie en Gœthe au moment où il prit la résolution de quitter Weimar pour rendre au poète sa part de droits.

Vous voyez tout ce qu’il y a de personnel dans cette œuvre aux allures si calmes, d’une ordonnance si tranquille, dans cette œuvre d’apaisement et de sérénité. Au fond, elle est une confession, au même titre que Werther, mais en serrant de plus près l’intime vérité. Si l’on veut savoir comment Goethe concevait sa propre image, c’est ici qu’on pourra l’apprendre, en regardant, pour ainsi dire, Tasse et Antonio dans l’être unique qui a été leur seul modèle.

On ne saurait méconnaître que cette image est fort belle. A eux deux, ces deux hommes possèdent une âme commune capable de réfléchir l’univers, et le contraste qu’ils forment embrasse toute la vie. Nous ne pourrions imaginer aucune idée qui ne trouvât en l’un ou en l’autre l’espace de s’épanouir, aucun sentiment dont l’un ou l’autre ne pourrait être la haute expression, aucun acte que l’un ou l’autre ne pourrait accomplir. Les répliques qu’ils échangent, les reproches même qu’ils s’adressent, ce sont de profondes paroles, au sens lointain, qui traduisent avec une puissance symbolique le désaccord flagrant du rêve et de l’action, et, — malgré l’optimisme de parti pris répandu sur l’œuvre comme un sable d’or, — la douleur qui résulte de leurs perpétuels malentendus. Gœthe dut éprouver un bien vif mouvement de joie le jour où, dans le livre de Serassi, il découvrit ce personnage d’Antonio Montecatino, presque oublié de l’histoire, dont il s’empara, qu’il fit sien, qui seul lui permit de développer toute sa pensée, de traiter tout son sujet, d’étaler toute son apologie : sans Antonio, sa pièce fût probablement demeurée un fragment inachevé, comme son Prométhée ; au plus, elle serait devenue une rapsodie lyrique ennuyeuse et de saveur fade ; Antonio l’a relevée, il en est le sel savoureux et salutaire.

En même temps qu’il peignait son portrait embelli, Gœthe était amené à peindre aussi les figures qui, dans la vie, accompagnaient la sienne. Il les a bien traitées : elles bénéficient toutes de la volonté qu’il avait de ne voir et de ne rencontrer que des exemplaires irréprochables de l’humanité, décorés des vertus qu’il regardait alors comme les plus hautes, tous beaux, tous intelligens, tous bons, — du moins selon l’idée qu’il se faisait de la bonté, de l’intelligence, de la beauté. On les reconnaît sans peine sous leurs déguisemens italiens, — d’autant plus qu’ils s’éloignent davantage des données de l’histoire. A coup sûr, c’est à Weimar qu’il pense, ce n’est point à Ferrare, quand il réunit les traits de la petite ville qui sert de théâtre à son drame. « Elle est devenue grande par ses princes, » dit la comtesse de Scandiano. A quoi la princesse réplique : « Plus encore par les hommes excellens qui s’y sont rencontrés par hasard et heureusement réunis. » Ce qui amène la comtesse à reprendre : « Le hasard disperse aisément ce qu’il rassemble. Un noble esprit attire de nobles esprits et sait les fixer comme vous faites. Autour de ton frère et de toi, se réunissent des cœurs qui sont dignes de vous, et vous égalez vos illustres ancêtres. » Quelle que fût l’indifférence de Goethe pour l’exactitude historique, quelque imparfaits que fussent ses documens, il ne pouvait ignorer que de tels complimens adressés aux princes de la famille d’Este eussent paru de l’ironie ; qu’Alphonse II avait du sang de Borgia dans les veines ; que pour lui comme pour ses « illustres ancêtres », l’accueil fait aux poètes n’était guère qu’un calcul d’ambition ; que cet accueil, — ainsi que l’Arioste, avant Tasse, en fit l’expérience, — était étroit, parcimonieux et intéressé, car ces princes, habiles ménagers de leurs ressources, entendaient que leurs protégés servissent à double lin, et, tout en célébrant à loisir leurs noms pour la postérité, leur rendissent maint service délicat dans le siècle présent. ; que l’administration de leurs Etats, surtout l’organisation de leur armée, les préoccupait beaucoup plus que l’érudition, les lettres et les arts. Alphonse II, en particulier, ne rappelait en rien le prince humanitaire, sentencieux, modéré qui donne à Tasse de sages conseils, s’applique à lui rendre la vie agréable, cherche à le guérir de sa misanthropie, montre dans tous ses propos autant de justesse d’esprit que d’élévation d’âme. C’était, au contraire, un rude homme, ambitieux, tenace, qui poursuivait âprement les desseins d’une diplomatie ténébreuse tout en expérimentant de nouveaux systèmes de canons et d’arquebuses pour appuyer au besoin ses droits, et en surveillant de très près l’instruction de son infanterie. Peu fortuné dans ses négociations, mal servi par des ministres infidèles (dont un des pires fut précisément Antonio Montecatino), il s’efforçait de cacher les déceptions de son orgueil et s’enfermait en lui-même. Si quelque souverain plus moderne ou plus près de Gœthe eût eu certains traits de ressemblance avec lui, c’eût été, peut-être, un des Hohenzollern, prédécesseurs de Frédéric II, souverains d’un État modique, ambitieux de s’accroître, bien plus en tout cas que l’honnête Charles-Auguste. Mais Gœthe s’était hâté de perdre de vue son modèle authentique : il traçait, selon sa fantaisie, le portrait idéal du Prince ; et, comme il était poète de cour, il émaillait sa description d’allusions aimables et de complimens flatteurs.

Comme Alphonse, les autres personnages du drame ne ressemblent en rien à leurs modèles historiques et rappellent, au contraire, les figures que Gœthe avait depuis dix ans sous les yeux. Merck, qui depuis des années posait déjà pour Méphistophélès, posa pour Antonio Montecatino, ou du moins pour les lignes extérieures de ce personnage dont nous connaissons les véritables origines. En la gracieuse figure d’Éléonore Sanvitale, si séduisante bien qu’entachée un peu d’esprit d’intrigue, on se plut à reconnaître la belle comtesse Werthern, qu’on devait retrouver plus tard dans Wilhelm Meister. Mais, surtout, la princesse parut un portrait ressemblant de Mlle de Stein ; et l’on ne doute pas que Gœthe ait ici retracé sous les couleurs qu’il tenait à lui donner l’histoire de sa longue liaison avec elle. Une fois de plus, pour employer le langage abstrait de M. Kuno Fischer, le « sujet » s’est pris pour l’ « objet ». Rappelez-vous le ravissement où la « silhouette » de la seconde Charlotte avait plongé Gœthe ; les expériences dont il sortait à peine, aussi meurtri qu’il pouvait l’être, en tous cas fatigué, lorsqu’il la rencontra ; le ton enthousiaste, presque dévot, des premiers billets qu’il lui écrivait ; et lisez ces vers :

« … Ainsi que l’homme égaré par de vains prestiges est aisément et doucement guéri par l’approche de la divinité, je fus doucement guéri de toute fantaisie, de tout égarement, de tout désir trompeur, aussitôt que mon regard eut rencontré le tien. Tandis qu’auparavant mes vieux ignorans s’égaraient entre mille objets, pour la première fois je rentrai en moi-même avec confusion, et j’appris à connaître le bien désirable. C’est ainsi qu’on cherche vainement, dans le vaste sable des mers, une perle qui repose cachée dans l’écaille, sa retraite solitaire. »

Remarquez encore l’influence toute bienfaisante qu’exerce sur le fougueux poète l’âme tranquille de la princesse, l’art savant et délicat dont elle use pour le modérer, pour retenir sa passion dans les limites que prescrivent les mœurs et sa faible santé. Ce sentiment subtil, qui ne réclame aucune satisfaction sensuelle, redoute l’aveu comme un commencement de brutalité, s’enfuit dans des régions tout intellectuelles, raisonne, discute, esthétise et poétise — ce sentiment est analysé avec une sûreté de touche qui porterait à croire que les relations de Gœthe et de Mme de Stein ne furent jamais plus passionnées. En tout cas, elles apparaissent ici ramenées à un pur commerce d’âme à âme, et les points de contact sont frappans : « Ah ! chère Lotte, écrivait Gœthe à son amie, le 27 février 1787, — et l’on ne sait si l’allusion porte sur la séparation du moment ou sur tout leur amour, — tu ne sais pas quelle violence je me suis faite et me fais, et qu’au fond la pensée de ne pas te posséder, de quelque façon que je la prenne, me tourmente et me dévore. » C’est bien là, presque exacte, la nuance des regrets qu’exprime Tasse, dans l’entretien suprême où il laisse éclater son cœur, en employant le mot même qu’il appliquait de préférence à la seconde Charlotte : « Tu es toujours celle qui m’apparut, dès le premier moment, comme un ange sacré… Est-ce un délire qui m’entraîne vers toi ? Est-ce une frénésie, ou un sens plus relevé qui saisit, pour la première fois, la plus haute, la plus pure vérité ? Oui, c’est le sentiment qui seul peut me rendre heureux sur cette terre ; qui seul m’a laissé misérable quand je lui résistais et voulais le bannir de mon cœur. Cette passion, je songeais à la combattre, je luttais, et je luttais contre le fond de mon être : je détruisais ma propre nature, à laquelle tu appartins si complètement. » Dans les transports où Tasse se laisse entraîner ensuite, d’aucuns ont voulu voir une revanche des sens violentés contre un amour incomplet, un réquisitoire contre l’amour platonique, ou même un plaidoyer du poète pour son amie du jour contre celle de la veille, pour Christiane contre Charlotte, une espèce de justification des ardeurs des Elégies romaines. Les bons argumens ne manquent point à l’appui d’une telle thèse : on rappelle que, pendant les années qui précèdent son voyage, Gœthe se réclamait volontiers des doctrines d’un naturisme presque intransigeant, et qu’athée déjà en partant pour l’Italie, il en était revenu païen. Il ne faut cependant pas pousser trop loin l’exégèse. Les œuvres des poètes n’ont pas toujours les dessous compliqués que leur prêtent les commentateurs. Aussi, tout en reconnaissant en Tasse une œuvre en grande partie personnelle, dont on peut même accepter certains fragmens comme des pages de confession, vaut-il mieux résister à la tentation d’y chercher des données trop précises sur la vie de Gœthe et sur son âme. Nous ne saurons jamais exactement ce qu’il y a mis de lui-même, comme aussi nous ignorerons toujours quelle part de son œuvre revient à l’inconscience de l’artiste, et quelle aux calculs de l’habile homme, soucieux de composer son attitude. Le secret de tels amalgames, c’est celui même du génie, qui ne le livre pas.

IV

Parmi les réflexions que Tasse suggère à son plus habile commentateur, M. Kuno Fischer, il en est une à laquelle je voudrais m’arrêter un instant :

« Si, dit-il, un de nos dramaturges actuels les mieux doués et les plus intéressans, Henrik Ibsen, par exemple, avait écrit un Torquato Tasso, il se serait efforcé de peindre d’après nature la misère et les souffrances du poète italien : nous verrions un Tasse, fugitif et mendiant, en habits déchirés, mélancolique dans les accès de sa folie, et, à la fin, gémissant dans sa cellule de l’hôpital Sainte-Anne. Je m’étonne qu’Ibsen se soit jusqu’à présent refusé cet intéressant sujet. »

Il ne semble point que M. Kuno Fischer ait une haute opinion du génie d’Ibsen : car vraiment, traiter de telle sorte « l’attirant sujet » de Torquato Tasso, ce serait le ramener à ses lignes les plus pittoresques si l’on veut, mais aussi les plus banales. Le spectacle du malheureux poète, poursuivi par la haine de ceux qu’il aimait, cherchant en vain un asile chez des protecteurs trop craintifs pour le défendre, trouvant à peine un peu de réconfort auprès d’une sœur qu’il ne peut visiter que sous un déguise-mont, revenant implorer le pardon du prince rancunier qu’il avait offensé, « gémissant dans sa cellule » de Sainte-Anne et succombant enfin dans la pénitence au moment où son sort paraissait s’adoucir, ce spectacle, sans doute, ne pourrait être que fort émouvant ; et je suis persuadé qu’un dramaturge « bien doué » en saurait tirer de beaux effets. Néanmoins, j’aime à croire qu’Henrik Ibsen, ou tout autre écrivain moderne que tenterait le sujet, en pénétrerait mieux le sens humain et profond. Pourquoi ne nous demanderions-nous pas, à notre tour, ce qu’il y verrait ? II ne s’agit que d’un calcul tout hypothétique ; mais peut-être ce calcul nous permettra-t-il de mieux comprendre l’œuvre même que nous étudions.

Ce qu’un dramaturge comme Ibsen verrait avant tout dans le cas de Torquato Tasso, c’est un des exemples les plus tragiques parmi ceux qu’offre l’histoire des conflits qui éclatent souvent entre des individus d’élite et leur époque ou leur milieu.

Tasse, en effet, par la nature et la qualité de son génie, par les aspirations intimes de son être intellectuel, par l’idée qu’il se faisait de la poésie et du rôle du poète, relevait moralement de la génération qui précéda la sienne. Il aurait dû naître au temps où des papes lettrés et des cardinaux philosophes hésitaient entre Platon et Jésus-Christ, avant le concile de Trente : il eût alors été l’un des héros de l’humanisme, et son génie se fût épanoui en fleurs superbes. Naïvement épris de la beauté des idées et de celle des mots, il ignorait que les uns et les autres ont une valeur pratique, qu’il y a des époques où l’on ne peut les employer qu’en vue de résultats positifs, pour des fins déterminées, et que, justement, le malheur l’avait jeté dans le monde en une de ces époques-là. Souvent, dans ses lettres, il se plaint de la strettezza dei tempi, de l’étroitesse des temps : peut-être ne comprenait-il pas lui-même tout le sens de cette expression qui tombait de sa plume affligée. Elle signifiait, hélas ! qu’un monde nouveau opposait aux libres rêves des penseurs comme aux fantaisies toujours dangereuses des poètes des barrières très rapprochées. Il ne s’agissait plus de chercher, comme au siècle précédent, la réconciliation des dogmes du Christ et des doctrines de l’Académie, ou celle de l’Eglise d’Orient avec l’Eglise d’Occident : il s’agissait d’une lutte ouverte, violente, impitoyable, entre l’Eglise catholique et la Réforme. Directement ou indirectement, toutes les forces des hommes agissaient dans ce grand débat, qui seul alors semblait digne d’intérêt. Qu’un poème fût bien ordonné, écrit en belle langue, tissé de fictions magnifiques, émaillé d’images admirables, que signifiait cela ? Une œuvre nouvelle était une arme nouvelle, pour Rome ou contre Rome : l’unique problème qu’elle pût soulever, c’était celui de son orthodoxie ; on la jugeait selon qu’elle semblait utile ou nuisible aux plans de la défense catholique ; et il n’y avait même guère de chances pour que, considérée à ce point de vue, elle pût paraître simplement indifférente. Ces conditions nouvelles, le censeur de la Jérusalem délivrée, Sperone Speroni, les connaissait à merveille, — tandis que l’auteur les ignorait absolument. Pas un instant, pendant son long travail, (Tasse ne songea qu’en chantant « les pieux combats et le guerrier qui délivra le tombeau de Jésus-Christ », il jouait avec un feu redoutable, — celui qui allumait les bûchers ; pas un instant, il ne se méfia du « périssable laurier cueilli sur l’Hélicon », des dangers qu’on court à « orner la vérité de fleurs » et à mélanger aux héros de l’histoire des croisades les mythes de la belle antiquité ou les magiciens des contes arabes. Quand il s’en aperçut, — parce qu’on le lui fit voir, — son œuvre était achevée et circulait déjà : elle ne fut plus pour lui qu’une source d’angoisses, la persuasion d’être hérétique devint un de ses pires tourmens.

Parallèlement à ce premier conflit, un autre se développait dans l’âme du malheureux : moins élevé peut-être, celui-là, moins abstrait, mais plus humain, plus accessible, plus [16] réellement dramatique, plus naturellement fécond en riches péripéties et en tableaux pittoresques : si Tasse vécut dans une époque difficile, son milieu immédiat fut aussi le moins propice à son génie, le moins favorable à son caractère.

Nous avons déjà parlé, incidemment, de la ville de Ferrare, pour marquer ses dissemblances avec la bonne petite cour paisible d’Anna-Amélie et de Charles-Auguste. Si nous y pénétrions de façon plus intime, nous trouverions qu’elle fut un milieu abominable. La famille d’Este était une des plus tragiques parmi les tragiques familles régnantes d’Italie : une horrible hérédité de meurtres, d’empoisonnemens, de passions monstrueuses, de haines et de férocités consanguines pesait sur Alphonse II et ses sœurs, que divisaient des rivalités moins sanguinaires que celles d’autrefois, mais pourtant violentes aussi. Éléonore en paraît avoir été l’instigatrice et la Furie : elle soutint de longs procès contre le duc, qu’elle finit par réduire, et s’appliqua de son mieux à entretenir la division entre lui et son autre frère, le cardinal Luigi. C’était une femme habile, énergique, résolue, toujours maîtresse d’elle-même, correcte, froide, indifférente et tracassière. Est-ce elle que Tasse a chantée ? Est-ce elle qu’il aima ? Peut-être, car il était assez vain pour se laisser éblouir par l’éclat de son rang, assez peu clairvoyant pour se tromper sur son âme, assez imaginatif pour prendre pour de l’amour cette double illusion. Quant à elle, ses procès, ses intrigues, sa santé l’occupaient trop pour qu’elle pensât à l’amour : son poète l’aima peut-être, mais il est plus que probable qu’elle ne l’aima point ; nous savons en tout cas qu’elle prit ouvertement parti contre lui dans un des nombreux conflits qu’il eut avec ses rivaux de cour ; nous savons aussi qu’en 1577, le comte Cesare Lambertini lui ayant écrit que Tasse invoquait son aide et sa protection, elle se contenta de faire remettre la lettre au duc, sans insistance.

Dans la réalité, les deux sœurs, Éléonore et Lucrèce, les deux frères, Alphonse et Louis, leurs ministres, leurs secrétaires, leurs courtisans, leurs hommes de confiance, leurs suivantes, leurs officiers et leurs artistes formaient le milieu le moins propice à des sentimens délicats, à de nobles rêves, à de hautes pensées. Hélas ! et Tasse arrivait parmi eux, rempli de toutes les illusions. Au moment de sa venue, on fêtait par de somptueuses réjouissances l’entrée dans la ville de la nouvelle duchesse, Barbara d’Autriche. Il en fut frappé d’un éblouissement dont il ne se remit jamais : « Il me sembla, racontait-il plus tard, que toute la ville fût une scène merveilleuse et jusque-là inouïe, pleine de couleurs et de lumières, présentant mille formes et mille apparences, que tout ce qui s’y passait ressemblait aux actions représentées dans tous les théâtres en diverses langues et par toutes sortes d’acteurs. Et non content d’en être le spectateur, je voulus faire partie de la comédie et me mêler avec les autres… » Quand il évoquait ce beau souvenir, il avait déjà reconnu la vanité de son désir ; car il ajoute : «… Jusqu’à ce que je m’aperçus que j’étais la fable et le rêve de tout ce peuple : alors la honte me prit, et je dus confesser que tout ce qui plaît au monde n’est qu’un songe d’un instant. » Il y a là tout le drame de sa vie. Ce drame fut d’autant plus intense que chez le héros, comme chez presque tous les poètes, les sentimens prenaient une acuité exceptionnelle, amplifiés par l’imagination. Son orgueil, son ambition, ses caprices étaient extrêmes. Il les avouait avec une candeur touchante : « De tous mes désirs, écrivait-il, le plus grand est de ne rien faire, et ensuite d’être flatté par mes amis, bien servi par mes domestiques, caressé par mon entourage, honoré par mes protecteurs, célébré par les poètes et montré au doigt par le peuple. » Oui, c’est bien cela qu’il vint chercher à Ferrare, le pauvre homme. Son génie lui donnait peut-être quelque droit à l’obtenir. Un instant même, il crut marcher dans la réalisation de ses rêves. Le réveil n’en fut que plus cruel. — Ne sont-ce pas là des élémens bien dignes en effet de tenter un écrivain moderne, un de ceux que hante le difficile problème des rapports de l’individu et de la société et qui se plaisent à transporter sur la scène l’image des conflits douloureux que multiplient les conditions de la vie actuelle entre l’être isolé et le monde qui l’entoure ?

Rapprochez de ces données, qui sont simplement celles de l’histoire, telles que M. Cherbuliez les a présentées, telles qu’elles ressortent avec évidence des travaux de la critique contemporaine, le Tasse de Gœthe, avec ses allusions personnelles, ses complimens de cour, ses belles maximes de sagesse optimiste, avec tout le développement psychologique de son héros retracé en raccourcis habiles, avec toute la haute philosophie qu’il exprime et toute la savante esthétique qui le soutient, — vous serez forcé de reconnaître que, quelque séduisante que vous semble l’œuvre, le simple sujet historique ne s’y est point élargi. Gœthe, dirait-on, l’a nettoyé de tout ce qu’il comportait d’humain. De plus en plus, la conception qu’il se faisait de sa propre personnalité, de l’art et de la vie, l’éloignait de la vie. Sous prétexte de la dominer, il en arrivait à la dédaigner. Il en négligeait les aspects vrais, pour leur substituer les images arbitraires qu’il s’en formait dans son esprit, non sans certains partis pris. Sa belle intelligence ne lui servait plus à pénétrer les sens cachés des données que fournit la nature, mais à les arranger d’après des lois qu’il édictait lui-même, les unes pour répondre à ses aspirations particulières, les autres empruntées, je ne dirai pas aux anciens, — Aristote n’a plus rien à voir dans l’affaire, — mais aux impressions antiques recueillies en Italie. Naturiste à tant d’autres égards, observateur attentif de pierres et de plantes, défenseur d’une morale qui rompait hardiment avec les conventions établies, il semblait, comme poète, vouer un culte exclusif aux artifices de l’art : et c’est justement dans Tasse que nous pouvons saisir, si j’ose dire, le secret de sa pensée intime, la clef de ce qu’il était, à ce moment-là, comme homme et comme artiste. La beauté plastique, qui n’existe que dans la sérénité, était devenue à ses yeux l’essentielle beauté. Il se proposa donc de l’introduire dans la poésie, en oubliant qu’entre l’art et la poésie il y aura toujours la différence irréductible de leurs matières premières, celui-là ayant à reproduire, par le bronze ou le marbre, des formes visibles et sensibles, celle-ci ne pouvant que pétrir de la vie dans l’immatérialité des mots et des rythmes. D’autre part, sa doctrine était qu’entre la poésie et la vie, il doit exister une juste harmonie, qu’on ne saurait rompre sans préjudice pour les deux : il s’efforça donc de régler sa vie d’après les mêmes principes qui gouvernaient son esthétique. Il sacrifia les sentimens qui troublaient la paix limpide de son âme, il ne voulut plus d’autres passions que celles qui pourraient réjouir ses sens sans menaces pour sa sérénité ; — et, persuadé de l’excellence de cette nouvelle manière d’être, il choisit, pour la célébrer, l’histoire de Torquato Tasso. Il en fit l’expression la plus haute de l’espèce de programme esthétique qui devenait sa religion, mais aussi la moins vraie de ses œuvres et la moins humaine. « Le vrai Tasse était un grand poète, dit M. Kuno Fischer ; le Tasse de Gœthe en est un plus grand encore. » Corrigeons, s’il vous plaît, ce jugement, qui, avec une modification légère, nous fournira notre conclusion. Le vrai Tasse, né dans une époque peu propice, gêné par son milieu, en butte à des soupçons dangereux, fut cependant un grand poète, mais déjà un poète artificiel ; le Tasse de Gœthe, produit d’une imagination pliée à certains partis pris par une intelligence despotique, demeure un grand poète, mais plus artificiel encore. Peut-être l’œuvre qu’il a inspirée restera-t-elle longtemps l’œuvre préférée des métaphysiciens comme M. Kuno Fischer ; les simples hommes, comme vous et moi, auront une peine croissante à y goûter quelque plaisir.


EDOUARD ROD.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet, 1er avril et 1er septembre 1895.
  2. Gœthe, par Karl Heinemann. 3 vol. in-18, avec de nombreuses illustrations ; Leipzig, Leemann, 1895.
  3. Gœthe, par le Dr A. Bielschowsky. 2 vol. in-8o (dont le premier seul a paru) ; Munich, Beck, 1896.
  4. Voir, dans la Revue du 1er juillet, l’article sur les Mémoires.
  5. Le mot est de Düntzer, qui s’est fait le champion déclaré de la vertu de Mme de Stein dans une longue série d’ouvrages et d’articles. Voir entre autres Charlotte von Stein, 2 vol. in-8o, 1874, et Charlotte von Stein und Corona Schröter, in-8o, 1816.
  6. Sur la mort de Mieding.
  7. Voir entre autres H. Grimm, Gœthe in Italien (Berlin, 1861), et, en français, l’excellente étude de M. Théophile Cart, Gœthe en Italie (Paris, 1881).
  8. C’est Christiane que Gœthe désigne ainsi.
  9. Le fils de Mme de Stein, dont Gœthe s’était beaucoup occupé.
  10. Conversations avec Eckermann.
  11. Ferrara e la corte estense. Città de Castello.
  12. Vita di Torquato Tasso, scritta da Giov. Battista Manso, Marchese della Villa. Rome, 1634.
  13. Opère di Torquato Tasso, Venise, 1739.
  14. La vita di Torquato Tasso, scritta dall’ Abale Pierantonio Serassi. Rome, 1785.
  15. Kuno Fischer, Gœthe’s Tasso, 2te Auflage. Heidelberg, 1890. — Voir également Gœthe’s Tasso und Kuno Fischer, par F. Kern ; Berlin, 1892, et une étude de M. W. Buchner, Selbslerlebtes in Gœthe’s Tasso, dans le Gœthe-Jahrbuch de 1894.
  16. Voir Luigi, Leonora e Lucrezia d’Este, par G. Campori et A. Solerti ; Turin, 1888.