Essai sur Goethe
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 164-194).
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ESSAI SUR GŒTHE

III.[1]
LA CRISE SENTIMENTALE

Nous avons vu par quelles influences et par quelles circonstances Goethe fut amené au romantisme, bien qu’il n’y fût point porté par sa véritable nature. Elle ne l’inclinait pas non plus vers le « sentiment ». Mais le « sentiment » était à la mode : les jeunes disciples de Rousseau, fanatiques de Shakspeare et d’Ossian, le célébraient sur des modes lyriques comme étant à la fois le but, la noblesse et la beauté de la vie. Qu’il s’agît de l’amour ou de l’amitié, l’on s’appliquait à en exagérer l’expression, en se figurant de bonne foi qu’on en augmentait ainsi l’intensité. Rappelez-vous les hymnes de Klopstock, les dithyrambes de Gleim ou de Fritz Jacobi, le ton des lettres de Goethe lui-même à quelques-uns de ses amis et à son amie — qu’il n’avait jamais vue — Auguste de Stolberg. L’on ne trinquait pas sans rappeler solennellement la Cène ; on s’adressait des épîtres sans fin pour se souhaiter bonne nuit ; on se vantait de ses rêveries ; on s’enorgueillissait de ses larmes ; on délayait ses mélancolies en paroles interminables, et l’on avait des désespoirs grandiloquens. Goethe paya son tribut à cette manie : il fut sentimental comme il fut romantique, à peu près en même temps, avec une égale ferveur ; il le fut comme écrivain plutôt que comme homme, exploitant, la plume à la main, une aventure assez insignifiante dont son talent, secondé par la bonne volonté de tous, réussit à tirer un des livres les plus retentissans que connaisse l’histoire des lettres. Son œuvre ne nous fournirait aucune occasion meilleure de pénétrer le secret de cette harmonie entre la vie ordinaire et la fiction durable qu’il se vantait si volontiers d’avoir réalisée. Jamais il n’a plus heureusement « consolidé par de solides pensées » les fantômes inconsciens qui se meuvent dans l’ordre inférieur de la réalité. Nous voudrions d’abord, dans une intention que nous indiquerons ensuite, mesurer l’espace qu’a dû parcourir son génie pour tirer son roman de Werther de l’épisode authentique auquel il se rattache.


I

Goethe, qui d’ailleurs n’a guère connu le doute en présence de l’œuvre achevée, a toujours eu une incontestable prédilection pour ce roman de sa jeunesse auquel il a dû sa célébrité. À peine l’a-t-il terminé, qu’il en parle avec une évidente satisfaction à son ami Schœnborn, consul à Alger (1er juin 1774). Les reproches d’une critique étroite, qui, à plusieurs reprises, tenta de le rendre responsable de quelques « faits divers » dont les héros semblaient s’être inspirés de Werther, n’ébranlèrent point cette impression favorable ; et non plus les années, qui cependant le conduisirent si loin de ce qu’il était dans sa jeunesse et l’amenèrent à détester, puis à railler cette « sentimentalité » dont il avait été l’un des agens les plus actifs. À vrai dire, il ne relut son roman qu’une seule fois, une dizaine d’années après sa publication ; mais il en conserva le meilleur souvenir et ne cessa jamais de l’aimer. Dans la fameuse entrevue qu’ils eurent ensemble, Napoléon lui parla uniquement de Werther, qu’il avait, dit-il, emporté avec lui en Égypte. Ce petit fait causa à Gœthe une satisfaction des plus vives, qui ne fut point cependant sans mélange, car l’empereur lui reprocha d’avoir conduit son héros au suicide, non par la passion seule, mais par des déceptions de vanité et des froissemens d’ambition : « C’était, selon lui, affaiblir l’idée que le lecteur se fait de l’amour immense de Werther pour Charlotte. » Gœthe sentit si vivement la justesse de cette observation, qu’il la garda pour lui seul ; il s’abstint de la consigner dans sa relation de l’entrevue ; plus tard, il refusa de la répéter à Eckermann, qui, cependant, réussit à lui soutirer tant de révélations intéressantes en le caressant au bon endroit ; en sorte que, si nous la connaissons aujourd’hui, c’est aux souvenirs du chancelier de Muller que nous le devons. Gœthe ne parlait de Werther que pour en faire ressortir la beauté, que pour en défendre la portée, que pour en revendiquer l’honneur. Il n’entendait point en partager la gloire avec la généralité de ses contemporains, et tenait à le donner comme une œuvre essentiellement personnelle, qui lui appartenait bien en propre, qu’il avait réellement vécue avant de l’écrire : « J’ai connu ces troubles dans ma jeunesse par moi-même, disait-il à son fidèle confident, et je ne les dois ni à l’influence générale de mon temps, ni à la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m’a fait écrire, ce qui m’a mis dans cet état d’esprit d’où est sorti Werther, ce sont bien plutôt certaines relations, certains tourmens tout à fait personnels et dont je voulais me débarrasser à toute force. J’avais vécu, j’avais aimé et j’avais beaucoup souffert. Voilà tout. » Il ajoutait — et chacun comprendra que ces assertions, dans sa pensée, n’enlevaient à son œuvre sa signification momentanée que pour lui donner une portée plus universelle, plus humaine : — « On a beaucoup parlé d’une « époque de Werther ». Cette époque n’est pas du tout une époque historique déterminée, c’est une époque de la vie de chaque individu. Nous sommes tous nés avec le sens de la liberté naturelle, et, nous trouvant dans un monde vieilli, il faut que nous apprenions à nous trouver bien dans ses cases étroites. Bonheur entravé, activité, jeunes désirs inassouvis, ce ne sont pas là les infirmités d’un temps spécial, mais bien de chaque homme ; et c’est un malheur si quelqu’un n’a pas dans sa vie un instant pendant lequel il lui semble que Werther a été écrit pour lui seul. » Il ne s’en tenait pas là ; il invoquait son œuvre la plus passionnée pour attester la puissance et la réalité de sa sensibilité. « Dieu me préserve, écrivait-il à Mme de Stein, de me trouver de nouveau dans le cas d’en écrire ou d’en pouvoir écrire une pareille ! » Plus tard, comme s’il eût pressenti que la critique future apporterait une curiosité particulièrement indiscrète à l’examen de ce roman, et que les descendans, pour le relire avec amour, voudraient du moins être convaincus de sa sincérité, il affirmait l’avoir puisé, « comme Faust, tout entier dans son cœur ».

Essayons donc, puisqu’il nous y convie en quelque sorte, de remonter à la source même de son œuvre.

L’anecdote est connue. Elle a été racontée souvent, depuis la publication, déjà ancienne, des lettres de l’époque[2]. On en peut trouver le détail dans l’excellent ouvrage de M. Mézières, qui, sur ce point, demeure complet, même après les recherches plus récentes. Nous nous contenterons donc de rappeler les faits, en peu de mots.

Au printemps de l’année 1772,1e conseiller Goethe, qui voulait absolument faire de son fils un avocat distingué, l’envoya à Wetzlar, siège du tribunal de l’empire, centre d’une activité juridique considérable, bien que fort lente, et d’un nombre énorme de procès qui traînaient là depuis des siècles. Wolfgang s’y lia avec plusieurs jeunes gens, que les hasards des carrières diplomatiques ou judiciaires avaient conduits dans la vieille petite ville, parmi lesquels se trouvait un secrétaire de la légation du Hanovre, nommé Kestner, de huit ans son aîné. C’était un brave garçon, d’esprit solide, de goûts sérieux, un peu « philistin ». Gœthe l’étonna d’abord, par ses allures brillantes et bizarres (c’est son mot), mais ne tarda pas à lui plaire, et s’introduisit dans une maison que son nouveau camarade fréquentait assidûment : celle du bailli Adam Buff, qui administrait à Wetzlar une fondation dépendant de l’Ordre teutonique. Kestner était fiancé à la seconde des filles du bailli, nommée Charlotte : une jeune fille gaie, active, gracieuse, simple, qui tenait dans la maison la place de la mère morte. Gœthe la trouva charmante, devint l’hôte assidu de la « Maison allemande », sans que Kestner en prît ombrage. Peut-être eût-il pu supplanter, dans le cœur de Charlotte, l’imprévoyant diplomate. Mais il était son ami : il résista à son inclination. L’on peut même supposer qu’il trouva, dans cette lutte entre sa délicatesse et son sentiment, une sorte de plaisir douloureux, dans le goût du temps. La lutte fut-elle bien vive ? Quelle y fut la part de l’imagination et de la « littérature » ? C’est ce qu’il est difficile de mesurer exactement. Toujours est-il que le moment arriva où Gœthe sentit, ou crut sentir, que son cœur se prenait tout de bon. Comme la date fixée pour le mariage des fiancés approchait, il prit un parti très sage : il s’en alla. Il s’en alla bravement, en souffrant plus ou moins, mais non sans faire de très belles phrases : car il demeura en correspondance avec ses amis, qu’il revit un peu plus tard, et conserva avec eux des relations assidues et cordiales, malgré la publication de Werther, qu’on eut quelque peine à lui pardonner.

Tel est l’épisode, pour autant qu’on peut le résumer en si peu de lignes. On y reconnaîtra sans peine la trame générale du roman, ou du moins, de la première partie du roman, la seconde, celle qui pousse l’aventure au tragique, n’ayant plus de fondement dans la réalité. Notons tout de suite que l’héroïne du livre ressemble trait pour trait à Charlotte Buff, et qu’Albert rappelle aussi beaucoup le personnage authentique de Kestner, bien qu’il soit beaucoup plus jaloux. Mais il n’y a rien de moins concluant que les faits : une telle anecdote, insignifiante en elle-même, ne -vaut que par l’intensité du sentiment auquel elle a servi de prétexte. Cette intensité existe dans le livre, parce que l’écrivain en a trouvé l’expression. Jusqu’à quel point se développa-t-elle réellement dans l’âme de l’homme ? Voilà la question.

Nous avons, pour en juger, deux documens, d’inégale valeur : les lettres écrites par Gœthe à Kestner et à Charlotte, sous le coup direct de ses émotions, et le récit qui termine le douzième livre des Mémoires.

Ce récit est décevant. L’on y chercherait en vain quelque trait de sentiment fort, de passion profonde. Charlotte nous est présentée comme une wünschenswerthes Frauenzimmer, expression que ne rendrait point la traduction littérale : « une petite femme désirable », mais qui pourtant n’évoque guère d’autre idée, que celle d’une personne agréable sans beaucoup de conséquence. Du reste, pour achever le portrait, Gœthe ajoute aussitôt : « Elle était de celles qui, sans inspirer de passions violentes, sont créées pour plaire généralement. » A l’en croire, elle lui plut surtout par l’harmonie de sa taille élégante, de sa belle santé, de son caractère actif et serein. Les prévenances dont il la combla la flattèrent sans qu’elle en fût plus troublée que son fiancé, étant, « selon sa nature, plus disposée à une bienveillance générale qu’aux inclinations particulières. » Destinée « à un homme digne d’elle, qui se déclarait prêt à s’unir à elle pour la vie, » elle ne songea point qu’à marquer trop de « bienveillance générale » à un jeune homme particulier elle pût compromettre ses engagemens antérieurs ou susciter de coupables espérances dans le cœur du jeune homme. Lui, cependant, devint « oisif et rêveur », « ne put bientôt se passer d’elle », en sorte qu’ils finirent par être « inséparables ». Le fiancé était de la partie, « quand ses affaires le lui permettaient. » « Sans le vouloir, ils s’accoutumèrent tous trois les uns aux autres, et ne surent jamais comment ils en étaient venus à ne pouvoir vivre séparés. » Situation singulière, à coup sûr qui aurait pu devenir douloureuse, mais qui, d’après le récit, demeura pacifique et pleine de douceurs : car « ils vécurent ainsi un été magnifique, véritable idylle allemande, dont un pays fertile faisait la prose et une pure affection la poésie. » La séparation vint à son heure, toute simple et facile : Gœthe reçut la visite de son ami Merck. Celui-ci, — prototype de Méphistophélès, — ne goûta point le charme de Charlotte, à laquelle il préféra une de ses amies, une « beauté majestueuse », une « femme superbe qui se trouvait libre et sans attachement. » En sorte qu’il reprocha vivement à Gœthe de n’avoir pas choisi cette personne, auprès de laquelle il n’aurait pas perdu son temps, plutôt que l’autre, à laquelle il ne pouvait prétendre.

En même temps, il lui représentait les agrémens d’un voyage du Rhin. Raisons excellentes qui achevèrent de décider Gœthe au départ : « Quand Merck se fut éloigné, raconte-t-il, je me séparai de Charlotte, la conscience plus pure qu’en quittant Frédérique, mais non sans douleur. Par l’habitude et l’indulgence, cette liaison était devenue, de mon côté, plus passionnée que de raison ; au contraire, Charlotte et son fiancé gardaient gaiement une mesure si parfaite, qu’il ne pouvait rien être de plus beau ni de plus aimable, et que la sécurité même que j’en avais me fit oublier tout danger. Cependant, je ne pouvais me dissimuler que cette aventure devait finir, car on attendait prochainement la nomination dont dépendait l’union du jeune homme avec l’aimable jeune fille ; et comme tout homme un peu résolu sait se déterminer à vouloir par lui-même ce qui est nécessaire, je pris la résolution de m’éloigner volontairement avant d’être chassé par un spectacle insupportable. »

On reconnaîtra qu’il n’y a rien dans tout cela de violent ni de passionné. Quelques critiques allèguent que Gœthe, au moment où il écrivit cette relation, était refroidi par l’âge[3], et d’ailleurs gêné par le fait que Charlotte vivait encore. Sur le second point, l’on peut répondre que, si le souvenir de Mme Kestner lui eût été assez cher pour qu’il tînt à parler librement d’elle, il se serait arrêté dans sa rédaction, comme il le fit pour Lili. Quant au reste, il suffira de relire l’idylle de Sesenheim ou le roman de Lili, pour voir avec quelle fraîcheur, avec quelle jeunesse Gœthe savait encore parler de ses souvenirs d’amour ; et l’on se trouvera fondé à conclure que, si le récit de l’aventure de Wetzlar dégage si peu d’intérêt, c’est qu’en réalité son cœur n’y fut jamais engagé bien profondément.

L’impression du récit des Mémoires est si franche, si nette, que ceux-là mêmes qui s’en sont étonnés ou affligés ne l’ont point contestée. Tout autre est le cas des lettres à Kestner ou à Charlotte, que la critique invoque volontiers pour relever l’anecdote de Wetzlar. M. le docteur Ernest Gnad, dans un intéressant essai que j’ai sous les yeux, en admire le « ton qui vient du cœur », « le style vigoureux et frais »[4], et les accepte pour l’expression spontanée d’une passion réelle, d’un désespoir absolument sincère. M. Hermann Grimm, dans ses célèbres conférences, les discute avec plus de sagacité, les retourne, relève la contradiction qui existe entre l’ardeur de leur langage et le ton détaché des Mémoires, et s’efforce de résoudre cette contradiction par des explications extrêmement ingénieuses, — trop ingénieuses pour être acceptables, — reconstituant en quelque sorte toute une scène inédite du roman authentique. Mais pas plus que M. Gnad il ne met en doute leur sincérité.

Nous reconnaîtrons volontiers, pour notre part, qu’elles sont des modèles de« style passionné ». Qu’on en juge plutôt :


Gœthe à Kestner.

Le 10 septembre 1772.

Il est parti, Kestner, quand vous recevrez cette lettre, il est parti[5]. Donnez à Lottchen le billet ci-inclus. J’étais très résolu, mais votre conversation m’a déchiré. Je ne puis rien vous dire en ce moment qu’adieu. Si j’étais resté un moment de plus auprès de vous, je ne l’aurais pas supporté. Maintenant je suis seul et demain je pars. O ma pauvre tête !


A Lotte.
Inclus dans le précédent.

J’espère bien revenir, mais Dieu sait quand ! Lotte, dans quel état était mon cœur à tes paroles, quand je savais que c’est la dernière fois que je te vois. Pas la dernière, et pourtant je pars demain. Il est parti. Quel esprit vous poussa à ce discours ? Comme j’irais dire tout ce que je sentais, ah ! je fus presque anéanti en baisant votre main pour la dernière fois. La (chambre dans laquelle je ne reviendrai pas, et le cher père qui m’a accompagné pour la dernière fois. Je suis maintenant seul, et peux pleurer, je vous laisse heureuse, et ne sors pas de vos cœurs. Et je vous reverrai, mais, pas demain, c’est jamais. Dites à nos enfans qu’il est parti. Je ne puis continuer.


A Lotte.
Inclus dans le précédent.

Le 11 septembre 1772.

Mes paquets sont faits. Lotte, et le jour se lève ; encore un quart d’heure et je suis loin. Les images que j’ai oubliées et que vous partagerez aux enfans, puissent-elles m’excuser d’écrire. Lotte, quand je n’ai rien à écrire. Car vous savez tout, vous, comme j’étais heureux ces jours. Et j’irai chez les plus chères, chez les meilleures personnes du monde, mais pourquoi loin de vous. C’est maintenant ainsi, et c’est mon mal de ne pouvoir aujourd’hui, demain ni après-demain ajouter — ce que j’ai souvent ajouté en plaisantant. Bon courage toujours, chère Lotte ; vous êtes plus heureuse que beaucoup mais pas indifférente, et je suis heureux de lire dans vos yeux que vous croyez que je ne changerai pas. Adieu, mille fois adieu.

GOETHE.


Cet apparent abandon de la forme, qui n’exclut ni la recherche de l’expression ni l’arrangement de la phrase ; ces interjections, ces exclamations ; plus tard, dans d’autres lettres, des affectations savantes de style tragique, homérique ou biblique, selon la disposition du moment ; des images d’un choix excellent, évoquées avec maestria ; d’adroites alternances de « vous » et de « toi » ; des morceaux artistement ciselés, qui sont presque des lieds ; bref, toute la rhétorique de cette correspondance m’inspire une insurmontable méfiance. Je sais bien qu’il est très difficile de soutenir une appréciation aussi délicate, qui dépendra toujours du sentiment de chacun : en effet, nous nous trouvons devant des lettres de passion, qui donnent très bien l’impression de la passion, dans le style particulier qu’on employait à l’époque. M. Gnad, M. Grimm, la plupart des critiques déclarent qu’elles ont l’odeur et le goût de la sincérité. Je leur réponds qu’au contraire elles me semblent écrites de parti pris, par un homme qui se joue à lui-même encore plus qu’aux autres une espèce de comédie, — sans mauvaise foi, d’ailleurs, sans calcul hypocrite, — comme font volontiers les gens au cœur sec qui sont parvenus à s’échauffer l’imagination. Laquelle de ces deux opinions inconciliables sera la plus voisine de la vérité ? Je ne puis qu’expliquer mes raisons.

D’abord, il me paraît certain que Goethe, dès les derniers temps de son séjour à Wetzlar, songeait à utiliser son aventure pour en tirer une œuvre littéraire. Il était coutumier du fait : à Leipzig déjà, il avait tiré de sa liaison avec Annette Schœnkopf les Complices et le Caprice de l’amant ; il devait à Frédérique Brion une partie au moins de Gœtz de Berlichingen et allait lui devoir Clavijo ; pourquoi donc n’aurait-il pas songé à transposer en littérature l’épisode sentimental qu’il traversait ? Projet d’autant plus légitime, que cet épisode devait lui sembler admirable ; que les détails s’en accordaient à merveille avec l’idée qu’il se faisait de l’amour, de la passion, de l’amitié ; que la candeur de Charlotte, la générosité de Kestner, la violence, factice ou réelle, de ses propres sentimens, la vertu qu’il avait eue d’y résister, fournissaient une trame parfaitement appropriée à son état d’esprit. Ne croyez pas, je vous prie, que ce soit là une supposition gratuite : elle s’appuie sur un document très significatif, que M. Hermann Grimm cite lui-même, bien qu’il en tire d’autres conclusions. Tout en fréquentant assidûment la « maison allemande », Gœthe poursuivait ses occupations littéraires ; et, depuis quelques mois, il collaborait avec zèle aux Frankfurter Gelehrten Anzeigen : une sorte de revue bi-hebdomadaire, de quatre feuilles en petit in-octavo, qu’avaient fondée, en janvier 1772, Merck et Schlosser. Or, dans le numéro du 5 septembre 1772, — soit dix jours avant le départ de Wetzlar, — on peut lire un fort bel article sur un ouvrage récent, les Poésies d’un Juif polonais, dont le sens n’est point difficile à pénétrer :

« O génie de notre patrie, fais bientôt s’épanouir un jeune homme qui, plein de gaîté, de force et de jeunesse, soit d’abord pour son cercle le meilleur compagnon, qui accuse son jeu le plus aimablement, qui chante les chansons les plus joyeuses, qui anime les chœurs dans les rondes, qui offre gracieusement la main à la meilleure danseuse pour danser les pas les plus nouveaux et les plus variés, pour qui les plus belles, les plus spirituelles, les plus enjouées déploient toutes leurs séductions, dont le cœur sensible se laisse aussi gagner, pour se libérer fièrement l’instant d’après, s’il apprend, en se réveillant d’un rêve poétique, que sa déesse n’est que belle, que spirituelle, qu’enjouée ; un jeune homme dont la vanité, blessée par l’indifférence d’une femme trop réservée, s’impose à elle, la conquiert enfin par une sympathie, des larmes, des soupirs feints et voulus, par des centaines de petites attentions à la mode du jour, par des chants attendrissans et de la musique nocturne, et l’abandonne de nouveau, parce qu’elle n’était que réservée ; qui nous présente et plaisante, avec l’aisance d’un cœur indompté, toutes ses joies, ses victoires, ses défaites, toutes ses folies et ses résipiscences ! Nous nous réjouirions de cet écervelé, qui ne se contenterait pas de quelques vulgaires bonnes fortunes isolées.

« Mais ensuite, ô génie, qu’il soit manifeste que ce n’est pas de la platitude, mais de la tendresse de son cœur que vient sa versatilité ; fais-lui trouver une jeune fille digne de lui !

« Quand des sentimens plus élevés le conduiront du tourbillon du monde dans la solitude, fais qu’il découvre, en son pèlerinage, une jeune fille dont l’âme toute bonne en même temps que le corps plein de grâce se soient harmonieusement développés dans les paisibles et actives affections domestiques du cercle de la famille ; qui soit la chérie, l’amie, l’appui de sa mère, la seconde mère de la maison ; dont l’âme, source d’amour, s’attache irrésistiblement tous les cœurs ; auprès de laquelle le poète et le sage puissent s’instruire en contemplant avec ravissement sa vertu innée, son aisance naturelle et sa grâce. Oui, si, aux heures de repos solitaire, elle sent qu’il lui manque encore quelque chose, malgré l’amour qu’elle répand autour d’elle, un cœur jeune et chaud pour pleurer ensemble les béatitudes lointaines et secrètes de ce monde, dans la compagnie de qui elle s’élancerait, étroitement unie, vers les perspectives dorées de l’éternel ETRE-ENSEMBLE, de l’union durable, de l’amour éternel et vivant !

« Fais que ces deux êtres se rencontrent : à la première approche, ils pressentiront obscurément et puissamment l’étendue de la félicité qu’ils pourraient se donner l’un à l’autre, et ne se laisseront plus séparer. Ensuite, qu’il bégaye en pressentant, en espérant, en jouissant, ce que nul n’exprime avec des mots, nul avec des larmes, nul avec le regard attardé qui contient toute l’âme. La vérité et la beauté vivantes seront dans ses chants, au lieu de l’idéal en bulles de savon multicolores qu’on trouve en abondance dans les poèmes allemands.

« Mais ces jeunes filles existent-elles ? Peut-il se trouver de tels jeunes gens ?… » N’est-ce pas à peu près l’esquisse de Werther et, déjà, le style du roman ? Or, si l’on admet qu’au moment où il composa cet article, c’est-à-dire probablement au mois d’août, alors qu’il faisait librement sa visite quotidienne à la « maison allemande », Goethe songeait déjà à utiliser, comme poète, non pas seulement le sentiment qu’il observait en lui, mais la situation même où il se trouvait, on accordera sans trop de peine qu’il y avait dans son cas beaucoup de « littérature » ; que cette « littérature » peut et doit avoir pénétré dans ses lettres, qu’on ne saurait, en conséquence, accepter comme étant l’expression simple, directe et naïve de son état d’âme.

Relisez-les, d’ailleurs, ces lettres que M. Gnad range parmi « les plus belles qu’il y ait dans la riche correspondance de Goethe » : vous serez frappés, je crois, de leur caractère factice, voulu, arrangé. Vous vous arrêterez à des phrases comme celles-ci : « Je voyage dans le désert où il n’y a point d’eau ; mes cheveux sont mon ombre, mon sang est ma source ; » ou bien : « Le jour du vendredi saint, je voulais creuser une tombe sacrée pour ensevelir la silhouette de Charlotte : elle est encore là, et elle y restera jusqu’à ce que je meure ! » Vous remarquerez qu’elles sont souvent d’un ton badin, semées de plaisanteries d’un goût parfois douteux, remplies de détails familiers, — presque toujours bien composées, comme de petites œuvres d’art. Et vous reconnaîtrez, je crois, qu’elles trahissent un souci bien plus vif du « morceau » qu’une douleur poignante ou vive. Du reste, dans les actes de Gœthe, on chercherait vainement un trait qui correspondît au désespoir qu’expriment quelques-unes des lettres, au détachement mélancolique dont toutes s’efforcent de donner l’impression. Après avoir rédigé ses trois billets d’adieux, encartés les uns dans les autres, il a descendu la vallée de la Lahn, à pied d’abord, puis en bateau, jouissant de la beauté du paysage, repris par son ancien goût pour la peinture, sans plus penser à Charlotte. Il arrive à Ehrenbreitstein, où il trouve un accueil empressé dans la famille de La Roche : des personnes qui n’engendrent point la mélancolie, et, en ce moment même, hébergent Merck, leur ami commun. On cause littérature ; on lit en commun les lettres que Mme de La Roche aimait à recevoir et recevait souvent des gens célèbres de divers pays ; on fait d’agréables parties, très gaies, sur les bords de la Moselle et du Rhin. Gœthe flirte avec les deux filles de la maison, surtout avec l’aînée, Maximilienne[6], très belle, très jeune, très précoce, dont les yeux noirs sont plus complaisans que les yeux bleus de Charlotte Ru il". Après quelques jours de cette joyeuse existence, Gœthe reprend le chemin de Francfort. A peine y est-il rentré, qu’il y est repris par ses préoccupations habituelles : une lettre écrite à Johann Gottfried Rœderer, le 21 septembre, nous montre qu’il a l’esprit assez libre pour songer à Shakspeare et à l’art allemand. Le lendemain, il rencontre Kestner. Leur entrevue est tout amicale et toute paisible : ils s’embrassent avec effusion ; ils vont se promener ensemble sur le Römer, où ils rencontrent une amie qui se jette au cou de Goethe et l’embrasse cordialement ; ils causent avec Merck et sa femme, s’arrêtent un moment dans la maison de la Fosse-aux-Cerfs, vont à la messe, à la bibliothèque, et, le soir, au théâtre : une journée bien remplie, comme vous voyez, une journée de bonne amitié, de joyeuse camaraderie, où il n’y a guère de place pour le désespoir. Cependant, Kestner parti, les lettres recommencent, — la passion, la mélancolie : « C’était autrefois l’heure où j’allais chez elle, c’était la petite heure où je les rencontrais, et maintenant, j’ai tout le temps d’écrire !… » Charlotte est toujours l’adorée, et son fiancé le confident ; Goethe multiplie les expressions de tendresse, de regrets, de tristesse, d’abandon familier, se montre confiant, affectueux, touchant, accepte toutes les commissions dont on veut bien le charger, y compris celles d’acheter les anneaux de fiançailles, — sans interrompre pour cela ses divers travaux, sans renoncer non plus à d’agréables liaisons qui tiennent le milieu entre le sentiment et la galanterie. Sa vie et sa correspondance avec Kestner semblent deux domaines différens : dans l’un, il agit, il pense, il jouit, il déploie les ressources variées de sa riche personnalité ; dans l’autre, il gémit, il soupire, il roucoule, il plaisante mélancoliquement, il se livre à des enfantillages d’âme désemparée. On dirait, si j’ose employer cette image, qu’il possède un jardin pour rire et l’autre pour pleurer ; et il se transporte de l’un à l’autre avec désinvolture et facilité, comme si c’était la chose la plus simple de passer ainsi de la douleur à l’insouciance, du mal d’aimer à la joie de vivre. Au moment du mariage de Charlotte, les lettres se multiplient. Il reproche à ses amis de ne pas l’avoir d’emblée chargé d’acheter les anneaux qu’ils vont échanger, les achète tout de même, s’excuse de les envoyer en retard :

« Puisse mon souvenir, écrit-il à Charlotte, rester auprès de vous comme cet anneau, dans votre félicité ! Chère Lotte, dans beaucoup de temps nous nous reverrons, vous la bague au doigt, et moi toujours pour vous.

« Je ne sais de quel nom, de quel prénom signer.

« Vous me connaissez bien. »

Et à Kestner, trois jours après (10 avril) :

« M’éloigner de Lotte ! Je ne comprends pas comment cela fut possible… Pourtant, je ne suis pas de pierre, et je suis parti, et dites si ce n’est pas une action héroïque ou quelque chose d’approchant. Je suis content de moi et ne le suis pas. Cela m’a coûté peu, et pourtant je ne puis comprendre comment j’ai pu… »

Est-ce que tout cela ne dégage pas l’odeur de ce qu’on prépare, arrange, combine ? Est-ce qu’en tout cas nous ne sommes pas infiniment loin de Werther ? Et quel lien établir entre le dénouement tragique du roman et la fin paisible, un peu plate, de la vraie « idylle » ?


II

Quelques-uns, que trouble tant de sérénité, et qui pourtant veulent absolument que ce livre célèbre soit une confession, ont pensé que Gœthe avait trouvé dans sa propre vie les traits plus violens (la jalousie d’Albert, par exemple), dont il n’est point possible de chercher l’origine dans l’aventure de Wetzlar. Comme, en outre, il a donné des yeux noirs à son héroïne, tandis que la fiancée authentique de Kestner avait des yeux bleus, ils en concluent qu’il faut chercher à la première un autre modèle, et que ce modèle ne saurait être que Maximilienne de La Roche. Gœthe, en effet, l’avait revue à Francfort, où elle avait épousé un négociant du nom de Brentano : « La chère Max se marie, avait-il écrit à ce propos à son ami Kestner, ici, avec un commerçant considéré. Bien ! très bien ! » Mariage de raison, que la jeune femme avait accepté pour des considérations d’ordre pratique, et qui ne devait guère être heureux. Gœthe, qui s’était laissé charmer par elle avant qu’elle fût mariée, eut grand plaisir à la rencontrer après : « J’ai revu les yeux noirs, écrivit-il à Mme de La Roche qu’il prit pour confidente ; je ne sais pas ce qu’il y a dans les yeux. » L’on peut croire qu’il eut quelque curiosité de le savoir. Dans une lettre (en français) de Merck à sa femme, en effet, nous trouvons cette phrase suggestive : « Gœthe est déjà l’ami de la maison, il joue avec les enfans et accompagne les enfans de madame avec la basse (le violoncelle). M. Brentano, quoique assez jaloux pour un Italien, l’aime et veut absolument qu’il fréquente la maison[7]. » Peut-être Gœthe songea-t-il à recommencer l’aventure de Wetzlar, sans interrompre d’ailleurs pour cela sa correspondance avec les Kestner. Mais Brentano n’était ni un rêveur, ni un idéologue : père de cinq enfans qu’il avait eus d’une première femme, d’esprit positif et bourgeois, fort épris, à sa manière, — pour autant que ses harengs et ses fromages lui en laissaient le loisir, — des yeux noirs de Maximilienne, il ne permit pas que le roman s’introduisît dans son ménage : il fut jaloux, tout bêtement, comme peut l’être un homme sans aucun romantisme, inapte aux « sentimens sublimes » ; et Goethe dut se retirer. « Le récit de Poésie et Vérité, dit M. Gnad, ne nous apprend pas grand’chose sur cette relation et sur son état d’âme à ce moment-là ; mais nous avons toute raison de croire que cette liaison fut beaucoup plus passionnée que le ton mesuré et retenu de son récit ne le fait supposer. On peut sûrement admettre que, là aussi, Goethe éprouva un peu de la douleur de cette séparation sans espoir qui conduit à sa perte le héros de son roman… Dans son œuvre, la femme de Kestner se confond en une seule image avec Maximilienne, le fiancé Albert emprunte quelques traits à Brentano. » Admettons ce dernier point : ce n’est pas sur l’excellent Kestner, modèle de confiance aveugle, que Goethe avait pu observer la jalousie ; et puisqu’il a fait de son Albert un jaloux, — mais un jaloux tranquille, modéré, un jaloux honteux de l’être, qui ne manifeste sa jalousie qu’avec sagesse et réflexion, — il ne nous en coûte rien d’accorder que ce fut Brentano qui « posa » pour ce trait-là. Accordons aussi, si l’on y tient, qu’il ait pris à Maximilienne les yeux noirs de son héroïne. Mais là s’arrête la ressemblance. Pour le reste, le roman se rapporte bien à l’aventure de Wetzlar, moins toutefois la violence. Et cette violence il ne faut pas la chercher davantage dans l’épisode de Maximilienne. Car l’hypothèse de M. Gnad est toute gratuite : il néglige de nous exposer sur quelles bonnes raisons il l’appuie. On ne trouverait pour soutenir son assertion qu’une nouvelle phrase de Merck dans une autre lettre à sa femme (14 février) : « Il (Gœthe) se détache de tous ses amis et n’existe que dans les compositions qu’il prépare pour le public. Il doit réussir dans tout ce qu’il entreprend, et je prévois qu’un roman, qui paraîtra de lui à Pâques, sera aussi bien reçu que son drame. A côté de cela, il a la petite Mme Brentano à consoler sur l’odeur de l’huile, du fromage et des manières de son mari. » Mais cela est-il autre chose qu’une médisance d’ami ? En tout cas, les lettres à Mme de La Roche, invoquées par M. Gnad, ne nous autorisent point à croire que Goethe perdît un instant son sang-froid pour l’amour des yeux noirs, ni que la nature ardente de Maximilienne l’entraînât plus loin que la confortable coquetterie de Charlotte. Les phrases les plus suggestives qu’on y peut relever n’ont pas un sens bien inquiétant : « Si vous saviez ce qui s’est passé en moi avant que je me décide à éviter la maison, vous ne chercheriez pas à m’y ramener… » ou bien : « Croyez-moi, le sacrifice que je fais à votre Max de ne plus la voir a plus de prix que l’assiduité du soupirant le plus ardent, qui n’est au fond que de l’assiduité. Je ne veux pas compter ce que cela m’a coûté, car c’est un capital dont nous tirons tous deux les intérêts. » En réalité, la couleur des yeux de l’héroïne n’avait rien changé à la couleur du sentiment de Gœthe : au cours de ces deux aventures, si rapprochées qu’elles s’illustrent en quelque sorte l’une l’autre, et mettent en pleine lumière sa physionomie sentimentale, il garda toute sa liberté d’esprit, dans la première aimant avec sagesse, et dans la seconde, se laissant aimer avec prudence, ne s’engageant qu’autant qu’il le pouvait sans compromettre ni son indépendance, ni sa sûreté, souffrant juste ce qu’il faut pour s’exciter l’imagination et s’incliner à la poésie. Loin de nous l’idée de lui reprocher ce bel équilibre : si nous nous attardons à le constater, c’est que, pour mesurer l’intérêt actuel de Werther, il nous importe d’établir que ce livre fameux n’est point une « confession », et que Gœthe, quoi qu’il en ait dit, ne l’a point tiré des sources de son cœur, mais de celles, bien plus abondantes, de son imagination.

Du reste, on sait que le dénouement tragique de son livre, — auquel il ne songea certainement pas une minute pour son compte, — lui fut fourni par une aventure étrangère.

Il avait retrouvé à Wetzlar, en qualité de secrétaire du chargé d’affaires de Brunswick, un de ses anciens camarades d’études de Leipzig, nommé Jérusalem, pour lequel il n’avait jamais éprouvé de sympathie bien vive, mais qu’il rencontra pourtant quelquefois dans les cercles étroits de la petite ville. Fils d’un ecclésiastique, Karl Wilhelm Jérusalem était un jeune homme d’esprit fort distingué, — comme le prouvent ses Reliquia, dont son maître et ami Lessing se fit l’éditeur, — mais inquiet, ombrageux, tourmenté, mécontent de sa situation, en difficultés constantes avec son supérieur. Il eut le malheur de s’éprendre de la femme d’un secrétaire de la légation palatine, M. Herdt. A partir de ce moment, il tomba dans une noire mélancolie, qu’aggravèrent des lectures romanesques. Un soir, — c’était le 28 octobre 1772, — en prenant le café chez sa bien-aimée, il lui dit :

— Chère Frau Secretärin, voilà le dernier café que je bois avec vous !

Elle répondit en plaisantant. Le lendemain, il revint chez elle à l’heure où il la savait seule, il se jeta à ses pieds en lui déclarant son amour. Comme Charlotte Buff, Mme Herdt était une personne modérée et sage ; elle repoussa son bouillant adorateur, et pria son mari de lui interdire l’accès de leur maison. Le matin suivant, de bonne heure, Jérusalem écrivit à M. Herdt, qui lui renvoya sa lettre sans l’ouvrir. Un second message ne fut pas mieux accueilli. Désespéré, le malheureux prit alors sa résolution suprême : dans l’après-midi, il écrivit à Kestner, avec lequel il était lié et dont il enviait la belle placidité, de lui prêter ses pistolets pour un voyage qu’il voulait entreprendre. Il rédigea encore quelques lettres, et, à une heure de la nuit, se tira une balle dans la tête. Il ne mourut pas tout de suite : on le trouva, au matin, respirant encore. Sur sa table, il y avait un exemplaire ouvert d’Emilia Galotti. Il expira vers midi, et fut enseveli la nuit même, sans qu’aucun ecclésiastique accompagnât son convoi.

On reconnaît la mise en scène des dernières pages de Werther. Ces détails furent fournis à Gœthe par Kestner, qui envoya à son ami une relation circonstanciée de l’événement, accompagnée des réflexions judicieuses que peut faire, en pareil cas, un homme absolument incapable de comprendre le suicide. Gœthe en fut vraiment frappé.

« Le malheureux Jérusalem ! écrivit-il à son ami, en son style le plus échevelé… Le malheureux ! Mais les diables, qui sont les hommes nuisibles qui ne jouissent de rien, car ils ont dans leur cœur la balle de la vanité et le goût des idoles, et ils prêchent le culte des idoles, et ils empêchent la bonne nature, et ils épuisent et gâtent ses forces, ceux-là sont coupables de ce malheur et de notre malheur. Que le diable les prenne, mes amis ! Si le maudit prêtre, son père, n’est pas coupable, que Dieu me pardonne de lui souhaiter de se rompre le cou comme Héli. Le pauvre garçon ! quand je revenais de la promenade et que je le rencontrais au clair de lune, je disais qu’il était amoureux. Lotte doit se rappeler qu’elle en a souri. Dieu sait que la solitude a enseveli son cœur, et, depuis sept ans que je le connais, j’ai rarement causé avec lui ; à mon départ, je lui ai pris un livre que je garderai avec son souvenir aussi longtemps que je vivrai. »

Du reste, Gœthe ne se contenta pas du récit de Kestner : il se rendit à Wetzlar en compagnie de Schlosser, visita le théâtre du drame, en causa longuement avec Kestner et Charlotte, et se déclara assailli de pensées sinistres. Je me refuse à croire qu’il ait un seul instant songé à imiter Jérusalem. Mais il avait été très frappé, comme homme et connue écrivain.

On trouve en effet, dans Werther, des traits évidens de son émotion : non seulement dans les détails qu’il emprunta à la réalité, mais plus encore dans un épisode du roman, celui du valet de ferme amoureux de la veuve qu’il sert. Chassé par elle, pour s’être permis quelque familiarité trop vive qu’avait d’ailleurs autorisée un manège de coquetterie, puis remplacé par un plus habile qui se fit agréer, ce malheureux, affolé par le désespoir, la passion, la jalousie, devint le meurtrier de son rival. Werther apprit la tragique nouvelle par Charlotte. Il en fut aussitôt violemment impressionné. Il courut revoir les lieux bienveillans où il s’entretenait avec le jeune amoureux. « Le seuil sur lequel les enfans du voisin avaient joué tant de fois était souillé de sang. L’amour et la fidélité, les plus beaux sentimens de l’homme, s’étaient transformés en violence et en assassinat. » Mille pensées tumultueuses s’agitaient en lui. Bientôt il vit approcher une troupe de gens armés. On amenait le meurtrier.

« — Qu’as-tu fait, malheureux ! cria Werther en s’approchant du prisonnier.

« Il jeta sur Werther un regard tranquille, garda un moment le silence, et répondit enfin sans s’émouvoir :

« — Personne ne l’aura, elle n’aura personne. »

Aussitôt, Werther s’intéressa passionnément à ce misérable, — l’admira peut-être, car, dans son état d’esprit, toute passion assez forte pour pousser un homme à quelque acte extraordinaire devait lui sembler sublime. Il fut arraché pour un moment à sa tristesse, à son découragement, à sa résignation indifférente ; la compassion s’empara de lui avec une force irrésistible, et il fut saisi d’un indicible désir de sauver cet homme. Il le sentait si malheureux, il le trouvait même, comme meurtrier, si excusable, il se mettait si bien à sa place qu’il croyait fermement persuader les autres aussi. Vain espoir : Albert et le bailli n’ont pas de peine à rétorquer ses argumens, au nom de l’intérêt collectif et de la sûreté de tous ; et confondant sa destinée avec celle de l’assassin, Werther note sur un petit billet qui se retrouva plus tard parmi ses papiers : « On ne peut pas te sauver, malheureux ! Je vois bien qu’on ne peut nous sauver ! »

La discussion qu’à propos de cet incident fictif Werther soutient contre Albert et le bailli, me paraît être un écho de celle que Gœthe eut à propos du suicide de Jérusalem, avec Kestner et M. Buff, en présence de la bonne Charlotte, tout effrayée de voir jusqu’où peut conduire le « sentiment ». Quant aux réflexions qu’il prête à son héros, j’imagine qu’elles rappellent celles qu’il ne manque pas de faire lui-même sur la mort tragique du jeune diplomate brunswickois : « Hé quoi ! songea-t-il sans doute, il y a donc des êtres en qui la passion est réellement assez forte pour les pousser à de telles violences ! Par quel miracle sont-ils entraînés à ce point, où l’on peut s’oublier assez complètement pour renoncer à vivre ? Leur âme s’épanouit dans la renonciation suprême, ils ne pensent plus, ils ne réfléchissent plus : ils agissent sous l’impulsion directe de la nature et de la douleur, qui abolit pour eux les contingences de l’existence quotidienne, qui les livre tout entiers au désir aveugle et vainqueur. Le monde les blâme ou les plaint, étant pusillanime et ne pouvant guère s’élever au-dessus des banales considérations de l’intérêt social[8]. Mais ceux qui ont du « sentiment une plus haute idée ne peuvent contenir, au spectacle de si sublimes folies, un généreux attendrissement, une sympathie qui s’exalte jusqu’à l’admiration. » Et faisant retour sur son propre cas, il dut rougir un peu de la faiblesse, de la frivolité de son amour pour Charlotte. Mais il tenait son roman…

Ainsi, nous en possédons la genèse complète, de ce roman.

Mieux qu’en aucun livre de Gœthe, ou de qui que ce soit, nous pouvons pénétrer le mystère de sa formation, suivre le lien, si souvent invisible, qui rattache l’œuvre fictive à la réalité vécue. A l’origine, une aventure personnelle authentique dont nous avons pu indiquer le développement et marquer les caractères : banale, en somme, à peu près insignifiante par les véritables héros, tout à fait insignifiante par leurs véritables sentimens. Quelques traits, empruntés à une autre aventure, également authentique et personnelle, et à des personnages différens : pour avoir combiné ce mélange, Goethe se comparait à Praxitèle. Mais pour prêter aux sentimens secrets l’intensité nécessaire, pour donner au récit la couleur tragique qui le relève, pour arriver enfin au dénouement qui seul s’imposait, — il lui a fallu s’inspirer d’une idée étrangère, d’un accident étranger, c’est-à-dire introduire dans l’amalgame des élémens très différens, cherchés au dehors. Renonçons donc à voir en Werther une « confession générale », comme disait son illustre auteur, une œuvre puisée dans son cœur.

Si nous nous sommes efforcé d’établir ce fait, — et nous le croyons établi de façon péremptoire, — ce n’est point pour le vain plaisir de satisfaire la curiosité qui nous pousse à pénétrer les secrets intimes des grands hommes : c’est que, ce fait une fois acquis, nous pouvons discuter avec plus de liberté la valeur réelle d’une œuvre qui a comme affolé toute une génération d’hommes, dont l’influence a été énorme, qui supporte encore aujourd’hui d’être lue, et va toujours recrutant, de-ci de-là, quelques admirateurs. Sommes-nous en présence d’une de ces œuvres éternelles qui manifestent un sentiment avec une exceptionnelle puissance et éclairent l’âme humaine d’une éclatante lumière, ou d’une œuvre passagère, qui a emprunté son plus vif éclat à la mode d’une brève époque, à l’engouement injustifié des contemporains ? Ou bien, en termes plus imagés, que reste-t-il de Werther, dépouillé de son habit bleu barbeau à boutons d’or, de sa culotte jaune, et de son exemplaire d’Ossian ? C’est la question même que Gœthe discutait avec Eckermann, et qu’à l’aide des argumens que nous avons cités il résolvait dans le sens le plus favorable à sa gloire. Reprenons-la, dégagée des préjugés imposés par la légende de Wetzlar, et relisons Werther comme si le livre n’avait point d’histoire, comme s’il n’avait pas fait pleurer nos aïeules, comme s’il venait de paraître hier.


III

Dans tout roman de caractère, il y a un arrière-fonds de sentimens et d’idées qui appartiennent à l’auteur et dont il se sert pour accentuer les tons de ses figures. Dans Werther, cet arrière-fonds est tout artificiel. Rien de moins spontané que cet enfant de la nature qui n’éprouve aucune émotion qu’à travers des ressouvenirs plus ou moins directs de ses lectures préférées. S’il rencontre de jeunes lavandières, il songe aussitôt aux filles des rois qui remplissaient jadis elles-mêmes cette « fonction innocente et nécessaire. » Il revoit une rivière dont il avait souvent longé le cours : aussitôt il évoque ses contemplations passées, qu’il admire avec complaisance, et il s’écrie : « Mon ami, aussi bornés, aussi heureux étaient les vénérables pères du genre humain ; aussi enfantines, leurs impressions, leur poésie. Quand Ulysse parle de la mer immense et de la terre infinie, cela est vrai, humain, intime, saisissant et mystérieux… » Charlotte est comme lui, bien qu’elle nous soit présentée comme un modèle de grâce naturelle. Voyez -la donc, après un orage, aux côtés de son adorateur :

« Il tonnait dans le lointain : la pluie bienfaisante tombait à petit bruit sur la campagne, et les parfums les plus suaves montaient jusqu’à nous, dans les flots d’une atmosphère attiédie. Charlotte s’accoudait à la fenêtre ; son regard se promenait sur la campagne ; elle le porta vers le ciel, puis vers moi ; je vis ses yeux pleins de larmes ; elle posa sa main sur la mienne et dit : « Klopstock ! » Je me rappelai sur-le-champ l’ode sublime qui était dans sa pensée, et je me plongeai dans le torrent d’émotion dont cette simple parole avait inondé mon cœur. Je ne pus résister, je me penchai sur sa main, et la baisai en versant de délicieuses larmes, et mes yeux s’arrêtèrent de nouveau sur les siens… »

Voilà qui est du plus pur rococo. Mais quelquefois les conversations des deux personnages prennent un ton plus déclamatoire encore, dont l’évidente fausseté, la fadeur sentimentale et la factice élévation rappellent certains dialogues des pièces de Diderot. Ils se promènent, par exemple, au clair de lune, avec Albert qui leur tient fidèle compagnie. La nature, comme toujours, les impressionne ; la nuit éveille en eux l’idée de la mort et celle de l’immortalité. Et voici leurs propos :

« Nous nous taisions. Au bout d’un moment, Charlotte prit la parole :

« — Jamais, dit-elle, je ne me promène au clair de lune sans que mes amis morts me reviennent à la pensée, sans être saisie par le sentiment de la mort et de l’avenir. Nous existerons, poursuivit-elle avec l’accent du sentiment le plus sublime ; mais, Werther, est-ce que nous devons nous retrouver, nous reconnaître ? Qu’en pensez-vous ? qu’en dites-vous ?

« — Charlotte, lui dis-je en lui tendant la main (et mes yeux se remplirent de larmes), nous nous reverrons ! Ici et là-haut nous nous reverrons !…

«… — Et nos morts bien-aimés, continua-t-elle, savent-ils quelque chose de nous ? Est-ce qu’ils sentent que, dans nos momens de bonheur, nous nous souvenons d’eux avec un ardent amour ? Oh ! l’image de ma mère plane toujours au-dessus de moi lorsque, dans la tranquille soirée, je suis assise au milieu de ses enfans, de mes enfans, et qu’ils sont réunis autour de moi comme ils étaient réunis autour d’elle. Alors, si je regarde le ciel avec une larme de désir, et souhaite un moment qu’elle puisse voir comme je tiens la parole d’être la mère de ses enfans, que je lui donnai à l’heure de la mort, avec quelle émotion je m’écrie : « Pardonne, mère chérie, si je ne suis pas pour eux ce que tu fus toi-même ! Ah ! je fais tout ce que je peux. Ils sont du moins vêtus, nourris, et, ce qui vaut mieux que tout cela, ils sont soignés, ils sont aimés. Si tu pouvais voir notre union, ô sainte bien-aimée, tu bénirais avec les plus vives actions de grâces ce Dieu à qui tu demandais, en versant les larmes les plus amères, les larmes suprêmes, le bonheur de tes enfans… »

« Voilà ce que disait Charlotte… 0 Wilhelm ! qui peut répéter ce qu’elle disait ? Comment la lettre froide et morte pourrait-elle reproduire cette fleur céleste de l’âme ? Albert l’interrompit avec douceur :

« — Cela vous affecte trop vivement, Charlotte. Je sais combien ces idées vous sont chères, mais je vous en prie…

« — Albert, dit-elle, je sais que tu n’as pas oublié les soirées où nous étions assis autour de la petite table ronde, lorsque papa était en voyage, et que nous avions envoyé coucher les enfans. Tu avais souvent un bon livre, et rarement tu lisais quelque chose… L’entretien de cette âme sublime n’était-il pas au-dessus de tout ? O douce et belle femme, joyeuse et toujours active !… Dieu voit les larmes que je verse devant lui, à genoux sur ma couche, pour lui demander de me rendre semblable à ma mère.

« — Charlotte, m’écriai-je, en me prosternant devant elle, et en prenant sa main, que je baignai de pleurs, la bénédiction de Dieu repose sur toi, ainsi que l’esprit de ta mère.

« — Si vous l’aviez connue ! dit-elle en me serrant la main. Elle était digne d’être connue de vous.

« Je crus m’anéantir. Jamais on n’avait prononcé sur moi une plus grande, une plus glorieuse parole… »

Voilà comment on parlait dans la « Maison allemande », à Wetzlar, siège du tribunal de l’empire, vers l’an 1772. On abondait aussi en lectures appropriées. Quand le clair de lune ne suffisait plus à produire l’exaltation cherchée, on ouvrait Ossian, qu’avec le siècle on croyait authentique, on se plongeait dans cette poésie « primitive » qui d’ailleurs, il faut le reconnaître, s’accorde assez bien avec le sentiment qu’on éprouvait ou se flattait d’éprouver. Minona s’avançait « dans sa beauté, les paupières baissées et les yeux pleins de larmes » ; Colma, assise sur un rocher, appelait son Falgar ; les héros et les poétesses invoquaient l’étoile du soir, pleuraient dans la nuit, gémissaient dans le vent. Et l’on finissait par éclater en larmes, et l’on se prenait pour un de ces fantômes brumeux noyés dans l’éloignement des âges, et l’on se fondait dans les choses avec un ravissement qui n’est point exempt d’orgueil : « Prends le deuil, ô nature, s’écrie Werther au moment de mourir, ton fils, ton ami, ton bien-aimé, approche de sa fin ! »

Ces traits factices marquent le livre, lui imposent péniblement le caractère de l’époque déclamatoire dont il est un des fils les plus prétentieux. Frère cadet de Saint-Preux, Werther a pris de son aîné les plus désagréables manies : vaniteux, ombrageux, comme lui, il aspire de même à se tirer à part de l’humanité, pour admirer à l’aise la perfection de ses qualités naturelles. « Si Werther et Saint-Preux s’étaient rencontrés dans la vie, dit justement M. Hermann Grimm, ils se seraient considérés l’un l’autre avec l’effroi de l’homme qui reconnaît son double. » Seulement, il y a entre eux une différence que le critique allemand n’a garde de noter : issu de l’imagination douloureuse et sincère de Jean-Jacques, fils des chagrins qui, fictifs ou réels, torturèrent avec une égale intensité l’âme vibrante du plus malheureux des hommes, reflet d’un cœur vraiment malade, d’une existence d’orage et de fièvre, Saint-Preux conserve du moins, derrière la forme démodée de son langage, derrière les manifestations souvent fastidieuses de sa passion, un sentiment de vérité profonde, qui nous émeut encore aujourd’hui comme il émut son siècle entier. Tel n’est point le cas de Werther : nous connaissons trop bien ses origines, pour croire encore en lui. Nous savons que, si son auteur le tira de lui-même, ce fut comme il en avait tiré Gœtz de Berlichingen, à travers un travail de volonté qui ne saurait s’accomplir sans que le personnage soit diminué. Le joyeux stagiaire de Wetzlar, le brillant rédacteur des Annonces littéraires de Francfort, le volage amant de Frédérique qui, huit jours après avoir quitté Charlotte, l’oubliait auprès de Maximilienne, peintre du sentiment, de la mélancolie, du désespoir d’aimer, du mal de vivre ! Il y a là une contradiction dont nous ne pouvons admettre les termes ; et, derrière les déclamations des lettres à Wilhelm, nous ne pouvons nous empêcher d’entendre résonner le rire un peu gros du jeune diplomate, ami de Goethe et du pauvre Jérusalem, autour de leur table d’hôte dont ils faisaient une Table-Ronde, ou les propos galans qui s’échangeaient à Ehrenbreitstein entre l’aimable voyageur revenu de Wetzlar et la fille de Mme de La Roche, sous l’œil complaisant d’une mère spirituelle, romanesque, dépourvue de tout préjugé. Alors, ce que nous voyons de lui, ce n’est point le sentiment dont il s’efforce de manifester l’ardeur, la profondeur ou la violence, c’est la comédie de passion qu’il se joue à lui-même ; c’est son affectation d’avoir « un cœur capable d’embrasser tout l’univers dans son amour ; » c’est la « pose » de son attitude, de son geste, de sa rhétorique, — dont il serait absurde de nier que l’éloquence ou l’habileté nous entraîne souvent, mais qui cependant ne nous possède jamais entièrement. Je songe à quelques-uns de ses contemporains et de ses descendans : à Saint-Preux, si follement épris, si oublieux de tout ce qui n’est pas Julie, si bien emporté par sa passion qu’il trouve pour la traduire des accens éternels, bien dégagés, ceux-là, des tyrannies de la mode et du moment ; à Des Grieux, dont la douleur spontanée vous ouvre le cœur dans un irrésistible élan, comme le spectacle direct d’une torture ou d’une agonie ; à la plaie orgueilleuse que René va cacher dans les forêts d’Amérique ; à Manfred, criant son mal innomé à travers les orages, dans les solitudes alpestres ; au sobre et plaintif Obermann, le plus simple de tous, qui n’a point de malheur et déplore seulement d’être le moins heureux des hommes ; à tant d’autres — car la légion est nombreuse — dont il serait oiseux de transcrire les noms moins éclatans. Oui, je songe à tous ces pauvres êtres, sortis du cerveau des poètes pour représenter les angoisses, les doutes, les souffrances de générations trop ambitieuses de joies surterrestres, de sentimens irréalisables, ou simplement trop conscientes du mal inhérent à la vie : et Werther, dont la place est marquée parmi eux, ne me semble ni plus significatif, ni plus intéressant, ni plus vivant qu’eux tous. Dirai-je toute ma pensée ? Il me paraît plutôt leur frère inférieur. Auprès de lui, je regrette la fierté de René, la magnificence de Manfred, l’ardeur de Saint-Preux, la tendresse de Des Grieux, la candeur d’Obermann : et son bourgeoisisme sentimental ne me remplace aucun de ces traits-là.

Méfians de Werther, comment cette méfiance ne rejaillirait-elle pas un peu sur Charlotte ? Comme Goethe l’a voulu, comme il l’a proclamé dans son article des Annonces savantes de Francfort, il y a harmonie entre « le jeune homme » et « la jeune fille » : l’habit bleu de celui-là, trempé de ses larmes fausses et vraies, déteint sur la robe blanche, à nœuds de rubans roses, de celle-ci. « Sa figure, dit M. Grimm, — que je cite souvent parce qu’il a excellemment résumé les opinions en cours sur l’œuvre de Goethe, — sa figure passe universellement pour si heureuse, que toutes les jeunes filles s’y pourraient retrouver, et pourtant si personnelle, que toutes les jeunes filles devraient désespérer de jamais atteindre cet idéal. Aucune autre n’a possédé tant de naturel, de bonté et de santé. Toute l’Europe, enchantée, a cherché curieusement l’original de cette ravissante apparition, à côté de laquelle ne subsistent ni Paméla, ni la Julie de Rousseau. » Sans doute, Charlotte apparaît telle à Werther, — et l’on peut dire, s’il est permis de lui appliquer un mot fameux, que pendant un temps toute la critique a eu pour elle les yeux de son adorateur. Pourtant, combien de traits, humains d’ailleurs, déparent l’idéal que dans la pensée de Goethe elle était certainement, et la ravalent au niveau de l’humanité commune ! Sa « bonté » ne va pas sans une coquetterie parfois cruelle, et devient presque lâche au moment où, sur l’injonction de son mari, elle remet elle-même le pistolet d’Albert au domestique de Werther. Son « naturel » se commet à ces invocations de Klopstock que nous avons déjà relevées, et qui paraîtront à quelques-uns du plus pur artifice. Elle a de ce qu’elle dit, de ce qu’elle fait, de ce qu’elle pense, une agaçante satisfaction : chaque fois qu’elle coupe à ses petits frères un morceau de pain, l’on dirait qu’elle s’en admire. Volontiers, pour exprimer ses opinions, elle prend un ton supérieur, presque doctoral : « Quand j’étais plus jeune, je n’aimais rien comme les romans. Dieu sait quel plaisir c’était pour moi lorsque, le dimanche, je pouvais m’asseoir dans un coin et m’intéresser, de tout mon cœur, au bonheur ou à l’infortune d’une miss Jenny. Je ne nierai pas non plus que ce genre de livres n’ait encore pour moi quelques charmes ; mais, comme il m’arrive rarement de pouvoir prendre un livre, il faut qu’il soit parfaitement à mon goût. L’auteur que je préfère est celui dans lequel je trouve le monde où je vis, chez qui les choses se passent comme autour de moi, et dont le récit m’attache et m’intéresse autant que ma propre vie domestique, qui n’est pas un paradis, sans doute, mais qui, à tout prendre, est une source de bonheur inexprimable. » Werther eut, paraît-il, beaucoup de peine à cacher « l’émotion » que lui causaient ces paroles. Mais il était Werther. El je suis sûr que vous les avez lues d’un œil tranquille, en souriant plutôt « d’un petit air moqueur », comme la cousine qui les entendit.

Le troisième personnage du roman, Albert, est dessiné de main de maître. C’est qu’il n’est point, celui-là, ni ne doit être un « idéal », comme sa femme et son dangereux ami. Il est un simple homme, photographié par un observateur dont la sagacité n’est point dépourvue d’un peu de malveillance rancunière : car enfin, ce bourgeois tranquille, d’esprit plutôt borné, est le possesseur légitime du trésor convoité, qu’il est d’ailleurs bien incapable d’apprécier à son prix. Ce qu’il goûte en la « Lotte dorée », ce n’est pas son « âme », vous en pouvez être sûrs : ce sont ses qualités de bonne ménagère, l’égalité de son humeur, l’enjouement de son caractère. Il est confiant : c’est pour cela que Werther ne le gêne point. Mais, bien que sa longanimité ne soit point un trait banal, il n’est pas supérieur : il est « l’homme le meilleur qui soit sous le ciel », mais atteint de petites manies qui le marquent d’un léger ridicule ; dans les conversations « sublimes » auxquelles il prend part, il représente l’homme raisonnable et médiocre, qui dit toujours « pourtant » ; il ose, en présence de Werther, gronder son adorable femme quand elle a négligé les commissions du ménage ; il ne sait pas l’aimer comme elle mérite d’être aimée. Bref, il est une page de prose égarée dans un poème, — que d’ailleurs il ne dépare pas, qu’il rattache à la réalité. Pour le lecteur, il représente la moyenne humaine, en laquelle les plus nobles qualités s’aplatissent. Mais on comprend qu’il ait déplu au bon Kestner, étonné de reconnaître, en cette image peu flattée, son propre portrait, sa générosité, ses manières d’être, sa conception paisible et régulière de la vie. Il se plaignit ; Gœthe s’excusa ; et il pardonna : dans la réalité comme dans le roman, toute sa grandeur est d’avoir assez compris le romantisme dont il était entouré, pour lui pardonner toujours.

IV

Ces défauts d’affectation, qui nous rendent pénible aujourd’hui la lecture de Werther, ne choquèrent point les contemporains, car l’affectation avait passé dans les mœurs. On criait, c’est vrai : « Nature ! Nature ! » mais de quel ton, avec quels gestes ! Il y eut des protestations, des critiques, des parodies : elles ne portèrent que sur le sens général ou sur l’utilité pratique de l’œuvre nouvelle. Lessing, étonné du bruit que faisait l’homme à l’habit bleu, n’y comprit rien. « Croyez-vous, écrivait-il à Eschenburg, peu de temps après la publication du volume, qu’un jeune Grec ou un jeune Romain se serait privé de la vie ainsi et pour cela ? Sûrement pas. Ils savaient autrement s’assurer contre l’extravagance de l’amour, et au temps de Socrate, on aurait à peine pardonné à une petite fille une telle ἐϰ ἔρωτος ϰατοχή (ek erôtos katochê) qui pousse à τι τολμᾶν παρὰ φύσιν (ti tolman para phusin). Mettre en avant de tels originaux, à la fois grands et petits, dignes d’éloge et de blâme, était réservé à l’éducation chrétienne qui a transformé un si beau besoin physique en une perfection intellectuelle. Ainsi, mon cher Gœthe, encore un petit chapitre pour la fin, et d’autant plus cynique, d’autant meilleur ! » Il va de soi que les chrétiens ne furent pas plus satisfaits que le païen auteur du Laocoon ; les ecclésiastiques des deux confessions tonnèrent contre l’ouvrage ; les philosophes s’en mêlèrent ; l’un d’eux, Nicolaï, professeur à Berlin, composa même une parodie, dans le louable dessein de neutraliser les effets contagieux du dangereux petit livre, les Joies du jeune Werther. Son héros se tire aussi un coup de pistolet, mais son arme est chargée de sang de coq, en sorte qu’il en est quitte pour quelques taches. Il se lave, change de toilette, demande la main de Charlotte et l’obtient. Cela n’est pas tout à fait le dénouement cynique que souhaitait Lessing, mais nous en rapproche. Gœthe fut plus sensible à cette parodie qu’à aucune autre critique. Il y répondit par un petit poème satirique qui ne fut point publié, mais dont les Mémoires nous ont transmis, avec l’esquisse générale, ce fragment :

« Que cet homme présomptueux me déclare dangereux ! Le niais qui ne sait pas nager, veut s’en prendre à l’eau ! Que m’importe l’anathème de Berlin et de ses pédans en soutane ! Celui qui ne peut me comprendre n’a qu’à mieux apprendre à lire. »

Il y a moins de grossièreté et plus d’esprit dans un dialogue en prose entre Werther et Charlotte, qui a été retrouvé en 1862.

Du reste, ces protestations, ces critiques, inspirées par des sentimens très divers, furent comme emportées par le courant d’admiration qui s’empara du petit livre. L’engouement dépassa celui qu’avait inspiré la Nouvelle Héloïse. Tout le monde voulut être Werther. Un publiciste hanovrien, nommé Wilhelm Rechberg, raconte qu’il passa quatre semaines à pleurer parce qu’il ne se sentait point pareil au héros à la mode, incapable d’agir et de faire comme lui. Il y eut une épidémie de suicides : en 1778, une jeune fille se jeta dans l’Inn, accident dont Goethe se montra fort ému. Longtemps après encore, Werther était le bréviaire des jeunes gens. Pendant un temps, l’amour illégitime lui emprunta ses couleurs : le critique Moritz, épris d’une femme mariée, entretint avec un de ses amis une correspondance qui rappelle celle de Werther et de Wilhelm ; lui aussi voulait mourir, mais il se contenta de partir pour l’Italie, et son voyage le guérit. Il y eut une Werthérite générale, dont les pays étrangers essayèrent en vain de se préserver. Leipzig, où le roman avait paru, essaya de l’interdire sous peine d’amende ; l’archevêque de Milan fit détruire par les prêtres de son diocèse les exemplaires de la première traduction italienne ; le gouvernement danois voulut en faire autant, mais les exemplaires avaient été si vite enlevés que les censeurs nommés pour examiner l’œuvre n’en trouvèrent plus dans les librairies de Copenhague, en sorte que leur sentence arriva en retard. Efforts perdus ! On n’arrête pas par des moyens administratifs, ni par persuasion, la marche d’un livre qui traduit un état d’âme, une fois que la faveur publique l’a consacré : les critiques, les parodies, les mesures administratives furent impuissantes, et telle fut l’action du livre que l’auteur lui-même faillit être entraîné positivement. Si vous observez la « correspondance », vous remarquerez que la passion de Gœthe pour Charlotte, après un temps d’assoupissement, se réveille aux approches de la publication du volume : les lettres s’allongent, le ton s’en réchauffe ou s’attendrit en évoquant des souvenirs dans le goût du roman, ceux, entre autres, d’une précieuse soirée passée à couper des haricots[9]. Puis vient la publication du roman, la mauvaise humeur des époux Kestner, les protestations de Gœthe, la réconciliation, le pardon, la joie : tout cela en langage enflammé, — mais avec la prudente recommandation de ne communiquer la lettre à personne. Et dès lors, pendant plusieurs années, on pourra relever dans les lettres des phrases, qui semblent tirées du volume, sur la mélancolie des choses, l’horreur de vivre, la misère de l’homme. En 1779, encore, Gœthe écrivait à Mme de Stein[10] : « Si je pouvais peindre le vide du monde, on se cramponnerait les uns aux autres et ne se quitterait plus. » Nous savons même qu’il alla jusqu’à placer un poignard sous son oreiller. Il est vrai qu’il ne s’en servit pas. Mais il en parla.

Et puis, sans compter les faux frères que nous connaissons, vint la série interminable des imitations, dans toutes les langues : une armée de sous-Werthers, plus ou moins exactement calqués sur le modèle, s’exprimant comme lui, agissant comme lui, battant la menue monnaie de ses propos, de ses pensées, de ses sensations : Jacopo Ortis, Saint-Alme, le Peintre de Salzbourg, Werthério Stellino, ou le Nouveau Werther (comme on avait écrit le Nouveau Robinson), et combien d’autres ! Et ce n’est pas René, ce n’est pas Childe-Harold, dont ils ne pourraient atteindre l’orgueil hautain, — ce n’est pas même Saint-Preux, qui les surpasse trop en tendresse, — c’est bien Werther qui est leur père à tous : ils réchauffent à la sienne leur imagination paresseuse ; ils lui empruntent ses formules les plus heureuses, ses admirations, ses opinions ; ils s’attendrissent de son sentimentalisme, que les choux et les pois-goulus suffisent à exciter ; ils frottent leur âme bourgeoise à son âme un peu plus élégante ; et de leur commerce avec lui, ils rapportent péniblement, pour les semer à travers le récit d’aventures à peu près semblables à celles qu’il traversa, des phrases qu’il aurait pu écrire : « Quand nos os glacés seront inhumés sous ce bosquet, alors épais et ombreux, peut-être dans les crépuscules d’été, au susurrement des feuillages, s’uniront les soupirs des anciens de la ville ; aux sons de la cloche des morts, ces sages prieront pour le repos de l’homme de bien, ils recommanderont sa mémoire à leurs fils[11] »… « Comme l’âme se sent profondément humiliée quand elle se trouve subjuguée par l’ascendant audacieux de ses insolens dominateurs, et qu’elle observe comment on a comprimé toutes ses forces et restreint toutes ses facultés[12] !… « Soyez heureux, maintenant que ma misérable vie ne peut plus y porter obstacle ; soyez heureux, maintenant que je vais rendre à la terre ce cœur brisé et désespéré[13] ! » — « Mort ! Nina dans les bras d’un autre ! Tout me repousse du monde et m’avertit de le quitter ; Nina ! elle n’est plus, ne sera plus à moi ! L’infortune m’entoure, pèse sur moi. Je regarde le ciel et la terre ; rien ne nie console, tout me rappelle mon malheur[14]. » Vous pouvez puiser, au hasard, dans le tas, ce sera toujours la même chose. Il revient à Werther l’incontestable mérite d’être le premier de cette lignée, comme l’indiquent quelquefois les titres des ouvrages, les noms des personnages, leurs diminutifs, leur nationalité, et toujours leur caractère et leur pathos. Il en est aussi le meilleur : car si Goethe ne fut pas « sincère », en ce sens qu’il demeura étranger aux sentimens qu’il décrit, il fut du moins assez bon artiste pour donner à ses contemporains l’illusion de sa sincérité. Cette illusion a duré longtemps, aussi longtemps qu’ont subsisté les modes, les habitudes d’esprit et de langage qui constituent, pour ainsi dire, l’aspect extérieur de son œuvre. On a pu croire Werther humain tant qu’on a parlé comme lui ; on a été dupe de sa simplicité tant qu’on s’est fait de la simplicité une idée aussi artificielle que celle qu’il s’en faisait ; on a goûté son intelligence de la nature tant qu’on a compris la nature à sa manière, et, sur ce dernier point, il est encore assez près de nous, le « sentiment de la nature » ayant peu changé depuis Rousseau. Encore prend-il toujours chez lui un ton déclamatoire qui déjà commence à nous froisser un peu : «… Je me sentais comme un Dieu dans ces flots de richesses, et les formes magnifiques de l’immense univers se mouvaient, animant toute la création dans le fond de mon âme ! Des montagnes énormes m’environnaient, des abîmes s’ouvraient devant moi, et des torrens tempétueux se précipitaient ; les fleuves coulaient sous mes pieds ; j’entendais mugir la forêt et la montagne, et je voyais toutes ces forces mystérieuses agir et se combiner dans la profondeur de la terre ; puis, sur la terre et sous le ciel, tourbillonner les races innombrables des êtres… » Nos yeux s’arrêtent encore avec quelque plaisir sur ces vastes tableaux, bien que nos préférences vraies aillent aux paysages plus intimes. Mais quand les derniers vestiges du style rococo auront disparu non seulement de nos modes, mais de nos âmes, quand la mode extérieure des sentimens aura achevé la phase de sa perpétuelle métamorphose qui a commencé avec Saint-Preux, qu’ont poursuivie Werther, René, Manfred, et tant d’autres créations dont nous dépendons encore ; quand l’œuvre de Gœthe aura reculé dans cet éloignement où les livres ne survivent que par leur fond éternel, — que restera-t-il du produit de sa crise sentimentale ? C’est la question que nous posions au début. M. Hermann Grimm n’hésite point à la résoudre dans le sens le plus favorable.

« Le roman de Gœthe, dit-il en terminant le brillant dithyrambe que sont ses deux conférences sur Werther, est aujourd’hui devenu lui-même un monument d’un passé dont, sans lui, nous parlerions à peine. On ne lit plus la littérature dont il procéda, du moins comme on la lisait alors… A qui le Vicaire de Wakefield paraîtrait-il aujourd’hui un roman à sensation ? Les hommes qui prenaient part à Werther sont oubliés, la langue même dans laquelle il est écrit diffère essentiellement de la nôtre. Tout son effet repose sur la force spirituelle qui en jaillit. Celle-ci est assez puissante pour assurer à l’œuvre une existence durable dans tous les temps. Des siècles viendront, pour lesquels notre époque actuelle ne sera pas beaucoup plus jeune que celle d’il y a cent ou deux cents ans, à peu près comme aujourd’hui quand nous parlons de Dante et de Pétrarque, de Corneille et de Voltaire, nous pensons peu au laps de temps qui les sépare.

« L’œuvre de Dante a dû traverser des générations qui n’appréciaient guère sa langue, trop primitive pour leur goût et trop crue, puis, d’une génération à l’autre, il a été admiré et interprété différemment, toujours d’après de nouveaux points de vue, il a toujours gagné à se répandre davantage. Aujourd’hui, Dante domine les siècles, égal à lui-même, existant par soi seul. On ne le compare pas aux autres, mais on compare les autres à lui. Pour nous, la langue de Werther a souvent quelque chose de démodé. Nous croyons écrire d’une façon meilleure, plus moderne, plus vivante. Mais il viendra un temps où les regards rétrospectifs tournés vers notre époque la verront aussi étrangère et aussi lointaine que nous semble, à nous, celle de la jeunesse de Gœthe. Alors seulement, quand aura cessé toute comparaison, on comprendra, comme aux premiers jours de la publication de Werther, quelle force de jeunesse bouillonne dans l’allemand avec lequel le jeune Gœthe surprit le monde, tandis que les formules neutres dont nous sommes forcés de nous servir aujourd’hui pour exprimer nos meilleures pensées, ou les provincialismes à l’aide desquels nous essayons d’insuffler un peu de vie à nos écrits, ne seront plus appréciés qu’à leur juste valeur dans les manuels de l’avenir. On n’écrit aujourd’hui rien d’égal à la prose que Gœthe, dans Werther, a révélée au peuple allemand. »

Il me fallait citer ce jugement, car les conférences de M. Hermann Grimm, faites à l’Université de Berlin devant un public considérable, et répandues ensuite à plusieurs éditions, sont fort admirées : on est donc fondé à croire qu’elles représentent une partie au moins de l’opinion courante. Peut-être trouvera-t-on que l’éminent professeur manque d’une certaine précision, que son esprit plane avec trop d’aisance au-dessus des siècles, et traite la chronologie des œuvres littéraires avec une excessive liberté. Peut-être aussi plusieurs ne comprendront-ils pas d’emblée le sens de ce morceau un peu confus. Si nous renonçons à la traduction littérale pour le mieux éclairer, il nous semblera que M. Hermann Grimm, par cela déjà qu’il nous convie ainsi à nous promener à travers les âges en invoquant les plus grands poètes, assigne à Werther une place extrêmement haute : de ce petit roman d’amour, inspiré par un sentiment qui n’a de commun que le nom avec celui auquel nous devons la Vita nuova ou les Rime, écrit de verve par un très jeune homme d’un talent très grand et très précoce, en une langue où l’on retrouve tous les défauts du temps, mais accueilli, c’est vrai, avec une faveur tout à fait exceptionnelle, d’un public dont les appétits romanesques ne recevaient depuis longtemps qu’une assez pauvre nourriture, — il fait une œuvre éternelle, « classique », dans le sens le plus élevé du mot ; ce livre léger, qui doit peut-être ce qu’il a de meilleur à la sincérité de ses lecteurs, il l’exhausse au rang des livres très rares qui surgissent des siècles pour marquer les points de repère de la marche humaine. Telle est du moins la doctrine qui me paraît ressortir de ces lignes, — je ne dirai point avec une clarté parfaite, car elles ne sont point claires, mais, à ce que je crois, avec une clarté suffisante. Or, il n’existe aucune balance de précision, aucun étalon de commune mesure, aucun instrument pour peser et connaître la valeur absolue des œuvres littéraires. Mais ici, l’exagération même de l’éloge, en contredisant, en choquant l’impression beaucoup plus modeste que tout lecteur de sens rassis retirera de la lecture de Werther, pourrait servir à montrer tout ce qu’il faut rabattre de l’enthousiasme qui l’a dicté. Tout éclatant qu’il fut à son origine, le succès de Werther n’est point un argument décisif ; le fait que ce succès s’est prolongé pendant un siècle ne l’est point davantage, surtout pour M. Grimm, qui brode de si belles variations sur l’insignifiance des accumulations d’années. Nous en sommes réduits à ce critère incertain qu’est notre appréciation personnelle, éclairée et soutenue par les renseignemens de la biographie et de l’histoire.

Pour nous, cette appréciation ne saurait être, à beaucoup près, aussi enthousiaste que celle de M. Grimm. Essayons de la formuler, en ramenant notre bilan à ses termes les plus simples :

Que demandons-nous, en dernière analyse, aux œuvres d’imagination que nous voulons sauver de l’universel désastre ? Il me semble que c’est de nous toucher le cœur ou l’esprit avec assez de puissance pour y faire surgir l’admiration ou l’émotion. Je m’examine donc en fermant ce livre, et je ne trouve en moi qu’à faible dose l’un et l’autre de ces deux sentimens, bien que je sache que beaucoup de larmes ont trempé ses feuillets. En revanche — et je vais ici rejoindre M. Grimm, — je suis convaincu que je viens de lire un livre très bien fait, œuvre d’un écrivain très habile, maître d’instinct de toutes ses forces, et, jusqu’à un certain point, créateur de sa langue. C’est quelque chose, à coup sûr, c’est beaucoup. Mais ce n’est point assez pour les fanatiques de Goethe, car cela ne suffirait pas pour assurer la véritable VIE au plus populaire de ses ouvrages. Vous comprenez ce que j’entends par là. Un livre ne vit pas parce qu’on le commente encore, comme nous venons de commenter celui-là : est-ce qu’on ne commente pas, jusque dans les écoles, des foules de traités qui, cependant, sont morts et bien morts ? Il ne vit pas non plus parce que des anthologies continuent à en reproduire certains fragmens : est-ce que des plantes vivent parce qu’on conserve leurs fleurs dans des herbiers, ou des animaux parce qu’on expose leurs squelettes dans des musées ? Un livre ne vit qu’autant qu’il suscite dans l’âme des lecteurs, à travers les âges, les passions que l’auteur a remuées ; qu’autant qu’il demeure une force active et réelle : qu’autant qu’il contribue encore à façonner les générations nouvelles qui se nourrissent et croissent de son inépuisable sève. Ainsi vivent un petit nombre d’œuvres privilégiées, fruit du génie ou de la souffrance ; ainsi, plusieurs de celles dont M. Grimm a cru pouvoir, à propos de Werther, évoquer le souvenir. Si ces pages avaient pu montrer que Werther, quelque important qu’il soit dans l’histoire des lettres, n’a cependant point droit à figurer dans ce catalogue réservé ; si elles pouvaient contribuer à ramener à des proportions plus justes, et pour ainsi dire à assainir l’idée qu’on se fait couramment de cette œuvre fameuse ; si même elles servaient seulement, dans une moindre mesure, de contrepoids à l’enthousiasme aveugle des sectaires, nous aurions atteint le but que nous leur avons assigné.


EDOUARD ROD.

  1. Voyez la Revue des 1er juillet et 1er août.
  2. Ch. Kestner, Gœthe und Werther. Briefe Gœthens aus seiner Jugendzeit ; Suttgart, 1854. — On trouve également ces lettres dans l’édition de Weimar des Œuvres de Gœthe. Abtheilung IV, Bd 2 (1887).
  3. Il semble que Gœthe ait eu lui-même le sentiment de la froideur de son récit ; car il s’en excuse en ces termes : « Le poète invoquerait vainement aujourd’hui ses facultés obscurcies ; vainement il leur demanderait de faire revivre ces relations aimables qui lui rendirent si doux le séjour de la vallée de la Lahn… »
  4. Literarische Essays, von Dr. E. Gnad ; Vienne, 1891.
  5. Nous reproduisons autant que possible la langue et la ponctuation, incorrectes dans l’original.
  6. Maximilienne avait alors seize ans ; deux ans auparavant, Jacobi avait déjà songé à demander sa main.
  7. 29 janvier 1774.
  8. Le bailli représente à Werther que, si l’on écoutait sa pitié, toute « sûreté sociale serait anéantie. »
  9. 26-31 août 1774.
  10. Lettre du 30 septembre.
  11. Jacopo Ortis.
  12. Le Peintre de Salzbourg.
  13. Id.
  14. Les dernières années du jeune d’Olban.