Essai philosophique sur les probabilités/2m

Depuis long-temps on a déterminé dans les jeux les plus simples, les rapports des chances favorables ou contraires aux joueurs : les enjeux et les paris étaient réglés d’après ces rapports. Mais personne, avant Pascal et Fermat, n’avait donné des principes et des méthodes pour soumettre cet objet au calcul, et n’avait résolu des questions de ce genre un peu compliquées. C’est donc à ces deux grands géomètres qu’il faut rapporter les premiers élémens de la science des probabilités, dont la découverte peut être mise au rang des choses remarquables qui ont illustré le xviie siècle, celui de tous qui fait le plus d’honneur à l’esprit humain. Le principal problème qu’ils résolurent par des voies différentes, consiste, comme on l’a vu précédemment, à partager équitablement l’enjeu entre des joueurs dont les adresses sont égales, et qui conviennent de quitter une partie avant qu’elle finisse, la condition du jeu étant que pour gagner la partie, il faut atteindre, le premier, un nombre donné de points différent pour chacun des joueurs. Il est clair que le partage doit se faire proportionnellement aux probabilités respectives des joueurs de gagner cette partie, probabilités dépendantes des nombres de points qui leur manquent encore. La méthode de Pascal est fort ingénieuse, et n’est au fond que l’équation aux différences partielles de ce problème, appliquée à déterminer les probabilités successives des joueurs, en allant des nombres les plus petits aux suivans. Cette méthode est limitée au cas de deux joueurs : celle de Fermat, fondée sur les combinaisons, s’étend à un nombre quelconque de joueurs. Pascal crut d’abord qu’elle était, comme la sienne, restreinte à deux joueurs ; ce qui établit entre eux une discussion à la fin de laquelle Pascal reconnut la généralité de la méthode de Fermat.

Huygens réunit les divers problèmes que l’on avait déjà résolus, et en ajouta de nouveaux, dans un petit Traité, le premier qui ait paru sur cette matière, et qui a pour titre : De Ratiociniis in ludo aleœ. Plusieurs géomètres s’en occupèrent ensuite : Hudde, le grand pensionnaire Witt en Hollande, et Halley en Angleterre, appliquèrent le calcul aux probabilités de la vie humaine, et Halley publia pour cet objet, la première table de mortalité. Vers le même temps, Jacques Bernoulli proposa aux géomètres divers problèmes de probabilité dont il donna depuis des solutions. Enfin il composa son bel ouvrage intitulé : Ars conjectandi, qui ne parut que sept ans après sa mort, arrivée en 1706. La science des probabilités est beaucoup plus approfondie dans cet ouvrage que dans celui d’Huygens : l’auteur y donne une théorie générale des combinaisons et des suites, et l’applique à plusieurs questions difficiles, concernant les hasards. Cet ouvrage est encore remarquable par la justesse et la finesse des vues, par l’emploi de la formule du binome dans ce genre de questions, et par la démonstration de ce théorème, savoir : qu’en multipliant indéfiniment les observations et les expériences, le rapport des évènemens de diverses natures approche de celui de leurs possibilités respectives, dans des limites dont l’intervalle se resserre de plus en plus, à mesure qu’ils se multiplient, et devient moindre qu’aucune quantité assignable. Ce théorème est très utile pour reconnaître par les observations, les lois et les causes des phénomènes. Bernoulli attachait avec raison une grande importance à sa démonstration qu’il dit avoir méditée pendant vingt années.

Dans l’intervalle de la mort de Jacques Bernoulli à la publication de son ouvrage, Montmort et Moivre firent paraître deux traités sur le calcul des probabilités. Celui de Montmort a pour titre : Essai sur les Jeux de hasard ; il contient de nombreuses applications de ce calcul aux divers jeux. L’auteur y a joint dans la seconde édition, quelques lettres dans lesquelles Nicolas Bernoulli donne des solutions ingénieuses de plusieurs problèmes difficiles. Le traité de Moivre, postérieur à celui de Montmort, parut d’abord dans les Transactions philosophiques de l’année 1711. Ensuite l’auteur le publia séparément, et il l’a perfectionné successivement dans les trois éditions qu’il en a données. Cet ouvrage est principalement fondé sur la formule du binome, et les problèmes qu’il contient ont, ainsi que leurs solutions, une grande généralité. Mais ce qui le distingue, est la théorie des suites récurrentes et leur usage dans ces matières. Cette théorie est l’intégration des équations linéaires aux différences finies à coefficients constans, intégration à laquelle Moivre parvient d’une manière très heureuse.

Moivre a repris dans son ouvrage le théorème de Jacques Bernoulli sur la probabilité des résultats déterminés par un grand nombre d’observations. Il ne se contente pas de faire voir, comme Bernoulli, que le rapport des évènemens qui doivent arriver approche sans cesse de celui de leurs possibilités respectives ; il donne de plus une expression élégante et simple de la probabilité que la différence de ces deux rapports est contenue dans des limites données. Pour cela, il détermine le rapport du plus grand terme du développement d’une puissance très élevée du binome à la somme de tous ses termes, et le logarithme hyperbolique de l’excès de ce terme sur les termes qui en sont très voisins. Le plus grand terme étant alors le produit d’un nombre considérable de facteurs, son calcul numérique devient impraticable. Pour l’obtenir par une approximation convergente, Moivre fait usage d’un théorème de Stirling sur le terme moyen du binome élevé à une haute puissance, théorème remarquable, surtout en ce qu’il introduit la racine carrée du rapport de la circonférence au rayon, dans une expression qui semble devoir être étrangère à cette transcendante. Aussi Moivre fut-il extrêmement frappé de ce résultat que Stirling avait déduit de l’expression de la circonférence en produits infinis, expression à laquelle Wallis était parvenu par une singulière analyse qui contient le germe de la théorie si curieuse et si utile des intégrales définies.

Plusieurs savans, parmi lesquels on doit distinguer Deparcieux, Kersseboom, Wargentin, Dupré de Saint-Maure, Simpson, Sussmilch, Messène, Moheau, Price, Baily et Duvillard, ont réuni un grand nombre de données précieuses sur la population, les naissances, les mariages et la mortalité. Ils ont donné des formules et des tables relatives aux rentes viagères, aux tontines, aux assurances, etc. Mais dans cette courte notice, je ne puis qu’indiquer ces travaux utiles, pour m’attacher aux idées originales. De ce nombre est la distinction des espérances mathématique et morale, et le principe ingénieux que Daniel Bernoulli a donné pour soumettre celle-ci à l’analyse. Telle est encore l’application heureuse qu’il a faite du calcul des probabilités à l’inoculation. On doit surtout placer au nombre de ces idées originales, la considération directe des possibilités des évènemens, tirées des évènemens observés. Jacques Bernoulli et Moivre supposaient ces possibilités connues, et ils cherchaient la probabilité que le résultat des expériences à faire approchera de plus en plus de les représenter. Bayes, dans les Transactions philosophiques de l’année 1763, a cherché directement la probabilité que les possibilités indiquées par des expériences déjà faites sont comprises dans des limites données ; et il y est parvenu d’une manière fine et très ingénieuse, quoique un peu embarrassée. Cet objet se rattache à la théorie de la probabilité des causes et des évènemens futurs, conclue des évènemens observés ; théorie dont j’exposai, quelques années après, les principes, avec la remarque de l’influence des inégalités qui peuvent exister entre les chances que l’on suppose égales. Quoique l’on ignore quels sont les évènemens simples que ces inégalités favorisent, cependant cette ignorance même accroît souvent la probabilité des évènemens composés.

En généralisant l’Analyse et les problèmes concernant les probabilités, je fus conduit au calcul des différences finies partielles que Lagrange a traité depuis, par une méthode fort simple, et dont il a fait d’élégantes applications à ce genre de problèmes. La théorie des fonctions génératrices, que je donnai vers le même temps, comprend ces objets parmi ceux qu’elle embrasse, et s’adapte d’elle-même et avec la plus grande généralité aux questions de probabilité les plus difficiles. Elle détermine encore par des approximations très convergentes, les valeurs des fonctions composées d’un grand nombre de termes et de facteurs ; et en faisant voir que la racine carrée du rapport de la circonférence au rayon entre le plus souvent dans ces valeurs, elle montre qu’une infinité d’autres transcendantes peuvent s’y introduire.

On a encore soumis au calcul des probabilités les témoignages, les votes et les décisions des assemblées électorales et délibérantes, et les jugemens des tribunaux. Tant de passions, d’intérêts divers et de circonstances compliquent les questions relatives à ces objets, qu’elles sont presque toujours insolubles. Mais la solution de problèmes plus simples, et qui ont avec elles beaucoup d’analogie, peut souvent répandre sur ces questions difficiles et importantes, de grandes lumières que la sûreté du calcul rend toujours préférables aux raisonnemens les plus spécieux.

L’une des plus intéressantes applications du calcul des probabilités concerne les milieux qu’il faut choisir entre les résultats des observations. Plusieurs géomètres s’en sont occupés, et Lagrange a publié, dans les Mémoires de Turin, une belle méthode pour déterminer ces milieux, quand la loi des erreurs des observations est connue. J’ai donné pour le même objet, une méthode fondée sur un artifice singulier qui peut être employé avec avantage dans d’autres questions d’analyse, et qui en permettant d’étendre indéfiniment dans tout le cours d’un long calcul, des fonctions qui doivent être limitées par la nature du problème, indique les modifications que chaque terme du résultat final doit recevoir en vertu de ces limitations. On a vu précédemment que chaque observation fournit une équation de condition du premier degré, qui peut toujours être disposée de manière que tous ses termes soient dans le premier membre, le second étant zéro. L’usage de ces équations est une des causes principales de la grande précision de nos tables astronomiques, parce que l’on a pu ainsi faire concourir un nombre immense d’excellentes observations à la fixation de leurs élémens. Lorsqu’il n’y a qu’un seul élément à déterminer, Côtes avait prescrit de préparer les équations de condition de sorte que le coefficient de l’élément inconnu fût positif dans chacune d’elles ; et d’ajouter ensuite toutes ces équations, pour former une équation finale d’où l’on tire la valeur de cet élément. La règle de Côtes fut suivie par tous les calculateurs. Mais quand il fallait déterminer plusieurs élémens, on n’avait aucune règle fixe pour combiner les équations de condition de manière à obtenir les équations finales nécessaires : seulement, on choisissait pour chaque élément les observations les plus propres à le déterminer. Ce fut pour obvier à ces tâtonnemens que MM. Legendre et Gauss imaginèrent d’ajouter les carrés des premiers membres des équations de condition, et d’en rendre la somme un minimum, en y faisant varier chaque élément inconnu : par ce moyen on obtient directement autant d’équations finales qu’il y a d’élémens. Mais les valeurs déterminées par ces équations méritent-elles la préférence sur toutes celles que l’on peut obtenir par d’autres moyens ? C’est ce que le calcul des probabilités pouvait seul apprendre. Je l’appliquai donc à cet objet important, et je parvins, par une analyse délicate, à une règle qui renferme la précédente, et qui réunit à l’avantage de donner par un procédé régulier les élémens cherchés, celui de les faire sortir avec le plus d’évidence de l’ensemble des observations, et d’en déterminer les valeurs qui ne laissent à craindre que les plus petites erreurs possibles.

On n’a cependant encore qu’une connaissance imparfaite des résultats obtenus, tant que la loi des erreurs dont ils sont susceptibles n’est pas connue : il faut pouvoir assigner la probabilité que ces erreurs sont contenues dans des limites données ; ce qui revient à déterminer ce que j’ai nommé poids d’un résultat. L’Analyse conduit à des formules générales et simples pour cet objet. J’ai appliqué cette Analyse aux résultats des observations géodésiques. Le problème général consiste à déterminer les probabilités que les valeurs d’une ou de plusieurs fonctions linéaires des erreurs d’un très grand nombre d’observations, sont renfermées dans des limites quelconques.

La loi de possibilité des erreurs des observations, introduit dans les expressions de ces probabilités une constante dont la valeur semble exiger la connaissance de cette loi presque toujours inconnue. Heureusement, cette constante peut être déterminée par les observations mêmes. Dans la recherche des élémens astronomiques, elle est donnée par la somme des carrés des différences entre chaque observation et le calcul. Les erreurs également probables étant proportionnelles à la racine carrée de cette somme, on peut par la comparaison de ces carrés, apprécier l’exactitude relative des diverses tables d’un même astre. Dans les opérations géodésiques, ces carrés sont remplacés par les carrés des erreurs des sommes observées des trois angles de chaque triangle. La comparaison des carrés de ces erreurs fera donc juger de la précision relative des instrumens avec lesquels on a mesuré les angles. On voit par cette comparaison, l’avantage du cercle répétiteur sur les instrumens qu’il a remplacés dans la Géodésie.

Il existe souvent dans les observations, plusieurs sources d’erreurs : ainsi les positions des astres étant déterminées au moyen de la lunette méridienne et du cercle, tous deux susceptibles d’erreurs dont la loi de probabilité ne doit pas être supposée la même, les élémens que l’on déduit de ces positions, sont affectés de ces erreurs. Les équations de condition que l’on forme pour avoir ces élémens, contiennent les erreurs de chaque instrument et elles y ont des coefficiens différens. Le système le plus avantageux des facteurs par lesquels on doit multiplier respectivement ces équations, pour obtenir par la réunion des produits autant d’équations finales qu’il y a d’élémens à déterminer, n’est plus alors celui des coefficiens des élémens dans chaque équation de condition. L’analyse dont j’ai fait usage conduit facilement, quel que soit le nombre des sources d’erreur, au système de facteurs qui donne les résultats les plus avantageux ou dans lesquels une même erreur est moins probable que dans tout autre système. La même analyse détermine les lois de probabilité des erreurs de ces résultats. Ces formules renferment autant de constantes inconnues qu’il y a de sources d’erreur, et qui dépendent des lois de probabilité de ces erreurs. On a vu que dans le cas d’une source unique, on peut déterminer cette constante en formant la somme des carrés des résidus de chaque équation de condition, lorsqu’on y a substitué les valeurs trouvées pour les élémens. Un procédé semblable donne généralement les valeurs de ces constantes, quel que soit leur nombre ; ce qui complète l’application du calcul des probabilités aux résultats des observations.

Je dois ici faire une remarque importante. La petite incertitude que les observations, quand elles ne sont pas très multipliées, laissent sur les valeurs des constantes dont je viens de parler, rend un peu incertaines les probabilités déterminées par l’analyse. Mais il suffit presque toujours de connaître si la probabilité que les erreurs des résultats obtenus sont renfermées dans d’étroites limites, approche extrêmement de l’unité ; et quand cela n’est pas, il suffit de savoir jusqu’à quel point on doit multiplier les observations, pour acquérir une probabilité telle, qu’il ne reste sur la bonté des résultats aucun doute raisonnable. Les formules analytiques des probabilités remplissent parfaitement cet objet ; et sous ce rapport, elles peuvent être envisagées comme le complément nécessaire des sciences fondées sur un ensemble d’observations susceptibles d’erreur. Elles sont même indispensables pour résoudre un grand nombre de questions dans les sciences naturelles et morales. Les causes régulières des phénomènes sont le plus souvent, ou inconnues, ou trop compliquées pour être soumises au calcul : souvent encore leur action est troublée par des causes accidentelles et irrégulières ; mais elle reste toujours empreinte dans les évènemens produits par toutes ces causes, et elle y apporte des modifications qu’une longue suite d’observations peut déterminer. L’analyse des probabilités développe ces modifications : elle assigne la probabilité de leurs causes, et elle indique les moyens d’accroître de plus en plus cette probabilité. Ainsi, au milieu des causes irrégulières qui agitent l’atmosphère, les changemens périodiques de la chaleur solaire, du jour à la nuit, et de l’hiver à l’été, produisent dans la pression de cette grande masse fluide, et dans la hauteur correspondante du baromètre, des oscillations diurnes et annuelles que de nombreuses observations barométriques ont fait connaître avec une probabilité au moins égale à celle des faits que nous regardons comme certains. C’est encore ainsi que la série des évènemens historiques nous montre l’action constante des grands principes de la morale, au milieu des passions et des intérêts divers qui agitent en tous sens les sociétés. Il est remarquable qu’une science qui a commencé par la considération des jeux, se soit élevée aux plus importans objets des connaissances humaines.

J’ai rassemblé toutes ces méthodes, dans ma Théorie analytique des Probabilités, où je me suis proposé d’exposer de la manière la plus générale, les principes et l’Analyse du Calcul des Probabilités, ainsi que les solutions des problèmes les plus intéressans et les plus difficiles que ce calcul présente.

On voit par cet Essai, que la théorie des probabilités n’est au fond, que le bon sens réduit au calcul : elle fait apprécier avec exactitude ce que les esprits justes sentent par une sorte d’instinct, sans qu’ils puissent souvent s’en rendre compte. Elle ne laisse rien d’arbitraire dans le choix des opinions et des partis à prendre, toutes les fois que l’on peut, à son moyen, déterminer le choix le plus avantageux. Par là, elle devient le supplément le plus heureux à l’ignorance et à la faiblesse de l’esprit humain. Si l’on considère les méthodes analytiques auxquelles cette théorie a donné naissance, la vérité des principes qui lui servent de base, la logique fine et délicate qu’exige leur emploi dans la solution des problèmes, les établissemens d’utilité publique qui s’appuient sur elle, et l’extension qu’elle a reçue et qu’elle peut recevoir encore, par son application aux questions les plus importantes de la Philosophie naturelle et des sciences morales ; si l’on observe ensuite que dans les choses mêmes qui ne peuvent être soumises au calcul, elle donne les aperçus les plus sûrs qui puissent nous guider dans nos jugemens, et qu’elle apprend à se garantir des illusions qui souvent nous égarent, on verra qu’il n’est point de science plus digne de nos méditations, et qu’il soit plus utile de faire entrer dans le système de l’instruction publique.



fin.