ESSAI SUR GŒTHE

VI.[1]
LE GRAND ŒUVRE

Un des écrivains qui, depuis quelque temps, osent discuter la gloire de Gœthe, M. Dowden, reproche à Faust, « abandonné pendant des années, repris, puis abandonné encore et repris une fois de plus », de « manquer de colonne vertébrale » ou peut-être d’en avoir « plusieurs dont aucune n’est complète ». Les fanatiques, au contraire, s’extasient sur ce long travail persistant, dont les rémittences ne firent que favoriser l’action mystérieuse de l’Inconscient, qui mûrit lentement l’œuvre suprême en la pénétrant de tous les sucs, de toutes les sèves de la Vie. Ces deux opinions extrêmes dégagent une vérité commune : quelque jugement qu’on porte sur l’existence de Gœthe, que les œuvres qu’il en a tirées paraissent « fragmentaires », comme le dit M. Dowden, ou parfaites, comme le proclame le chœur des admirateurs, — Faust est celle de ces œuvres qui reflète le plus complètement cette existence. Elle en a tout le décousu, disent les détracteurs, — toute l’unité répondent les apologistes. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’a remplie. Conçue par l’étudiant, elle fut achevée par le vieillard. Dès son apparition, et même avant, sur les fragmens qu’en lisait son auteur, sur ses propos, sur ceux de ses amis les plus proches, elle suscita le plus vif enthousiasme. A peine publiée, elle devint la proie des critiques, des commentateurs, des annotateurs, des adaptateurs, des traducteurs. On salua eh elle, en des termes variés, « l’expression la plus haute et la plus ample d’une vie humaine, de Tune des plus riches et des plus lumineuses que le monde ait vues, d’un peuple et d’un siècle[2]. » On l’accueillit d’emblée dans le répertoire éternel, à côté de la Divine Comédie et de Hamlet. Puis, quand à force de l’expliquer on en eut irréparablement brouillé la simple intelligence, on y tailla des poèmes symphoniques et des livrets d’opéra. Comme les musiciens, les peintres, les sculpteurs, les dessinateurs, les graveurs, s’acharnant sur elle, en illustrèrent toutes les scènes, en fixèrent tous les motifs. Aussi est-il devenu bien difficile de résumer une longue carrière dont les moindres détails nous sont connus, et que trois générations d’hommes ont amplifiée. Cette difficulté s’aggrave encore du fait que, sans parler des fragmens qui précèdent le premier Faust, l’œuvre de Gœthe comprend deux parties distinctes l’une de l’autre, bien que reliées l’une à l’autre. Nous accepterons l’idée discutable de leur unité pour raconter leur formation, et pour rechercher leur sens général.


I

La question des origines de la légende de Faust a été souvent traitée. On peut la considérer comme définitivement élucidée, à moins toutefois — cas auquel elle pourrait encore fournir matière à quelques in-octavo — qu’on ne tienne à la rattacher à des légendes très anciennes, comme la légende gnostique de Simon le Magicien, celle du diacre Théophile d’Adana, celle de saint Cyprien et de sainte Justine, en deux mots, à la série des légendes diverses qui roulent sur le thème commun d’un pacte conclu avec les puissances du mal pour obtenir en ce monde tous les biens qu’on peut souhaiter ainsi qu’un pouvoir surnaturel. Ces légendes se ressemblent toutes, en ce sens qu’elles ne font guère qu’amplifier des faits plus ou moins authentiques : intrigues ou malversations auxquelles quelque personnage historique, à d’autres [3] égards supérieur, s’est laissé entraîner ; elles reposent sur cette idée profondément chrétienne, que ce n’est guère qu’en compromettant le salut de son âme que l’homme peut s’élever au-dessus de sa condition d’homme. Je ne sache pas qu’on ait jamais pensé à les rattacher à la grande scène de la Tentation du Christ, que racontent les Evangiles. Il me semble cependant que ce morceau fameux de la littérature sacrée peut seul nous éclairer sur leur véritable sens. Là où Jésus a résisté aux offres séduisantes du diable, des esprits que leur grandeur même expose à de graves périls se laissent corrompre : la possession du monde, de ses pompes, de son empire ou de ses secrets, — parfois moins que cela, celle d’un trésor ou celle d’une femme, — leur paraît pendant un instant décisif le plus grand bien qu’ils puissent souhaiter ; et l’éternel Ennemi, dont les mirages ont ébloui leurs yeux mortels, recueille le prix de leur faiblesse. Dans celles de ces légendes qui sont « catholiques », — la remarque est de M. Faligan, — cet égarement d’un instant, cette capitulation de l’âme n’entraîne point la perte irrémédiable du coupable : la Vierge, la douce médiatrice compatissante aux faiblesses des hommes, lui (apporte son secours bienveillant, et le diable, frustré de sa proie par cette intervention, est dupé ; dans celles qui sont « schismatiques », la peine est irréductible, la faute commise entraîne l’éternelle damnation.

C’est à ce groupe qu’appartient la légende de Faust.

Elle s’est formée en Allemagne, au moment de la Réforme, autour d’un personnage historique qui vécut pendant la première moitié du XVIe siècle. Son existence est affirmée par plusieurs témoignages contemporains, ceux entre autres de Jean Tritheim et de Mutianus Rufus, auxquels on peut ajouter de nombreux fragmens de chroniques et beaucoup d’anecdotes consignées dans les ouvrages du temps. C’était un vulgaire charlatan, qui s’en allait de ville en ville en exploitant la crédulité, la sottise, la badauderie et la jobarderie. Glorieux et vantard, il promettait volontiers d’accomplir toutes sortes de miracles : de fait, il savait quelques tours ingénieux, dont les braves gens s’ébahissaient. Ces tours n’étaient pas toujours innocens, car le « sorcier » était doublé d’un escroc, ivrogne en plus, et chargé de quelques autres vices. Bon lettré cependant, il professa dans divers lieux (entre autres à Kreuznach) d’où le chassaient bientôt les inquiétudes de son esprit, ses fredaines, ou les hardiesses de son langage : car il parlait sans aucune révérence des prêtres, des moines, de la religion. Accueilli un instant par les chefs de la Réforme qui, comme on sait, ne furent pas toujours très scrupuleux dans le choix de leurs instrumens, il les obligea à le désavouer, par les scandales de sa conduite et par le cynisme de ses propos. Luther déclara, dit-on, qu’il n’y avait en lui « qu’un diable hautain, orgueilleux et ambitieux, qui veut acquérir de la gloire en ce monde, malgré Dieu et sa parole et aux dépens de sa propre conscience et du prochain » ; Mélanchton le fit expulser de Wittemberg. Après cette équipée, il erra pendant quelque temps, vagabond, poursuivi, misérable, à travers l’Allemagne et les Pays-Bas. Il mourut mystérieusement dans un bourg du Wurtemberg.

A la distance où nous en sommes, un tel personnage nous semble indigne d’intérêt. Nous pouvons pourtant concevoir, — ayant assisté aux fusées de gloire que savent tirer les bons charlatans, — qu’une certaine curiosité se soit attachée à ses hâbleries, à ses blasphèmes, à ses tours de passe-passe, à ses mésaventures, à ses vagabondages. De son vivant, Georges Sabellicus, dit Faustus junior, qui s’intitulait, d’après Tritheim, « Source de nécromancie, astrologue, magicien habile et heureux chiromancien, agromancien, habile en hydromancie », fut probablement beaucoup plus célèbre et plus populaire que sa légende écrite ne le fait supposer. Partout où il avait passé, l’on parlait de lui : on répétait ses bons mots ; on aggravait le sens de ses propos audacieux ; ses fanfaronnades devenaient des réalités ; d’honnêtes personnes, auxquelles il racontait ses prétendus miracles, finissaient par croire de bonne foi qu’ils s’étaient accomplis en leur présence, et leur prêtaient l’autorité du témoignage. Ce fut ainsi, j’imagine, que certaines anecdotes, dont il était le héros, se répandirent et s’amplifièrent en courant de bouche en bouche : ainsi, celle de la chevauchée merveilleuse sur un tonneau rempli de vin que des garçons tonneliers sortaient du caveau d’Auerbach, à Leipzig, pour le porter dans la rue ; celle des ivrognes auxquels apparaît le mirage d’une vigne chargée de raisins mûrs, qui saisissent goulûment les belles grappes et, la fantasmagorie terminée, s’aperçoivent que chacun tient son propre nez dans sa main ; ainsi beaucoup d’autres, pour la plupart facétieuses, et d’un comique assez innocent. Des lettrés, auxquels on racontait ces historiettes, s’en amusaient ou s’en étonnaient, et les consignaient dans leurs écrits, soit par curiosité des faits du jour, soit parce qu’elles leur fournissaient un bon prétexte à moraliser. Le moment arriva où elles constituèrent un ensemble à peu près homogène, une espèce de biographie : elles furent alors recueillies en un petit volume, que publia l’imprimeur Jean Spiess, à Francfort-sur-le-Mein, le 4 septembre 1587.

Ce petit livre fut accueilli avec une telle faveur que, pendant les années qui suivirent, on le réimprima plusieurs fois, non sans le remanier et le développer. Douze ans après sa première publication, entre autres, un théologien protestant, nommé G. R. Widmann, en publiait à Hambourg une version nouvelle, qui en accentuait les tendances religieuses et prédicantes, et qui supplanta l’édition de Spiess.

Ces deux versions, celle de Spiess et celle de Widmann, constituent la source où puisèrent, jusqu’à Gœthe, les poètes de qualités inégales qui s’emparèrent du sujet. On y trouve la forme première du pacte, longuement discuté entre Faust et Méphistophélès, par lequel celui-ci s’engage à servir pendant vingt-quatre ans le malheureux nécromancien, qui, en échange, se livre à lui « corps, âme, chair, sang et biens, et cela pour son éternité » ; beaucoup de discussions sur le ciel, l’enfer, l’astrologie, la création du monde, les phénomènes naturels, etc. ; de nombreuses anecdotes sur l’usage que fait Faust du pouvoir qu’il a acheté si cher. Quelques-unes seulement ont été retenues par Gœthe, entre autres celle du mariage avec Hélène ; la plupart sont d’une extrême puérilité, et semblent démontrer que la plus grande joie du magicien fut de stupéfier les simples d’esprit : c’est ainsi qu’il s’amusa à planter un bois de cerf sur la tête d’un chevalier, à manger la charretée de foin d’un paysan, avec la charrette et le cheval, à vendre à un maquignon un cheval illusoire (opération peut-être moins innocente que les autres), et ainsi de suite. Enfin, les deux versions de Spiess et de Widmann racontent longuement, — avec la complaisance qu’ont les dévots pour les supplices des impies, — les dernières années de Faust, que l’angoisse envahit à mesure qu’approche la redoutable échéance, puis ses derniers jours, ses plaintes, les railleries de Méphistophélès, et sa « fin horrible et effroyable, dans laquelle il sera profitable à tout chrétien de se contempler, et dont il doit se préserver. » En somme, telle qu’elle nous apparaît à ce moment de son histoire, dans ses deux formes principales, cette légende est assez médiocre. Le héros (à l’inverse de saint Cyprien, du pape Silvestre II, de quelques autres parmi ses frères en damnation) en est un ambitieux fort ordinaire, épris surtout de jouissances matérielles, que la bassesse de sa nature entraîne à sa ruine bien plutôt qu’un noble désir d’au-delà : en sorte que Méphistophélès paraît faire un marché de dupe, en payant une âme qui certainement lui serait échue. Quant au récit, il est monotone, ennuyeux, alourdi par des réflexions pédantesques, par de banales prêcheries.

Malgré Spiess, Widmann et autres, il fallait qu’il y eût, dans la légende de Faust, des traits qui ont subsisté, pour ainsi dire, entre les lignes de leurs récits : traits que nous ignorons, qui ont dû disparaître avec les traditions orales, ou qu’ont faussés et gâtés les phrases pesantes des rédacteurs. Il le faut bien, car autrement on ne s’expliquerait guère que cette légende, si médiocrement contée, se soit à un tel point emparée de l’imagination populaire et qu’elle ait très tôt excité la fantaisie des poètes. Dès 1589, en effet, — c’est-à-dire deux ans après la publication du livre de Spiess, — nous la voyons arriver au théâtre, par les soins d’un des mieux doués parmi les dramaturges anglais de l’époque d’Elisabeth, Marlowe. Représentée cette année-là, la pièce[4] ne fut imprimée qu’en 1604, après avoir été retouchée et remaniée dans l’intervalle. D’un coup d’aile, le génie tumultueux du jeune poète a relevé le sujet, à moins que son instinct ne lui en ait rendu le sens véritable, obscurci par la manie prédicante des théologiens allemands. Bien qu’il suive assez fidèlement le livre populaire, il ennoblit son héros. Son Faust n’est plus le piteux privat docent et le médiocre sorcier de Spiess et de Widmann : il est un grand esprit, qui a fait le tour du savoir humain, qu’attirent les abîmes de l’Inconnaissable, qui se perdra surtout parce que sa curiosité le pousse « aussi loin que peut atteindre le génie de l’homme », parce que, comme plus tard les héros de Byron, il n’aspire à rien de moins qu’à être « un Dieu puissant ». Sans doute, la soif des jouissances terrestres l’envahit à son heure : mais c’est lorsque son âme, qu’il a vendue pour d’autres joies, s’affaiblit et s’épuise. Marlowe retrouve d’instinct l’être aux Castes désirs que ne fut peut-être jamais l’authentique Georges Sabellicus, mais qui seul peut représenter dans son ampleur, dans sa séduction, dans son charme dangereux et souverain, le digne type de l’homme qui se damne dans l’éternité pour la joie de réaliser dans le siècle toute son humanité. Après lui, — et pour longtemps, — la légende retombe au niveau du livre de Jean Spiess. On a recueilli nombre de récits, de comédies de marionnettes, de pièces populaires, de romances, de chansons qu’elle a inspirées. Ce sont presque toujours des œuvres inférieures, confuses, que viennent encore brouiller des élémens étrangers : ici, par exemple, Faust se double d’un compagnon inattendu, emprunté au répertoire de la comédie italienne. Crespin, « famulus congédié des étudians » ; ailleurs, Charon, Pluton et les Furies viennent se mêler au drame ; ou c’est Hans Wurst, le bouffon traditionnel du théâtre populaire allemand, qui brode ses balourdises sur la trame tragique. De-ci de-là, entre les mains maladroites des arrangeurs, le drame bondit, comme enlevé par sa force intime, de belles scènes s’esquissent sans que l’auteur y semble pour rien, de grandes pensées inattendues se mêlent aux bouffonneries triviales, aux effets communs. Du reste, de quelque façon qu’on accommodât Faust et son histoire, le public allemand y prenait un vif plaisir. C’est que ce personnage était, en son genre, un héros national. Parmi les traits divers, inégaux, complexes, que lui prêtaient les montreurs de marionnettes, il y en avait où l’âme allemande se reconnaissait, qui frappaient le spectateur comme autant de reflets rapides où miroitait le mystère de leur être intime. Il était à peu près pour eux ce qu’Odysseus fut en son temps pour le rusé et subtil peuple des Hellènes, ce que fut don Juan pour l’Espagne amoureuse, violente et romanesque : un type populaire où la foule se retrouvait. Aussi le premier dramaturge que hanta le désir de mettre à la scène des sujets allemands, Lessing, fut-il frappé de sa « qualité nationale », et entreprit-il de l’introduire sur les théâtres officiels : sa pièce, qui devait être représentée à Berlin dès 1758, ne fut point achevée à ce moment-là ; reprise dix ans plus tard, en vue de la scène de Hambourg, elle ne devait jamais voir le jour : soit qu’elle n’ait point été terminée, ou que son auteur, mécontent, l’ait détruite, ou que l’unique manuscrit s’en trouvât dans une malle qui se perdit un jour en voyageant de Dresde à Leipzig. Il ne nous en est resté qu’un fragment, qui comprend le scénario sommaire du prologue et des quatre premières scènes du premier acte, ainsi que le texte d’une courte scène qui devait être la troisième du second acte. Ce fragment est trop incomplet pour nous donner une idée de la pièce. Nous pouvons croire cependant que l’esprit philosophique de Lessing avait admirablement saisi le véritable, sens du sujet. En tout cas, ce sens se trouve indiqué avec précision dans le prologue, qui devait avoir pour théâtre l’intérieur d’une vieille cathédrale. Là, des diables tenaient conseil et racontaient leurs exploits : l’un avait incendié une ville ; un autre, ruiné une flotte ; un troisième, dédaigneux de tels passe-temps, se vantait d’une œuvre plus difficile : il était parvenu à enivrer un saint, que l’ivresse avait conduit à l’adultère et au meurtre. Le nom de Faust tombait alors dans l’entretien. On le jugeait à l’abri de la tentation. Néanmoins, le troisième diable s’engageait à le livrer, en vingt-quatre heures, à l’enfer. « A présent, disait un des démons, il travaille aussi à la lumière de sa lampe et fouille dans la profondeur de la Vérité. Trop de curiosité est une faute, et d’une faute, quand on s’y livre avec trop de complaisance, peuvent sortir tous les vices. » Une notice, publiée après la mort de Lessing par une des personnes qui avaient eu connaissance de son manuscrit, le capitaine von Blankenburg, nous apprend en outre qu’au dénouement, au moment où les démons, se croyant vainqueurs, entonnent un chant de triomphe, une voix leur criait du ciel : « Ne triomphez pas ! vous n’avez pas vaincu l’humanité et la science, la divinité n’a pas donné à l’homme le plus noble des besoins pour le rendre éternellement malheureux. Ce que vous avez vu et croyez posséder maintenant n’était qu’un fantôme. » Le sens un peu obscur de cet oracle trouve une explication dans une autre notice publiée deux ans plus tard par le professeur Engel, de Berlin : la tentation se « serait opérée sur un fantôme que le vrai Faust endormi contemple dans un rêve ; en sorte que les démons seraient trompés, et que Faust serait averti du péril où est son salut. » Ce sont là des données intéressantes : mais Lessing, dont les conceptions dénotaient toujours une si belle élévation de pensée, manquait du talent qui réalise ; et l’on ne peut s’empêcher de croire que sa pièce n’aurait jamais été au Livre populaire que ce que son Nathan le Sage est au conte des Trois anneaux. Tout ce qu’il faut donc retenir de sa tentative, c’est l’attrait qu’eut pour lui la légende de Faust et le sens qu’il lui donna. Notons encore, et surtout, que son Faust devait être sauvé, malgré la légende, le livre populaire, la pièce de Marlowe, etc. M. Kuno Fischer, dont les commentaires ne sont pas toujours aussi heureux, explique avec beaucoup d’intelligence la portée de ce changement capital : le Faust de Lessing, précurseur de celui de Gœthe, lui apparaît comme une sorte de moderne Prométhée, dont les rapports avec le génie du XVIIIe siècle sont tels que furent ceux du Faust de la légende avec le génie de la Renaissance. Mais, tandis que celui-ci est damné par sa curiosité, celui-là sera sauvé par elle : car « l’effort de l’homme vers la vérité ne le livre pas à Satan », et « Prométhée n’a rien de diabolique. » Ce trait décisif marque la transformation qu’a subie le personnage, qui demeure au même degré représentatif et « national ».


II

Dès l’enfance, Gœthe connut le Faust des marionnettes ; plus tard, celui des livres de Spiess et de Widmann. A Leipzig, dans le caveau d’Auerbach, il put contempler les peintures naïves qui illustrent quelques-uns des épisodes de la légende. Les études d’occultisme qui l’occupèrent un instant à Francfort, sous l’influence de Mlle de Klettenberg, contribuèrent peut-être à retenir son attention sur la figure du fameux magicien. Pendant son séjour à Strasbourg, où il assista probablement à une représentation de la pièce populaire, au moment même où il se passionnait pour la Renaissance allemande, il songea à s’emparer du sujet. Dès lors, il y revint sans cesse. Les critiques, qui ont étudié la question avec autant de sagacité que de minutie, croient qu’il commença à s’occuper de ce projet dès 1770 ou 1771 ; il y travailla sûrement, avec zèle, de 1770 à 1775, pendant la première période de sa grande activité littéraire. Ensuite, pendant ses années de paresse, il abandonna son œuvre commencée. Qu’il s’y intéressât toujours, on n’en saurait douter : car il en lut des fragmens à la cour de Weimar[5]. Il les communiqua même à Mlle de Göchhausen, qui aimait à écrire et qui en prit une copie, — peut-être sans autorisation. Longtemps inconnue, cette copie précieuse fut retrouvée à Dresde, parmi les papiers de « Thusnelda, » par M. Erich Schmidt, — je vous laisse à penser avec quelle joie : « Je regardai le commencement et vis aussitôt que les premiers vers divergeaient ; je courus à la fin, et, avec une émotion que beaucoup partageront, je constatai que la scène du cachot était en prose. Nul doute : grâce au zèle infatigable de Mlle de Göchhausen, j’avais retrouvé le Faust original conservé dans une belle copie[6]… » M. Érich Schmidt s’empressa de le publier, en l’accompagnant d’abondans commentaires, auxquels M. J. Collin ajouta bientôt les siens[7]. Ceux-ci, qui se recommandent par la fermeté de la déduction et de la langue, parviennent à peu près à établir à quelles dates furent rédigés les divers morceaux dont l’ensemble constitue le fragment. Ce fragment comporte vingt et une scènes (1345 vers et de la prose), les unes à peu près complètes, les autres seulement esquissées. Ce sont entre autres, par comparaison avec la rédaction définitive, les premières scènes (le monologue, l’évocation, le dialogue avec Méphistophélès) ; presque tout ce qu’on a appelé depuis « la tragédie de Marguerite » ; quelques détails épisodiques qui ne furent pas conservés : donc, tout l’essentiel du drame. L’œuvre inachevée porte naturellement, dans le sentiment et dans le style, la marque de la période de Sturm und Drang, à laquelle elle appartient. Elle produisit une impression très vivo sur ceux qui la connurent : si bien que l’un d’entre eux, Henri Léopold, Wagner, en « emprunta » le sujet, dont il se hâta de faire une tragédie qui parut en 1776, sous le titre de l’Infanticide. « C’était la première fois qu’on me dérobait un de mes sujets, dit Gœthe dans ses Mémoires. J’en fus peiné, sans lui en garder rancune. Ces larcins de pensées et ces prélèvemens, je les ai connus assez souvent dans la suite, et mes lenteurs, et ma disposition à jaser de mes projets et de mes inventions, m’ôtaient le droit de me plaindre. » Malgré cette mésaventure, il conservait certainement l’intention d’achever son œuvre : car, s’il y travailla peu pendant sa période d’oisiveté, il emporta cependant son manuscrit en Italie. Une lettre adressée à Herder, le 11 août 1787, affirme la volonté de s’y remettre ; une note de son « journal » (Rome, 1er mars 1788) nous le montre prêt à en presser l’exécution : « La semaine a été bien remplie, écrit-il, et me semble avoir duré un mois. D’abord j’ai tracé le plan de Faust, et j’espère que cette opération m’a réussi. Naturellement, c’est autre chose d’achever la pièce à présent ou il y a quinze ans : je crois qu’elle n’y perdra rien ; surtout je crois avoir retrouvé le fil. Je suis tranquille pour ce qui concerne le ton de l’ensemble : j’ai déjà écrit une nouvelle scène, et si j’enfumais le papier, je ne crois pas que personne pourrait le distinguer des anciennes. Le long repos et la retraite m’ayant ramené au niveau de mon existence propre, il est remarquable de voir combien je me ressemble à moi-même et combien peu mon état intérieur a souffert des années et des événemens. Le vieux manuscrit me fait quelquefois réfléchir, quand je l’ai sous les yeux. C’est toujours le manuscrit primitif, écrit même sans brouillon dans les scènes principales ; il est si jauni par le temps, si disloqué (les cahiers n’ont jamais été cousus), qu’on dirait réellement le fragment d’un vieux codex, de sorte que, comme autrefois je me reportais par la pensée et l’imagination dans un monde plus ancien, je dois me reporter maintenant dans un passé que j’ai vécu moi-même. » — Cette fois encore, Gœthe ne réussit point à mener son œuvre à bonne fin : si bien qu’après son retour, incertain sur l’avenir de ce poème dont l’ébauche le satisfaisait, il se décida à le publier tel quel dans le septième volume de l’édition de ses œuvres complètes (1790), sous le titre de : Faust, Ein Fragment.

Ce Fragment comprend dix-sept scènes et plus de deux mille vers. Rapproché de celui de 1775, il ne paraîtra pas beaucoup plus avancé. Il y manque au début les trois morceaux qui constituent, pour ainsi dire, l’ouverture de l’œuvre : la dédicace, le prologue sur le théâtre, le prologue dans le ciel. L’œuvre s’ouvre directement par le premier monologue de Faust qui, convaincu de l’impuissance de la science et dégoûté des pédans, se voue à la magie et commence par évoquer l’Esprit de la Terre. Mais les belles scènes qui donnent tout son sens à ce magnifique début n’étaient point encore composées : l’essai de suicide, le chœur des Anges, la promenade, la scène du caniche et même celle du pacte. La partie philosophique de la pièce était donc à peine encore exprimée, et bientôt la légende magique — que la critique allemande appelle volontiers « titanesque » — disparaissait presque entièrement pour céder la place à la « tragédie de Marguerite ». Celle-ci se développait telle à peu presque nous la connaissons, moins la scène du cachot, que Gœthe n’avait point encore rédigée en vers et dont il ne s’était pas décidé à publier l’esquisse. Le Fragment de 1790 nous apparaît donc comme un composé de deux élémens plutôt attachés que fondus ensemble : d’une part, un drame philosophique, à haute portée, à peine indiqué ; d’autre part, un drame très simple, très humain, très émouvant, que quelques touches devaient achever. Cependant, plusieurs années passèrent encore sans que Gœthe se décidât à compléter son œuvre. Il nous avec Schiller l’intime amitié dont nous avons tâché précédemment de marquer le caractère. Schiller, qui avait été frappé des beautés du Fragment, pria l’ami qu’il admirait de lui communiquer les morceaux restés inédits de l’œuvre inachevée : « J’avoue que ce que vous avez déjà fait imprimer de cette pièce me semble le torse d’Hercule, écrit-il le 29 novembre 1794. Dans chaque scène, on reconnaît toute la force, toute la plénitude d’un grand maître, et je voudrais suivre aussi loin que possible la nature grandiose et hardie qui respire dans cet ouvrage. » Gœthe s’excuse de ne pas se rendre à ce vœu : il n’ose « délier le paquet » de ses feuilles manuscrites, car, dit-il, « je ne pourrais copier sans corriger et finir, ce dont je ne me sens pas encore le courage. » Quelque temps plus tard (2 janvier 1795), Schiller revient à la charge ; puis il obtient la promesse d’un morceau de Faust pour les Heures, promesse qui ne fut point tenue. Ce n’est qu’en 1797 que Gœthe lui annonce qu’il va se remettre à son œuvre, non pour l’achever, explique-t-il, mais pour en « pousser plus loin une bonne partie. » Et il ajoute (22 janvier) : « Maintenant, je voudrais que vous eussiez la bonté de penser à cet ouvrage pendant une de vos nuits d’insomnie, et de me dire ce que vous exigez de l’ensemble : vous continueriez ainsi, en vrai prophète, à me raconter et à m’expliquer mes propres rêves. » Schiller répond avec son habituel dévouement à cette invitation, courrier par courrier : « Il ne me sera pas facile de vous dire ce que j’attends et désire trouver dans Faust. Je chercherai toutefois à saisir dans cette œuvre le fil de vos idées ; et si je ne puis y réussir, je m’imaginerai que j’ai trouvé par hasard les fragmens de Faust, et que j’ai été obligé de compléter ces lacunes. Pour le moment, je me borne à vous dire que la pièce de Faust, malgré sa poétique individualité, ne peut se soustraire aux exigences que lui impose sa signification symbolique, ainsi que vous le pensez sans doute vous-même. On ne saurait perdre de vue le caractère double de la nature humaine, et l’essai vainement tenté de réunir dans l’homme le terrestre et le divin. D’un autre côté, comme la fable tend et doit tendre vers un foyer de lumière où toute forme disparaît, on ne veut pas s’arrêter au sujet même, on veut être conduit par lui à l’idée. En un mot, ce que l’on demandera à Faust, c’est d’être à la fois philosophique et poétique. Vous aurez beau faire, la nature du sujet vous forcera à le traiter philosophiquement, et l’imagination sera obligée de se mettre au service de la raison… » Gœthe lui réplique aussitôt : « Merci de vos premières paroles sur la résurrection de Faust. Je suis sûr que vos vues sur l’ensemble de l’ouvrage seront toujours les mêmes ; mais rien n’est plus encourageant que de retrouver sa pensée et ses projets en dehors de soi, et c’est surtout votre sympathie qui est pour moi féconde en plus d’un sens. » Schiller reprend : « Je viens de relire les fragmens de Faust ; quand je pense au dénouement d’un pareil sujet, j’en ai le vertige. Rien de plus naturel, car tout repose sur une intuition, et tant qu’on n’y est pas arrivé, des matières même moins riches ne pourraient manquer d’embarrasser l’esprit. Ce qui m’inquiète surtout, c’est que, d’après le plan, le poème de Faust exige cette grande quantité de matières, afin qu’au dénouement l’idée puisse paraître complètement exécutée ; et je ne connais pas de lien poétique assez fort pour contenir une masse qui tend ainsi à déborder sans cesse. Mais patience, vous saurez vous tirer d’affaire. Il faudra, par exemple, que vous conduisiez votre Faust au sein de la vie active ; et quelle que soit la scène sur laquelle vous vouliez l’introduire, la nature du héros le rendra nécessairement trop grand et trop compliqué. Il sera également très difficile de tenir un juste milieu entre les parties qui ne peuvent être que de la raillerie, et celles qu’il faudra traiter sérieusement. Ce sujet me paraît prédestiné à devenir une arène où l’esprit et la raison se livreront un combat à mort… Je suis impatient de voir comment la légende populaire pourra se marier avec la partie philosophique du poème. »

Si l’on compare la pièce nouvelle, dont ces conseils favorisèrent l’éclosion, au Fragment, on reconnaîtra que Gœthe n’exagère rien en reconnaissant que Schiller éclaira sa propre pensée : car c’est incontestablement sous l’influence de son ami qu’elle se développe et s’élargit. En effet, pendant la première période de sa genèse (1771 à 1775), Faust ne fut guère qu’un drame de Sturm und Drang, à trois personnages, dont deux n’étaient qu’un « dédoublement », inspiré des sentimens de révolte et de spleen exprimés déjà dans Werther, et du goût pour la « Renaissance allemande » qu’avait manifesté Gœtz de Berlichingen. Les scènes que Gœthe composa pendant les années suivantes ne sont en somme consacrées qu’à développer la « tragédie de Marguerite ». C’est à partir de 1797 seulement, sous l’influence de Schiller, que la pièce prend son sens philosophique et symbolique. En reprenant son manuscrit, Gœthe y ajoute d’abord le Rêve d’une nuit de Walpurgis : un épisode satirique bourré d’allusions à des choses du moment ; puis la Dédicace, le Prologue sur la scène et le Prologue dans le ciel. Or, c’est surtout dans ces trois morceaux, dans le troisième surtout, qu’apparaissent les changemens qu’il introduit dans l’esprit de la légende : Faust n’est plus le simple héros d’une histoire de sorcellerie, il est devenu le représentant de l’humanité ; il est, parmi les hommes, le préféré de Dieu, qui, du haut de son ciel, sympathise aux vastes aspirations de sa créature ; enfin, sa destinée est arrêtée d’avance par la parole que le Seigneur adresse à Méphistophélès :

« Détourne cette âme de sa source primitive ; entraîne-la, si tu peux la saisir, sur la pente de tes sentiers, et sois confondu, s’il te faut reconnaître qu’un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin ».

Ensuite, les derniers morceaux composés ou repris, dans le corps de l’ouvrage, sont surtout ceux qui servent à souligner le sens général que le « prologue dans le ciel » a fixé. Ce sont, dans l’ordre chronologique de leur composition :

1° La scène du cachot (dont le plan se trouve déjà dans le fragment primitif), la scène de Valentin et celle de la nuit de Walpurgis, écrites toutes trois au printemps de 1798.

2° La promenade de Faust devant la porte de la ville, le monologue et la conjuration, le premier dialogue avec Méphistophélès, qui datent du printemps de 1800.

3° Le second monologue de Faust et l’hymne de Pâques, du printemps de 1801.

4° Le second dialogue de Faust et de Méphistophélès, avec le pacte qui, malgré son importance, n’apparaît qu’à ce moment tardif de la rédaction (1801).

Le premier Faust était achevé. Il ne parut qu’en 1808, dans le huitième volume des œuvres complètes. Accepté d’abord comme un poème dont la mise à la scène eût été une fantaisie irréalisable, il fut joué douze ans plus tard (1820), à la cour de Berlin. En 4829, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de la naissance de Gœthe, il fut solennellement représenté sur le théâtre de Weimar ; il faisait ainsi son entrée dans le répertoire de la scène allemande. Dès ce moment, la destinée de Faust était fixée : celle du petit nombre d’œuvres dans lesquelles les hommes croient retrouver toute leur âme et toute leur pensée, et qu’ils ne se lassent jamais de commenter.


III

Un intervalle de dix-huit années s’est donc écoulé entre la publication du Fragment de Faust et celle de la première partie entièrement achevée. Ce long espace de temps ne fut point perdu pour la gloire de l’œuvre qui, si l’on peut dire, se cristallisait dans l’attente. On en parlait comme d’une chose énorme ; sa publication future apparaissait comme un événement aussi important que la prise de la Bastille, que les victoires de Napoléon. Dans ses Entretiens sur la poésie, Auguste-Guillaume Schlegel annonçait que Faust renfermerait et manifesterait le génie entier de Gœthe, prendrait rang à côté des œuvres suprêmes des hommes, marquerait le point de départ d’une poésie nouvelle et serait pour les temps modernes ce que la Divine Comédie a été pour le moyen âge. Pendant que Schlegel vaticinait ainsi dans l’Athenæum, Schelling renchérissait dans ses cours, et, tout en découvrant, lui aussi, au fragment un « sens dantesque », le proclamait « plus divin que l’œuvre de Dante. » Les scènes disjointes qu’il avait sous les yeux suffisaient à le persuader que cette œuvre, qui se laissait plutôt deviner que connaître, « serait en tout sens originale, comparable à elle seule, ne reposant que sur elle-même. » Hegel lui-même se mettait de la partie, s’occupait du Fragment dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807), et « l’éclairait » — selon M. Kuno Fischer — par cette lumineuse définition : « C’est la conscience individuelle dans laquelle s’est glissé l’esprit de la terre. » Ainsi, dès avant son achèvement, Faust était célèbre, et tombait entre les mains magnifiantes et dangereuses des commentateurs. Les orages de la période où il parut, — la plus agitée et la plus tragique qu’eût traversée l’Allemagne depuis la guerre de Trente Ans, — furent impuissans à retarder sa fortune : nous avons vu que les grands esprits de Weimar contemplaient avec sérénité les convulsions du monde, troublés seulement quand les canons grondaient devant leurs portes. L’œuvre nouvelle leur sembla aussitôt si considérable, qu’ils l’égalèrent aux événemens. Tout à l’heure, Schlegel comparait l’action de Gœthe à celle de la Révolution française. Wieland, que les scènes de la nuit de Walpurgis avaient d’abord effrayé, se demandait maintenant « si Gœthe ne serait pas, dans le monde poétique, ce qu’est Napoléon dans le monde politique. » Quelques-uns se sont étonnés qu’en un tel moment, où chancelait l’équilibre du monde, où l’apparition et le triomphe d’un homme extraordinaire menaçaient avec l’existence des anciens États celle des vieilles traditions, une œuvre littéraire ait pu paraître sans être aussitôt étouffée et condamnée à l’oubli. La parole de Wieland, d’une candeur si belle, nous explique comment, malgré la tempête qui grondait, à la veille d’Iéna, Faust put être accueilli comme si l’ordre et la sécurité eussent régné sur la terre, et comment l’enthousiasme qu’il suscita d’emblée put traverser sans s’éteindre la période des sept années de jeûne, de misère, d’invasion qu’inaugura, pour la patrie de son auteur, la campagne de Prusse. L’Allemagne de cette époque était vraiment « intellectuelle ». Les œuvres de la pensée y semblaient plus importantes et plus durables que celles de la politique. Elle les saluait comme des victoires. En voyant éclore enfin le chef-d’œuvre lentement mûri de celui qu’elle avait sacré, selon cet autre mot de Wieland, « roi de ses génies », elle se réjouissait sans songer qu’il était peut-être à la merci des faits ; que les événemens pouvaient arrêter sa carrière et l’envelopper d’oubli ; que, dans les jours troubles qui commençaient, de bons canons eussent été plus utiles que de beaux vers ; et que les hommes nécessaires, à cette heure, ce n’était ni le conseiller Gœthe ni le professeur Hegel, c’était le ministre Stein et le général Scharnhorst. Cette foi naïve a entouré l’œuvre, l’a soutenue à travers l’âpreté des temps, pendant cette sorte d’enfance de ses premières années d’où dépend en partie l’avenir des livres comme celui des hommes. Elle en a élargi le sens, elle l’a faite nationale et légendaire, elle l’a pour ainsi dire préparée à ses hautes destinées. Si Faust est devenu un « poème mondial », il ne le doit pas seulement à sa grandeur poétique, il le doit aussi — je serais tenté de dire surtout — à cet accueil, à cette espèce de « cristallisation » qui l’a enrichi du génie d’un peuple, qui a fleuri la pensée du poète de beaucoup de pensées étrangères et de rêves inconsciens.

Quant à Gœthe lui-même, si l’on veut savoir l’opinion qu’il avait de son œuvre, on peut voir dans les Conversations avec Eckermann qu’il l’admirait pour le moins autant que les contemporains. Il disait : « Le Faust est un sujet incommensurable », tout simplement. Il l’aimait aussi, comme il aimait sa propre personne et sa propre vie. Il se plaisait, à l’occasion, à en souligner le sens profond. L’on a retrouvé, parmi ses papiers inédits, deux morceaux assez significatifs à ce point de vue, pour qu’on puisse les extraire du Gœthe-Jahrbuch, où ils ont été publiés en 1888. Le premier est une sorte de compliment aux spectateurs, que voici :

« Que la pièce soit recommandée aux meilleures têtes, — — nous voudrions bien le répéter : — mais l’applaudissement seul donne de l’importance. Peut-être qu’on pourrait trouver quelque chose de mieux.

« La vie humaine est un poème pareil relie a bien son commencement et sa fin. — Mais en tout, elle ne l’est pas. Messieurs, ayez la bonté d’applaudir ! »

Évidemment, Gœthe ne put jamais songer sérieusement à terminer sa « tragédie mondiale » par ces couplets de vaudeville. Pourquoi donc éprouva-t-il le besoin de les écrire, sinon parce qu’il pensait sans cesse à son œuvre et demeurait toujours préoccupé de ses destinées ? Je retrouve le même sentiment, exprimé avec plus de poésie et plus d’ampleur, dans le second morceau qui porte le titre d’adieu (Abschied), dont le lyrisme obscur traduit l’attachement du poète à ses créations et l’étroite dépendance où il est des forces supérieures qui entraînent le monde et le siècle :

«… Heureux celui que l’Art aimable attire on paix chaque printemps dans un silence nouveau, satisfait de ce qu’un Dieu lui adonné. Le monde lui révèle les traces de son propre esprit ; nul obstacle ne le décourage ; il avance selon la loi de sa nature. Et pareil au chasseur sauvage, l’audacieux ouragan de l’Esprit du Temps mugit dans les hauteurs. »

Que pendant même qu’il écrivait la première partie de Faust, Gœthe ait songé à la seconde, on n’en saurait douter : il l’affirme à maintes reprises ; et l’on peut tenir pour certain que quelques scènes (le début de l’acte III, devant le palais de Ménélas, à Sparte) étaient rédigées en 1802. Cependant, pour des raisons que nous ignorons, il en abandonna le projet. Peut-être l’oublia-t-il tout simplement : les poètes ont de tels caprices. D’ailleurs, d’autres œuvres le sollicitaient. De longues années passèrent, — près d’un quart de siècle. En 1824, pendant qu’il travaillait avec Eckermann à la continuation de Vérité et Poésie, il retrouva parmi ses notes le plan de l’ouvrage délaissé. Il le communiqua à son fidèle famulus. Celui-ci, toujours prêt à l’admiration, s’enthousiasma, et réussit à remettre le vieux maître à l’œuvre délaissée. On pense à la belle scène où Faust, centenaire, aveugle, se réjouit du « cliquetis des boches » et des travaux utiles qu’il rêve encore, pendant que les lémures creusent sa fosse.

— Chaque jour, dit-il, je veux être informé de combien s’allonge le fossé entrepris.

Méphistophélès répond à demi-voix :

— Il est question, si je suis bien informé, non d’un fossé, mais… d’une fosse.

L’esprit honnête et béat d’Eckermann n’aurait pas même été effleuré par de telles pensées. Il ne songe ni aux difficultés, ni aux obstacles, et Gœthe, galvanisé, sent se réveiller ses anciennes ardeurs. A mesure que son travail avance, il en lit des fragmens à son « Wagner », dont l’admiration l’encourage. Pourtant, l’âge pèse sur lui ; il avance avec lenteur, il se plaint de ses efforts et de sa peine : il ne peut plus travailler « qu’aux premières heures du jour », lorsqu’il est « rafraîchi et fortifié par le sommeil, et que les niaiseries de la vie quotidienne ne l’ont pas encore dérouté. » Encore n’avance-t-il guère : « Qu’est-ce que je parviens à faire ? ajoute-t-il. Tout au plus une page de manuscrit, dans le jour le plus favorisé, mais ordinairement ce que j’écris pourrait tenir dans la paume de la main, et bien souvent, quand je suis dans une veine de stérilité, j’en écris encore moins. » Pourtant, il se passionne pour ce nouveau drame, et, bien qu’il l’eût oublié pendant dix-sept ans, il finit par se persuader qu’il y a pensé sans cesse, que c’est le complément nécessaire du premier Faust, et même que la suite sera bien supérieure au commencement. Le 1er septembre 1829, il dit à Eckermann :

« J’ai conçu ce poème il y a bien longtemps, depuis cinquante ans je le médite, et les matériaux en sont tellement entassés, que maintenant, l’opération difficile, c’est de choisir et de rejeter. L’invention de cette seconde partie est réellement aussi ancienne que je vous le dis. Mais le poème gagnera, j’espère, à n’être écrit qu’aujourd’hui ; avec le temps, mon esprit a acquis des idées plus claires sur les choses du monde. J’irai comme quelqu’un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite monnaie d’argent et de cuivre, qu’il a toujours changée avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle sorte qu’il voit maintenant toute sa fortune de jeune homme changée en pièces d’or. »

Quelques mois auparavant (1er juin 1771), il écrivait à Zelter : « Ce n’est pas une bagatelle que de réaliser à quatre-vingt-deux ans ce qu’on a conçu dans sa vingtième année… »

Un peu plus tard (17 mai 1832), à Guillaume de Humboldt :

« Voilà plus de soixante ans que j’ai conçu le Faust ; j’étais jeune alors, et j’avais déjà clairement dans l’esprit, sinon toutes les scènes avec leur détail, du moins toutes les idées de l’ouvrage. Ce plan ne m’a jamais quitté ; partout il m’accompagnait doucement dans ma vie, et de temps en temps je développais les morceaux qui m’intéressaient sur le moment. Il était resté dans la seconde partie un certain nombre de lacunes, qu’il fallait remplir sans y faire languir l’intérêt, et j’ai éprouvé combien il était difficile de faire par la volonté seule ce qui devait être l’œuvre de l’instinct libre et spontané. »

Je n’ai pas besoin de dire que je ne songe pas un instant à reprocher à Gœthe les incertitudes de sa chronologie : au terme de sa longue vie, si remplie d’œuvres, d’occupations, d’aventures, il avait acquis le droit d’oublier les dates exactes de sa conception. Si j’ai tenu à rapprocher ces fragmens un peu contradictoires, c’est qu’ils nous permettent de suivre et de caractériser le travail qui s’opérait dans l’esprit de l’illustre vieillard ; c’est aussi que le secret de ce travail intime renferme le sens même du poème et contribuera à nous le livrer. Peu à peu, les deux parties de Faust, si distinctes, si différentes, se sont rejointes à travers les années ; en sorte que l’œuvre, qui est bien réellement double, trouve sa suite dans la mémoire du poète, surchargée de souvenirs, et dans son imagination surchargée de rêves. Plus de solution de continuité, plus d’années de paresse, plus de période où le manuscrit dormait, négligé, oublié presque, chassé de la pensée par d’autres œuvres ou par d’autres soucis. Le poème se confond avec la vie qu’il a remplie, dont il reproduit les phases, dont il est le fil conducteur. Lorsqu’il l’eut achevé, au prix de ses dernières forces, Gœthe put véritablement le croire : oui, il put croire que Faust datait vraiment de sa vingtième année, l’avait accompagné doucement à travers toute son existence, et qu’il formait un tout harmonieux et complet, aussi bien qu’une œuvre créée d’un seul coup, par un geste du génie. Belle et douce et noble illusion, — et qui renfermait, nous le verrons plus tard, une grande part de vérité. Au cours de ces études, je me suis quelquefois irrité contre cet homme, dont la supériorité eut tant de faiblesses. Ici, du moins, on peut admirer sans réserve la grandeur de l’artiste et du travailleur, debout à côté de l’œuvre achevée qui incarne toute son âme.


IV

Maintenant, j’entre en tremblant dans la forêt des commentaires.

C’est un taillis épais et sombre, — la Selva oscura dont il est parlé dans l’autre « poème mondial ». Des rameaux épais pendent lourdement sur le sol, où rampent des ronces et des lianes. De-ci, de-là, quelques rais de lumière filtrent à travers le feuillage. Et, dans cette ombre tiède, la végétation est d’une incroyable richesse. Les arbres, les arbustes, les buissons croissent et multiplient avec une abondance de forêt des tropiques. Il n’en est aucun qui, à peine jailli du sol, n’en produise aussitôt mille autres. Ils s’enchevêtrent, ils s’entre-croisent, ils s’entre-choquent sans réussir à s’entre-détruire. C’est une vie mystérieuse et folle, luxuriante et fastidieuse, intarissable et grotesque. Malheur à qui se risque dans ces parages ! Voi ch’entrate, — armez-vous d’une robuste patience[8] !

Ces arbres, ces arbustes, ces buissons que je viens d’évoquer par image, ce sont les philosophes, les philologues, les théologiens, les historiens, les érudits et les Gœthiens : car ils se sont tous mis à la besogne. Expliquer Faust est devenu une position sociale. On l’a couvert d’in-octavo et de brochures : le poème disparaît, écrasé, étouffé, dévoré. Chacun de ces rats, pour en avoir absorbé un morceau, croit s’être rempli de génie. Exception faite pour quelques-uns, qui demeurent par miracle maîtres de leur intelligence, ils sont niais et prétentieux, téméraires et vains. On voudrait leur dire, comme Faust à Wagner : « Vos discours si brillans, où vous faites si belle frisure aux bagatelles humaines, sont stériles comme le vent brumeux qui si file en automne à travers les feuilles sèches ! » On ne peut s’empêcher de s’écrier, comme l’écolier qu’a prêché Méphistophélès : « Tout cela m’abasourdit comme s’il me tournait une roue de moulin dans la tête ! »

Les allégoristes et les symbolistes méritent la palme. Il n’est interprétation, compliquée jusqu’à l’absurde, que n’ait inventée leur délirante imagination. Pour eux, par exemple, la scène du cachot devient une représentation symbolique du dogme de la foi. Lorsque Faust entre dans la prison, avec le trousseau de clefs et la lampe de nuit, le trousseau représente la fausse confiance en soi, et la lampe, les sèches et insuffisantes lumières de la raison ; le barbet diabolique est le symbole de l’Esprit de la Nature ; le rire enchanté, celui de la métamorphose des plantes ; et ainsi de suite. Nous sommes visiblement en pleine folie. Rappelons-nous cependant que toutes les grandes œuvres ont suscité de telles fantaisies, et aussi que Gœthe n’est pas tout à fait innocent du trouble de ces honnêtes gens : une fois convaincu, par Schiller, que son œuvre était incommensurable (ce dont il ne se fût jamais aperçu tout seul), il s’est efforcé d’en compliquer le sens. Plus tard, quand il a consacré ses dernières années à composer la seconde partie, il a vraiment travaillé à en faire, selon le mot de M. Henri Fischer, « le grand sphinx » de la littérature moderne, avec son empereur, son astrologue, son Hélène, ses fleurs parlantes, ses divinités païennes, ses sirènes, sa Phorkyade, ses Lémures ; il a ouvert l’espace à ces abstracteurs de quintessence dont la fonction paraît être d’embrouiller les questions. « Finalement, comme dit Méphistophélès, nous dépendons toujours des créatures que nous avons faites. »

Il ne me semble pas que les philosophes et les théologiens s’approchent beaucoup plus de la vérité lorsqu’ils essayent de faire du Faust une sorte de manifeste poétique des systèmes qui leur sont chers, ou qu’ils veulent combattre. Ce qui le prouve, ce sont leurs contradictions. Les uns, en effet, voient dans le poème dont ils marquent le caractère négatif, un retour aux doctrines du XVIIIe siècle, avec lesquelles Gœthe avait longtemps rompu. Les autres le revendiquent comme une sorte de livre sacré du néo-paganisme. Quelques-uns en veulent trouver tout le sens dans les dernières scènes, et l’acceptent comme un retour inespéré au catholicisme : un « converti » se persuade que Gœthe était arrivé tout près de la foi catholique, et que des « circonstances extérieures » l’empêchèrent seules de l’adopter formellement, et Louis Veuillot s’écrie, dans un mouvement pathétique : « Tout à coup, dans le cœur du poète, l’instinct vainqueur de la beauté l’emporte sur la haine de la vérité. D’un trait il supprime le libertin, le païen, le blasphémateur ; toutes ces ignominies disparaissent comme les monstruosités d’un rêve, et Gœthe, à la splendeur du jour, ne garde que le Faust pour qui Marguerite mourante a prié. » Il en est qui déclarent que le poème est d’un navrant pessimisme, tandis que d’autres en admirent l’optimisme sain et bienfaisant. Pour ceux-ci, c’est un mystère ; pour ceux-là, un système. Bref, tous croient y trouver ce qu’ils y cherchaient. Et peut-être bien que ce n’est pas une illusion. L’erreur commune à ces commentateurs, c’est que chacun veut avoir raison contre les autres, — tandis qu’ils n’ont raison qu’ensemble. Une œuvre qui contient la pensée d’une vie entière ne saurait s’enfermer dans un système, ni représenter une face unique de la vérité : nécessairement, elle est multiple et contradictoire, comme le sont toujours les grands esprits où se réfléchit le spectacle des choses, les « microcosmes » qui reproduisent les changeantes images du monde en mouvement.

Cependant, les historiens sont arrivés à la rescousse, et ils ont déplacé le problème. Renonçant à chercher le mot de l’énigme dans le poème considéré en lui-même, ils l’ont rattaché aux diverses légendes dont il est issu, en tâchant de faire jaillir quelque lumière de ces rapprochemens : celle de Simon le Magicien, celle de Cyprien d’Antioche, etc. Ils ont fait ainsi de belles découvertes : c’est pendant que Luther est en train de traduire la Bible à la Wartbourg que Faust vend son âme au diable et commence à courir le monde avec son sinistre compagnon. Notez que Faust porte le titre de Docteur, comme Luther. Voilà qui explique tout : Faust est le sorcier anti-luthérien, comme Cyprien d’Antioche fut le sorcier anti-catholique, comme Simon fut le sorcier anti-judaïque. Ne vous semble-t-il pas que cela est de première importance et nous avance beaucoup ?

Les philologues ne pouvaient rester inactifs : ils sont facétieux et patiens, et la comparaison des textes leur réserve des joies infinies. Ils ont donc comparé l’une à l’autre les trois versions de Faust ; et ils ont comparé à des fragmens de ces trois versions d’autres fragmens empruntés à la correspondance ou aux poésies de Gœthe. Des rencontres de mots, des ressemblances d’images suffisent à les plonger dans des joies infinies : ils en tirent des conclusions éloignées, et, comme il n’est rien de moins précis que de tels rapprochemens, ces conclusions prêtent à des discussions dont les imprimeurs auraient tort de se plaindre. Mais, on le devine, les philologues ne peuvent avoir la prétention de saisir la « pensée fondamentale » du poème, et leur exégèse n’aboutit guère qu’à fixer — bien approximativement — la date de la conception ou de la rédaction des divers morceaux du poème. Or, les recherches faites dans ces dernières années parmi les archives de Weimar ont éclairci et fixé, avec une stricte minutie, cette chronologie : les pauvres philologues en sont donc pour leurs frais d’hypothèse, de rapprochemens, de déductions, et l’on les traite à présent de « vieillis » et de « démodés ».

Par-dessus la question du sens général du poème, des dates précises de sa composition, de ses rapports avec les légendes de magiciens qui ont étonné le monde depuis les origines du christianisme, de ses relations avec la foi chrétienne, avec les divers systèmes philosophiques du temps présent et du temps passé, il en est une autre — une question de préséance, celle-là, et pour ainsi dire de protocole — qui ne laisse pas de tourmenter beaucoup d’esprits dévoués à la hiérarchie : Faust est-il vraiment un « poème mondial » (Weltgedicht), comme la Divine Comédie et Hamlet ? N’est-il qu’une œuvre temporaire, image de l’époque qui l’a vu naître, produit d’un talent heureux plutôt que d’un génie universel, émancipé des lois du temps et de l’espace ? ou bien encore est-il, par excellence, l’œuvre de son pays, est-il pour l’Allemagne ce que l’Odyssée, par exemple, est pour la Grèce antique, ce que Don Quichotte est pour l’Espagne ? Hélas ! pas plus que sur les autres, les critiques n’ont pu se mettre d’accord sur ce problème d’étiquette ! Les fanatiques répondent par l’affirmative, en s’efforçant de varier les formules de leur admiration. Les détracteurs soutiennent la thèse opposée, et les bons argumens ne leur manquent pas. Les premiers affirment : « Faust est notre poème allemand central, la tentative la plus grandiose et la mieux réussie de résoudre poétiquement l’énigme du monde et de la vie, un poème tel qu’aucune autre nation n’en peut montrer l’égal en profondeur et en abondance d’idées réalisées en images plus naïves et plus vivantes[9]. » Les autres[10] répondent : «… Faust tient des monologues infinis, dispute avec Wagner et Méphistophélès, lequel les raille tous deux. De tous les grands mots et des déclamations de Faust, il ne sort aucune grande action, pas même l’essai d’en commettre quelqu’une. Sitôt qu’il entre dans la vie, il tombe du haut du rôle mondial qu’il récite pour séduire la première fillette venue — et même de la façon la plus triviale — avec l’aide d’une entremetteuse. Le poème mondial annoncé se dénoue en un drame d’amour, le drame d’amour en une histoire criminelle. Quelque tragique que puisse être cette chute rapide, aucun caractère plus noble, aucun idéal plus haut, aucune action salutaire ne brille dans la sombre nuit du tableau. La seconde partie devient « une allégorie fantomatique » d’une confusion carnavalesque telle que le poète n’y trouve aucune issue, sinon de faire mourir Faust dans une incroyance obstinée et de le transporter ensuite dans des sortes de limbes catholiques. » Entre ces opinions extrêmes, il y a de la marge. Le seul fait qu’elles coexistent suffit cependant à prouver que, « mondial » ou non, et quelle que soit la place exacte qu’il occupe dans l’échelle incertaine des œuvres littéraires, le poème où Gœthe a mis toute sa vie est de ceux — si l’on me permet cette expression — dont « l’avenir est assuré. »


V

Comment Gœthe l’interprétait-il lui-même ?

Lorsqu’il eut la première idée de sa pièce, il n’en comprit pas toute la grandeur. Il la soupçonna plus tard, en Italie, quand il rouvrit les cahiers jaunis de son vieux manuscrit ; car il écrivit cette phrase significative : « C’est tout autre chose d’achever la pièce aujourd’hui ou il y a quinze ans. » Mais ce fut sans doute l’admiration de Schiller qui commença à l’éclairer sur son œuvre. Pourtant, il en parlait encore simplement, sans paraître soupçonner qu’à peine achevée, — et même avant de l’être, — elle lui vaudrait un de ces rayons de gloire que les plus ambitieux parmi les poètes osent à peine convoiter. Quand la gloire fut là, quand l’admiration éclata de toutes parts autour du poème, quand le flot des commentaires commença à l’entraîner, Gœthe fut bien obligé de reconnaître que Schiller ne s’était point trompé, et qu’il avait accompli quelque chose de tout à fait extraordinaire. Peut-être en eut-il d’abord un peu d’étonnement : car il savait bien que, pendant de longues périodes, il avait entièrement oublié son Faust ; qu’à travers les années, l’œuvre avait changé d’esprit, d’ « idée » et de moyens ; qu’une bonne partie de l’honneur de sa composition revenait à Schiller ; enfin, qu’en bonne conscience, il n’y avait mis ni la moitié, ni le quart, ni le dixième de ce qu’y découvraient les critiques et les philosophes. J’imagine que cet étonnement, par une pente naturelle, se changea bientôt en satisfaction : peu à peu, l’auteur se familiarisait avec sa grande œuvre. Quand il se décida à la continuer, il avait fini par y voir à son tour tout ce qu’on y voyait, et davantage encore : les débordemens de la critique avaient emporté la simple lucidité de sa conscience de créateur. Pour l’aider dans son travail, Schiller n’était plus là : il fallut se contenter d’Eckermann. Ce n’était plus la même chose. Au lieu d’un génie égal au sien, un brave homme un peu niais, rempli d’une bonne volonté touchante, susceptible d’admirer avec béatitude et même, jusqu’à un certain point, de comprendre, mais incapable de donner un bon conseil, d’avoir une idée ou de la susciter autrement qu’à force d’écouter. Schiller parlait, puisait à pleines mains dans le trésor de son imagination et de sa pensée, faisait largesse de lui-même : Eckermann ouvrait les oreilles, s’extasiait et prenait des notes. Gœthe en fut donc réduit à tirer de son propre fonds les élémens de ferveur et de foi qui pussent le soutenir ; et il s’appliqua à hausser Faust au niveau des commentaires, à y découvrir ce que les autres y trouvaient, ce qu’il commençait à juger nécessaire d’y mettre. Aussi ses explications, si j’ose dire, se corsent-elles. Le 10 janvier 1825, par exemple, le bon Eckermann lui raconte qu’il est en train de lire Faust, et trouve que c’est « un peu difficile. » Gœthe sourit et répond :

« En effet, je ne vous aurais pas encore conseillé Faust. C’est un ouvrage de fou, et qui va au-delà de tous les sentimens habituels. Mais puisque vous avez agi sans me consulter, continuez, vous verrez comment vous en pourrez sortir. Faust est un individu si étrange, que peu d’êtres seulement peuvent partager ses émotions intimes. Le caractère de Méphistophélès est aussi très difficile à cause de son ironie, et aussi parce qu’il est le résultat personnifié d’une longue observation du monde. »

Deux ans plus tard (6 mai 1827), on serre le sujet de plus près. Eckermann veut absolument savoir quelle est l’idée de Faust. Cette fois, Gœthe se fâche : pourquoi les Allemands ont-ils la manie de chercher et d’introduire partout des « idées profondes » ? Dire « l’idée » qu’il a voulu incarner dans son œuvre, vraiment, il ne le saurait. Il s’écrie : « Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu’à l’enfer, voilà l’explication, s’il en faut une. » Elle est assez large pour lui plaire. Pourtant, elle ne lui suffit encore pas. Il renchérit : « Cela aurait été vraiment joli, si j’avais voulu rattacher à une seule idée, comme à un maigre fil traversant tout le poème, les scènes si diverses, si riches de vie variée, que j’ai introduites dans Faust ! » Et il explique qu’il n’a jamais cherché à « incarner une abstraction », mais à transformer ses « impressions » en peintures vivantes. Plus tard encore, à mesure qu’il avance dans la rédaction de sa seconde partie, il interprète à son bon famulus le morceau dont il lui fait lecture, ou revient de temps en temps sur sa conception générale. Eckermann admire comme s’il comprenait. Ses remarques révèlent d’ailleurs les bornes de son esprit. Ainsi, le 17 février 1831, Gœthe lui montre le manuscrit du second Faust. Eckermann le contemple avec respect, s’étonne de sa masse, et présente cette observation dont on goûtera la candeur :

— Voilà ce que vous avez écrit depuis six ans que je suis ici, et cependant toutes vos autres occupations ne vous ont permis d’y donner que très peu de temps ! On voit comme une œuvre grossit, même quand on se borne à n’y ajouter qu’un peu de temps en temps.

Puis, pour dire mieux, il reprend, avec autorité :

— Dans cette seconde partie, on voit apparaître un monde bien plus réel que dans la première.

Et Gœthe, enchanté, d’expliquer aussitôt :

— C’est naturel. La première partie est presque tout entière consacrée à la peinture d’émotions intimes et personnelles : tout part d’un individu engagé dans certaines idées, agité par certaines passions ; la demi-obscurité de cette partie peut avoir pour les hommes son attrait. Dans la seconde partie, presque rien ne dépend plus d’un individu spécial ; là paraît un monde plus élevé, plus large, plus clair, plus libre de passions, et l’homme qui n’a pas cherché un peu, qui n’a pas en lui-même quelques-unes de ces idées, ne saura pas ce que j’ai voulu dire. »

Enfin, — pour abréger ces citations cependant instructives, — le 6 juin 1831, Gœthe attire l’attention d’Eckermann sur le fameux passage de la conclusion : « Il est sauvé, le noble membre du monde des méchans esprits… » Et il en dégage le sens en ces termes :

« Ces vers contiennent la clef du salut de Faust : dans Faust a vécu une activité toujours plus haute, plus pure, et l’amour éternel est venu à son aide. Cette conception est en harmonie parfaite avec nos idées religieuses, d’après lesquelles nous sommes sauvés non seulement par notre propre force, mais aussi par le secours de la grâce divine. Vous devez avouer que cette conclusion, où l’âme sauvée s’élance au ciel, était très difficile à composer ; et au milieu de ces tableaux supra-sensibles, dont on a à peine un pressentiment, j’aurais pu très facilement me perdre dans le vague, si, en me servant des personnages et des images de l’Eglise chrétienne, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté. »

Si l’on rapproche ces déclarations pour en dégager la substance, on trouvera que Gœthe distinguait dans son chef-d’œuvre :

Une part d’impressions personnelles, « réalisées poétiquement », dont l’enchaînement constitue la plus grande partie du premier Faust ;

Une représentation plus générale et symbolique du monde, dans le second Faust ;

Plusieurs idées abstraites, qui ne sont point le but essentiel de l’œuvre, mais qui s’y sont introduites ;

Une idée d’ensemble (quoiqu’il ait une fois affirmé qu’il n’y en avait point) : celle du salut de Faust par l’effort.

Cette explication est plus claire, plus précise, plus juste qu’aucune de celles des commentateurs, lesquelles se ramènent presque toutes à choisir l’un ou l’autre de ces traits, pour en exagérer l’importance aux dépens de celle des autres. On peut l’accepter pour fil conducteur à travers l’œuvre : elle mérite plus de confiance que les volumes petits ou gros entassés autour du poème. Et d’ailleurs, les diverses catégories des critiques, les historiens, les philosophes, les érudits, les philologues, y trouveront chacune leur compte : elle est synthétique ; c’est peut-être ce trait qui la rapproche de la vérité.

En lisant Faust, il importe avant tout de penser sans cesse à la façon singulière dont il fut composé, haché par la vie, abandonné pour d’autres œuvres, repris avec ferveur, oublié, et devenant enfin le sommet de cette fameuse « pyramide » que Gœthe voulait élever par l’entassement de ses actes, de ses pensées et de ses écrits. Là est le secret de sa séduction, comme aussi de son défaut : le manque d’unité. M. Kuno Fischer, qui demeure malgré tout un des commentateurs les plus clairvoyans, l’a bien vu sans vouloir le reconnaître : « L’unité de la tragédie de Faust, dit-il en arrivant au terme de sa longue étude, se trouve dans la personne et dans le développement du poète : c’est pour cela qu’elle est plus vivante, plus originale, plus ample que celle qui résulte d’un plan réfléchi et arrêté d’avance. » En vérité, c’est là une affirmation dont on sent la faiblesse : Faust n’a pas, ne peut pas avoir plus d’unité que la longue existence dont il est le reflet, laquelle a été singulièrement ballottée et mobile. Il est fait de la même matière. Comme Gœthe, il part à divers momens sur des pistes différentes, qui ne se rejoignent pas toujours ; comme lui, il réunit tant bien que mal des « fils bariolés » dont les nuances, parfois, ne s’accordent guère. Commencé pendant l’extrême jeunesse (je rappelle que le premier monologue date de 1771, et que quelques mots à peine y furent changés), il paraît vouloir être une protestation contre la science officielle, l’université, la pédanterie, et traduire cette aspiration à tout connaître, à tout savoir, à posséder tout ce que l’esprit peut embrasser, qui poussait déjà l’étudiant de Leipzig à suivre à la fois des cours de droit, de lettres et de dessin. Il se teinte de violence, il tourne à la révolte en traversant la période de Sturm und Drang, — frère de Gœtz et de Werther, hostile comme eux à l’ordre établi, tourmenté par les mêmes angoisses sourdes devant la double énigme du monde et de la vie. Cependant, de précoces expériences, des sentimens violens et fugaces, des aventures de jeunesse arrachent le jeune Gœthe au monde « supra-sensible » dans lequel se complaisait son imagination : c’est un monde nouveau qui se révèle à lui, celui du sentiment, celui de la douleur, celui de la femme. S’il m’est permis d’employer une image qui ne lui aurait point déplu en ce temps-là, il descend du ciel de Jupiter à celui de Vénus : Marguerite, qui est sa création propre bien plus que les autres personnages du drame, passe au premier plan, devient pour un moment la figure centrale de la pièce. Elle est la sœur aussi de ces humbles héroïnes authentiques, qui s’appellent Annette Schœnkopf ou Frédérique Brion. Elle est celle également des deux Marie de Gœtz et de Clavijo : et elle prend d’emblée un développement, une ampleur que n’avaient point ces pâles abandonnées. La sœur de Beaumarchais disait doucement :

« Je suis une insensée et malheureuse jeune fille. La douleur et la joie ont miné, avec toute leur violence, ma pauvre vie… »

Marguerite chante ces admirables stances, qui demeurent une des plus belles pages de l’œuvre achevée :

« Ma paix est passée, mon cœur est lourd… Je ne le retrouverai jamais, jamais plus. « Tout lieu où je ne le possède pas est pour moi la tombe ; le monde entier m’est amer comme fiel.

« Ma pauvre tête se dérange, mon pauvre esprit s’en va en lambeaux.

« Ma paix est passée, mon cœur est lourd ; je ne le retrouverai jamais, jamais plus.

« C’est lui que j’attends à la fenêtre, c’est pour lui que je quitte la maison.

« Sa fière démarche, sa noble stature, le sourire de sa bouche, la puissance de ses yeux, et de sa parole l’abondance enchanteresse, le serrement de sa main, et son baiser, hélas !

« Ma paix est passée, mon cœur est lourd ; je ne le retrouverai jamais, jamais plus.

« Mon cœur s’élance vers lui ; ah ! si je pouvais l’étreindre et le retenir,

« Et le baiser à ma volonté, de ses baisers dussé-je mourir[11] ! »

C’est ainsi qu’en évoquant ses propres souvenirs, en les incarnant dans une figure qu’il n’achève pas de fixer, en les mêlant au drame ou en leur laissant le ton lyrique qui leur convient, Gœthe écrit, sans y songer, la partie la plus humaine, la plus vivante de son chef-d’œuvre, cette « tragédie de Marguerite » qui, malgré tous ses efforts, ne s’est jamais complètement fondue dans Faust, et sans laquelle cependant Faust ne serait qu’une œuvre morte. Cependant, les dix premières années du séjour de Weimar chassent le romantisme et la « sensiblerie ». Gœthe devient un penseur et comme tel, quand il reprend sérieusement son œuvre, il songe d’abord à reléguer Marguerite à la place qui convient à une petite fille aussi modeste : c’est-à-dire qu’il la néglige, en tâchant de développer les autres élémens. C’est la période des scènes « à côté », solennelles et prétentieuses, et d’ailleurs fort inégales. D’abord (1787-1788), la scène si fastidieuse : Cuisine de sorcières, et la scène si belle : Un bois et une grotte, qui marque un premier effort pour ramener au premier plan Faust, délivré de Marguerite, repris par ses grandes pensées et ses vastes désirs (« Sublime Esprit, tu m’as tout donné… ») ; puis cet insupportable Rêve d’une nuit de Walpurgis, bourré d’allusions aux événemens littéraires de l’époque, où l’on voit passer les figures falotes des dieux de l’Olympe mêles aux écrivains allemands. A peu près en même temps, naissent les trois prologues, dont l’évident dessein est d’expliquer et d’amplifier le sens de l’œuvre ; et Faust revient au premier plan, dans les scènes où doit éclater la supériorité de son génie. De plus, l’idée centrale de la pièce apparaît enfin dans le pacte ; car jusqu’alors on ne pouvait la soupçonner un peu que dans la scène : Un bois et une grotte. D’autres morceaux tendent à réduire les caractères essentiellement personnels de l’œuvre, à lui enlever son cachet intime pour en faire ce que Schiller, plus encore que Gœthe, voulait qu’elle fût : une représentation générale de la vie, un microcosme, le signe cabalistique de l’univers. Telles sont entre autres les scènes : Devant la porte de la ville, qui mêlent le penseur solitaire au fourmillement humain ; l’hymne de Pâques, qui fait intervenir la pensée et la légende chrétiennes dans le drame intellectuel ; la scène du barbet et du sommeil de Faust, qui contribuent à remettre à son rang le véritable héros ; le pacte dont nous avons déjà marqué la portée ; la nuit de Walpurgis, obscure et encombrante. Toutes ces scènes trahissent la préoccupation de Gœthe, qu’il n’avait certainement pas lorsqu’il entreprit son œuvre, d’y « concrétiser » ou d’y « figurer » des idées abstraites, dépendantes de l’idée centrale. C’est ainsi que la question du salut de Faust se pose au moment du pacte pour rester en suspens à travers cette dramatique scène du cachot, que termine l’appel désespéré : Henri ! Henri ! dénouement incomplet dont toute l’esquisse se trouve déjà dans le’manuscrit Gœchhausen. C’est ainsi que le « panthéisme », dont Gœthe aimait à faire profession, se répand dans les invocations lyriques de son protagoniste ou dans ses duos avec Méphistophélès. C’est ainsi encore que ses opinions, ses jugemens, ses rancunes viennent s’incarner en des symboles dont je réussis bien à saisir le sens, mais non la valeur poétique, et qu’aucun lien naturel ne rattache d’ailleurs au poème.

Si l’on compare les scènes écrites de 1771 à 1797 (c’est-à-dire, en somme, la « tragédie de Marguerite ») à celles qui furent ajoutées de 1797 à 1801, l’on reconnaîtra que celles-ci grandissent le personnage de Faust, mais qu’elles détruisent l’unité de l’œuvre. Elles cherchent à en préciser le sens, et le laissent en suspens : car, lorsqu’une « voix d’en haut » nous a appris que Marguerite est sauvée, quand nous avons vu Faust disparaître avec Méphistophélès qui l’entraîne, nous ne savons si le pacte a été rempli, nous ignorons lequel est le vainqueur, de l’homme ou du diable, et si le Seigneur du Prologue dans le ciel était fondé à prétendre qu’ « un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin. » Lorsque Gœthe essaya de renouer ce fil interrompu, il n’était plus le maître impérieux et sûr de sa pensée : les reflets de sa longue vie vacillaient dans sa mémoire, comme des lumières éloignées dans un miroir terni ; sa sensibilité, si longtemps frémissante, avait fini par s’éteindre dans une sorte de triomphante béatitude. Ayant respiré trop d’encens, il ne se sentait plus une âme d’artiste, que l’humble effort nécessaire préserve de la folie de l’orgueil : au lieu de poursuivre l’achèvement d’une œuvre d’art, limitée dans son ampleur, il rêva de créer, comme Dieu, un monde avec du chaos. Et, revenant au procédé qui nous avait valu les scènes les moins heureuses du premier Faust, il se mit à ressasser, coulées en vagues symboles recherchés, laborieux et vains, les multiples idées dont il avait nourri sa dévorante intelligence, les notions infiniment diverses qu’elle avait puisées à tant de sources, les lueurs insaisissables qu’elle avait regardées vaciller jusque sur le marais phosphorescent de l’occultisme. De là, cette succession bizarre et pénible de dieux, de monstres, d’allégories, d’abstractions, de mythologies : un spectacle incohérent, mais qu’il ne faut pas dédaigner sous prétexte de sa confusion, car les soubresauts même déréglés d’un tel génie ont encore de la grandeur ; une fantaisie obscure en laquelle des esprits très subtils et très informés pourront se complaire, mais qu’il est impossible (à moins d’être membre influent de la Gœthe-Gesellschaft ou privat-docent « lisant » un cours d’exégèse gœthienne dans quelque université) de considérer comme une véritable œuvre d’art.

Pourtant, quelque hétérogène que soit le second Faust, il faut remarquer que Gœthe y sut ramener son idée principale, celle qui constitue le fond de son grand œuvre, bien qu’il ne l’y ait introduite que longtemps après le travail entrepris. Elle se dégageait déjà dans la scène du Cabinet d’études, dans le beau monologue que tient Faust devant le Nouveau Testament, en présence du barbet qui l’a suivi, surtout dans ce morceau :

« Il est écrit : « Au commencement était le Verbe ! » Ici je m’arrête déjà ! Qui m’aidera à continuer ? Il m’est impossible d’accorder au Verbe un si haut prix. Il faut que je traduise autrement, si l’Esprit me dispense bien sa lumière. Il est écrit : « Au commencement était l’Intelligence ! » Réfléchissons bien à cette première ligne, et que ma phrase ne se presse pas trop ! Est-ce de l’Intelligence qu’est née la Force ? Mais tandis que j’écris ceci, quelque chose m’avertit déjà de n’en pas rester là. L’Esprit vient à mon aide ! Me voici soudainement inspiré, et j’écris avec assurance : « Au commencement était l’Action. »

Il semble qu’en avançant vers le terme de ses expériences, Faust en revienne à cette illumination de « l’Esprit ». Rapprochez de cette lueur entrevue à travers ses doutes la déclaration si nette qu’il fait longtemps plus tard à son éternel compagnon, en sortant d’un nuage, dans une scène fort belle :

— Le commandement, voilà ce que je veux conquérir, la possession : l’action est tout, néant que la gloire !

D’autres passages synoptiques, que nous avons déjà signalés, dégagent encore cette idée de la prédominance de l’action, avec une force plus grande. Ce sont, dans le Prologue dans le ciel, les paroles déjà citées du Seigneur (« Un homme bon, dans son effort au milieu des ténèbres, a la claire conscience du bon chemin ») ; les conditions du pacte ; le dernier projet de Faust (la construction d’une digue) ; son dialogue avec l’Inquiétude (« Je n’ai fait que courir à travers le monde… Je n’ai fait que désirer et accomplir et désirer encore, et j’ai ainsi traversé ma vie avec la puissance de l’orage ») ; la dernière parole de Faust (« Celui-là seul mérite la liberté aussi bien que la vie, qui sait la conquérir chaque jour… ») ; enfin, la strophe du « Chœur des Anges » à laquelle il faut revenir :

« Il est sauvé, le noble membre du monde des Esprits, sauvé du malin : celui qui s’efforce en une constante aspiration, celui-là nous pouvons le racheter. »

Que ce soit bien là l’idée fondamentale de Faust, on n’en saurait douter. A travers les oscillations d’une œuvre dont l’équilibre n’est jamais parfait, derrière le drame d’amour qui remplit sa première partie, sous les broderies allégoriques et symboliques dont sa seconde partie est surchargée, cette idée du salut par l’action ressort, lumineuse et certaine. Peu importe que plusieurs scènes aient été écrites avant qu’elle se soit précisée dans l’esprit du poète, peu importe le moment de la composition où elle est apparue : elle la domine comme elle la dénoue. Elle est le ciment qui retient ensemble les fragmens de l’œuvre parfois prête à se morceler ; elle est l’âme invisible qui meut l’organisme du poème. Et j’ai hâte de dire, après avoir fait cette concession aux rhétoriciens qui croient avoir tout prouvé lorsqu’ils ont démontré « l’unité » de Faust, que cette « idée centrale » ne sert en somme qu’à en rétrécir les proportions. Hé quoi ! l’on nous a montré, le long d’un drame complexe et touffu, un exemplaire exceptionnel de l’humanité, un être aux aspirations infinies, aux pensées illimitées, capable « de sentir dans sa poitrine toute l’œuvre des six jours », et tellement incapable de satiété qu’il a pu engager son salut éternel sur la certitude que rien ne le satisfera jamais, grand à la fois par son angoisse devant le problème du monde, par sa soif de jouissances inconnues, par sa volonté d’assujettir les forces secrètes qui l’entourent et l’inquiètent, par son DESIR, enfin, dans le sens le plus vaste, le plus mystérieux, le plus inapaisé du mot. Belle conception, qui dépasse et relève la légende dont elle est issue, conception digne d’un noble esprit et d’une époque féconde. Mais, sorti du cerveau qui l’a créé et jeté dans la réalité du drame, que fait cet homme surhumain, — ce « superhomme », s’il est permis de le définir par une expression qui l’aurait enchanté ? Maître de ces forces secrètes dont la possession le place au-dessus des lois communes, il commence par s’en servir pour une œuvre de séduction qui ne semble point proportionnée à sa puissance. Entre temps, il se réjouit immodérément à regarder des sorcières chevaucher des balais. Après quoi, on le promène à travers des symboles obscurs, lesquels, parmi leurs diverses significations, peuvent représenter, entre autres, plusieurs manières de concevoir et de goûter la vie et tout un jeu d’idées esthétiques, historiques et philosophiques. Au terme de ce périple autour des limbes de l’esprit, aveugle et centenaire, il se rattache à la commune existence en dirigeant la construction d’une digue ; et il se trouve, ce faisant, plus heureux qu’il ne l’a jamais été, séduit et comme enchaîné par son œuvre. Tout cela peut se ramener à dire, qu’après avoir parcouru le monde de la pensée (ses recherches de savant avant le lever du rideau), celui du sentiment (la tragédie de Marguerite), celui de la pensée et du rêve (les symboles historiques et philosophiques de la seconde partie) et celui de la volonté (son rôle auprès de l’Empereur), Faust en revient à faire de l’action immédiatement utile le but dernier de son effort, le meilleur lot de son acquis.

À ce moment, nous voyons se rétrécir la grandeur de ses aspirations, se canaliser ses désirs, se limiter ses pensées. Sa digue n’arrête pas seulement les flots de la mer : elle arrête aussi l’essor de son génie, enfermé maintenant dans un cercle étroit, — tout proche de cette satisfaction qui doit le perdre. En vieillissant, Faust s’est ratatiné : il était grand par la folie même de ses pensées lâchées dans l’infini, il devient presque commun dans sa sagesse, et l’on dirait que le drame suprême ne fait que marquer le déchet imposé par la vie à son génie.

En sorte qu’en réfléchissant à l’action multiple qui vient de se dérouler sous nos yeux, à la forêt de symboles que nous avons traversée, au remuement de pensées, de passions, de sentimens dont on nous a donné le spectacle, il nous vient un doute sur la qualité de cette idée fondamentale qui est comme le résidu du Grand Œuvre : l’alchimiste a terminé son opération magique ; il a achevé la cuisson des mille élémens jetés dans son creuset, — le cœur d’une jeune fille, l’âme d’un vieux savant, l’ongle du pied du diable, l’épée d’un soldat tué en duel, la parole du Sphinx, la barbe du Pénée, le fantôme de la Belle Hélène, et combien, combien d’autres ! Maintenant, nous tenons le lingot dans notre main : et nous ne savons pas si c’est de l’or pur, et nous doutons. Ce doute se reporte sur toute la grande vie dont nous avons tâché de résumer les phases principales, dont le poème que nous venons de relire est le fruit suprême : car « l’idée fondamentale » du poème a été le pivot de cette vie, son moteur, son principe. Quand y est-elle entrée ? On ne saurait le dire aussi exactement que pour l’œuvre. Mais une fois pénétrée en Gœthe, — et peut-être, après tout, n’était-elle que son instinct intérieur et inconscient, — elle l’a conduit, elle l’a gouverné, elle l’a égaré, elle l’a ramené, elle l’a dirigé. Qu’on l’admire avec ferveur ou qu’on s’écarte de lui ; qu’on l’accepte pour modèle idéal, ainsi que l’ont fait tant de snobs et tant de jeunes hommes de bonne volonté, ou qu’on tente de monnayer le trésor de ses expériences en avertissemens salutaires ; qu’on approuve ou qu’on blâme son attitude si nette devant les problèmes de l’existence ; qu’on adore sa mémoire comme celle d’un demi-dieu bienfaisant ou qu’on se cabre contre l’autorité de ses leçons et de son exemple : on n’en sera pas moins forcé de saluer en lui un homme qui s’est développé selon sa propre loi, en réalisant au jour le jour ses plus intimes virtualités, dans le plein épanouissement de ces germes cachés qui meurent si souvent stériles au fond des âmes ordinaires. Et cette loi, dont l’obéissance a été sa force, peut s’énoncer on termes aussi clairs que l’idée fondamentale de son chef-d’œuvre, qui elle-même en dépend : ayant aimé l’action, il a conformé toute sa vie et ramené toute sa pensée à ce goût dominant. C’est là qu’est sa grandeur, — peut-être tout entière. Ce qu’a été son incessante activité à travers ses multiples tâches, ses multiples amours, ses multiples œuvres, il serait dangereux pour sa gloire de le rechercher de trop près. Aussi bien, peut-on parler beaucoup de lui, le raconter, le discuter, s’égarer dans les obscurités de sa chronologie ou de sa pensée, sans être amené pour cela à prononcer une de ces sentences qui damnent ou béatifient. La grande parole du chœur des Anges qui résume son chef-d’œuvre résume aussi, en dernière analyse, l’ensemble des réflexions qu’il suggère ; et, en arrivant au terme de cette longue étude, nous ne pouvons, comme il le fit lui-même en arrivant au terme de son poème, que répéter avec lui :

« Celui qui s’efforce en une aspiration constante, celui-là peut être sauvé. »


EDOUARD ROD.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Kuno Fischer, Gœthe’s Faust nach seiner Entstehung, Idee und Composition.
  3. Voir le volumineux ouvrage d’Ernest Faligan : Histoire de la légende de Faust, in-8o, 1888.
  4. The tragical history of doctor Faust.
  5. Une de ces lectures se trouve mentionnée dans une lettre de F. L. de Stolberg à la comtesse Bernstorff, en date du 6 décembre 1775. — Wieland fait allusion à l’œuvre de formation, dans un petit morceau intitulé : Gœthe und die jüngste Niobetochter, publié dans le t. IX du Gœthe-Jahrbuch, 740.
  6. Gœthes Faust in ursprünglicher Gestalt. 3ter Abdruck, Weimar, 1894.
  7. Untersuchungen über Goethes Faust in seiner ältesten Gestalt ; Giessen, 1892 et 1893.
  8. Voir la brochure de M. Kuno Fischer : Die Erklärungsarten des Gœtheschen Faust ; Hedellberg. 1889.
  9. Fr. Strauss.
  10. Le P. Baumgartner.
  11. J’emprunte la traduction des morceaux de Faust que je cite à l’excellente traduction de M. Camille Benoit ; Paris, 1891.