Essai philosophique sur les probabilités/2l

L’induction, l’analogie, des hypothèses fondées sur les faits et rectifiées sans cesse par de nouvelles observations, un tact heureux donné par la nature et fortifié par des comparaisons nombreuses de ses indications avec l’expérience ; tels sont les principaux moyens de parvenir à la vérité.

Si l’on considère avec attention la série des objets de même nature, on aperçoit entre eux, et dans leurs changemens, des rapports qui se manifestent de plus en plus à mesure que la série se prolonge, et qui, en s’étendant et se généralisant sans cesse, conduisent enfin au principe dont ils dérivent. Mais souvent ces rapports sont enveloppés de tant de circonstances étrangères, qu’il faut une grande sagacité pour les démêler et pour remonter à ce principe : c’est en cela que consiste le véritable génie des sciences. L’Analyse et la Philosophie naturelle doivent leurs plus importantes découvertes à ce moyen fécond que l’on nomme induction. Newton lui a été redevable de son théorème du binome, et du principe de la gravitation universelle. Il est difficile d’apprécier la probabilité des résultats de l’induction, qui se fonde sur ce que les rapports les plus simples sont les plus communs : c’est ce qui se vérifie dans les formules de l’Analyse, et ce que l’on retrouve dans les phénomènes naturels, dans la cristallisation et dans les combinaisons chimiques. Cette simplicité de rapports ne paraîtra point étonnante, si l’on considère que tous les effets de la nature ne sont que les résultats mathématiques d’un petit nombre de lois immuables.

Cependant l’induction, en faisant découvrir les principes généraux des sciences, ne suffit pas pour les établir en rigueur. Il faut toujours les confirmer par des démonstrations, ou par des expériences décisives ; car l’histoire des sciences nous montre que l’induction a quelquefois conduit à des résultats inexacts. Je citerai pour exemple, un théorème de Fermat sur les nombres premiers. Ce grand géomètre, qui avait profondément médité sur leur théorie, cherchait une formule qui, ne renfermant que des nombres premiers, donnât directement un nombre premier plus grand qu’aucun nombre assignable. L’induction le conduisit à penser que deux, élevé à une puissance qui était elle-même une puissance de deux, formait avec l’unité un nombre premier. Ainsi deux, élevé au carré, plus un, forme le nombre premier cinq : deux, élevé à la seconde puissance de deux, ou seize, forme avec un le nombre premier dix-sept. Il trouva que cela était encore vrai pour la huitième et la seizième puissance de deux, augmentées de l’unité ; et cette induction, appuyée de plusieurs considérations arithmétiques, lui fit regarder ce résultat comme général. Cependant il avoua qu’il ne l’avait pas démontré. En effet, Euler a reconnu que cela cesse d’avoir lieu pour la trente-deuxième puissance de deux, qui, augmentée de l’unité, donne 4 294 967 297, nombre divisible par 641.

Nous jugeons par induction, que si des évènemens divers, des mouvemens par exemple, paraissent constamment et depuis long-temps liés par un rapport simple, ils continueront sans cesse d’y être assujétis ; et nous en concluons par la théorie des probabilités, que ce rapport est dû, non au hasard, mais à une cause régulière. Ainsi l’égalité des mouvemens de rotation et de révolution de la Lune ; celle des mouvemens des nœuds de l’orbite et de l’équateur lunaire, et la coïncidence de ces nœuds ; le rapport singulier des mouvemens des trois premiers satellites de Jupiter, suivant lequel la longitude moyenne du premier satellite, moins trois fois celle du second, plus deux fois celle du troisième, est égale à deux angles droits ; l’égalité de l’intervalle des marées à celui des passages de la Lune au méridien ; le retour des plus grandes marées avec les syzygies, et des plus petites avec les quadratures ; toutes ces choses, qui se maintiennent depuis qu’on les observe, indiquent avec une vraisemblance extrême l’existence de causes constantes que les géomètres sont heureusement parvenus à rattacher à la loi de la pesanteur universelle, et dont la connaissance rend certaine la perpétuité de ces rapports.

Le chancelier Bacon, promoteur si éloquent de la vraie méthode philosophique, a fait de l’induction un abus bien étrange, pour prouver l’immobilité de la Terre. Voici comme il raisonne dans le Novum Organum, son plus bel ouvrage. « Le mouvement des astres, d’orient en occident, est d’autant plus prompt, qu’ils sont plus éloignés de la Terre. Ce mouvement est le plus rapide pour les étoiles : il se ralentit un peu pour Saturne, un peu plus pour Jupiter, et ainsi de suite, jusqu’à la Lune et aux comètes les moins élevées. Il est encore perceptible dans l’atmosphère, surtout entre les tropiques, à cause des grands cercles que les molécules de l’air y décrivent ; enfin il est presque insensible pour l’Océan ; il est donc nul pour la Terre. » Mais cette induction prouve seulement que Saturne et les astres qui lui sont inférieurs ont des mouvemens propres, contraires au mouvement réel ou apparent qui emporte toute la sphère céleste d’orient en occident, et que ces mouvemens paraissent plus lents pour les astres plus éloignés ; ce qui est conforme aux lois de l’Optique. Bacon aurait dû être frappé de l’inconcevable vitesse qu’il faut supposer aux astres, pour accomplir leur révolution diurne, si la Terre est immobile, et de l’extrême simplicité avec laquelle sa rotation explique comment des corps aussi distans les uns des autres que les étoiles, le Soleil, les planètes et la Lune, semblent tous assujétis à cette révolution. Quant à l’Océan et à l’atmosphère, il ne devait point assimiler leur mouvement à celui des astres, qui sont détachés de la terre ; au lieu que l’air et la mer faisant partie du globe terrestre, ils doivent participer à son mouvement ou à son repos. Il est singulier que Bacon, porté aux grandes vues par son génie, n’ait pas été entraîné par l’idée majestueuse que le système de Copernic offre de l’univers. Il pouvait cependant trouver, en faveur de ce système, de fortes analogies dans les découvertes de Galilée, qui lui étaient connues. Il a donné, pour la recherche de la vérité, le précepte et non l’exemple. Mais en insistant avec toute la force de la raison et de l’éloquence, sur la nécessité d’abandonner les subtilités insignifiantes de l’école, pour se livrer aux observations et aux expériences, et en indiquant la vraie méthode de s’élever aux causes générales des phénomènes, ce grand philosophe a contribué aux progrès immenses que l’esprit humain a faits dans le beau siècle où il a terminé sa carrière.

L’analogie est fondée sur la probabilité que les choses semblables ont des causes du même genre, et produisent les mêmes effets. Plus la similitude est parfaite, plus cette probabilité augmente. Ainsi nous jugeons sans aucun doute que des êtres pourvus des mêmes organes, exécutant les mêmes choses, éprouvent les mêmes sensations et sont mus par les mêmes désirs. La probabilité que les animaux qui se rapprochent de nous par leurs organes, ont des sensations analogues aux nôtres, quoiqu’un peu inférieure à celle qui est relative aux individus de notre espèce, est encore excessivement grande ; et il a fallu toute l’influence des préjugés religieux pour faire penser à quelques philosophes que les animaux sont de purs automates. La probabilité de l’existence du sentiment décroît à mesure que la similitude des organes avec les nôtres diminue ; mais elle est toujours très forte, même pour les insectes. En voyant ceux d’une même espèce exécuter des choses fort compliquées, exactement de la même manière, de générations en générations et sans les avoir apprises, on est porté à croire qu’ils agissent par une sorte d’affinité, analogue à celle qui rapproche les molécules des cristaux, mais qui, se mêlant au sentiment attaché à toute organisation animale, produit, avec la régularité des combinaisons chimiques, des combinaisons beaucoup plus singulières : on pourrait peut-être nommer affinité animale ce mélange des affinités électives et du sentiment. Quoiqu’il existe beaucoup d’analogie entre l’organisation des plantes et celle des animaux, elle ne me paraît pas cependant suffisante pour étendre aux végétaux la faculté de sentir ; mais rien n’autorise à la leur refuser.

Le Soleil faisant éclore par l’action bienfaisante de sa lumière et de sa chaleur les animaux et les plantes qui couvrent la terre, nous jugeons par l’analogie qu’il produit des effets semblables sur les autres planètes ; car il n’est pas naturel de penser que la matière dont nous voyons l’activité se développer en tant de façons, soit stérile sur une aussi grosse planète que Jupiter qui, comme le globe terrestre, a ses jours, ses nuits et ses années, et sur lequel les observations indiquent des changemens qui supposent des forces très actives. Cependant, ce serait donner trop d’extension à l’analogie que d’en conclure la similitude des habitans des planètes et de la Terre. L’homme, fait pour la température dont il jouit et pour l’élément qu’il respire, ne pourrait pas, selon toute apparence, vivre sur les autres planètes. Mais ne doit-il pas y avoir une infinité d’organisations relatives aux diverses constitutions des globes de cet univers ? Si la seule différence des élémens et des climats met tant de variété dans les productions terrestres, combien plus doivent différer celles des diverses planètes et de leurs satellites ! L’imagination la plus active ne peut s’en former aucune idée ; mais leur existence est très vraisemblable.

Nous sommes conduits par une forte analogie à regarder les étoiles comme autant de soleils doués, ainsi que le nôtre, d’un pouvoir attractif proportionnel à la masse et réciproque au carré des distances ; car ce pouvoir étant démontré pour tous les corps du système solaire et pour leurs plus petites molécules, il paraît appartenir à toute la matière. Déjà les mouvemens des petites étoiles que l’on a nommées doubles à cause de leur rapprochement, paraissent l’indiquer : un siècle au plus d’observations précises, en constatant leurs mouvemens de révolution les unes autour des autres, mettra hors de doute leurs attractions réciproques.

L’analogie qui nous porte à faire de chaque étoile le centre d’un système planétaire est beaucoup moins forte que la précédente ; mais elle acquiert de la vraisemblance par l’hypothèse que nous avons proposée sur la formation des étoiles et du Soleil ; car, dans cette hypothèse, chaque étoile ayant été comme le Soleil, primitivement environnée d’une vaste atmosphère, il est naturel d’attribuer à cette atmosphère les mêmes effets qu’à l’atmosphère solaire, et de supposer qu’elle a produit, en se condensant, des planètes et des satellites.

Un grand nombre de découvertes dans les sciences sont dues à l’analogie. Je citerai, comme une des plus remarquables, la découverte de l’électricité atmosphérique, à laquelle on a été conduit par l’analogie des phénomènes électriques avec les effets du tonnerre.

La méthode la plus sûre qui puisse nous guider dans la recherche de la vérité, consiste à s’élever, par induction, des phénomènes aux lois et des lois aux forces. Les lois sont les rapports qui lient entre eux les phénomènes particuliers : quand elles ont fait connaître le principe général des forces dont elles dérivent, on le vérifie soit par des expériences directes, lorsque cela est possible, soit en examinant s’il satisfait aux phénomènes connus ; et si par une rigoureuse analyse on les voit tous découler de ce principe jusque dans leurs moindres détails ; si d’ailleurs ils sont très variés et très nombreux, la science alors acquiert le plus haut degré de certitude et de perfection qu’elle puisse atteindre. Telle est devenue l’Astronomie par la découverte de la pesanteur universelle. L’histoire des sciences fait voir que cette marche lente et pénible de l’induction n’a pas toujours été celle des inventeurs. L’imagination impatiente de remonter aux causes, se plaît à créer des hypothèses ; et souvent elle dénature les faits, pour les plier à son ouvrage : alors, les hypothèses sont dangereuses. Mais quand on ne les envisage que comme des moyens de lier entre eux les phénomènes pour en découvrir les lois ; lorsqu’en évitant de leur attribuer de la réalité, on les rectifie sans cesse par de nouvelles observations, elles peuvent conduire aux véritables causes, ou du moins, nous mettre à portée de conclure des phénomènes observés, ceux que des circonstances données doivent faire éclore.

Si l’on essayait toutes les hypothèses que l’on peut former sur la cause des phénomènes, on parviendrait, par voie d’exclusion, à la véritable. Ce moyen a été employé avec succès : quelquefois on est arrivé à plusieurs hypothèses qui expliquaient également bien tous les faits connus, et entre lesquelles les savans se sont partagés, jusqu’à ce que des observations décisives aient fait connaître la véritable. Alors il est intéressant pour l’histoire de l’esprit humain, de revenir sur ces hypothèses, de voir comment elles parvenaient à expliquer un grand nombre de faits, et de rechercher les changemens qu’elles doivent subir pour rentrer dans celle de la nature. C’est ainsi que le système de Ptolémée, qui n’est que la réalisation des apparences célestes, se transforme dans l’hypothèse du mouvement des planètes autour du Soleil, en y rendant égaux et parallèles à l’orbe solaire, les cercles et les épicycles que Ptolémée fait décrire annuellement et dont il laisse la grandeur indéterminée. Il suffit ensuite, pour changer cette hypothèse dans le vrai système du monde, de transporter en sens contraire à la Terre, le mouvement apparent du Soleil.

Il est presque toujours impossible de soumettre au calcul la probabilité des résultats obtenus par ces divers moyens : c’est ce qui a lieu pareillement pour les faits historiques. Mais l’ensemble des phénomènes expliqués ou des témoignages est quelquefois tel, que sans pouvoir en apprécier la probabilité, on ne peut raisonnablement se permettre aucun doute à leur égard. Dans les autres cas, il est prudent de ne les admettre qu’avec beaucoup de réserve.